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ARTICLE
« Je publierai après cette guerre
deux œuvres étranges et sombres… »
(Lettre de Saint-John Perse à Hélène Berthelot, 1917)
Dans une lettre à Saint-John Perse, datée de mars 1925, Rainer Maria Rilke rend hommage à la « force suggestive des images » du poème Images à Crusoé, publié en 1904. En effet, c’est en 1909 que Rilke avait lu pour la première fois ce poème de Saint-John Perse, et c’est en 1925 qu’il se décide à le traduire, comme en témoigne la correspondance entre les deux poètes de renom. La « force suggestive des images » représente donc le point central de ce dialogue poétique franco-allemand, échangé entre Rilke, qui « transposa [1] » également des poèmes de Baudelaire, Mallarmé, Verlaine et Valéry en langue allemande, et Saint-John Perse, poète français né en Guadeloupe, lauréat du Prix Nobel de Littérature en 1960.
Ainsi la poétique de la guerre que nous proposons ici sera-t-elle fondée sur l’analyse comparatiste des images poétiques évoquant la guerre dans les poèmes de Rilke et de Saint-John Perse, écrits pendant les périodes de guerre. Notre corpus se composera, en ce qui concerne le poète de langue allemande, du cycle poétique Cinq Chants (écrit à Munich en pleine mobilisation, en début d’août 1914 et publié en 1915), accompagné de Stances hivernales, écrites à Paris à la fin de l’année 1913, et originairement destinées à l’Almanach de guerre de 1915. Du côté de Saint-John Perse, nous nous limiterons aux recueils poétiques Anabase (1924), Exil (1942), Vents (1946) et Amers (1953-1956), qui évoquent les expériences traumatisantes de la première et de la deuxième Guerre Mondiale.
Notre étude des constellations métaphoriques et métonymiques de la guerre nous conduira à une analyse de la vision philosophique de l’Histoire, telle qu’elle est évoquée par les images rhétoriques. Sommes-nous en présence d’œuvres de circonstance évoquant la guerre, ou d’une poésie qui « se voudrait toujours hors du lieu et hors du temps », comme le dit Saint-John Perse ? S’agit-il d’un lyrisme héroïque célébrant une idéologie belliqueuse, voire nationaliste, ou d’une épopée chantant l’éternel retour des forces vitales ? Ou bien l’expérience douloureuse de la guerre conduirait-elle à une crise de l’écriture, provoquée par la crise de l’Histoire ?
Constellations métaphoriques de la guerre
Dans les Cinq Chants de Rilke, écrits en 1914 à l’aube de la première Guerre Mondiale, la violence de l’Histoire se reflète dans l’image à la fois mythologique et allégorique du dieu de la guerre, surgissant au seuil du premier chant, où il se lève dans toute sa majesté menaçante :
Zum ersten Mal seh ich dich aufstehn
Hörengesagter, fernster, unglaublicher Krieger-Gott [2] .
Pour la première fois, je te vois qui te lèves,
Incroyable et notoire et si lointain dieu de la Guerre [3] .
La croissance spectaculaire et imposante du dieu, mouvement ascensionnel, devient une métaphore de l’hybris, de la démesure humaine :
Gestern war es noch klein, bedurfte der Nahrung, mannshoch
steht es schon da: morgen
überwächst es den Mann. Denn der glühende Gott
reißt mit Einem das Wachstum
aus dem wurzelden Volk, und die Ernte beginnt [4] .
Hier encore il était petit, avait besoin qu’on le nourrisse,
Et déjà
Le voici là debout grand comme un homme, et demain grandi plus haut que l’homme. Car le dieu rougeoyant d’un coup arrache la croissance
Du peuple enraciné, et la moisson commence.
Ce dieu mythique, qui semble évoquer l’image mythologique de Mars ou Ares, est comparé à un volcan, dont l’éruption symboliserait l’explosion, l’arrivée violente de la guerre :
Wie ein vulkanischer Berg lag er im Weiten. Manchmal
flammend. Manchmal im Rauch. Traurig und göttlich [5] .
Il était, telle une montagne volcanique, dans un horizon lointain. Parfois
ceint de feu. Et parfois de fumée. Triste et divin.
L’image du feu se poursuit dans le réseau métaphorique enlaçant cette divinité terrible, comme le montrent par exemple les expressions suivantes : « der glühende Gott » [« le dieu rougeoyant »], ainsi que « der Schlacht-Gott schleudert den Brand » [« le dieu des batailles lance le feu »].
Ailleurs, le dieu de la guerre est comparé à un phare, dont il reflète l’éclat et le feu :
Lodert
er als Leuchtturm hinaus einer ringenden Zukunft,
die uns lange gesucht [6] ?
Brûle-t-il, phare loin projeté d’un avenir plein de combat,
Qui longtemps nous chercha ?
Sa grandeur surplombe, écrase les hommes, son feu les brûle et les fond en un être unique, en une créature commune :
Steht. Übersteht. Und wir ? Glühen in Eines zusammen,
in ein neues Geschöpf, das er tödlich belebt [7] .
Nous surplombe. Est au-dessus. Et nous ? Nous rougeoyons ensemble et nous fondons en une créature nouvelle que mortellement il anime de vie.
L’oxymore « tödlich belebt », traduit par « mortellement, il anime de vie », illustre l’action double du dieu de la guerre, insufflant l’énergie du combat par son haleine de violence, et, en même temps, livrant les hommes au prince de la mort, au « gefürsteten Tod ».
Dieu ancestral, dieu renaissant, le dieu de la guerre apparaît aussi dans les poèmes de Saint-John Perse. Dans le poème Amers, composé de 1953 à 1956, le rayonnement brûlant du dieu apparaît dans la « majesté terrible » de la Mer, qui, à son tour, se reflète dans l’éclat du glaive, symbole martial :
D’autres ont vu ta face de midi, où luit soudain la majesté terrible de l’Ancêtre. Et le guerrier qui va mourir se couvre en songe de tes armes, la bouche pleine de raisin noir. Et ton éclat de mer est dans la soie du glaive et dans la cécité du jour [8] .
Qui plus est, le « raisin noir » représente un accessoire allégorique du dieu Dionysos, qui, chez Rilke comme chez Hölderlin, est associé au « dieu qui vient ». Par là même, Dionysos est assimilé au « dieu de la guerre », ce « dieu qui vient », ce dieu annoncé et annonciateur d’une nouvelle ère, d’une nouvelle humanité, qui adviendrait après la grande catastrophe, après avoir rétabli « l’Un indivis ». Notons ici également quelques réminiscences de la philosophie nietzschéenne, très présente chez Saint-John Perse.
Dans le poème Pluies, écrit à Savannah en 1944 pendant l’exil américain de Saint-John Perse, les dissidences qui mènent à la guerre, « dieu salubre », possèdent, comme les pluies, une vertu purificatrice, conduisant à la renaissance :
Et des idées nouvelles viennent en compte aux bâtisseurs d’Empires sur leur table. Tout un peuple muet se lève dans mes phrases, aux grandes marges du poème.
Dressez, dressez, à bout de caps, les catafalques du Habsbourg, les hauts bûchers de l’homme de guerre, les hauts ruchers de l’imposture.
Vannez, vannez, à bout de caps, les grands ossuaires de l’autre guerre, les grands ossuaires de l’homme blanc sur qui l’enfance fut fondée.
[…]
Nous n’en finirons pas de voir traîner sur l’étendue des mers la fumée des hauts faits où charbonne l’histoire [9] .
L’histoire « charbonne ». Cette métaphore pyrétique de la guerre, qui nous rappelle l’image du volcan chez Rilke, conduit à la brûlure de l’être. C’est pourquoi les pluies ne doivent pas seulement éteindre, mais aussi effacer, laver les traces de la guerre :
Vous, laveuses des morts dans les eaux-mères du matin – et c’est la terre encore aux ronces de la guerre – lavez aussi la face des vivants ; lavez, ô Pluies ! la face triste des violents, la face douce des violents [10] […]
… et laver le souvenir de la guerre :
Lavez, lavez l’histoire des peuples aux hautes tables de mémoire […] Lavez, lavez, ô Pluies ! les hautes tables de mémoire [11] .
Les pluies acquièrent ainsi une grandeur héroïque, à l’origine de la tonalité épique du poème. Saint-John Perse les peint grâce à la métaphore de l’amazone, assimilée à Didon et à l’épouse de Cortez. De plus, les pluies accompagnent les actions belliqueuses : la marche des pluies épouse, métaphoriquement, les déplacements des armées.
Sœurs des guerriers d’Assur furent les hautes Pluies en marche sur la terre :
Casquées de plume et haut-troussées, éperonnées d’argent et de cristal,
Comme Didon foulant l’ivoire aux portes de Carthage,
Comme l’épouse de Cortez, ivre d’argile et peinte, entres ses hautes plantes apocryphes…
Elles avivaient de nuit l’azur aux crosses de nos armes,
Elles peupleront d’Avril au fond des glaces de nos chambres !
Et je n’ai garde d’oublier leur piétinement au seuil des chambres d’ablution :
Guerrières, ô guerrières par la lance et le trait jusqu’à nous aiguisées [12] !
Le « piétinement » des amazones, imitant le martèlement des gouttes de pluie, est reproduit par la musique des répétitions sonores : l’allitération en [p] (pluies, plume, portes, peinte, plantes, peupleront, piétinement), ainsi que la modulation consonantique [ivr] (ivre, ivoire, Avril). Les armes et leurs constellations métonymiques, « casques », « éperons », « lance », « trait », créent tout un champ lexical de la guerre, dont le Chant I d’Anabase dit :
Les armes au matin sont belles et la mer [13] .
La figure stylistique de l’hyperbate illustre particulièrement bien ici la rupture, produite par la guerre et les « armes », au sein de l’être, symbolisé chez Saint-John Perse par « la mer ». C’est en renouant avec l’être qui n’est qu’éternel devenir, que le poème parvient à surmonter cette rupture, produite par la crise de l’Histoire, pour chanter la réconciliation de l’être humain avec les grandes forces qui lui donnent vie, comme le dit le poème Vents :
Je t’honore litige. Et mon avis est que l’on vive ! Avec la torche dans le vent, avec la flamme dans le vent,
Et que tous hommes, en nous, si bien s’y mêlent et s’y consument,
Qu’à telle torche grandissante s’allume en nous plus de clarté […] [14]
Dans le chant épique d’Anabase, la guerre est liée à une « volonté de puissance [15] », rappelant la démesure du dieu de la guerre « tout-puissant » chez Rilke :
Tout-puissants dans nos grands gouvernements militaires, avec nos filles parfumées qui se vêtaient d’un souffle, ces tissus,
Nous établîmes en haut lieu nos pièges au bonheur.
Les cavaliers au fil des caps, assaillis d’aigles lumineuses et nourrissant à bout de lances les catastrophes pures du beau temps, publiaient sur les mers une ardente chronique :
Certes ! une histoire pour les hommes, un chant de force pour les hommes, comme un frémissement du large dans un arbre de fer ! […]
Je connais cette race établie sur les pentes : cavaliers démontés dans les cultures vivrières. Allez et dites à ceux-là : un immense péril à courir avec nous ! des actions sans nombre et sans mesure, des volontés puissantes et dissipatrices et le pouvoir de l’homme consommé comme la grappe dans la vigne… Allez et dites bien : nos habitudes de violence, nos chevaux sobres et rapides sur les semences de révolte et nos casques flairés par la fureur du jour [… ] [16]
Les métaphores de la guerre, chez Saint-John Perse, contribuent à la création d’un univers épique et mythologique, fondé sur la volonté de puissance et l’hybris, désir de transgression. « Une histoire pour les hommes, un chant de force pour les hommes », les poèmes de Saint-John Perse inscrivent les images de la guerre dans une atemporalité mythique, qui semble dépasser la contingence de l’Histoire. Ainsi la conquête guerrière va-t-elle jusqu’à devenir une métaphore de l’acte créateur, conquête de l’imagination poétique sur le néant de la page blanche, conquête de l’esprit sur la matière destructrice, conquête de la mémoire sur l’oubli :
Pareils aux Conquérants nomades maîtres d’un infini d’espace, les grands poètes transhumants, honorés de leur ombre, échappent longuement aux clartés de l’ossuaire. S’arrachant au passé, ils voient, incessamment, s’accroître devant eux la course d’une piste qui d’eux-mêmes procède. Leurs œuvres, migratrices, voyagent avec nous, hautes tables de mémoire que déplace l’histoire [17] .
Quelle est la vision philosophique qui s’appuie sur les réseaux métaphoriques que nous avons relevés dans les œuvres de Rilke et de Saint-John Perse ?
Visions philosophiques de la guerre
Les Cinq Chants de Rilke pourraient en effet être lus comme de véritables chants de guerre, écrits à Munich en pleine mobilisation, au milieu de l’année 1914. Pour de nombreux critiques, ils symbolisent la défaite de l’humanisme universel des Lumières, cédant la place, lors de la première Guerre Mondiale, au nationalisme fervent. Certes, nous pourrions nous interroger, comment Rilke a pu succomber aux charmes de ce mouvement communautaire et national, jusqu’à sacrifier l’individualité créatrice de son moi lyrique, qu’il fusionne avec un « cœur commun » ? Je serait-il devenu un autre – ou plutôt, les autres, comme nous le lisons au Chant III ?
So auch bin ich nicht mehr ; aus dem gemeinsamen Herzen
schlägt das meine den Schlag, und der gemeinsame Mund
bricht den meinigen auf [18] .
Et ainsi moi-même je ne suis plus ; du cœur commun
mon propre cœur bat le pouls, et ma bouche, c’est la bouche commune
qui l’ouvre violemment [19] .
La violence de cette fusion dans la voix commune est palpable ; le verbe allemand « aufbrechen » (« briser pour ouvrir ») illustre cette cruauté brutale du dieu de la guerre, aliénant et prenant possession de ses sujets, tout en les séduisant, les ravissant de l’éclat héroïque de sa gloire. Et pourtant, comment la voix d’Orphée est-elle devenue le porte-parole de la politique de l’empereur Guillaume II, que Rilke méprise au fond de son cœur ? Car on ne peut nier que, sous leur déguisement mythologique créant une tonalité universelle et atemporelle, les Cinq Chants pourraient paraître comme une illustration du discours politique de l’époque. Comment interpréter cette magnification de la guerre dans l’éclat de l’image du dieu de la guerre, sublime dans sa cruauté et sa force, son énergie et son exigence, ravissant les âmes et les soumettant à sa volonté destructrice ?
L’action purifiante du dieu de la guerre rilkéen trouve son équivalent dans les éléments météorologiques des poèmes de Saint-John Perse, qui donnent leur nom aux poèmes concernés : les Pluies lavent et purifient (pensons au Déluge biblique), les Neiges couvrent, congèlent et annulent, les Vents épurent, dispersent, et, énergie pure, poussent les conquérants sur leur chemin. Dans une lettre d’Asie, Saint-John Perse déclare son amour des grands cataclysmes, conduisant à un renouveau de l’humanité :
Je ne puis, je n’ai jamais pu m’empêcher d’aimer, en toute époque et en tout lieu, ces jeux des grandes forces naturelles : inondations, typhons, séismes, éruptions volcaniques, grandes épidémies et soulèvements divers – toutes ruptures d’équilibre tendant à renouveler l’élan vital du grand mouvement en cours par le monde [20] .
C’est en traversant et en chantant ces « ruptures d’équilibre » que l’œuvre poétique de Saint-John Perse désire « renouer au tout de l’être [21] », puisque « rien ne garde forme ni mesure, sous l’incessant afflux de l’être [22] ». Faire de la guerre un processus de purification afin qu’un monde nouveau puisse advenir : une telle vision de l’Histoire peut paraître inquiétante. Cependant, depuis son séjour diplomatique en Chine, Saint-John Perse chante l’incessant retour cosmique des choses, emprunté à la philosophie asiatique. Ainsi lisons-nous dans le Discours de Stockholm (1960) :
Les pires bouleversements de l’Histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de renouvellements [23] .
La violence de l’Histoire est assimilée à la danse destructrice de la déesse indienne Shiva :
« Ne crains pas », dit l’Histoire, levant un jour son masque de violence – et de sa main levée elle fait le geste conciliant de la Divinité asiatique au plus fort de sa danse destructrice [24] .
Nous l’avons vu, les poèmes de Saint-John Perse, Pluies, Neiges, Vents, Amers, ou encore Sécheresse, évoquent le rythme cosmique des saisons, et non l’histoire humaine. Au temps chronologique de l’Histoire se substitue le temps cyclique du mythe ; comme en témoignent encore les poèmes Anabase et Vents, ce sont la marche de l’humanité et l’aventure de l’âme humaine qui sont chantées dans leur universalité atemporelle. « Il n’est d’histoire que de l’âme », affirme Saint-John Perse dans son poème Exil [25] , où « plus d’un siècle se voile aux défaillances de l’histoire [26] . »
Si Saint-John Perse affirme que ses poèmes sont « irréductibles à l’ordre temporel, affranchis de toute heure comme de tout lieu [27] », et que son œuvre « tend à échapper à toute référence historique [28] », c’est parce qu’il épouse la voix mythique et archétypale du destin humain, affranchi de la contingence historique [29] . Dans le poème Vents, les conquérants de l’espace et du temps découvrent ainsi « des terres neuves, par là-haut, sous la montée des hommes de tout âge, chantant l’insigne mésalliance [30] ». À propos de son poème Anabase, Saint-John Perse affirme aussi que cette œuvre « se voudrait toujours hors du lieu et hors du temps et comme frappée d’absolu [31] ».
La remontée à travers le désert peinte dans Anabase symbolise donc, avant tout, une aventure intellectuelle et spirituelle, qui n’est pas sans rappeler l’aventure héroïque du Cornette de Rilke. Mais l’atemporalité de ce poème publié en 1924 signale une prise de position face à l’Histoire contemporaine. En termes de sa réception, il se révèle comme une déception de l’horizon d’attente du public. Ainsi Saint-John Perse écrit-il à Hélène Berthelot en 1917 : « Je publierai après cette guerre deux œuvres étranges et sombres, qui décevront l’attente de mes amis [32] ».
Chez Saint-John Perse, aucune historicité donc, aucune circonstance. La volonté du poète d’écrire « hors du lieu et hors du temps » contraste alors avec l’activité politique du diplomate et du secrétaire général du Quai d’Orsay aux côtés d’Aristide Briand. Si le poète échappe à l’Histoire, là où l’homme politique exilé aux États-Unis semble la subir, c’est parce que la poésie incarne le mouvement incessant de l’être, le panta rhei héraclitéen. Et pourtant, comme le dit le poète de Vents, « c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine [33] ».
Apparaissant comme une œuvre de circonstance, chantant l’avènement et le sacre du dieu de la guerre, les Cinq Chants de Rilke représentent la seule œuvre inspirée par un événement historique concret, en l’occurrence, le début de la première Guerre Mondiale, le premier août 1914. Sa transposition mythique témoigne d’une procédure de poétisation, et de transformation, voire de transfiguration de l’histoire en ethos, en conférant un pouvoir alchimique à la poésie héroïque. Celle-ci tente, in fine, d’échapper à l’idéologie nationaliste et guerrière renvoyée par l’Insel Almanach, pour sauver le « cœur du poète », dont il est question au Chant IV. Ainsi Rilke raconte-t-il son retour vers lui-même :
Les premiers jours, mon esprit a suivi le grand courant général, a réussi, à sa manière, à participer : puis j’ai fait un retour sur moi-même, l’inexprimablement isolé, sur mon cœur ancien, celui d’avant (que je ne puis renier).
C’est ce cœur ancien que Rilke évoque dans les deux premières strophes du Chant IV, ce cœur humaniste qui porte en lui l’héritage éclairé des Lumières :
Unser älteres Herz, ihr Freunde, wer vordenkts,
jenes vertraute, das uns noch gestern bewegt,
unwiederbringliche? Keiner
fühlt es wieder zurück, kein dann noch Seiender
hinter der hohen Verwandlung.
Denn ein Herz der Zeit, einer immer noch unaufgelebten Vorzeit älteres Herz
hat das nahe verdrängt, dans langsam andere,
unser errungenes. Und nun
endiget, Freunde, das plötzlich
zugemutete Herz, braucht das gewaltsame auf!
Rühmend: denn immer wars rühmlich,
nicht in der Vorsicht einzelner Sorge zu sein, sondern in einem
wagenden Geiste, sondern in herrlich
gefühlter Gefahr, heilig gemeinsam [34] .
Notre cœur plus ancien, vous les amis, qui pense à son futur,
l’intime et familier cœur qui hier encore nous émouvait,
l’irremplaçable à jamais révolu ? Personne
ne le sentira plus battre, personne de ceux-là
qui seront encore par-delà la haute métamorphose.
Car un cœur du temps, un cœur plus ancien de temps très anciens
Non vécus jusqu’à terme, a repoussé le proche cœur, le cœur lentement autre,
Celui que nous conquîmes. Et maintenant achevez, ô amis, le cœur soudain imputé, le cœur violent, consumez-le
Célébrant : car toujours il fut glorieux de ne pas être dans la prudence des soucis singuliers,
mais dans un unique et audacieux esprit, dans le danger magnifiquement éprouvé, en communauté sainte [35] .
Rilke renie a posteriori son adhésion enthousiaste à l’idéologie guerrière, en se justifiant ainsi : les Cinq Chants « datent des tout premiers jours d’août (où sont ces jours ? »,
Damals stürzten wir alle in das plötzlich aufgerichtete und aufgetane gemeinsame Herz, – jetzt, wo wir auch sind jeder einzelne – haben wir wohl das Gegenteil zu überstehen und auszuhalten: den Rückschlag aus dem allgemeinen Herzen, in das aufgegebne, in das verlaßne, namenlose eigne Herz.
Nous nous sommes tous jetés, alors, dans le cœur commun qui s’était soudainement érigé et ouvert – maintenant, où que nous soyons, nous devons sans doute affronter et surmonter le mouvement inverse, revenir du cœur commun dans notre propre cœur abandonné, délaissé, sans nom [36] .
Cette mise en doute du dieu de la guerre est annoncée, au Chant III, par le connecteur logique « dennoch », signifiant « pourtant ». Il se situe exactement au milieu du poème, et marque son tournant, conduisant à la condamnation des commandements du dieu sanguinaire et cruel :
Dennoch, es heult bei Nacht wie die Sirenen der Schiffe
in mir das Fragende, heult nach dem Weg, dem Weg.
Sieht ihn oben der Gott, hoch von der Schulter? Lodert
er als Leuchtturm hinaus einer ringenden Zukunft,
die uns lange gesucht [37] ?
Et cependant, la nuit, telles les sirènes des navires, hurle le questionnement, hurle en moi au chemin, et cherche le chemin.
Est-il vu par le dieu là-haut, par-dessus son altière épaule ? Brûle-t-il
phare, loin projeté d’un avenir plein de combat,
qui longtemps nous chercha [38] ?
Dieu sait-il ? Dieu peut-il savoir ? Le doute envers la divinité traverse aussi les poèmes de Saint-John Perse. Dans Sécheresse, œuvre ultime écrite en 1974, un an avant la mort du poète, celui-ci constate :
Dieu s’use contre l’homme, l’homme s’use contre Dieu [39] .
Et si ce Dieu n’était qu’un mensonge ? Qu’un singe ? La fin de Sécheresse clôt sur l’invocation de ce dieu mis en doute :
Songe de Dieu sois-nous complice…
Singe de Dieu, trêve à tes ruses [40] !
Rilke semble partager cette expérience du mensonge divin, qu’il décrit ainsi dans sa lettre à von der Heydt :
In den ersten Augusttagen ergriff mich die Erscheingung des Krieges, des Kriegs-Gottes, (im Insel-Kriegs-Almanach werden Sie ein paar Gedichte finden, aus dieser Erfahrung entstanden), jetzt ist mir längst der Krieg unsichtbar geworden, ein Geist der Heimsuchung, nicht mehr ein Gott, sondern eines Gottes Entfesselung über den Völkern.
Dans les premiers jours d’août je fus saisi par l’apparition de la guerre, du dieu de la guerre (dans l’Almanach de l’édition Insel vous allez rencontrer quelques poèmes, nés de cette expérience) ; maintenant, la guerre m’est devenue invisible, un esprit du fléau, non plus un dieu, mais le déchaînement d’un dieu sur les peuples [41] .
Dans une lettre à M. Mitfort, Rilke poursuit cette expérience :
Nur die ersten drei, vier Tage im August 1914 meinte ich einen monströsen Gott aufstehen zu sehen, gleich darauf wars nur das Monstrum, aber es hatte Köpfe, es hatte Tatzen, es hatte einen alles verschlingenden Leib – , drei Monate später sah ich das Gespenst – und jetzt, seit wielange schon, ists nur die böse Ausdünstung aus dem Menschensumpf, die sich wolkt und ballt und niedergeht und immer wieder von den davon Benommenen eingeatmet wird.
Seulement les premiers trois, quatre jours d’août 1914, je croyais voir se lever un dieu monstrueux, subitement après, ce n’était qu’un monstre, mais il possédait des têtes et des griffes, il possédait un corps qui dévorait tout –, trois mois après, j’ai vu le fantôme, – et maintenant, depuis combien de temps, ce n’est que l’exhalaison cruelle du bourbier humain, qui forme des nuages, s’agglutine et descend, et qui étourdit ceux qui l’inhalent sans cesse à nouveau [42] .
Le monstre symbolise l’indicible, ce qui transgresse le pouvoir mimétique des mots. C’est pourquoi l’ultime conséquence de la guerre mènera au silence poétique.
Quelle est l’action de ce dieu de la guerre ? Dans la première strophe du Chant III, il est représenté comme un « dieu arracheur » [« der reißende Gott »]. Tel les vents dans le poème éponyme de Saint-John Perse, il arrache l’être humain à l’existence, et le jette dans son destin de feu et de flammes :
Seit drei Tagen, was ist ? Sing ich wirklich das Schrecknis,
wirklich den Gott, den ich als einen der frühern
nur noch erinnernden Götter ferne bewundernd geglaubt [43] ?
Depuis trois jours, quoi ? Qu’est-ce que je chante : est-ce vraiment l’horreur,
Vraiment le dieu que de loin j’admirais et croyais n’être que l’un
De ces dieux de jadis dont il n’était plus que du souvenir [44] ?
Citons ici le poème de Vents de Saint-John Perse, où semble retentir l’écho rilkéen :
C’étaient de très grandes forces en croissance sur toutes pistes de ce monde, et qui prenaient source plus haute qu’en nos chants, en lieu d’insulte et de discorde […] et qui vivaient aux crêtes du futur comme aux versants de glaise du potier… Au chant des hautes narrations du large, elles promenaient leur goût d’enchères, de faillites, elles disposaient, sur toutes grèves, de grands désastres intellectuels [45] .
Le philosophe allemand Heidegger, proche de l’existentialisme, appelle cette action du destin « Geworfenheit », que Sartre traduira par « facticité ». Le mot allemand évoque l’emprise violente de l’existence sur l’âme humaine, qu’elle arrache à elle-même pour la « jeter » dans l’Histoire (« jeter » – en allemand « werfen », d’où la « Geworfenheit »). Remarquons d’ailleurs que les Cinq Chants furent notés dans le livre de Hölderlin, que Rilke avait reçu le 29 juin 1914. Il n’est donc pas étonnant de découvrir ici un véritable palimpseste poétique. En effet, nous détectons un écho indéniable de l’Hyperion de Hölderlin, et plus précisément de sa troisième strophe, où apparaît le même sentiment d’être emporté, « jeté » (geworfen) par le destin (Geworfenheit) :
Doch uns ist gegeben
Auf keiner Stätte zu ruhn,
Es schwinden, es fallen
Die leidenden Menschen
Blindlings von einer
Stunde zur andern,
Wie Wasser von Klippen
zu Klippe geworfen,
Jahr lang ins Ungewisse hinab [46] .
Cependant il nous est donné
De nous reposer nulle part
Les hommes souffrants
Disparaissent et tombent
Aveuglément d’une heure à l’autre
Comme l’eau jetée
D’une falaise à l’autre
Tout au long de l’année dans l’incertain.
Les forces éoliennes chez Saint-John Perse, « le dieu arracheur » [« der reißende Gott »] chez Rilke représentent cette puissance destructrice, évoquée par le champ lexical de la discorde dans le poème Vents de Saint-John Perse : « insulte », « discorde », « faillites », « désastres intellectuels », « colère », « querelle » (« elles épousaient toute colère de la pierre et toute querelle de la flamme [47] »). Ces expressions semblent faire écho aux Chants de Rilke, où apparaissent les mots suivants : « Schrecknis » (l’horreur), « Trümmer » (les ruines), « Schmerz » (la douleur), « Zorn » (la colère), « Hass » (la haine). La mort de l’humanisme et la défaite intellectuelle causée par l’éruption volcanique du désir destructeur, insufflé par le dieu de la guerre – « Il était, telle une montagne volcanique, dans un horizon lointain » [« Wie ein vulkanischer Berg lag er im Weiten »] – symbolisent en même temps la défaite de la Raison humaniste. Si dans le poème de Saint-John Perse, les vents « promènent leur goût […] des grands désastres intellectuels », les Chants de Rilke mettent en doute la connaissance et la conscience du dieu de la guerre. Ainsi le je lyrique s’interroge-t-il :
Ist er ein Wissender ? Kann er ein Wissender sein, dieser reißende Gott?
Da er doch alles Gewusste zerstört. Das lange, das liebreich, unser vertraulich Gewusstes [48] .
Est-il quelqu’un qui sait ? Peut-il
être quelqu’un qui sait, ce dieu qui tout emporte,
Lui qui détruit, eh oui, tout ce qui est savoir. Le su
Depuis longtemps, le su
Collecté avec amour, notre discret su familier.
Le su, la connaissance, le savoir, les acquisitions et conquêtes intellectuelles, tout cela est emporté par le dieu de la guerre. Dans Vents, les livres de la « basilique du Livre [49] » sont dispersés, et l’œuvre de l’esprit est à recommencer :
Tout à reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée [50] !
où sont les livres au sérail, où sont les livres dans leurs niches, comme jadis, sous bandelettes […] les livres tristes, innombrables, par hautes couches crétacées portant créance et sédiment dans la montée du temps [51] .
La guerre, symbolisée par les forces éoliennes chez Saint-John Perse, annule les conquêtes de l’esprit, afin de produire « un chant très pur où nul n’a connaissance ». Les forces destructrices conduisent, grâce à leur vertu purificatrice, à un renouvellement chez Saint-John Perse, à une parole de vivant, remplaçant « les livres tristes, innombrables, sur leur tranche de craie pâle… » :
S’en aller, s’en aller ! Parole de vivant [52] !
Le cinquième Chant de Rilke incite lui aussi à l’abandon du passé :
Ahmt nicht
Früherem nach, Einstigem. Prüfet,
ob ihr nicht Schmerz seid. Handelnder Schmerz [53] .
N’imitez pas
Ce qui est l’antérieur, ce qui est de jadis. Tâchez de voir, si vous êtes souffrance.
Agissante souffrance [54] .
La seule possibilité de lutter contre la violence et la toute-puissance du dieu de la guerre, c’est de le combattre, à l’aide de la colère et de la douleur. Ainsi le je lyrique proclame-t-il au cinquième Chant :
Auf, und schreckt den schrecklichen Gott ! Bestürzt ihn.
Kampf-Lust hat ihn vor Zeiten verwöhnt. Nun dränge der Schmerz euch, dränge ein neuer, verwunderter Kampf-Schmerz euch seinem Zorne zuvor [55] .
Debout et terrifiez le dieu terrifiant! Assaillez-le.
La joie des combats l’a depuis des temps gâté. Que la souffrance désormais,
qu’une nouvelle, qu’une étonnante souffrance des combats
vous fasse précéder de force son courroux [56] .
C’est grâce à la douleur commune que nous les hommes sont réunis sous un seul drapeau. Et c’est grâce à la douleur que l’avenir peut resurgir, et que la haine pourra être chassée du cœur des hommes.
Jeder von euch hat sein schweißend nothaft heißes Gesicht mit ihr getrocknet. Euer
aller Gesicht dringt dort zu Zügen zusammen.
Zügen der Zukunft vielleicht. Dass sich der Hass nicht
dauernd drin hielte [57] .
Chacun de vous a passé ce suaire sur son visage brûlant d’urgence. Votre visage à tous se presse là-bas de se dessiner des traits.
Les traits de l’avenir peut-être. Afin que la haine ne s’y retienne pas durablement [58] .
La douleur, chez Rilke, unit les hommes et, en dessinant des traits sur leurs visages, recompose une figure nouvelle, un « miroir qui embrasse le soleil » [« ein Spiegel, welcher die Sonne umfaßt »] où apparaîtront les traits de l’avenir, d’un avenir peut-être libre de haine, l’humain aura vaincu l’inhumain, le dieu de la guerre.
Cette victoire de l’âme humaine, pleine de douleur, sur l’Histoire, nous la retrouvons aussi chez Saint-John Perse, et, plus particulièrement, dans son poème Chronique, datant de 1960. Ce poème voué à la terre est aussi un chant à l’éternité de l’âme humaine, et à l’universalité de son aventure.
Ecoute, ô nuit, […] le grand pas souverain de l’âme sans tanière [59] .
C’est d’une histoire de l’âme qu’il s’agit, comme le dit ce vers de Chronique, où apparaît une dernière image belliqueuse :
Fierté de l’âme devant l’âme et fierté d’âme grandissante dans l’épée grande et bleue [60] .
Pour Saint-John Perse, il s’agit donc, comme il l’explique lui-même, de « renouer au tout de l’être l’homme mis en pièces par l’histoire [61] . »
La crise de l’écriture : failles, défaillances et renaissances
Le renouement avec l’être grâce à l’écriture poétique ne va pas de soi. Pour Rilke, la période d’août 1914 à février 1922 paraît frappée de stérilité. Le poète autrichien, qui semble regretter la publication de ses Cinq Chants dans l’Almanach de Guerre en 1915, annonce à son éditeur, le Insel Verlag à Leipzig, que sa contribution à l’Almanach 1916 sera précisément « son silence », comme en témoigne sa Lettre à Anton Kippenberg du 5 octobre 1915 [62] . En 1917, il publie uniquement, et anonymement, « Stances hivernales », écrit en 1913 ; en 1918, « La Mort de Moïse », écrit à Paris en 1914. L’expérience traumatisante de la première Guerre Mondiale semble conduire l’écriture à son point extrême, le silence – à la crise de l’Histoire répond une crise du langage poétique, et de l’écriture.
Chez Saint-John Perse, nous constatons le même phénomène. Dans son exil américain, il se confronte à la page blanche, où se reflète son mutisme. Pour décrire cette stérilité, qui, en même temps, revient à une pureté, il utilise la couleur de la neige, qui répond, chromatiquement, à la couleur blanche de l’aurore. Ainsi écrit-il dans son poème Neiges :
L’aube muette dans sa plume, comme une grande chouette fabuleuse en proie aux souffles de l’esprit, enflait son corps de dahlia blanc [63] .
Conçu en 1944 à New York, Neiges est un poème d’exil, écrit durant la deuxième Guerre Mondiale. Nous y découvrons le témoignage d’un échec ultime, d’un anéantissement presque mallarméen de la parole poétique, d’un court-circuitage de l’écriture, en proie à l’insignifiance du monde et des mots. En effet, évocation nébuleuse et vague d’un songe destiné aux seuls initiés, hommes d’exil (« et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant »), le poème Neiges, conditionné par une situation exceptionnelle, historique, existentielle et ontologique, est « le fruit d’un singulier destin où les mots ont plus prise [64] ». Le deuil métaphysique de la « cécité des hommes et des dieux » produit une césure tragique entre le sujet lyrique, « hôte précaire de l’instant, homme sans preuve ni témoin [65] », et le monde. Cette distance du réel, caché sous la neige, est reproduite à l’intérieur du langage : le paysage blanc et pur est en même temps opaque et illisible, « gagné soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes [66] ».
La mimesis, langage de la nature interprété par le poète, est devenue impossible. Même si la parole poétique parvient à retenir la vibration lointaine d’une présence invisible, indéchiffrable, le sujet poétique se consacrera désormais à la seule poïesis. Ainsi, l’expérience d’exil, vécue et décrite dans le poème Neiges, est-elle accompagnée d’une aventure poétique, d’une méditation sur « ce haut fait de plume [67] ». Pour introduire cette réflexion poïétique, nombreuses sont les métaphores de la création littéraire qui désignent et mettent en présence le texte lyrique lui-même, qui advient sous nos yeux de lecteur : les outils d’écriture (« plume [68] », « navette [69] »), le texte-tissage (« lés [70] »), la rhétorique des genres (« ode », « récit [71] », « liturgies [72] », « plain chant », « Ave [73] »), et la linguistique (« élisions », « phrase », « préfixes », « initiale », « locutions », « voyelles [74] »), accompagnés d’expressions clairement auto-référentielles (« cette page [75] »). Tout un art poétique se trouve ainsi mis en abyme dans Neiges, qui recrée à travers l’expérience douloureuse de l’exil la mort de la parole poétique sur la page blanche.
Cette poétique en filigrane est introduite, dès le début du poème Neiges, par la valeur à la fois symbolique, métaphorique et poïétique de la neige. Les « neiges de l’absence [76] » forment une métaphore in praesentia, la neige étant le symbole de la séparation, de l’éloignement entre le sujet et le monde, muet et indéchiffrable, mystérieux. Cette séparation conduit, in fine, à la perte du sens. C’est pourquoi, le poème Neiges, abruptement, s’achève au seuil textuel sur l’expérience d’une limite – « Désormais cette page où plus rien ne s’inscrit [77] ». La vérité, l’expérience de la guerre, résident au-delà du texte, au-delà du langage.
Dans les Stances hivernales de Rilke, écrites en 1913 à Paris, peu avant le début de la première Guerre Mondiale, et imprimées pour la première fois dans Insel-Almanach 1917, sans mention d’auteur, nous retrouvons les mêmes images de la pureté, de la fraîcheur, de la disparition et de la stérilité, incarnées par la neige. À l’aube de Saint-John Perse (Neiges, I) répond « la fraîcheur de pures heures matinales » [« das Ausgeruhte reiner Morgenstunden »] :
Hast du denn ganz die Rosen ausempfunden
vergangenen Sommers? Fühle, überlege:
das Ausgeruhte reiner Morgenstunden,
den leichten Gang in spinnverwebte Wege [78] ?
Aurais-tu donc épuisé le parfum
des roses de l’été passé ? Sens, médite :
la fraîcheur de pures heures matinales,
la marche légère sur un chemin écarté [79] ?
À l’anéantissement de la parole poétique répond la fuite des images, la déréalisation :
Nun sollen wir versagte Tage lange
ertragen in des Widerstandes Rinde;
uns immer wehrend, nimmer an der Wange
das Tiefe fühlend aufgetaner Winde [80] .
Nous devons à présent endurer longuement
dans l’écorce de la résistance des jours refusés :
nous défendant sans cesse, ne sentant jamais
sur nos joues la profondeur des vents libérés [81] .
L’assonance en [a] (« versagte / Tage / ertragen / aufgetaner ») semble accompagner, musicalement, l’effacement progressif du souvenir de l’été passé. Ce passage du temps et la disparition des sensations vécues (le parfum des roses) sont également évoqués dans les expressions « ausempfunden » (épuisé) et « vergangnen » (passé).
Vielleicht ein Glanz von Tauben, welche kreisten,
ein Vogelanklang, halb wie ein Verdacht,
ein Blumenblick (man übersieht die meisten),
ein duftendes Vermuten vor der Nacht [82] .
Peut-être un lustre de pigeons, qui tournaient en rond,
une réminiscence d’oiseau, comme un soupçon presque,
un regard de fleur (on néglige la plupart),
un soupçon parfumé avant la nuit [83] .
Le réel tend vers l’immatériel, s’enfuit sous l’emprise du regard, se transformant en « réminiscence », en « soupçon », en un « regard de fleur » … Au milieu de l’hiver de Rilke, les choses s’évanouissent et s’estompent sous la neige, et la parole poétique plonge au fond de son mutisme. Mais à partir de ce néant de l’être et de l’écriture, un chant nouveau peut s’élever :
Stürz in dich nieder, rüttele, errege
die liebe Lust: sie ist in dich verschwunden.
Und wenn du eins gewahrst, das dir entgangen,
sei froh, es ganz von vorne anzufangen [84] .
Plonge en toi-même, secoue, attise
La chère envie : elle a disparu en toi-même.
Et si tu en aperçois un qui t’ait échappé
Sois heureux de le recommencer tout entier [85] .
La suite inédite des Stances hivernales date probablement d’automne 1914. L’évanescence des choses et des mots y paraît sur un fond musical, doucement rythmé par une allitération en [ʃw] (schweben, schwinden), une assonance en [e] (vergehn, schweben), ou encore en [y] (für, künftige, füllen) avec une variante en voyelle longue (gefühlter), comme dans la deuxième strophe :
Los ohne gleichen : im Vergehn zu sein ;
zu schweben unter lauter Stellen Schwindens,
sich für die Zeiten künftigen Erblindens
zu füllen mit gefühltem Augenschein [86] .
Sort sans pareil : être dans le disparaître ;
planer au-dessous des seuls lieux du fugace,
en prévision de la cécité à venir
se remplir de regard ressenti [87] .
Si les mots et les images s’effacent de la mémoire en proie à la « cécité à venir » [« das künftige Erblinden »], seule l’épiphanie musicale, évanescence poétique, perdure tel un « pur langage sans paroles [88] ».
En guise de conclusion, constatons que la crise de l’Histoire a provoqué, chez Rilke comme chez Saint-John Perse, une défaillance de l’écriture, conduisant le poème au seuil du mutisme, au seuil de la page blanche, comparée à la blancheur de la neige du paysage hivernal. Confrontés à une idéologique guerrière et nationaliste, les poètes explorent aux limites du langage poétique, mais aussi du moi créateur, forcé d’épouser un chant nouveau, celui du dieu de la guerre.
Pour Rilke, la tentative de créer une œuvre mythologique à partir d’un événement historique s’est révélée un échec : en essayant d’épouser la rhétorique nationaliste de son époque, il a fait l’expérience d’une profonde désillusion, convertissant la poésie épique des premiers deux Chants en élégie à partir du troisième Chant.
Pour Saint-John Perse, la poésie, universelle et éternelle, dépasse l’Histoire pour raconter le destin humain, comme l’exprime Saint-John Perse dans le Discours de Stockholm, prononcé lors de la réception du Prix Nobel en 1960 :
Le poète existait dans l’homme des cavernes, il existera dans l’homme des âges atomiques : parce qu’il est la part irréductible de l’homme. […] Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau […]. Elle n’attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même […] Les pires bouleversements de l’histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de bouleversements [89] .
On a pu reprocher à Saint-John Perse cet orgueil de poète, cette arrogance hautaine, cette liberté et cette fierté inconditionnelles. Et pourtant, confrontée à la crise de l’Histoire, à la guerre et à la souffrance, c’est ainsi que la poésie a pu renaître, un beau matin, sur la page blanche comme un paysage enneigé.
Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps [90] .
À ceci Rilke répond :
Komm, o Schicksal, scheinbares, komm, du kannst nicht ohne die ganze unendliche Zukunft. Das Zerstörende selbst reißt die Überstehungen hinter sich herein, kein Tod kann kommen ohne das viele Lebendige in seinem Rücken. Offenheit eines Morgens sei in der Luft deines Herzens, nichts Erwehrendes, wollend jedes [91] .
Viens, ô destin apparent, viens, tu ne saurais exister sans l’avenir infini. La destruction elle-même arrache et entraîne les choses subsistantes, nulle mort peut advenir sans le vivant dans son dos. L’ouverture d’un matin soit dans l’air de ton cœur, sans aucune défense, désirant tout.
Nirgends, Geliebte, wird Welt sein, als innen. Unser
Leben geht hin mit Verwandlung [92] .
Nulle part il n’y aura, bien-aimée, qu’en nous-même de monde. Notre
vie passe en transformation [93] .
N’est-ce pas ici ce « torrent poétique où se lave l’histoire [94] », célébré par Saint-John Perse ?
Notes
- [1]
Rilke parle de « transposition » (Übertragung) et non de « traduction » (Übersetzung). Dans l’édition de ses Œuvres complètes (Gesammelte Werke, Leipzig, Insel Verlag, 1927), il consacre le sixième volume de cette édition à des Transpositions (« Übertragungen »).
- [2]
Rainer Maria Rilke, Fünf Gesänge, I, (August 1914), Die Gedichte, Frankfurt/Leipzig, Insel Verlag, 2006, p. 614.
- [3]
Toutes les traductions françaises de l’œuvre de Rilke que nous proposons ici sont tirées de : Rainer Maria Rilke, Cinq Chants et Stances hivernales, Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997.
- [4]
Rainer Maria Rilke, Fünf Gesänge, I, op. cit., p. 614.
- [5]
Ibid., Chant III, p. 615.
- [6]
Ibid., Chant III, p. 616.
- [7]
Ibid.
- [8]
Saint-John Perse, Amers, Strophe, IV, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 301.
- [9]
Ibid., Pluies, V, p. 146-147.
- [10]
Ibid., Pluies, VII, op. cit., p. 150.
- [11]
Ibid., p. 151.
- [12]
Ibid., Pluies, III, op. cit., p. 143.
- [13]
Ibid., Anabase, Chant I, p. 93.
- [14]
Ibid., Vents, III, 5, p. 227.
- [15]
Voir le concept nietzschéen de « la volonté de puissance » (Der Wille zur Macht, 1888).
- [16]
Anabase, Chant VI, Œuvres complètes, p. 102-103.
- [17]
Saint-John Perse, Discours de Florence, Œuvres complètes, p. 457.
- [18]
Rilke, Fünf Gesänge, III, op. cit., p. 616.
- [19]
Chant III, v. 71-73, p. 522.
- [20]
Saint-John Perse, Lettre d’Asie, Pékin, 9 avril 1918, Œuvres complètes, p. 859.
- [21]
Ibid., p. 455.
- [22]
Ibid., Discours de Stockholm, p. 446.
- [23]
Ibid.
- [24]
Ibid.
- [25]
Exil, V, O.C., p. 130.
- [26]
Ibid., p. 131.
- [27]
Lettre à Adrienne Monnier, p. 522.
- [28]
Lettre à Roger Caillois, p. 562.
- [29]
La correspondance de Saint-John Perse confirme ce silence sur l’Histoire. Les Lettres d’Asie, datées de 1917 à 1924, omettent les événements de la première Guerre Mondiale, contenant une allusion vague à « la France en guerre » (O.C., p. 832), ainsi que deux rappels nostalgiques de « l’époque lointaine […] d’avant-guerre », qualifiée d’« âge d’or » (O.C., 886). Les Lettres d’exil, datées de 1940 à 1961, contiennent quelques allusions aux bouleversements historiques en cours, mais aucune référence directe aux événements politiques autour de la deuxième Guerre Mondiale. Cela est d’autant plus surprenant qu’Alexis Leger, Ambassadeur et Secrétaire général du Quai d’Orsay, tint un rôle de premier ordre aux Affaires étrangères de 1933 à 1939.
- [30]
Vents, p. 199.
- [31]
Lettre à Karl-Birger Blomdhal, 8 nov. 1955.
- [32]
J.L. Barré, Philippe Berthelot, Le Seigneur-Chat, Paris, Plon, 1988, p. 103.
- [33]
Vents, III, 4, p. 224.
- [34]
Rilke, Chant IV, op. cit., p. 616-617.
- [35]
Ibid., p. 532.
- [36]
Lettre de Rilke du 17 septembre 1914 à Thankmar von Münchhausen, Œuvres complètes, p. 1554. (17.9.1914, Briefe, p. 474, Werke, p. 510).
- [37]
Rilke, Chant III, O.C., p. 616.
- [38]
Ibid., p. 521.
- [39]
Sécheresse, O.C., p. 1399.
- [40]
Ibid., p. 1400.
- [41]
Lettre à Karl et Elisabeth von der Heydt, 6.11.1914, Briefe, p. 477, Werke II, p. 511.
- [42]
Lettre à Marianne Mitford, 15.10.1915, BP 145, p. 512.
- [43]
Rilke, Chant III, Œuvres complètes, p. 615.
- [44]
Ibid., p. 521.
- [45]
Vents, I, 3, O.C., p. 183-185.
- [46]
Hyperions Schicksalslied, cité in Rilke, Sämtliche Werke, Band II, Frankfurt/Leipzig, Insel Verlag, 1980, p. 526.
- [47]
Saint-John Perse, Vents, I, p. 184.
- [48]
Rilke, Chant III, p. 616.
- [49]
Vents, I, 4, p. 186.
- [50]
Ibid.
- [51]
Ibid.
- [52]
Vents, I, 4, p. 186.
- [53]
Rilke, Chant V, p. 617.
- [54]
Ibid., p. 524.
- [55]
Ibid. p. 617.
- [56]
Ibid., p 523.
- [57]
Ibid., p 617.
- [58]
Ibid., p 524.
- [59]
Chronique, VIII, O.C., p. 404.
- [60]
Ibid.
- [61]
Saint-John Perse, O.C., p. 455.
- [62]
Voir Rilke, Cinq Chants et Stances hivernales, op. cit., p. 1551.
- [63]
Neiges, I, O.C., p. 157.
- [64]
Neiges, IV, O.C., p. 162.
- [65]
Ibid.
- [66]
Ibid.
- [67]
Neiges, I, O.C., p. 157.
- [68]
Ibid.
- [69]
Neiges IV, p. 163.
- [70]
Neiges I, p. 157 et IV, p. 163.
- [71]
Neiges I, p. 157.
- [72]
Neiges II, p. 158.
- [73]
Neiges III, p. 160.
- [74]
Neiges IV, p. 162-163.
- [75]
Neiges, IV, p. 163.
- [76]
Neiges, I, p. 157.
- [77]
Neiges, IV, p. 163.
- [78]
Rainer Maria Rilke, « Winterliche Stanzen », Gedichte 1910 bis 1924, M. Engel et Ulrich Fülleborn (éd.), Frankfurt a.M. / Leizig, Insel Verlag, 1996, p. 75-76.
- [79]
Stances hivernales, O.C., p. 878.
- [80]
Winterliche Stanzen, op. cit., p. 75.
- [81]
Stances hivernales, O.C. p. 878.
- [82]
Winterliche Stanzen, op. cit., p. 76.
- [83]
Stances hivernales, O.C., p. 878.
- [84]
Rilke, op. cit., p. 76.
- [85]
Stances hivernales, O.C., p. 878.
- [86]
Winterliche Stanzen, Fortsetzung, op. cit., p. 490.
- [87]
Stances hivernales, Projet de continuation, O.C., p. 879.
- [88]
Saint-John Perse, Neiges, III, p. 160.
- [89]
Saint-John Perse, Discours de Stockholm, O.C., p. 445.
- [90]
Ibid., p. 447.
- [91]
Rilke, Werke II, Gedichte 1910-1926, Kommentierte Ausgabe, p. 111.
- [92]
Rilke, Die siebente Elegie, op. cit., p. 221.
- [93]
Rilke, La septième Elégie, O.C., p. 546.
- [94]
Saint-John Perse, Discours de Florence, O.C., p. 457.
Pour citer cet article
Esa Christine HARTMANN, "« Eden brennt » Images poétiques et visions philosophiques de la guerre chez Rainer Maria Rilke et Saint-John Perse", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/esa-christine-hartmann-eden-brennt-images-poetiques-et-visions-philosophiques-de-la-guerre-chez-rainer-maria-rilke-et-saint-john-perse/, page consultée le 22 Novembre 2024.