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ARTICLE
Pablo Neruda l’a dit avec insistance : la guerre d’Espagne a constitué une expérience décisive dans sa vie et son œuvre. Alors consul du Chili à Madrid, il est témoin des premières batailles et de bombardements meurtriers, avant d’être évacué vers la France en 1937. Il publie dès le début de l’insurrection des poèmes en revue, ensuite rassemblés dans le recueil Espagne au cœur, livre légendaire, imprimé par des soldats républicains sur du papier recyclé à partir de tissus, vêtements et bannières, de papiers, tracts et plans [1] , donnant une application douloureusement concrète et littérale à la « poésie impure comme un vêtement, comme un corps » [« una poesía impura como un traje, como un cuerpo [2] »,], qu’il défendait dès 1935 dans un célèbre manifeste. Or l’impureté est aussi textuelle : il s’agit pour la première fois de proposer une poésie engagée, pleine de ces souillures laissées par l’histoire des hommes et leurs luttes. Neruda adopte le langage du témoignage, de la transparence, loin de l’auscultation du désir amoureux, de la conscience malheureuse et solipsiste qui s’exprimait dans les méandres d’images et les zeugmes sémantiques des recueils antérieurs, en particulier les deux premières Résidence sur la terre.
C’est l’une des questions les plus débattues de la critique nérudienne de savoir si Espagne au cœur introduit une solution de continuité, ou s’il s’agit plutôt d’une étape dont on pourrait voir les prémisses en amont et qui ne délaisserait pas tout ce qui caractérisait la poésie « d’avant ». Neruda lui-même a beaucoup commenté ce virage, dans des poèmes [3] , dans ses récits autobiographiques, comme une révélation bouleversante et irrévocable ; une telle vision sert bien sûr le propos téléologique du mémorialiste, concourant à donner à sa vie et son œuvre le sens d’un parcours engagé. Le phénomène dépasse d’ailleurs sa seule personne et ébranle toute une génération de poètes dit-il : « Dans l’histoire intellectuelle, il n’y a eu aucune essence aussi fertile que la guerre d’Espagne pour les poètes. Le sang espagnol a exercé un magnétisme qui a fait trembler la poésie d’une grande époque » [« No ha habido en la historia intelectual una esencia tan fértil para los poetas como la guerra española. La sangre española ejerció un magnetismo que hizo temblar la poesía de una gran época [4] »]. Republier en 1947 les poèmes d’Espagne au cœur dans un ensemble intitulé « Troisième résidence », avec des pièces écrites avant et après, permet d’exposer cette évolution de manière plus spectaculaire. L’idée d’une rupture radicale résiste pourtant assez mal à l’examen des textes et l’on a depuis longtemps montré [5] que, d’une part, un rapport beaucoup plus transitif au monde, à la matière et aux hommes, se manifestait dès la deuxième Résidence, et surtout que, d’autre part, Neruda n’allait nullement – sauf dans quelques morceaux de pure circonstance – renoncer par la suite aux opacités de la métaphore, à l’expression d’une temporalité complexe. L’inclusion d’Espagne au cœur dans la Troisième résidence se lit alors comme l’inauguration d’une poésie impure dans un sens plus large : celle qui mêle témoignage militant et rétrospection immémoriale.
Nous ne reviendrons pas ici sur ce débat, dont l’exposé des termes aura indiqué notre position, mais nous réfléchirons à un autre aspect de l’évolution de Neruda, qui se précipite avec la guerre d’Espagne : celui du rapport à la tradition, aux « classiques », enrôlés dans le combat poétique, mais selon des modalités subtiles, qui relèvent davantage de l’appropriation que de la récupération. Deux exemples sont emblématiques de cette pratique : le dialogue avec la tradition poétique espagnole dans le poème « Chant sur des ruines », paysage de ruines après des bombardements, et le « recours » à Dante dans les tableaux des généraux traîtres aux enfers. À chaque fois, la tradition n’est pas seulement une arme de guerre, mais bien plutôt le lieu d’une élaboration, d’une reconfiguration de la parole poétique, d’une recherche de la temporalité juste, entre immédiateté de l’engagement et profondeur de la mémoire textuelle.
Images de ruines et tradition baroque espagnole
Le « Chant sur des ruines », « Canto sobre unas ruinas », est précisément le tout premier que publie Neruda sur les événements, dans la revue qu’il dirige avec Nancy Cunard, Les poètes du monde défendent le peuple espagnol [6] . Rappelons ici à quel point Neruda était lié aux artistes et poètes espagnols, en particulier à García Lorca, dont l’assassinat au début de la guerre constitua un choc profond. Or la récupération de la tradition par les artistes républicains, contre la mainmise des réactionnaires sur la culture nationale, est un fait marquant de la création pendant la guerre d’Espagne. Le phénomène est notable dans le théâtre, qui reprend à la fois le répertoire du Siècle d’Or et un répertoire populaire pour des représentations itinérantes sur le front de guerre. Dans la poésie, c’est, on l’a beaucoup dit, peut-être même trop, le romance qui inspire les poètes pour des pièces narratives qui peuvent se transmettre oralement dans la brièveté de l’octosyllabe et le pouvoir mnésique de l’assonance. Or c’est aussi la poésie du Siècle d’Or ; la revendication baroque est en effet l’un des gestes majeurs et fondateurs pour la « Génération de 27 », ainsi nommée après s’être réunie pour célébrer l’anniversaire de Góngora, en 1927.
C’est sur ce terrain précisément, celui de la référence baroque, que Neruda rejoint les poètes espagnols, alors qu’il n’aura jamais recours au romance, malgré tout son intérêt pour la poésie historique et épique. Il commence en effet une fréquentation au long cours avec Góngora, le poète des clairs obscurs et de l’orfèvrerie poétique ; celle-ci est sensible dès Espagne au cœur, dans les miroitements de rouge, de noir et de cristal qui donnent un éclat souvent violent aux poèmes. Quevedo est l’autre grand nom de cette tradition, auquel Neruda reviendra constamment, dans des textes poétiques ou des proses [7] . Dès 1934, il intitule d’après un recueil de Quevedo le poème « Las furias y las penas », qui intègre ensuite Troisième résidence, comme en prélude aux poèmes de guerre. Il faut dire que la plume acérée, vitriolique, de Quevedo fournit un modèle pour la poésie engagée ; on en retrouvera les accents pamphlétaires dans le poème « Mola aux enfers », sur lequel nous reviendrons.
« Canto sobre unas ruinas » convoque, dès son titre, une longue tradition de poèmes de ruines, comme celui de Quevedo justement, « À Rome ensevelie sous ses ruines » [« A Roma sepultada en sus ruinas »], lui-même une reprise de Du Bellay. C’est cependant ici surtout le poème de Rodrigo Caro « Chanson pour les ruines d’Italica » [« Canción a las ruinas de Itálica »], qui est l’objet d’une réécriture [8] . Cette méditation sur des ruines, baroque s’il en est par son attention à la fugacité, sa construction tout en balancements et antithèses, a également été lue comme un poème plus politique sur la fragilité des empires [9] . L’écho est très audible dans les premiers vers :
Neruda :
Esto que fue creado y dominado,
esto que fue humedecido, usado, visto,
yace – pobre pañuelo – entre las olas
de tierro y negro azufre.
Ceci qui fut créé et dompté,
ceci qui fut humecté, utilisé, vu,
gît – pauvre mouchoir – entre les vagues
de terre et de soufre noir [10] .
Caro :
Estos, Fabio, ¡ay dolor!, que ves ahora,
campos de soledad, mustio collado,
fueron un tiempo Itálica famosa.
Aquí de Cipión la vencedora
colonia fue; por tierra derribado
yace el temido honor de la espantosa
muralla, y lastimosa
reliquia es solamente
de su invencible gente.
Tout ceci, Fabio, ah douleur ! que tu vois à présent,
champs de solitude, colline flétrie,
fut un temps la fameuse Italica.
Ici fut de Scipion la victorieuse
colonie ; jeté à terre
gît l’honneur craint de l’effrayante
muraille, et elle n’est plus que
déplorable relique
de son peuple invincible.
On retrouve le même usage du démonstratif, le même geste déictique, le même contraste entre le prétérit du verbe être et le présent épitaphique « yace », « gît ». Ce qui rend l’opposition plus douloureuse chez Neruda est qu’elle résulte d’une destruction brutale et non de la lente action des siècles qui déposerait une patine à mesure qu’elle corrode [11] . La strophe de Neruda est pourtant plus sobre, lissant l’hyperbate spectaculaire de Caro ; or cette hyperbate syntaxique est pour ainsi dire remplacée par une vaste hyperbate rhétorique et sémantique. Au lieu de dérouler successivement les lieux, de passer en revue les sites pour opposer ce qui fut et ce qui est, le poème de Neruda donne une image de l’éclatement généralisé dans la juxtaposition de l’hétéroclite :
Todo ha ido y caído,
brutalmente marchito.
Utensilios heridos, telas
nocturnas, espuma sucia, orines justamente
vertidos, mejillas, vidrio, lana,
alcanfor, círculos de hilo y cuero, todo,
todo por una rueda vuelto al polvo
Tout est parti et tombé
fané d’un coup.
Outils blessés, toiles
nocturnes, écume sale, urines justement
versées, joues, verre, laine,
camphre, rouleaux de fil et de cuir, tout
tout d’un tour de roue rendu à la poussière [12]
Le zeugme sémantique, l’énumération chaotique, sont seuls à même de rendre compte de la déroute du sens de l’histoire et d’un réel lui-même littéralement sens dessus dessous.
Ce phénomène de déplacement concerne aussi l’interpellation. Le poème de Neruda s’en dépouille dans un premier temps, pour opposer passé et présent dans un quatrain impersonnel : la subjectivité se fait encore entendre, mais comme étouffée dans la sobre apposition – pobre pañuelo. Or l’interpellation revient en force à la fin du poème, substituant à une apostrophe singulière et précise, « Fabio », un impératif pluriel très général :
ved cómo se ha podrido
la guitarra en la boca de la fragante novia:
ved cómo las palabras que tanto construyeron,
ahora son exterminio: mirad sobre la cal y entre el mármol deshecho
la huella – ya con musgos – del sollozo.
Voyez comme la guitare
s’est décomposée sur la bouche de l’odorante fiancée :
voyez comme les mots qui ont fait tant de choses,
ne sont plus maintenant qu’extermination : contemplez sur la chaux et entre le marbre défait
la trace – déjà avec de la mousse – du sanglot [13] .
Malgré tout son pessimisme, malgré ce constat de destruction implacable, le poème s’achève sur une interpellation collective qui annonce presque celle du poème engagé et testimonial « J’explique certaines choses » : « Venez voir le sang dans les rues » [« Venid a ver la sangre por las calles [14] »], répétée et déclinée dans plusieurs formes de vers. En dépit du sentiment général de néant, le poème débouche sur un appel aux autres, une communication dans l’appel à voir. Et si le marbre – des bâtiments, de la tradition de Caro ? – est brisé à jamais, il reste une trace humaine, un sanglot qui se voit à défaut de s’entendre.
Enfin, Neruda procède à une réduction spectaculaire, et pour le moins inattendue dans un poème lié à une circonstance et une urgence politique, l’effacement du référent géographique et historique [15] : dès le titre, « unas ruinas » se substituent aux spécifiques « ruinas de Itálica ». Seul le contexte permet d’identifier le référent et de donner à certains motifs (la guitare par exemple) une valeur métonymique. Le recours à la tradition baroque ne constitue pas seulement pour le poète chilien une déclaration de solidarité avec le peuple espagnol, elle permet aussi d’articuler immédiateté et profondeur temporelle. Neruda élargit même considérablement l’empan de Caro, qui couvrait le présent jusqu’à l’Antiquité. C’est ici d’un temps avant l’Histoire qu’il s’agit, de la genèse de la matière et des formes, avant toute intervention humaine, avant même les cloches ou les horloges, avant le temps donc. On est au demeurant frappé par la confusion temporelle des verbes : présent, imparfait, passé composé s’entremêlent et brouillent toute chronologie. En un sens, ce poème est largement empreint de la temporalité sinueuse des premières Résidences ; mais on pourra aussi dire qu’il met en place ce qui deviendra l’un des grands ressorts de la poésie nérudienne, le retour à l’origine, la recherche d’un centre matriciel. Le temps n’est pas encore cyclique [16] , pas encore ouvert sur un avenir, comme il le sera dans le poème « Pour les mères des miliciens morts » du même recueil, ni à plus large échelle, dans Chant général. Il n’en est pas moins aimanté vers une forme nouvelle de rétrospection.
Tout se passe donc comme si les ingrédients de la poésie de Neruda, celle d’avant et celle d’après la guerre, étaient mélangés dans ce poème dans des proportions différentes, passant par une étape de redistribution généralisée. Il est en tout cas remarquable que la réécriture d’un poème célèbre de la littérature espagnole en soit l’occasion : Neruda ne se contente pas d’enrôler un classique, mais se sert de la tradition poétique comme d’un tremplin pour donner à un poème écrit dans l’urgence profondeur temporelle et complexité sémantique. Vérifions à présent cette idée avec le recours à Dante dans le recueil, qui donne sa pleine mesure au pouvoir du classique en temps de crise.
Le recours à Dante : de la lettre à l’esprit
Contrairement à Góngora ou Quevedo, Dante n’est pas un auteur que commente avec précision Neruda ; il y fait en revanche souvent référence, le plus souvent pour signifier la « grande œuvre [17] ». Les intertextes dantesques sont également plus diffus, tout en étant récurrents dans les œuvres postérieures, dans Chant général en particulier. Cette relative insaisissabilité explique sans doute que la référence à Dante ait beaucoup moins retenu l’attention des critiques. Elle est pourtant très visiblement affichée ici, dans un triptyque consacré aux généraux insurgés, « Sanjurjo en los infiernos », « Mola en los infiernos » et « El general Franco en los infiernos ». Les deux premiers poèmes sont composés en terza rima, structure immédiatement reconnaissable. Même si elle existe aussi dans la poésie espagnole, elle est ressentie comme une importation italienne : le « terceto encuardenado » de Quevedo vient des Triumphes de Pétrarque. Les titres indiquent explicitement à la fois la référence à Dante et son détournement : il ne s’agit plus de l’enfer chrétien, mais des « enfers », qui ne se confondent pas pour autant avec ceux de la mythologie. Ces enfers avec une minuscule sont bien plutôt les bolges symboliques dans lesquelles précipite un jugement à la fois moral et politique. C’est en effet d’abord le Dante redoutable justicier qui intéresse Neruda, celui qu’évoque Victor Hugo dans William Shakespeare [18] , qui l’inspire pour Les Châtiments, celui qui dans « La vision de Dante » s’exprime d’outre-tombe pour interroger tous les bourreaux et remonter à la source du mal contemporain : le pape. Comme Hugo, Neruda retient ce pouvoir poétique de marquer au fer rouge les coupables, de graver pour l’éternité leur nom dans les registres du mal. C’est en effet une constante dans l’Enfer : Dante demande inlassablement le nom des damnés, n’ayant de cesse de l’obtenir lorsqu’il est tu. Or les noms des généraux sont bien affichés ici dans les titres des poèmes, mise au ban d’autant plus remarquable que très peu de noms de personnes figurent dans le reste du recueil.
Surtout, Neruda reprend l’idée du contrappasso pour proposer des châtiments infernaux homologiques des crimes des généraux. Le procédé est très visible dans le premier poème « Sanjurjo en los infiernos ». Il faut dire que le destin même de José Sanjurjo propose déjà une forme de contrappasso : traître à la République, il périt dans un accident d’avion, que l’on supposa tramé par les autres généraux insurgés. Le traître est donc mort de trahison, et le terme « traidor » répété dans une série dérivative très dense :
Amarrado, humeante, acordelado
a su traidor avión, a sus traiciones,
se quema el traidor traicionado.
Amarré, fumant, enchaîné
à son avion perfide, le traître trahi
se brûle à ses trahisons [19] .
Pour Dante, la trahison constitue le plus grave de tous les péchés et son châtiment est l’occasion des plus saisissants tableaux ; ici, le traître n’est pas châtié comme ceux du neuvième cercle par le gel, mais par des flammes, dans une image infernale qui pourrait paraître somme toute assez conventionnelle. Mais c’est que le damné doit souffrir par où il a fait le mal : Sanjurjo, qui a fait bombarder des populations civiles, est donc consumé par les flammes du phosphore.
Como fósforo queman sus riñones
y su siniestra boca de soldado
traidor se derrite en maldiciones,
por las eternas llamas piloteado,
conducido y quemado por aviones,
de traición en traición quemado.
Ses reins brûlent comme le phosphore
et sa funeste bouche de soldat
traître se consume en malédictions,
piloté par les éternelles flammes,
conduit et brûlé par des avions,
brûlé de trahison en trahison [20] .
Les formes passives saturent le poème : le supplice est de nature double, à la fois homologique (celui qui a brûlé brûle) et antithétique (l’agent de la destruction est réduit à une éternelle passivité). Le poème suivant prolonge le premier, continuant à faire flamber les flammes du contrappasso dans le bûcher de la terza rima. Là aussi, la passivité du damné Mola, éternellement emporté, se lit dans l’accumulation des participes passés, formes essentielles de la grammaire du châtiment. D’un poème à l’autre, d’un général à l’autre, on note pourtant une dépréciation, puisque l’espèce de grandeur du mal chez Sanjurjo n’est plus que ridicule chez Mola, fixé dans une vignette de bestiaire :
va el infernal mulato, el Mola mulo
definitivamente turbio y tierno,
con llamas en la cola y en el culo.
l’infernal mulet trotte, Mola le mulet
irrémédiablement trouble et tendre,
cul et queue en proie aux flammes [21] .
L’extrême familiarité du lexique, vulgarité même – que ne renierait pas Dante – est étayée par les proximités sonores (mulato/ Mola/ mulo/ cola/ culo), qui donnent au poème les allures d’un pamphlet satirique [22] . La représentation de Mola en personnage grotesque est au demeurant un topos des romances de la guerre d’Espagne, et Neruda reprend sans doute très consciemment ce lieu commun, puisqu’il utilise les mêmes termes que José Bergamín, qui intitule un romance d’août 1936 « El mulo Mula [23] », ou que Antonio Aparicio dans « Lidia de Mola en Madrid [24] ». Mola, défait par les troupes républicaines, est un vaincu, et son évocation doit galvaniser ses adversaires : la satire participe du combat. C’est au demeurant un mouvement que l’on retrouvera dans d’autres évocations du mal chez Neruda – on pense en particulier au Chant général : l’horreur saisissante se change au fil des siècles en méchanceté grotesque, non moins criminelle, mais qui perd sa puissance de sujétion. Cette dégradation est en somme nécessaire pour rendre possible la victoire sur le mal à l’œuvre dans le monde.
Or ce mouvement s’interrompt net avec le troisième poème, « El general Franco en los infiernos » : le titre et la typographie (les italiques) signalent d’emblée un écart, que redouble l’abandon de la terza rima, au profit d’une structure plus lâche, et surtout beaucoup plus longue [25] . Il ne s’agit par ailleurs plus de « faire tableau », mais de s’adresser directement au criminel dans une interpellation et une violente invective, entre mépris et haine. Neruda retrouve alors une grande modalité dantesque, le dialogue avec le mal, l’interrogation :
Aquí estás. Triste párpado, estiércol
de siniestras gallinas de sepulcro, pesado esputo, cifra
de traición que la sangre no borra. Quién, quién eres,
oh miserable hoja de sal, oh perro de la tierra,
oh mal nacida palidez de sombra.
Te voilà. Lugubre paupière, fiente
de sinistres poules sépulcrales, épais crachat, emblème
de trahison que le sang n’efface pas. Qui, qui es-tu,
ô misérable feuille de sel, ô chien de la terre,
ô pâleur d’ombre mal née [26] .
Tout se passe comme si Neruda délaissait ici la lettre de Dante pour mieux en retrouver l’esprit : l’inlassable questionnement, la quête morale, pour comprendre ce qui excède l’entendement, la quête poétique aussi, pour dire ce qui semble dépasser les pouvoirs de la parole. On se souvient que Dante pose régulièrement cette question du « comment dire ? ». Ainsi au début du chant 28, qui va montrer le sort des fauteurs de discordes, à propos du châtiment infligé à Bertrand de Born :
Chi poria mai pur con parole sciolte
dicer del sangue e de le piaghe a pieno
ch’i’ora vidi, per narrar piú volte ?
Qui pourrait jamais, même sans rimes,
redire à plein le sang et les plaies
que je vis alors, même en répétant son récit [27] ?
Ainsi encore au début du chant 32, pour évoquer le neuvième cercle des traîtres. Le recours à Dante dans ces moments de crise de l’Histoire prend tout son sens à la lumière de cette douloureuse interrogation sur le dicible, sur les limites du langage, qui formule en même temps la volonté de les dépasser.
Or en même temps qu’il touche à ce cœur-là de l’œuvre de Dante, Neruda s’éloigne de son fondement chrétien, puisque la malédiction est ici purement humaine, et que seuls les humains sont les agents du châtiment :
Maldito, que sólo lo humano
te persiga, que dentro del absoluto fuego de las cosas,
no te consumas, que no te pierdas
en la escala del tiempo, y que no te taladre el vidrio ardiendo
ni la feroz espuma.
Maudit, que seul l’humain
te poursuive, qu’à l’intérieur du feu absolu des choses,
tu ne te consumes pas, que tu ne perdes pas
sur l’échelle du temps, et que ne te larde pas le verre ardent
ni la féroce écume [28] .
Franco est condamné à ne plus trouver le sommeil et à ouvrir éternellement ses tristes paupières sur les horreurs qu’il a causées :
No mereces dormir
aunque sea clavados de alfileres los ojos: debes estar
despierto, General, despierto eternamente
entre la podredumbre de las recién paridas,
ametralladas en otoño. Todas, todos los tristes niños descuartizados
tiesos, están colgados, esperando en tu infierno
ese día de fiesta fría: tu llegada.
Niños negros por la explosión,
trozos rojos de seso, corredores
de dulces intestinos, te esperan todos, todos en la misma actitud
de atravesar la calle, de patear la pelota,
de tragar una fruta, de sonreír o nacer.
Tu n’as pas droit au sommeil
quand même tu aurais les yeux cloués d’aiguilles : tu dois
être en éveil, Général, en éveil éternellement
parmi la décomposition des jeunes mères,
mitraillées en automne. Toutes, tous les tristes enfants
déchiquetés,
figés, sont pendus dans ton enfer, et attendent
ce jour de fête froide : ton arrivée.
Enfants noircis par l’explosion,
lambeaux rouges de cervelles, galeries
de douces viscères, ils t’attendent tous, tous, dans la
même attitude,
prêts à traverser la rue, à lancer le ballon,
à avaler un fruit, à sourire ou à naître [29] .
On touche ici à l’autre conséquence de la sécularisation de l’enfer, qui est aussi son aggravation : il n’y a plus de ligne de partage entre enfer, purgatoire et paradis. Dante avait introduit un pont entre enfer et paradis en représentant un purgatoire encore contesté par la théologie. Comme le commente dans sa belle lecture le poète Mario Luzi [30] , Dante a voulu un dynamisme dans l’au-delà, une possibilité de passage qui est le chemin de l’espérance. En rompant tous les murs, en déversant l’enfer dans le paradis des innocents, Neruda bloque en fait ce chemin et anéantit l’espoir : le célèbre « Lasciate ogni speranza » s’applique désormais à tous, puisqu’il n’est plus de lieu protégé. On ne sait d’ailleurs si ces enfers se situent sur terre ou au-delà, s’ils constituent un lieu de vie ou de mort. Car c’est bien l’autre confusion majeure qu’introduit le troisième volet de ce triptyque dantesque : alors que dans les deux premiers, le poète dépeint le sort de généraux morts, il s’adresse ici à un vivant. Qu’est-ce à dire ? Est-il en train de projeter le châtiment et la vision infernale ? Il nous semble au contraire qu’il s’agit plutôt de ramener l’enfer sur terre : celui de Dante, qui maintenait le supplice dans l’étanchéité d’un au-delà, est devenu celui de l’Histoire, lieu de confusion entre les bourreaux et les victimes, mais aussi les vivants et les morts.
En lisant de près ce poème, on s’aperçoit ainsi que « les enfers » du titre redeviennent un enfer au singulier pour évoquer le lieu où est plongé Franco, qui est celui du supplice des victimes, des enfants au corps pulvérisé. Cet enfer est en fait celui de l’ici-bas, de la « rue » où sont frappés les innocents. La logique du contrappasso est défiée : parce qu’il n’y a pire crime que celui du général, il n’y a pas de châtiment homologique possible, sinon d’en imposer la vision. La fin du poème reprend ce singulier et le met en valeur en fin de strophe :
(…) Ahora, más allá de la tierra,
hechos substancia
destruida, materia asesinada, harina muerta,
te esperan en tu infierno.
À présent, au-delà de la terre,
pétris de substance
détruite, de matière assassinée, de farine morte,
ils t’attendent dans ton enfer.
Il rime ainsi avec le mot qui clôt tout le poème :
y que un agonizante río de ojos cortados
te resbale y recorra mirándote sin término.
et qu’un fleuve agonisant d’yeux arrachés
glisse sur toi et te parcoure en te dévisageant sans fin [31] .
ll y a sans doute ici un relais entre Dante et Neruda car il est difficile en lisant ce dernier vers de ne pas penser au poème de La Légende des siècles « La conscience », et à sa pointe terrible : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn [32] ». Neruda représente également un regard allégorique de la conscience, poursuivant le criminel dans sa tombe, châtiment le plus terrible qui soit pour l’humain. Mais si cette conscience qui punit est pour Hugo un agent du progrès, il n’est pas de rachat possible pour Franco, enterré par le poète dans l’enfer qu’il a construit à son image.
Comme dans « Chant sur des ruines », on est frappé par les échos avec la poésie antérieure de Neruda : les deux poèmes pamphlétaires cèdent la place à une évocation hallucinée, cauchemardesque, qui rappelle fortement les visions disjonctives des premières Résidences. À ceci près bien sûr, et l’écart est de taille, que le sujet s’est effacé de ce cauchemar qui s’est désormais objectivé dans l’Histoire. C’est finalement en se détachant de la forme de Dante, en s’appropriant l’esprit de l’Enfer pour en infuser ses vers libres, sa syntaxe du hiatus, ses métaphores de la dislocation, que Neruda parvient à une grande lecture du poète florentin. Mais on peut aussi le dire autrement : c’est en ayant recours à Dante qu’il trouve une voie possible, qu’il peut faire passer quelque chose de sa poésie d’avant dans sa nouvelle éthique poétique du témoignage et de l’engagement.
En guise de conclusion, on amorcera une comparaison avec le recours à la tradition chez Aragon, qui a préfacé l’édition française d’Espagne au cœur et écrit un Romancero de Pablo Neruda dans Le Nouveau Crève-Cœur, recueil qui rassemble des poèmes régis par des formes versifiées codées. Une comparaison attentive révèlerait sans doute que le recours à la tradition est en fait très différent chez les deux poètes, malgré d’apparentes affinités. Aragon réclame les formes de la tradition, comme certains poètes espagnols, pour refuser qu’elles soient accaparées par la réaction politique, mais aussi pour mieux faire passer sa poésie de contrebande, pour activer les clefs de la mémoire poétique commune et mieux se faire entendre. Pour Neruda, la forme est secondaire, il ne l’emprunte que très occasionnellement, qui plus est non à la poésie espagnole, mais italienne, avec la terza rima : il dépasse l’idée nationale, au cœur de la démarche d’Aragon. Même dans la réécriture de Caro, cet enjeu est pour ainsi dire gommé, puisque Neruda réécrit un poème ancré dans un lieu en lui donnant un empan temporel et géographique très vaste. On dira que la chose n’est guère étonnante chez un poète qui n’est précisément pas espagnol, et qui élargit la portée du combat pour mieux s’y inscrire et y trouver sa place. Il nous semble toutefois qu’il y a plus, car Neruda n’hésite pas à d’autres moments à s’identifier au peuple espagnol et à ses luttes. In fine, le recours à la tradition n’est pas seulement un enrôlement des classiques, mais sert une méditation métapoétique sur les possibilités et le sens mêmes de l’écriture engagée. Dans le recueil Espagne au cœur, Neruda ne dispose pas les poèmes selon la chronologie de l’écriture : le « Chant sur des ruines » succède au triptyque dantesque. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’il accole ces ensembles, qui forment ainsi un cœur intertextuel au centre du recueil. C’est bien là désigner la fonction cardinale de la tradition poétique, qu’elle soit nationale ou non : fournir un creuset, un espace de redistribution des éléments du poème et de redéfinition de ses enjeux.
Notes
- [1]
Le livre a en fait d’abord été publié en 1937 à Santiago du Chili ; la mythique édition espagnole de 1938 (Ejército del Este [territorio de la República española], Ediciones Literiaras del Comisariado, 7 novembre 1938), est la deuxième. Les circonstances de la fabrication du livre sont racontées par Manuel Altolaguirre dans une lettre de 1941 à José Antonio Fernández de Castro, reproduite dans « Homenaje a Pablo Neruda », Taller de Letras, Revista del Instituto de Letras de la Universidad Católica de Chile, 1972, traduite par Alain Sicard dans Alain Sicard commente Résidence sur la terre de Pablo Neruda, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2003, p. 165-166.
- [2]
Pablo Neruda, « Sobre una poesía sin pureza », Obras completas, vol. 4, Barcelona, Galaxia Gutenberg, 2000, p. 381 (et encore : « usée comme par un acide par les devoirs de la main, pénétrée par la sueur et la fumée » [« gastada como por un ácido por los deberes de la mano, penetrada por el sudor y el humo »]). Ce manifeste a d’abord paru dans la revue madrilène Caballo verde para la poesía en 1935.
- [3]
On pense en particulier au célèbre poème d’Espagne au cœur « Explico algunas cosas », « J’explique certaines choses », qui thématise ce nouvel art poétique.
- [4]
Confieso que he vivido, Obras completas, vol. 5, p. 536.
- [5]
Le débat trouve son origine dans Amado Alonso, Poesía y estilo de Pablo Neruda, Losada, Buenos Aires, 1940 et se prolonge chez Jaime Alazkari, Poética y poesía de Pablo Neruda, New York, Las Americas Publishing Company, 1965 ; voir encore Alain Sicard, Pablo Neruda : une utopie poétique, t. 1, Le projet nérudien, Paris, Messene, 2000.
- [6]
Los poetas del mundo defienden al pueblo español, Les poètes du monde défendent le peuple espagnol, no 1, Paris, 1936.
- [7]
En particulier « Viaje en el corazón de Quevedo », texte de 1942, dans Obras completas, t. 4, p. 451-469.
- [8]
Dans une perspective un peu différente, cette relation intertextuelle a été analysée par Cecilia Enjuto Rangel, « Entre ruinas y escómbros de Itálica a Madrid: la poética transatlántica de Pablo Neruda », dans Vicente Cervera Salinas et Ma Dolores Adsuar Fernández (dir.), Alma América. In honorem Victorino Polo, Universidad de Murcia, 2008. Voir aussi, du même auteur, l’ouvrage Cities in ruins. The Politics of Modern Poetics, Purdue, Purdue University Press, 2010. C. Enjuto Rangel s’intéresse plus largement à la poétique des ruines dans la poésie moderne, dont elle souligne la forte tendance à l’historicisation, contrairement à une vision plus intime des ruines romantiques qui renverraient davantage le sujet à un sentiment ontologique de perte.
- [9]
Caro écrit cinq versions entre 1595 et 1647 : ce texte sur le passage du temps est ainsi lui-même pris dans un processus temporel. Sur ce poème et sur la poésie des ruines du Siècle d’Or, voir en particulier José María Ferri Coll, Las ciudades cantadas, el tema de las ruinas en la poesía española del Siglo de Oro, Alicante, Universidad de Alicante, 1995.
- [10]
Pablo Neruda, Residencia en la tierra, Obras completas, vol. 1, p. 383 ; Résidence sur la terre, trad. Guy Suarès, Paris, Poésie/Gallimard, 1972, p. 177.
- [11]
Starobinski remarque d’ailleurs que pour qu’une ruine soit belle, l’origine de sa destruction doit être lointaine, sinon perdue (voir « La mélancolie dans les ruines », L’Invention de la liberté (1700-1789), Genève, Skira, 1994 [1964]). Toute esthétisation est évidemment impossible dans ce cas.
- [12]
Ibid., p. 384 ; p. 177.
- [13]
Ibid., p. 384-385 ; p. 178.
- [14]
Ibid., p. 371.
- [15]
Dans le commentaire qu’il propose de ce poème, Enrico Marío Santi a été sensible à cette dimension (dans The Poetics of Prophecy, Ithaca, Cornell University Press, 1982).
- [16]
Il est certes question d’une « roue » qui est l’agent de la destruction, mais il nous semble que ce terme est à prendre littéralement, plutôt que que comme symbole de la circularité du temps : non pas l’ancienne roue de fortune (celle qui pouvait gouverner le destin des hommes et des empires chez Caro), mais la roue mécanique, celle des véhicules de guerre.
- [17]
On note cependant que dans un entretien avec Rita Guibert, Neruda remarque que de « grandes œuvres de l’humanité tiennent beaucoup du pamphlet politique, comme La Divine Comédie de Dante », Obras completas, t. 5, p. 1160.
- [18]
« Ce que Juvénal fait pour la Rome des césars, Dante le fait pour la Rome des papes ; mais Dante est justicier à un degré plus redoutable que Juvénal ; Juvénal fustige avec des lanières, Dante fouette avec des flammes ; Juvénal condamne, Dante damne. Malheur à celui des vivants sur lequel ce passant fixe l’inexplicable lueur de ses yeux », Victor Hugo, Œuvres complètes, Critique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 278.
- [19]
Ibid., p. 381 ; p. 174, sauf le premier vers retraduit par nous.
- [20]
Ibid.
- [21]
Ibid.
- [22]
On pense aussi forcément, même si ce n’est pas une référence pour Neruda au moment où il écrit ce poème, à la réécriture scatologique de l’Enfer de Dante dans le 14e Canto d’Ezra Pound.
- [23]
« De loin, le traître Franco / ne lui envoie que des promesses, / et le prenant pour un mulet / lui annonce des troupes mulâtres » [« De lejos, el traidor Franco / sólo promesas le manda, / y tomándolo por mulo / le anuncia tropas mulatas. »], dans Romancero de la guerra civil, éd. Francisco Caudet, Madrid, Ediciones de la Torre, 1978, p. 113.
- [24]
« tu es, Mola, comme le mulet, / qui rue de son dos. / Comme le mulet, comme le bœuf, / tu mourras, genou à terre. » [« eres, Mola, como el mulo, / que por la espalda cocea. / Como el mulo, como el buey / morirás, rodilla en tierra. »], ibid., p. 116)
- [25]
Ce poème a d’ailleurs été publié à part en revue : Tierra, Santiago du Chile, no 4, novembre 1937.
- [26]
Ibid., p. 382 ; p. 175.
- [27]
Dante, Enfer, trad. J. Risset, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 253.
- [28]
Ibid., p. 382 ; p. 175.
- [29]
Ibid., p. 383 ; 176.
- [30]
Mario Luzi, L’inferno e il limbo, Milan, Il Saggiatore, 1964, p. 16-25.
- [31]
Ibid.
- [32]
Victor Hugo, La Légende des siècles, Les petites épopées, [1859], Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 68.