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L’autodidacte chez Flaubert et Jerome K. Jerome : odyssées ratées en démocratie culturelle

ARTICLE

Rien ne saurait a priori rapprocher Jerome K. Jerome de Flaubert. D’un côté, nous avons affaire à un romancier qui a cherché dans l’écriture un moyen de parvenir à la célébrité ; qui a, dans ce but, écrit un livre grand public auquel il a même donné une suite dont la justification n’était autre que commerciale ; un romancier, enfin, que l’histoire littéraire a relégué au rang d’écrivain mineur, quand elle ne l’a pas complètement oublié. De l’autre côté, voici au contraire un écrivain qui préférait s’adresser à des happy few, voyant dans l’insuccès populaire la garantie de la réussite artistique, ne donnant à la littérature d’autre finalité qu’elle-même ; un écrivain dont le nom est resté [1] .

Jerome K. Jerome et Flaubert ne s’opposent pas seulement par leurs postures d’écrivain ou le destin qu’ont connu leurs œuvres. Ils s’opposent aussi dans leurs convictions intimes et dans leurs parcours personnels. Chacun incarne le modèle que l’autre rejette voire qu’il exècre : tandis que Flaubert prône une position élitiste de la littérature, dont il fait le dernier rempart à opposer à la bêtise de la vulgarisation des savoirs, Jerome K. Jerome est précisément lui-même un produit de cette démocratisation culturelle. Autodidacte issu de la lower class, devenu écrivain grâce aux politiques d’alphabétisation mises en place par le gouvernement, il est, dans le monde littéraire, un parvenu.

Pourtant, lorsque Jerome K. Jerome écrit le roman qui le rendra célèbre de son vivant, Three Men in a Boat (to Say Nothing of the Dog!), il propose une œuvre qui, dans sa composition, dans sa structure, dans ses stratégies d’écriture, croise les réflexions qui avaient guidé le Flaubert de Bouvard et Pécuchet près d’une décennie plus tôt [2] . Comme Flaubert, Jerome K. Jerome met en scène la figure de l’autodidacte à travers un personnage de lecteur zélé, trop zélé. Comme Flaubert, il recourt pour cela à une sorte de double médiocre et pédant. C’est un narrateur nommé Jerome qui évoluera dans des lieux que le romancier anglais a lui-même fréquentés, à commencer par la bibliothèque publique du British Museum, de même que Bouvard et Pécuchet reproduisent le travail de leur créateur en empruntant dans des cabinets de lecture les ouvrages qui ont servi à l’élaboration de Bouvard et Pécuchet [3] . Comme Flaubert, enfin, le romancier anglais propose une œuvre qui s’attaque à la bêtise – bêtise de celui qui échoue invariablement et pourtant recommence sans cesse. Aucun des personnages d’autodidacte présentés ici ne finit parvenu. Que le romancier voie dans cette figure un ennemi – Flaubert – ou qu’il puisse s’identifier à elle – Jerome K. Jerome –, l’échec est au bout du chemin.

Les évolutions sociales, économiques, techniques et culturelles que connaissent la France et l’Angleterre au xixe siècle expliquent de telles similitudes chez les deux romanciers dans le choix du sujet [4] . Dans un contexte de démocratisation culturelle, il n’est guère étonnant de voir proliférer ce type de personnage : des autodidactes qui adoptent davantage le profil de singes savants que celui d’érudits, des autodidactes qui ne sont, en réalité, rien d’autre que des « lecteurs mécaniques » [5] , suivant l’expression d’Edith Wharton. Dans une société qui prétend placer la culture à la portée de tous, mettre en scène des parvenus en puissance est certainement une manière lucide d’aborder la question de la faisabilité du projet [6] . La démocratisation culturelle apparaît alors, au mieux comme un miroir aux alouettes, au pire comme l’instrument d’un nivellement par le bas. Il peut être plus surprenant, en revanche, de trouver des armes semblables dans les deux camps opposés.

I. Explorations critiques du savoir : le motif du voyage en rond

La critique a déjà largement commenté l’« Odyssée » que constitue, selon le mot de Queneau, le roman de Flaubert [7] . Bouvard et Pécuchet explorent l’un après l’autre les différents domaines du savoir comme ils pourraient voguer d’île en île, animés par un désir fou, celui de faire le tour de la connaissance. Signe de l’échec inéluctable de l’entreprise – puisqu’aussi nourries soient leurs lectures, les deux bonshommes ne parviendront jamais à atteindre la Vérité, celle à laquelle nul ne peut plus rien objecter –, le voyage, dans cette œuvre, est métaphorique. Bouvard et Pécuchet se livrent bien à quelques excursions au cours du roman, mais l’essentiel de leurs études se fait dans un lieu circonscrit, Chavignolles [8] . À l’inverse de bien des personnages d’autodidacte qui montent à Paris pour s’informer, se former et ainsi devenir quelqu’un, les deux copistes font le choix, à la fin du premier chapitre, de se retirer dans la bourgade normande imaginaire. Ce mouvement à rebours, suivi du figement des personnages dans un espace provincial, un lieu quasiment clos, redouble alors l’impasse intellectuelle dans laquelle se sont a priori engagés les deux protagonistes [9] . Désireux d’apprendre en circulant d’un livre à l’autre, les personnages de Flaubert ne font bien que désapprendre, dans ce qui ressemble à une entreprise de démolition systématique de toute connaissance. La structure cyclique du roman, renforcée qui plus est par l’inachèvement de l’œuvre, apparaît dès lors comme le seul aboutissement possible du périple mental des personnages : le désir encyclopédique de Bouvard et Pécuchet ne peut que les ramener à leur point de départ [10] .

Huit ans après la publication du roman de Flaubert, Jerome K. Jerome s’empare à son tour du motif du voyage dans le but de procéder à une exploration critique du savoir de son personnage. Le voyage métaphorique laisse ici la place à un voyage concret. Trois employés de bureau profitent de leurs congés pour remonter la Tamise en bateau, excursion qui leur permettra d’expérimenter les plaisirs et surtout les désagréments du canotage : telle est l’intrigue de Three Men in a Boat. La manière différente dont les deux œuvres travaillent le motif du voyage reflète la différence dans le type de savoir représenté. Quand le roman français montre un apprentissage en cours, le roman anglais, lui, se penche sur un savoir déjà constitué et même, comme on le verra, figé.

Si Jerome K. Jerome ne représente qu’une seule fois son personnage en train de lire, à l’occasion d’une analepse, là où Flaubert démultiplie ce type de scènes, c’est en effet que l’autodidacte ne correspond plus, ici, à une figure en devenir, mais à un personnage dont la formation est achevée [11] . Après la scène inaugurale à la bibliothèque du British Museum, le récit paraît en effet moins porter sur le voyage lui-même que sur le discours que veut bien tenir le narrateur à propos de ce voyage. L’excursion, reléguée bientôt à la fonction d’arrière-plan, n’apparaît guère que comme un prétexte utilisé par le narrateur pour multiplier les digressions. Les scènes de canotage disparaissent progressivement sous le verbiage de Jerome, entre réflexions pseudo-philosophiques sur la condition humaine et longs développements historiques à visée pédagogique. Au fil des chapitres s’amoncellent des morceaux littéraires volontairement indigestes. Tel paysage suscitera une anecdote didactique sur une coutume locale, quand telle description motivera plutôt l’invention d’un récit à la manière de. Tout modeste employé de bureau qu’il soit, Jerome ne se prive pas d’agrémenter son texte d’imitations de fabliaux ou de pastiches du cycle arthurien. Il s’agit là, bien évidemment, des souvenirs de lecture d’un autodidacte désireux de montrer l’étendue de sa culture. Mais il s’agit là, surtout, des échantillons de style d’un autodidacte persuadé d’avoir à ce point acquis des compétences en littérature qu’il en est devenu un auteur. Non content d’imposer au reste du personnel romanesque ainsi qu’au lecteur de l’œuvre une errance dans sa propre mémoire, le narrateur-personnage leur fait également subir ce qu’il croit être l’étendue de son talent d’écrivain [12] .

De ce fait, l’odyssée, là encore, vire au naufrage intellectuel. En dépit des efforts grossièrement déployés par le narrateur pour donner à son récit de canotage une dimension épique, l’excursion sur le fleuve s’achève en débâcle. Découragés par une pluie persistante, les personnages préfèrent renoncer à atteindre Oxford et s’en retournent à Londres pour profiter d’une soirée au music-hall. Jerome K. Jerome multiplie ainsi les signes de l’échec. Au voyage à contre-courant s’ajoute, in fine, un effet de boucle [13] . Le récit s’achève peu ou prou là où il avait commencé ; l’autodidacte a échoué.

II. Contourner l’impasse ? Narrateur et compétence culturelle

Dans ces deux œuvres où le cheminement de l’autodidacte s’achève nécessairement par un retour à la position initiale, il apparaît que le savoir, seul, ne mène à rien. Bouvard, Pécuchet et le narrateur-personnage de Three Men in a Boat se piquent d’être doctes mais, faute d’avoir assimilé leurs lectures, ils ne font qu’afficher une culture de façade ne trompant personne. À l’opposé de ce que l’on observe dans le roman d’apprentissage, les personnages ne se trouvent pas transformés par leur confrontation aux différents domaines de la connaissance. Désespérant plutôt de trouver dans le monde réel la confirmation de leurs lectures, ils s’acharnent au contraire à plaquer sur la réalité leur savoir livresque, sans accepter de se laisser surprendre et modeler par l’expérience [14] . On peut d’ailleurs noter que la quantité de connaissances accumulées par les personnages ne change rien au jugement que porte sur eux le lecteur, puisqu’un Bouvard ou un Pécuchet, bien plus cultivé qu’un Jerome, ne passera pas moins que ce dernier pour un faux savant [15] .

La maîtrise du savoir ne peut aller sans la maîtrise conjointe d’un savoir-faire et d’un savoir-être : c’est là que réside le fameux « défaut de méthode » [16] des personnages. Les différents protagonistes des deux romans ne pèchent pas par ignorance, en effet, mais du fait qu’ils adoptent une posture inadaptée. Voilà un type d’autodidacte qui s’autoproclame érudit et se retrouve ainsi placé par le romancier dans une position de domination ouvertement usurpée. Flaubert comme Jerome K. Jerome semblent dès lors montrer, à travers leurs deux romans, que la compétence culturelle est cela-même qui demeure hors de portée de l’aspirant parvenu.

D’une manière tout à fait signifiante, Bouvard et Pécuchet ne font souvent que singer l’érudition, dessinant dans leur gestuelle et leur costume les contours du savoir qu’ils prétendent maîtriser, procédant de même dans leur discours [17] . La structure globale des chapitres se répète, ainsi, dans Bouvard et Pécuchet : en l’absence de contenu véritable du savoir, les domaines de la connaissance se révèlent quasiment interchangeables.

Aux déguisements et aux discours affectés des deux bonshommes de Flaubert répondent, chez Jerome K. Jerome, les parodies involontaires du narrateur. Ce n’est pas le personnage lui-même qui se pare d’atours de pacotille, mais bien son écriture. Persuadé de proposer, à travers ses exercices de style, un éventail de ce que la littérature anglaise peut produire de meilleur, Jerome ne crée en réalité rien d’autre que des ersatz loin d’atteindre la qualité du modèle imité. Maîtriser des références culturelles du canon littéraire, et même en connaître certains codes stylistiques, ne suffit pas à faire du narrateur de Three Men in a Boat un écrivain. Ainsi, lorsqu’il s’attaque à la fresque historique, comme ici :

C’est un beau matin d’été, ensoleillé, calme et doux. Mais dans l’air passe un émoi précurseur. Le roi Jean a couché à Duncroft Hall, et toute la journée précédente la petite ville de Staines a retenti du cliquetis des armes, du piétinement des grands destriers de guerre, des commandements des chefs, des jurons affreux et des plaisanteries grossières des archers farouches, des piquiers, des hallebardiers et des lanciers au langage étranger.

Il est arrivé des troupes de chevaliers et de seigneurs aux beaux habits souillés par la poussière du voyage. Toute la soirée, les portes des timides bourgeois ont dû s’ouvrir en hâte pour laisser pénétrer les escouades de soudards brutaux exigeant le vivre et le couvert, et du meilleur, ou gare à la maison et à ses occupants ! [18]

Ou lorsqu’il tente une incursion du côté du lyrisme, à l’instar de cet autre passage :

C’était par une matinée splendide de la fin du printemps ou du début de l’été, comme on voudra, de cette saison où les tons délicats de l’herbe et des feuillages sont en train de virer à un vert plus foncé, où l’année ressemble à une belle jeune fille, tremblante d’émoi de sentir battre en ses veines l’éveil de sa féminité. [19]

Jerome ne parvient pas à proposer autre chose qu’une enveloppe vide. À la manière des écrivaillons que seraient devenus Bouvard et Pécuchet s’ils étaient allés au bout de leur étude de la littérature, Jerome écrit une œuvre qui n’est que poncifs du point de vue du contenu, clichés du point de vue de la forme. La lourdeur de son style ampoulé et la platitude de ses idées remettent dès lors en question le bénéfice qu’il y aurait à imiter un modèle.

Par leur représentation de l’impasse que constitue la démarche de l’autodidacte, les deux romans tendent ainsi à rendre presque impensable la notion même de compétence culturelle. Flaubert, lui, nie tout bonnement dans son œuvre la possibilité d’acquérir cette compétence ; l’autodidacte, condamné à n’imiter que les formes du savoir, n’a pas la capacité de dépasser son modèle, c’est-à-dire de se mettre à penser par lui-même. Jerome K. Jerome, quant à lui, emprunte une voie différente, attitude justifiée certainement par son parcours personnel. À la lecture de Three Men in a Boat, et plus particulièrement dans les moments présentés comme édifiants par le narrateur, le lecteur est conduit à se demander non pas si un lettré autodidacte est capable d’imiter le canon littéraire, mais bien plutôt si la démarche est souhaitable. Jerome K. Jerome offre en effet à son lecteur des passages réussis qui contrebalancent les tentatives ratées de son narrateur – reconstitutions historiques kitsch et autres mièvreries censément poétiques. Il s’agit de toutes les scènes humoristiques où le narrateur-personnage oublie d’être pédant pour faire preuve d’autodérision ; en d’autres termes, de toutes les scènes qui s’éloignent du canon littéraire pour proposer quelque chose de nouveau.

Incarnation, au sein du récit, de la norme que présuppose la notion de compétence culturelle, la figure du narrateur omniscient se trouve de la sorte mise à distance par les deux romanciers. Flaubert efface autant que possible de son texte cette figure tutélaire, tandis que Jerome K. Jerome la détourne en recourant à une narration à la première personne assurée par un personnage fat et ridicule. Ainsi, ni l’un ni l’autre ne propose de contre-modèle à opposer à la bêtise des personnages d’autodidactes ratés, achevant a priori de saper tout espoir d’une réelle démocratisation culturelle.

La norme, pourtant, semble ressurgir malgré tout. L’originalité des deux œuvres ne se définit-elle pas, précisément, dans l’écart que celles-ci entretiennent par rapport à un certain modèle ? Le roman de Flaubert ne présente pas de voix surplombante figurant l’omniscience, mais l’absence même de cette instance traditionnelle du récit lui rend paradoxalement son existence, en négatif. Quant au roman de Jerome K. Jerome, s’il montre que la connaissance de ce que l’on pourrait nommer la culture dominante ne suffit pas à arracher un autodidacte à sa situation de départ, il n’en établit pas moins les œuvres canoniques de la littérature anglaise comme mètre-étalon pour mesurer la qualité de son propre travail. Nombreux sont les passages en effet, où, pour établir une connivence avec le lecteur contre le narrateur, l’auteur place dans son texte des références littéraires subtiles échappant à Jerome. C’est tout à fait ingénument par exemple que ce dernier emploie l’expression « far from the madding crowd », qui ne peut manquer d’évoquer au lecteur le roman de Thomas Hardy publié sous ce titre en 1874. Ailleurs, c’est tout aussi naïvement que le narrateur relate la légende de Lady Hoby dans le Berkshire, sans se rendre compte de la ressemblance frappante entre l’histoire qu’il raconte et celle de Lady Macbeth. Jerome K. Jerome, ami de Hardy et ancien comédien familier de l’œuvre de Shakespeare, est parfaitement conscient de glisser ici des références. Tel n’est pas le cas de Jerome, puisqu’il ne serait jamais passé à côté de si belles occasions de dérouler de nouveaux développements pédants. Le romancier fait bien, par ce biais, appel à la compétence culturelle du lecteur [20] .

 

Dans Bouvard et Pécuchet et Three Men in a Boat, la littérature, et plus globalement la culture, apparaît comme un domaine de la connaissance qui ne peut s’apprendre par la simple lecture – un domaine qui demeure par conséquent hors de portée de l’autodidacte, puisqu’elle ne peut être réduite à un ensemble de règles qu’il suffirait d’appliquer [21] . Avoir des lettres ne fait pas nécessairement de vous un lettré, savoir écrire ne fait pas nécessairement de vous un écrivain.

Flaubert comme Jerome K. Jerome refusent donc de conférer au texte littéraire une fonction didactique ; leurs deux romans consacrent, d’ailleurs, la négation du savoir livresque. Pourtant, comme si l’œuvre littéraire ne pouvait pas ne pas délivrer malgré elle un savoir au lecteur, force est de constater que Bouvard et Pécuchet comme Three Men in a Boat dispensent une forme de leçon. Du fait que les deux textes proposent une expérience de lecture particulière, puisque l’effacement quasi complet du narrateur ou le choix d’en faire endosser le rôle par un personnage non fiable obligent à une vigilance certaine, Flaubert et Jerome K. Jerome lèguent au lecteur un savoir-faire : celui de savoir se méfier de la littérature.

Notes

  • [1]

    Voir par exemple la lettre du 10 novembre 1877 que Flaubert adresse à Edma Roger des Genettes. Gustave Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. V, 2007, p. 322.

  • [2]

    Jerome Klapka Jerome, Three Men in a Boat (to Say Nothing of the Dog!) (Bristol, J.W. Arrowsmith, 1889), éd. Geoffrey Harvey, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; Trois hommes dans un bateau (sans parler du chien !), éd. André Topia, trad. Déodat Serval, Paris, Flammarion, 2015. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet (Paris, Lemerre, 1881), éd. Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1979.

  • [3]

    Pour éviter toute confusion entre l’auteur et son personnage, nous conserverons les dénominations de Jerome K. Jerome pour le premier et de Jerome pour le second.

  • [4]

    Voir notamment Marie-Françoise Cachin, Une nation de lecteurs ? La lecture en Angleterre (1815-1945), Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, coll. Papiers, 2010, p. 7-170 et Dominique Kalifa, La Culture de masse en France. 1850-1930, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2001, p. 23-37.

  • [5]

    Edith Wharton, Le Vice de la lecture (« The Vice of Reading », North American Review, octobre 1903), trad. Shaïne Cassim, Paris, Les Éditions du Sonneur, 2009, p. 14. Le portrait que dresse la romancière américaine du « lecteur mécanique » rappelle bon nombre de personnages d’autodidacte de la fin du xixe siècle : ce mauvais lecteur consomme la littérature comme il consomme la nourriture, en calculant combien exactement il emmagasine de connaissances par session de lecture.

  • [6]

    Parmi les personnages d’autodidactes ratés qui prolifèrent à l’époque, on peut citer notamment, dans la littérature anglaise, Mr Lewisham d’H.G. Wells ou Leonard Bast d’E.M. Forster, personnages dont les traits caractéristiques correspondent à ceux du lecteur mécanique.

  • [7]

    Voir Raymond Queneau, « Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert » (1947), Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1965, p. 97-124.

  • [8]

    Les voyages effectués par Bouvard et Pécuchet se limitent à une expédition géologique entre le Havre et Fécamp ainsi qu’à un pèlerinage à Notre-Dame de la Délivrande dans le Calvados.

  • [9]

    Voir Stéphanie Dord-Crouslé, « L’écart provincial dans Bouvard et Pécuchet » dans Yvan Leclerc et Amélie Djourachkovitch (dir.), Province-Paris. Topographie littéraire du xixe siècle, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, coll. Normandie, 2000, p. 351.

  • [10]

    Sur la structure circulaire de Bouvard et Pécuchet, voir par exemple Yvan Leclerc, La Spirale et le monument. Essai sur Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, Paris, SEDES, coll. « Présences critiques », 1988 ; voir également Claudine Gothot-Mersch, « Le roman interminable : un aspect de la structure de Bouvard et Pécuchet » dans Flaubert et le comble de l’art. Nouvelles recherches sur Bouvard et Pécuchet, Actes du Colloque tenu au Collège de France les 22 et 23 mars 1980 par la Société des études romantiques, Paris, SEDES-CDU, 1981, p. 9-22.

  • [11]

    La scène est unique mais si caricaturale qu’elle révèle d’emblée dans le personnage un « lecteur mécanique ». Jerome s’y montre gagné par une frénésie de lecture qui ne semble guère pouvoir avoir d’autres limites que celles, matérielles, des livres qu’il feuillette. Guidé par son hypocondrie, un mal dont souffrent également Bouvard et Pécuchet lorsqu’ils étudient la médecine et l’hygiène, le personnage-narrateur en vient très vite à lire méticuleusement une encyclopédie médicale de A à Z, sans en omettre une seule page et sans omettre non plus de se croire atteint de tous les maux recensés par l’ouvrage, à une exception près. Un rapport aussi fétichiste à l’écrit rappelle le « défaut de méthode » des deux compères chez Flaubert. Que les personnages s’attachent à lire l’intégralité des livres existants, quitte à se contenter de passages choisis, ou qu’ils s’attachent à lire l’intégralité d’une encyclopédie, ils privilégient la quantité à la qualité, se révélant tout à fait incapables de repérer ce qui mérite d’être lu.

  • [12]

    Dans l’œuvre de Flaubert, l’activité de la lecture finit également par entraîner, chez l’autodidacte, un désir d’écrire. Le chapitre V voit Bouvard et Pécuchet s’essayer à la création d’une pièce de théâtre.

  • [13]

    Il n’est pas anodin de voir proliférer, dans l’œuvre, les symboles du fourvoiement, à l’image du labyrinthe d’Hampton Court, dans lequel l’un des personnages, autoproclamé guide, égare le groupe qui lui accordait sa confiance. Les protagonistes tournent littéralement en rond, comme Bouvard et Pécuchet qui, de copistes, redeviennent copistes.

  • [14]

    L’image de la barque dans Three Men in a Boat est intéressante de ce point de vue. Le personnage reste cloîtré dans sa barque trop chargée de matériel et de victuailles comme il est enfermé dans son esprit empli de souvenirs de lecture, hermétique au paysage qu’il traverse. Le voyage ne peut constituer une initiation pour un personnage qui croit ainsi être déjà formé.

  • [15]

    Là où l’intertextualité de Bouvard et Pécuchet brasse plusieurs centaines de références culturelles d’une extrême variété, Three Men in a Boat n’en contient en effet guère plus d’une soixantaine, se limitant toutes à l’histoire et à la culture anglaises, et laissant de ce fait penser que les connaissances du narrateur Jerome se limitent à ce que l’instruction publique a pu lui apporter.

  • [16]

    « Du défaut de méthode dans les sciences », tel est le sous-titre qu’a envisagé un temps Flaubert pour son roman. Voir Bouvard et Pécuchet, p. 20.

  • [17]

    Voir par exemple les poses adoptées par Bouvard et Pécuchet lorsqu’ils décident de « se sacr[er] artistes » au chapitre V : Bouvard et Pécuchet, p. 213-214.

  • [18]

    « It is a fine summer morning – sunny, soft, and still. But through the air there runs a thrill of coming stir. King John has slept at Duncroft Hall, and all the day before the little town of Staines has echoed to the clang of armed men, and the clatter of great horses over its rough stones, and the shouts of captains, and the grim oaths and surly jests of bearded bowmen, billmen, pikemen, and strange-speaking foreign spearmen. / Gay-cloaked companies of knights and squires have ridden in, all travel-stained and dusty. And all the evening long the timid townsmen’s doors have had to be quick opened to let in rough groups of soldiers, for whom there must be found both board and lodging, and the best of both, or woe betide the house and all within […]. » Three Men in a Boat, p. 90 ; Trois hommes dans un bateau, p. 176.

  • [19]

    « It was a glorious morning, late spring or early summer, as you care to take it, when the dainty sheen of grass and leaf is blushing to a deeper green; and the year seems like a fair young maid, trembling with strange, wakening pulses on the brink of womanhood. » Three Men in a Boat, p. 41 ; Trois hommes dans un bateau, p. 104.

  • [20]

    Voir Three Men in a Boat, p. 9 et 104 ; Trois hommes dans un bateau, p. 57 et 195.

  • [21]

    C’est le fameux « je ne sais quoi » du père Bouhours, à l’origine de la théorie du sublime, et qui perturbe tant Bouvard et Pécuchet sous l’appellation de « génie ». Voir Bouvard et Pécuchet, p. 215. Sur les origines de la théorie du sublime, voir William Marx, L’Adieu à la littérature, Paris, Les Éditions de Minuit, 2005, p. 39-47.

Biographie de l'auteur

Hélène DUBAIL

Hélène Dubail est agrégée de Lettres Modernes et docteure en Littérature générale comparée. Elle a soutenu en 2021 une thèse intitulée « Représentations de la bêtise dans le roman européen (1880-1914) ».