Agrégation
ARTICLE
Je voudrais commencer par quelques points de préambule, pour situer la Centaine d’amour dans l’itinéraire poétique de Neruda, rappeler combien le travail du genre est important chez ce poète, et indiquer quelles sont les références majeures qui sont convoquées dans ces sonnets. J’en viendrai ensuite aux éléments qui sont autant de portes d’entrée dans l’œuvre : le sonnet comme lieu où habiter ; le rapport à l’autre, à la femme en tant qu’elle incarne la matière et y donne accès - j’irai un peu plus vite sur ce point, que j’ai déjà développé dans un article dont vous trouverez la référence en fin de document (même si l’article en question nécessiterait quelques correctifs) ; enfin la question du temps, de la survie de l’amour mais aussi de l’inscription du poète lyrique dans une tradition et une mémoire.
Trois points de préambule
1. La Centaine d’amour dans l’œuvre amoureuse de Neruda
Il faut d’abord dire que La Centaine d’amour est un recueil de la maturité : en 1959, Neruda a 55 ans et déjà une œuvre considérable derrière lui. Surtout, le thème amoureux est présent depuis le début de l’œuvre, et c’est même à des « poèmes d’amour » - Veinte poemas de amor y una canción desesperada – que Neruda doit sa célébrité, immédiate, en 1924. Ce recueil exprime un désir en souffrance, désir porté sur deux figures féminines plutôt symboliques, qui cristallisent et synthétisent l’expérience en deux pôles opposés. Puis, en 1952, Neruda écrit Los versos del capitán, d’abord publié de manière anonyme. Le poète s’expliquera sur cet anonymat : ces vers sont dédiés à Matilde Urrutia, qu’il a rencontrée en 1949, alors qu’il était encore marié à Delia del Carril, avec qui il avait vécu quelque vingt ans. L’anonymat visait à ne pas blesser davantage Delia del Carril. Les Vers du Capitaine marque un grand changement par rapport au premier recueil de poésie amoureuse. Il faut rappeler que la vie et la poésie de Neruda sont marquées par une rupture importante, quoique moins radicale et plus progressive que ne l’a dit le poète lui-même : à plus d’une décennie d’« ensimismamiento » (enfermement en soi, solipsisme ontologique et affectif si l’on ose dire) succèdent le choc de la guerre d’Espagne, la conversion à la poésie testimoniale, engagée, puis l’adhésion au Parti communiste. La poésie amoureuse de « l’après » est profondément remodelée elle aussi : l’autre, quoique toujours plus objet que sujet – c’est là une position assez typique du destinataire de poésie amoureuse – acquiert une nouvelle réalité, résiste davantage à l’absorption par l’écriture. La relation amoureuse, et non la seule expression du désir, se place au cœur des poèmes, qui évoquent aussi le quotidien, la vie commune et ses difficultés.
La Centaine d’amour, publiée en 1959, s’inscrit dans cette veine de poésie amoureuse et est adressée à la même femme, Matilde Urrutia. Deux différences pourtant majeures nous orienteront dans notre lecture. D’une part, La Centaine marque la revanche du nom : alors que le recueil précédent était, pour les raisons que l’on a dites, anonyme, celui-ci est dédié – il est vrai pas dès le titre comme c’est souvent le cas dans la poésie amoureuse – mais dans une page d’adresse en prose, « À Matilde Urrutia », qui est aussi, et même surtout, un art poétique. Le premier mot du premier sonnet est « Matilde », glosé comme un « nom » : « Matilde, nombre de planta o piedra o vino » (13). Autrement dit, Neruda retrouve la grande tradition de « l’amour du nom », pour reprendre une formule de Martine Broda, celle-là même qui est au cœur du sonnet amoureux, depuis son invention italienne. C’est là la deuxième différence, la plus évidente, et la plus importante pour nous : alors que le recueil précédent ne relevait d’aucune inscription générique particulière, regroupait des poèmes de longueur très variable, en vers libres, ce recueil-ci embrasse une tradition extrêmement codifiée, chargée de contraintes et d’histoire. Pour reprendre les termes de la question qui nous occupe, il s’agit bien de la mise en forme de l’expérience amoureuse, jusque-là objet d’une écriture peu codée. On peut le dire autrement : l’exploration amoureuse et poétique passe désormais par le travail de la forme, la référence à une tradition à la fois revendiquée et subvertie.
J’ajouterais ici qu’il peut être éclairant de lire les premiers poèmes d’amour, parce que l’on retrouvera certaines images dans les sonnets, avec des effets d’auto-référentialité parfois marqués, qui permettent de prendre la mesure de l’évolution. Ainsi du terme « túnel », qui apparaît dans le tout premier Poema de amor : « Fui sólo como un túnel ». Il est repris dans le premier sonnet, mais non plus comme l’image d’un enfermement en soi et d’une solitude, puisqu’il est à présent associé au corps de la femme, à l’acte sexuel, à la découverte de l’autre et du monde à travers elle (ce qui sera une grande dynamique du recueil) :
Oh nombre descubierto bajo una enredadera
como la puerta de un túnel desconocido
que comunica con la fragancia del mundo !
Oh ce nom découvert sous un volubilis,
nom semblable à l’entrée d’un tunnel inconnu
qui communique avec tous les parfums du monde ! (13)
2. Le rapport aux genres littéraires – odes et sonnets
C’est le deuxième point de préambule que je voudrais préciser. L’œuvre de Neruda est considérable et marquée comme je le disais, par des évolutions importantes. Or le travail sur les genres poétiques est à la fois une constante et une variable, puisque ce travail s’approfondit considérablement avec l’engagement du poète – c’est là une corrélation assez logique, puisque le genre est une forme commune, dans laquelle la transitivité, la communication poétique, opèrent plus aisément. Dès Espagne au cœur, Neruda a recours, ponctuellement, à des genres et des formes référencés (ode, hymne, romance, jeu aussi avec la terza rima de Dante). Avec Chant général, c’est une rénovation importante de l’épopée qu’entreprend Neruda. Dans les années 1950, une très grande partie de sa production poétique concerne les odes : trois recueils, Odes élémentaires, Nouvelles odes élémentaires et Troisième livre des odes. Le recueil qui précède La Centaine d’amour, Navigations et retours, contient également de très nombreuses odes : l’élan encomiastique se poursuivra dans les sonnets et y prendra une autre forme. Avec l’inscription générique plus marquée se précise aussi une pratique plus intertextuelle, variable à vrai dire selon les genres, moindre dans le cas des odes, importante avec l’épopée, maximale avec le sonnet, façonné par une tradition continue, pour ainsi dire constitutive de la poésie occidentale depuis la fin du Moyen-Âge.
Le sonnet est très certainement l’un des genres qui pose le moins de problèmes en termes de définition, puisque, contrairement à l’épopée ou à l’ode, les critères qui servent à l’identifier (outre le baptême générique bien sûr) sont homogènes et formels : a minima les quatorze vers, le plus souvent distribués en double quatrain et double tercet ; le schéma des rimes détermine ensuite des ramifications typologiques. Neruda ne garde que l’essentiel, la trame strophique, et non les rimes, ces rimes « sonnantes, argenterie, cristal ou canonade » des « poètes de toujours » (9). Il a d’ailleurs expliqué : « Dans les Cent sonnets d’amour, le plus difficile a été de retirer les rimes de ces sonnets, pour qu’ils ne soient ni de bronze ni d’argent, mais de bois. C’est exactement pour cela que j’ai supprimé la rime, cette rime au son diabolique en espagnol [1] ». L’association est ainsi récurrente entre rime et orfèvrerie. Neruda a aussi écrit à propos des sonnets de Shakespeare : « Il y a eu peu de poètes aussi compacts, aussi secrets, aussi contenus dans leur propre diamant. Les sonnets ont été taillés dans l’opale du pleur, dans le rubis de l’amour, dans l’émeraude de la jalousie, dans l’améthyste du deuil [2] . »
C’est une forme de sonnet « brut » que propose Neruda, de sonnet pauvre, sonnet de bois réduit à l’essentiel, la charpente, dépouillé de son ornement le plus visible, la rime. Bien sûr, Neruda simplifie quelque peu en englobant les sonnettistes qui l’ont précédé dans l’étiquette vague de « poètes de toujours ». L’histoire du sonnet est justement celle de vifs débats entre une tradition plutôt pétrarquiste (« pétrarquisante » pour ses adversaires) et, en réaction, les partisans d’une écriture plus simple (en particulier chez plusieurs poètes de la Renaissance française, Du Bellay (« Contre les pétrarquistes »), Jodelle (Contr’amours) et Ronsard, prônant une poétique plus rustique. C’est la dialectique de ces modèles qui fait l’histoire du sonnet, que Neruda simplifie ici, comme le font souvent les rénovateurs d’un genre pour mieux afficher leur originalité (Neruda raidit de même l’épopée « traditionnelle » pour souligner la différence de son Chant général). Neruda se place en fait à l’extrémité de la veine rustique, de la veine ronsardienne plutôt que pétrarquiste. On peut aussi voir dans ce refus de la rime, insistant (alors que le geste n’est pas très subversif en 1959), une acclimatation américaine du sonnet. Ce genre, si associé à la tradition européenne, a été décisif pour le modernismo sud-américain, qui, à la fin du XIXe siècle, emprunte la forme du sonnet à la française, mais pour évoquer des realia locales. Neruda associe lui aussi comme on va le voir le sonnet à un paysage local, en faisant de la femme aimée l’incarnation de l’Araucanie. Il américanise un peu plus le sonnet en délaissant la rime – dans un texte qui explicite le projet de Chant général, Neruda explique que le corset métrique et rimique ne convient pas à la poésie américaine, qui doit prendre en charge une géographie irrégulière.
Il faut enfin préciser que Neruda a déjà écrit des sonnets avant ce recueil, peu nombreux il est vrai, mais précoces, depuis un « Nuevo soneto a Helena », poème de jeunesse, de 1919, qui est vraiment un exercice de style, une imitatio de Ronsard, à des sonnets qui relèvent d’un autre type, moins représenté peut-être que le sonnet amoureux : le sonnet de circonstance, d’invective. On note ainsi plusieurs « sonetos punitivos ». Cette double veine, amoureuse et pamphlétaire, caractérisait déjà la production d’un poète absolument essentiel pour Neruda et dont la lecture s’impose pour lire la Centaine : Quevedo.
3. Intertextualités majeures
J’en viens donc au troisième et dernier point de préambule, que je serai amenée à reprendre et à déplier de manière plus problématisée ensuite, mais qu’il me semble important d’introduire d’emblée comme une donnée centrale. La Centaine d’amour repose sur une intertextualité importante, ce qui est à vrai dire le propre de tous les sonnets depuis Pétrarque. Le sonnet lyrique est le lieu d’un débat sur le code et le discours amoureux, et la majeure partie des sonnets de la modernité continuent ce débat. Par « formes » de l’amour, il faut aussi entendre « discours de l’amour », qui sont culturellement construits et pour lesquels le sonnet a constitué un extraordinaire terrain d’expression et de débats. Cette intertextualité n’est toutefois pas ostensible chez Neruda, et l’on pourrait dire que l’affectation de simplicité, la règle « d’humilité » professée dans la dédicace a pour fonction d’y faire écran. Le double régime, d’une part de simplicité et de référence à « l’élémentaire », d’autre part d’inscription dans une tradition poétique, est au demeurant caractéristique de l’œuvre de Neruda, qui se dit aussi « orphelin des rivières [3] » que fils d’Apollinaire et de Pétrarque (Elegía, OC 3, p. 728). Les odes élémentaires, qui affichent dans leur titre la même vocation matérielle que ces sonnets de bois, sont des odes à des éléments naturels (que l’on retrouvera dans les sonnets), qui sont souvent de grands motifs de l’œuvre de Neruda : le citron, la pastèque, les oiseaux du Chili, le bois. Deux d’entre elles sont pourtant adressées au « livre » et certaines le sont à des poètes, César Vallejo, Jorge Manrique, Rimbaud, Whitman. L’intertextualité n’est jamais le signe d’un repli de l’œuvre sur elle-même, elle accompagne plutôt la recherche de la forme juste et de l’image personnelle.
Certains hommages en prose (en fait des conférences publiées) de Neruda à des figures pour lui tutélaires nous donnent toutefois des indications explicites précieuses. Il faut par exemple lire le discours prononcé pour l’anniversaire de Shakespeare, dans lequel Neruda explique que c’est la poésie qui est pour lui la part la plus significative de l’œuvre : « il n’y a que la blancheur du papier, la pureté du chemin poétique. Sur ce chemin les images glissent interminablement, comme des petits bateaux chargés de miel [4] . » Ce que l’on voit de Shakespeare dans ces sonnets, ce n’est pas sa « puissance impétueuse » (« no su caudaloso poderío »), mais « sa forme exigeante » (« sino su forma exigente »). Le terme de « forme » nous retient bien sûr ici. Neruda est également un poète qui évoque d’abord « la puissance impétueuse » : pour lui aussi, le sonnet sera le contenant d’une puissance métaphorique qui tend à l’expansion. On verra d’ailleurs combien la double dynamique d’expansion et de concentration est à l’œuvre dans presque chaque sonnet. Neruda explique encore que c’est à Java, dans une période de profond désarroi et de grand isolement qu’il a fait l’acquisition de son exemplaire des sonnets de Shakespeare, en 1930. Ce livre lui a donné « la norme d’une source très pure », « d’une loi cristalline », rempart à la luxuriance des forêts tropicales et des mythes inconnus, « code strict, quoique secret [5] ».
Neruda mentionne également dans ce texte le nom de Góngora, orfèvre du sonnet baroque, maître de la Génération de 27, dont on verra la présence en filigrane dans La Centaine, comme celle des autres grands sonnettistes du Siècle d’Or espagnol, Garcilaso de la Vega et Quevedo. Je reviendrai assez précisément sur ce dernier nom, mais signale déjà qu’il est l’objet de deux conférences importantes de Neruda. Il s’agit d’abord de « Quevedo adentro », en 1939, qui évoque le « capitán de sangre » (ce qui peut laisser penser que le « capitaine » des Vers du capitaine fait référence à ce grand poète soldat) et qui déjà, glose le poème dont la réécriture est au cœur de La Centaine, « Amor constante más allá de la muerte » (voir ce texte en fin de document), et en particulier le dernier vers: « polvo serán, mas polvo enamorado ». En 1942, Neruda revient à Quevedo, dans une intervention beaucoup plus longue sur « le plus grand poète spirituel de tous les temps [6] », méditation sur la tradition poétique, qui est au fond, je crois, l’enjeu majeur de l’écriture de sonnets.
Or si le sonnet est une machinerie de topoi poétiques et rhétoriques, il est ici également alimenté par des images qui structurent toute la poésie de Neruda, donnant même parfois l’impression d’un ressassement, d’un recyclage (les coquelicots, la glaise, les vagues, motifs du paysage chilien originel, jouxtent le pain et les colombes, senhaux communistes si l’on ose dire). La rencontre de topiques choisies dans la tradition (intertextualité) et d’images, de scénarios personnels, voire obsessionnels (auto-référentialité) est la grande dynamique de ces sonnets.
Entrées dans le sonnet
1. Aimer et habiter
Une métaphore essentielle gouverne le projet d’écriture de ces sonnets, métaphore exposée dans le prologue : les sonnets sont des petites maisons de bois. La métaphore est à double fond, puisqu’à l’image de la maison, qui correspond à la structure du poème (quatorze planches) s’ajoute celle du bois, qui correspond au matériau de construction. Chacune de ces composantes, la maison et le bois, mérite une attention particulière.
Errer et s’arrêter
De même que le sonnet donne forme à l’énergie tempétueuse, l’amour avec Matilde apparaît comme une demeure, un point fixe qui met un terme à l’errance. Il faut rappeler ici que l’œuvre de Neruda est caractérisée par deux grandes dialectiques, au demeurant liées. Il s’agit d’une part de la tension entre l’empire du « déshabité » et le désir d’habiter, et d’autre part entre l’errance et l’ancrage.
Par « deshabité » ou « habité », je n’entends pas reprendre la formule d’Hölderlin qui est devenue un lieu commun du discours contemporain sur la poésie, mais bien des termes importants de la poésie de Neruda. « El deshabitado » est le titre d’un poème de Residencia en la tierra, plus précisément de la première Residencia, de la période « orientale » de Neruda, alors consul dans plusieurs pays d’Asie de l’Est, la Birmanie en particulier. C’est une période difficile, marquée par cet « ensimismamiento » dont je parlais, un sentiment d’enfermement en soi mais aussi d’errance sans but. Le « déshabité », c’est à la fois le sujet incapable de coïncider avec le monde qui l’entoure, et le monde lui-même, régi par la répétition et l’absence. La « résidence sur la terre » est une expérience de l’écart et non de « l’habitat ». Or dans le sonnet 25 (donc au quart exactement du recueil, même si la section « Matin » va se prolonger au-delà de ce sonnet), Neruda revient à cette période résidenciaire, qui est étendue à toute la période d’avant la rencontre, d’avant l’amour avec Matilde :
Antes de amarte, amor, nada era mío :
vacilé por las calles y las cosas :
nada contaba ni tenía nombre :
el mundo era del aire que esperaba.
Mon amour, avant de t’aimer je n’avais rien :
j’hésitai à travers les choses et les rues :
rien ne parlait pour moi et rien n’avait de nom :
le monde appartenait à l’attente de l’air. (60-61)
Une auto-référentialité marquée est alors visible : le poète revient aux mots et aux images disjonctives qui caractérisaient cette première partie de son œuvre : les « salons », l’omniprésence de la cendre, l’anthropomorphisme inquiétant d’un monde hostile (« hangares crueles que se despedían »). « Tout » est aliéné (« ajeno ») jusqu’à la rencontre, qui illumine le dernier vers et constitue la pointe du sonnet en jouant le paradoxe : la beauté et la pauvreté de l’aimée « remplissent » l’automne de leurs présents. Or il s’agit là d’un scénario typique dans l’œuvre de Neruda, déjà joué à de multiples reprises : l’avant « deshabité », la rupture éblouissante, et l’après de « l’amour », qui prend plus souvent une forme collective, politique. On en trouve une première version dans España en el corazón, avec le poème « J’explique certaines choses », qui oppose une poésie de l’avant, celle des « coquelicots de la métaphysique », et celle d’aujourd’hui, bouleversée par l’urgence historique et la nécessité du témoignage. Une version beaucoup plus élaborée, et plus proche du sonnet 25, se trouve dans Chant général, dont le deuxième chant, « Hauteurs de Macchu Picchu », reprend précisément la poétique « ensimismada » de la première Residencia, et raconte l’ascension au Macchu Picchu, la découverte des ruines de la cité inca, comme une rencontre décisive avec les morts et avec l’amour, l’amour américain qui est sommé de « monter » et de parler par la bouche du poète. Or Chant général rejoue par deux fois ce scénario fondateur, qui est ainsi désigné comme exemplaire plutôt que seulement biographique ou personnel. Lorsqu’il descend aux mines de Chuquicamata (chant XI), le poète oppose de nouveau sa confusion solipsiste à son ancrage dans l’amour collectif et l’engagement ; dans le dernier chant (XV), il fait retour sur toute son expérience et évoque la guerre d’Espagne comme le moment de la rencontre avec « l’amour » et son baiser profond.
Dans le sonnet 25, c’est à présent la rencontre amoureuse et non la découverte de la responsabilité collective du poète qui constitue le point de bascule. On peut interpréter cette réactualisation, au moment où l’engagement de Neruda marque quelque peu le pas, comme une réponse à ses critiques (que le recueil évoque à plusieurs endroits), à ceux qui lui reprochent une forme de repli dans l’éloge de la matière et dans une veine plus autobiographique. En rejouant le même scénario, le poète affiche la volonté de ne pas séparer l’amour de l’un et l’amour de tous, de faire du couple le modèle d’une société unie plutôt qu’un refuge. Cette idée apparaît en effet à plusieurs endroits dans le recueil, qui fait de l’aimée non seulement un objet de désir mais une camarade au double sens du terme – même si la tentation du repli amoureux existe aussi.
Un autre mouvement contribue à faire de l’amour un point d’ancrage. Au motif de la rencontre et de la révélation se superpose celui du retour : après des années d’errance, de postes diplomatiques, de fuite et d’exil (lorsque Neruda est recherché par la police de González Videla), de voyages en Europe, en URSS, le poète et son aimée rentrent au Chili et les sonnets célèbrent ce retour, tendent même à confondre la rencontre (qui date pourtant de 1949) et le retour (en 1956). Ce qui permet cette confusion, c’est que Matilde incarne le pays, plus précisément le Sud du Chili, l’Araucanie dont est aussi originaire Neruda [7] : dans le sonnet 5, le poète rappelle que les pieds de Matilde ont été créés « sur la Frontière » (c’est ainsi que l’on appelle la région autour de Temuco, longtemps la limite de la colonisation espagnole), et appelle Matilde « araucana [8] ». Dans le sonnet 64, le poète dit à Matilde lui devoir quelque chose comme « une racine née en Araucanie » (143). On remarquera que les mentions de ce lieu, qui ont aussi pour fonction d’exprimer le caractère concret, et non idéal, de cet amour, ponctuent tout le recueil. Au nom de Matilde Urrutia correspondent des toponymes typiques du Sud chilien : Quinchamalí (sonnet 5), Quitratúe (sonnet 11), Chillán surtout, la ville de Matilde (sonnets 15, 26), Angol (sonnet 22). Matilde vient de « la pauvreté des maisons du Sud » (sonnet 29, qui répète « pauvre Sud ») ; dans le sonnet 51, elle est désignée dans une adresse comme « cordillerana mía, chillaneja evidente » (« mon Andine, mon évidente chillanienne ») et associée à l’araucaria, l’arbre caractéristique de la région. Dans le sonnet 31, Neruda reprend un grand motif du sonnet amoureux, le laurier (associé à Apollon, mais aussi à la Laure de Pétrarque), pour le rendre à la botanique et l’associer à l’origan, ainsi qu’au Sud chilien et à sa toponymie : « par le laurier du Sud, l’origan de Lota » (73), il couronne Matilde. Aimer Matilde, c’est achever le mouvement des « navigations et retours », pour reprendre le titre du recueil qui précède la Centaine d’amour. Encore une fois, un scénario récurrent de la poésie de Neruda (l’errance et le retour) rencontre un grand schème de l’écriture des sonnets : l’appropriation culturelle du genre a aussi toujours impliqué la transposition paysagère et l’ancrage dans un autre sol. À la Sorgue de Pétrarque, Ronsard substituait la Loire ; c’est désormais l’Araucanie qui constitue un paysage lyrique.
Pour autant, le recueil n’est pas celui de la pure stase amoureuse. À l’intérieur de cette « demeure d’amour » (le terme « morada », déjà associé à la citadelle de Macchu Picchu dans Chant général, revient dans les sonnets 41 et 53) subsiste le mouvement, et se rejoue même à plusieurs reprises le scénario, avec des variantes, de l’errance et de l’arrêt. Ainsi le sonnet 33, qui ouvre la section « Midi », la plus domestique, réactualise l’ancrage dans le lieu concret de la maison (« Amor, ahora nos vamos a la casa », « Maintenant, mon Amour, nous retournons chez nous »), fait retour sur une errance passée (qui n’est pas l’errance résidenciaire mais celle des voyages du couple), et pose dans le dernier tercet une loi générale :
porque el amor no puede volar sin detenerse:
al muro o las piedras del mar van nuestras vidas,
a nuestro territorio regresaron los besos. (78)
puisque l’amour ne peut voler sans s’arrêter :
notre vie va au mur, aux pierres de la mer,
les baisers sont rentrés à notre territoire. (79)
On verra que le poète ne renonce par ailleurs aucunement à la topique de la « peregrinatio amori », du voyage d’amour, avec ses étapes, ses progrès, ses difficultés :
Ay, amar es un viaje con agua y con estrellas,
con aire ahogado y bruscas tempestades de harina (34).
Aimer est un voyage, hélas ! d’eau et d’étoiles,
d’air étouffé, de brusque orage de farine. (35)
J’y reviendrai plus longuement en évoquant plus loin la temporalité des sonnets.
La maison de l’amour, la maison sonnet
Restons encore dans la maison pourtant, structure de l’amour et de la poésie. Structure de l’amour, puisqu’elle est centre de gravité, lieu où mène la rencontre, où ramènent les errances. Surtout, le recueil est celui du couple, et non du seul désir du sujet amoureux. Le temps du recueil est bien celui de la durée amoureuse, de l’installation de l’amour dans les êtres et les lieux. On peut ainsi parler d’une économie de l’amour, au sens étymologique, d’une organisation du domaine amoureux. Le terme de maison, « casa », fait le lien entre deux parties du recueil, « Matin » et « Midi », en apparaissant dans le premier vers des sonnets 32 et 33. La « maison » est le point d’aboutissement de la section matinale, des débuts de l’amour. Elle est aussitôt mise en ordre par Matilde, abeille ou ange de lumière :
Ordenadora, pasas vibrando como abeja
tocándo las regiones perdidas por la sombra,
conquistando la luz con tu blanca energía.
Y se construye entonces la claridad de nuevo :
obedecen las cosas al viento de la vida
y el orden establece su pan y su paloma. (74)
Tu passes, ordonnatrice, ô ma vibrante abeille,
les régions que tu touches échapperont à l’ombre,
de ta blanche énergie tu conquiers la lumière.
Et se reconstruisant alors dans la clarté,
les choses à nouveau vont au vent de la vie
l’ordre établit enfin son pain et sa colombe. (75)
On pourra rester un peu perplexe devant cette image de la femme en fée domestique, quand bien même la métaphore la pare de pouvoirs magiques : par le miracle de sa blanche énergie, les choses obéissent, l’ordre se fait tout seul. On pourra apprécier l’évocation du quotidien, la substitution de « l’amour de près » à l’amour de loin, tout en observant que les tâches quotidiennes de Matilde sont pour l’essentiel ménagères. Dans le sonnet 34, Matilde est « naïade » et « cuisinière », « fille de la mer » et « cousine de l’origan ». Dans le sonnet 36, elle est « reine » du céleri et de la huche – image qui renouvelle évidemment la topique amoureuse, mais qui confine singulièrement la femme à la cuisine. Si Matilde règne sur un « empire », celui-ci est « réduit » (« diminuto »), et ses armes sont la cire, le vin, l’huile, l’ail. Il n’est pas sûr que l’image de « la transmigration du songe à la salade » soit la plus heureuse du recueil, même si elle résume en effet le déplacement de l’idéal au domestique qui s’y accomplit. Le sécateur, le savon, sont les attributs du seul « tu », alors que le poète est associé à la « calligraphie ». Le sonnet le plus problématique en termes de représentations genrées est peut-être le sonnet 38 :
Tu casa suena como un tren a mediodía,
zumban las avispas, cantan las cacerolas (88)
Ta maison est sonore à midi, comme un train
la casserole chante et la guêpe bourdonne (89)
La deuxième personne du singulier y est le sujet d’une cascade de verbes qui font de Matilde une extraordinaire ouvrière du logis :
y tú que subes, cantas, corres, caminas, bajas,
plantas, coses, cocinas, clavas, escribes, vuelves (88)
et toi qui montes, chantes, et qui cours, vas, descends
et plantes, couds, cuisines, écris, cloues, et reviens (89)
On pourra ajouter ce vers du sonnet 53 : « viva ! la bailarina que baila con la escoba » (« vivat ! la danseuse qui danse avec le balai »). Le prosaïque balai entre en poésie lyrique – il ne s’agit pas du tout de revenir à l’humour des élégiaques romains par exemple, mais bien de valoriser le ménager, qui se trouve associé exclusivement à la femme.
Le poète a certes lui aussi une tâche quotidienne et artisanale à accomplir, il a un métier amoureux, mais celui-ci relève de la métaphore : il construit les sonnets de bois, qui sont les autres maisons de l’amour. La métaphore est filée dans le prologue introductif : après avoir recueilli des morceaux de bois avec Matilde, le poète les taille et les ordonne avec ses outils, soulignés par les italiques : « De ces vestiges à l’extrême adoucis j’ai construit par la hache, le couteau, le canif, ces charpentes d’amour et bâti de petites maisons de quatorze planches pour qu’en elles vivent tes yeux que j’adore et que je chante. »
Neruda a déjà développé l’image du « poète maçon », en particulier dans le premier poème des Nouvelles odes élémentaires (1955), art poétique intitulé « La maison des odes ». Le modus operandi est sensiblement identique :
Yo trabajo
cortando
tablas frescas,
acumulando miel
en las barricas,
disponiendo
herraduras, arneses,
tenedores (OC 2, 230)
Je travaille
à couper
des planches fraîches,
à accumuler le miel
dans les fûts
à disposer
les outils, les harnais,
les fourchettes
Là aussi, le poète se présentait comme un marin de retour à la terre chilienne, pour construire une maison :
Yo soy del Sur, chileno,
navegante
que volvió
de los mares. (…)
Regresé a trabajar sencillamente
con todos los demás
y para todos.
Para que todos vivan
en ella
hago mi casa
con odas
transparentes. (OC2, 230-231)
Je suis du Sud, chilien,
navigateur
qui est revenu
des mers. (…)
Je suis rentré travailler simplement
avec tous les autres
et pour tous.
Pour que tous vivent
en elle
je fais ma maison
avec des odes
transparentes.
Si les odes sont des maisons transparentes ouvertes à tous, les sonnets sont peut-être plus opaques, c’est du moins ce que laisse penser la caractérisation dans le prologue du bois, substance « opaque et pure » (l’opposition n’est toutefois pas absolue, la transparence est aussi largement présente dans les sonnets, qui jouent même souvent sur les clairs-obscurs). Le poète maçon/vitrier est plus précisément charpentier, une métaphore que l’on retrouvera encore plus tard dans l’œuvre de Neruda, dans un poème intitulé « Artes poeticas » (Fin de mundo) :
Como poeta carpintero
busco primero la madera
áspera o lisa, predispuesta:
con las manos toco el olor,
huelo el color, paso los dedos
por la integridad olorosa (…)
Lo segundo que hago es cortar
con sierra de chisporroteo
la tabla recién elegida:
de la tabla salen los versos
como astillas emancipadas,
fragantes, fuertes y distantes
para que ahora mi poema
tenga piso, casco, carena,
se levante junto al camino,
sea habitado por el mar. (OC 3, 390-391)
Comme poète charpentier
je cherche d’abord le bois
rugueux ou lisse, prédisposé :
de mes mains je touche l’odeur,
je sens la couleur, je passe les doigts
dans l’intégrité odorante, (…)
En deuxième lieu je découpe
avec une scie qui crépite
la planche que je viens de choisir :
de la planche sortent les vers
comme des éclats émancipés,
parfumés, forts et distants
pour qu’à présent mon poème
ait un sol, une coque et un carénage,
s’élève au bord du chemin,
soit habité par la mer.
Le bois est par ailleurs l’une des matières absolument fondamentales de la poésie de Neruda – je n’insiste pas ici et renvoie au développement que j’ai déjà consacré à la question, et invite a minima à la lecture de « l’Ode au bois » dans les Odes élémentaires.
Chaque sonnet est donc une petite maison de bois. Revenons ici sur les principes de construction énoncés dans le prologue : il s’agit à la fois de construire, de respecter le nombre d’or de l’architecture sonnettiste, 14, et de laisser à la maison l’aspect brut du bois – plus exactement son opacité et son irrégularité, qui est le signe du travail du temps – les morceaux de bois recueillis ont été soumis au « va-et-vient de l’eau et de l’intempérie », ils sont des vestiges très doux (« suavizadísimos vestigios »). On peut d’ailleurs mettre en rapport cette présentation du morceau de bois comme « vestige » avec le sonnet 68, le seul à porter une forme de titre, entre parenthèses, « figure de proue » : cette figure est une « fille de bois », « couronnée par les anciennes vagues », un concentré de matière et de temps [9] . Il faut donc construire mais ne surtout pas poncer ou polir, ni ornementer. Reste donc comme nous le disions la structure, mais disparaît la rime.
On observera aussi la superposition de deux principes : l’un d’ordre et de symétrie, l’autre plus baroque, qui contrebalance la symétrie par le mouvement et l’irrégularité. C’est au demeurant le principe même du sonnet, qui joue de symétries et de dissymétries, avec les quatrains et les tercets). Le sonnet 54, qui ouvre la section « Soir », développe les images architecturales, au moment où les amants se retirent « sans solitude et seuls ». Dans le midi « rectiligne », quand une « ligne » pure le permet, le couple « érige » un résultat céleste. Après les incertitudes vient la construction harmonieuse fondée sur les symétries :
Hasta que en la balanza se elevaron, gemelos,
la razón y el amor como dos alas.
Así se construyó la transparencia. (122)
Jusqu’à ce que se soient dressés sur la balance
l’amour et la raison, ces deux ailes jumelles.
C’est ainsi que se construisit la transparence. (123)
On voit ici que, à l’orée du soir, la transparence est bien la fin du poème. Elle est associée à un principe d’équilibre, de gémellité même. Comme Matilde dans le sonnet 32, le sonnet construit un « ordre qui établit son pain et sa colombe » (« su pan y su paloma ») : les groupes nominaux reposent très souvent sur cette structure binaire, deux noms autour d’une conjonction de coordination. L’allitération renforce ici, comme souvent, la symétrie (les exemples de coordinations renforcées par des allitérations sont multiples : sonnet 3, « con espadas y espinas », sonnet 9, « estalla y establece », sonnet 19, « estatua y espada »). Le nombre irrégulier de syllabes introduit pourtant un léger déséquilibre. Aux constructions symétriques se superposent en effet des images plus sinueuses, des courbes plus irrégulières. Cette ligne plus baroque trouve son expression idéale dans les évocations des cheveux de Matilde – motif traditionnel du blason amoureux, que s’approprie Neruda. Le sonnet 14 est tout entier consacré à cette chevelure : le poète rappelle d’ailleurs que lorsque d’autres amants ne vivent que par les yeux, lui n’a d’autre désir que d’être le « coiffeur » de Matilde. Or les cheveux de celle-ci sont boucles et désordre (comme déjà dans un sonnet de Quevedo à Lisi [10] ) :
En Italia te bautizaron Medusa
por la encrespada y alta luz de tu cabellera.
Yo te llamo chascona mía y enmarañada :
mi corazón conoce las puertas du tu pelo. (38)
En Italie on t’avait baptisée Méduse
pour l’éclat bouclé de ta haute chevelure.
Moi je t’appelle échevelée, ébouriffée :
mon cœur connaît bien les portes de tes cheveux. (39)
On remarque que le sonnet repose sur beaucoup de répétitions et de variations, de symétries et d’entrelacements lexicaux : « cabellos » est le dernier mot du premier vers du premier quatrain et le premier mot du premier tercet, « pelo » le dernier mot du dernier vers du deuxième quatrain et le dernier mot du poème, « cabellera » se place aussi deux fois en fin de vers. C’est une tresse qui est dessinée. « Chascona », le surnom de Matilde est en outre un chilénisme, et c’est d’ailleurs le nom que Neruda a choisi pour sa maison à Santiago. C’est donc aussi la chevelure qui est une maison, et la métaphore est en effet amplement filée dans le poème : le cœur connaît les « portes » de la chevelure, Matilde s’y perd, le soleil monte à la « tour » des cheveux. Or cette image de la tour est reprise dans un autre sonnet, le 76, qui est une ekphrasis. Neruda y décrit, non pas exactement un tableau, mais la démarche du peintre Diego Rivera, qui a réalisé un portrait de Matilde. Il s’agit en fait à la fois d’une ekphrasis et d’un blason, et le dernier tercet s’arrête sur la chevelure, ultime mot encore, dont l’apparition est préparée par la métaphore de la tour et par l’allitération :
te cubrió con el casco de un incendio bravío
y allí secretamente quedaron enredados
mis ojos en tu torre total : tu cabellera. (166)
il te couvrit d’un casque incendié, furieux,
et là secrètement sont restés pris mes yeux
au filet des cheveux, dans leur tour absolue. (167)
Construction d’un ordre et impulsion d’un mouvement : ce sont bien deux dynamiques du sonnet baroque, entre rigueur formelle et fascination pour l’éphémère ou l’insaisissable. Neruda reprend cette tension, en allégeant toutefois la contrainte formelle, et se l’approprie, la nourrit des grandes sources de toute son œuvre, le désir d’habiter et d’être habité. J’en viens donc à la relation amoureuse elle-même, telle que la racontent les sonnets en leur code lyrique.
2. Figures de l’autre
Tu, nous
La grammaire lyrique repose d’abord sur la deuxième personne du singulier. Je renvoie ici aux analyses de Martine Broda, fondées sur une approche lacanienne du désir, traduite en terme grammatical : « Ce n’est pas la question du moi, comme on l’a cru trop longtemps, que pose le lyrisme – mais celle plutôt du désir, par lequel le sujet accède à son manque à être fondamental (…) Son problème est le tutoiement, l’invocation tutoyante. Elle est une adresse à l’Autre, donné comme essentiellement manquant, mais cette adresse est la seule qui produise le sens [11] . »
Certes, Neruda ne célèbre pas dans La Centaine d’amour une femme absente, mais une compagne, dont il partage un quotidien. Cela ne change pourtant pas fondamentalement la grammaire poétique : la deuxième personne reste l’astre du discours (je n’emploie pas le terme par coquetterie, mais le reprend aux sonnets de Neruda, où les étoiles topiques sont concurrencées par les planètes). On trouvera ici ou là le « nous », mais celui-ci est finalement plus marginal qu’on pourrait le penser dans une poésie du couple (et c’est un correctif que j’apporterais aux articles que j’ai précédemment consacrés à la poésie amoureuse de Neruda). L’essentiel continue à se jouer entre le « je » et le « tu », même si la distance qui sépare les sujets est plus souvent comblée que creusée, au rebours de la dynamique pétrarquiste (qui est celle du « décentrement du désir vers le deuil », comme le dit Giorgio Agamben dans Stanze).
En fait, on pourrait lire les deux premiers sonnets comme une miniature de tout le processus : le premier est celui du nom, c’est-à-dire l’adresse à l’absente, dont le nom est un substitut. Le dernier tercet exprime le désir de fusion, par l’impératif, qui permet de coller le complément au verbe : « invádeme », « indágame », « déjame ». Le deuxième sonnet s’ouvre toujours sur une apostrophe, mais d’un nom commun et non d’un nom propre, « Amor », et bascule vers la première personne du pluriel, renforcée par l’adverbe « juntos », « ensemble », qui figure dans chaque vers du deuxième tercet, à des places stratégiques, au début et à la fin. Le dernier tercet ouvre le couple à toute la communauté humaine (« con todos confudidos »), à la terre, qui est le grand lieu du partage et de la transmission chez Neruda, aux « œillets », fleurs d’un amour autant politique que domestique. Tout le trajet de La Centaine est condensé ici, et la suite des sonnets va déplier ce pliage, développer ce résumé. Or dans tout le redéploiement qui suit, « je » et surtout « tu » redeviennent les sujets du poème. Dans le troisième sonnet, le champ d’œillet cède la place à une « violette à couronne d’épines », fleur d’un désir douloureux, à un buisson qui « lance des douleurs, corolle de la colère ». C’est aussi un poème qui reprend un code très médiéval, avec une allégorie de l’amour :
mientras que el cruel amor me cercaba sin tregua
hasta que lacerándome con espadas y espinas
abrió en mi corazón un camino quemante. (16)
Cruel et sans répit quand l’amour m’assiégeait,
me déchirant de ses épées, de ses épines,
il ouvrait en mon cœur un chemin de brûlure. (17)
Il s’agit ici de proposer à la fois un récit personnel – revenir au début de l’amour, à la rencontre qui fait surgir un désir « lacérant » – mais aussi de réagencer des codes, de donner forme à l’expérience par des topiques anciennes. Notons donc que le recours à la tradition n’est pas ponctuel, puisque le poète puise à un imaginaire médiéval pour évoquer la rencontre, avant de reprendre des topiques pétrarquistes, renaissantes, du Siècle d’or – le mouvement n’est pas strictement chronologique bien sûr, mais on part bien de l’allégorie d’Amour pour rejoindre l’éternité de l’amour quévédien.
Pour résumer : l’inflexion majeure que donne Neruda à la tradition du sonnet amoureux, c’est de s’adresser à sa compagne et non à une femme lointaine, de célébrer le couple plutôt que la femme, l’amour plutôt que l’aimée. Pour autant, la grammaire lyrique demeure largement tributaire des codes lyriques hérités, continue à préférer la deuxième personne du singulier à la première personne du pluriel. Il importe de garder cet espace dans lequel se déploie le désir, de maintenir une dynamique, à l’intérieur de chaque sonnet, et surtout dans l’ensemble qu’ils constituent. Lorsque le « nous » apparaît, c’est plus souvent lorsque le couple traverse des obstacles qu’il affronte ensemble, comme dans les sonnets 61 et 62 – le sonnet 62 s’ouvre d’ailleurs sur l’expression la plus habituelle de la plainte lyrique « ay », « ay de mí, ay de nosotros ».
Amour de loin, amour de près : le nom et le corps
J’irai un peu plus vite ici, pour ne pas répéter ce que j’ai déjà développé dans l’article « Dépolir les bijoux de la tradition lyrique », en particulier dans une partie intitulée « l’amour du nom, l’amour du corps » (voir les références ci-dessous). J’y montrais comment Neruda s’inscrivait évidemment, dès la dédicace et dès le premier poème, dans la tradition de l’« amour du nom » : l’expression fait référence à cet ouvrage de Martine Broda cité plus haut, et elle résume cette conscience du pouvoir à la fois amoureux et poétique du nom dans toute la lyrique pétrarquiste – dans un passage du Secretum, saint Augustin accuse Pétrarque d’être tombé amoureux de Laure pour son nom, pour le trésor poétique qu’il recèle. Neruda introduit une variation, l’inscription du nom de famille de Matilde, Urrutia, et non son seul prénom. C’est se démarquer d’une tradition qu’il faudrait plutôt appeler « l’amour du prénom », qui se prête bien évidemment davantage aux variations sonores, aux jeux sur les connotations, qu’un nom complet renvoyant à un état civil, à un individu unique. C’est aussi se démarquer pour Neruda de sa poésie antérieure (la femme aimée n’avait pas de nom dans les Vingt poèmes d’amour, elle était scindée en deux pôles symboliques que Neruda désignera ensuite par des prénoms à la limite de noms communs, Marisol et Marisombra). Après la dédicace cela dit, c’est bien cet « amour du prénom » que l’on voit à l’œuvre. Pour reprendre la phrase un peu trop glosée déjà sans doute de Paul Valéry, si le lyrisme est le développement d’une exclamation, le sonnet amoureux est souvent celui d’un prénom – je renvoie aux multiples études sur la Laura de Pétrarque (paronyme du laurier) ou la Marie de Ronsard (anagramme du verbe aimer, comme le rappelle le poète lui-même). Le nom de « Matilde » est nom « de plante ou de pierre ou de vin », un nom dans l’été duquel éclate la lumière des citrons : « en cuyo estío estalla la luz de los limones ». La syllabe centrale du prénom, « ti », est reprise dans « estío », mot que préfère systématiquement Neruda dans le recueil à « verano » pour « « été », pour ses sonorités sans doute, [ti], mais aussi [es], une syllabe qui ponctue tous les poèmes – on la voit d’ailleurs ici redoublée immédiatement dans le verbe « estallar ». On pourrait multiplier ces analyses sonores pour montrer que le nom fonctionne bien, comme dans le sonnet renaissant ou baroque, comme un embrayeur poétique. Remarquons encore que dans le deuxième quatrain, le nom est un cours d’eau sur lequel courent des « navires de bois » : on pense aux « navires de miel » que voit Neruda dans les sonnets de Shakespeare, dont la matière est ici convertie, encore une fois, en bois. Cela dit, si le nom ouvre le recueil, les occurrences ne sont pas si nombreuses par la suite : on le retrouve en clôture du sonnet 56, sonnet qui est, comme le premier, éloge du pouvoir du mot : « Yo digo amor, y el mundo se puebla de palomas. Cada sílaba mía trae la primavera » (« Je dis amour, et le monde se peuple de colombes »). Dans ce sonnet plus sombre, où le poète évoque les attaques, la rancœur, dont il a été objet, le mot a plutôt un pouvoir apotropaïque. C’est ici la dernière syllabe qui est « sertie », pour reprendre l’image centrale du vers : « Matilde, bienamada, diadema, bienvenida ».
Dans l’ensemble, plutôt que le nom, c’est la matière que contient « Matilde » qui est le sujet des sonnets. Plus qu’un nom, Matilde est un corps. Le sonnet 11 est typiquement un blason : pour dire le désir de chacune des parties du corps de la femme, le poète se montre affamé (expression déclinée à chaque entame strophique : « tengo hambre », « estoy hambriento », « quiero comer », répété trois fois, « hambriento vengo »). Si le corps reste très chaste dans ce poème (avec des analogies typiques du blason : « la pâle pierre de tes ongles », « ta peau comme une amande intacte »), le sonnet 12 est plus érotique, s’adressant à une « pomme de chair » :
espeso aroma de algas, lodo y luz machacados,
qué oscura claridad se abre entre tus columnas ? (34)
épais parfum d’algues, boue forgée de lumière,
quelle obscure clarté s’ouvre entre tes colonnes ? (35)
Il s’agit à la fois de manier l’oxymore, le clair-obscur baroque par excellence, et de proposer une évocation concrète. On retrouve ce même mélange de préciosité et de simplicité dans « le feu génital transformé en délice » - ici c’est même l’intrication de l’image baroque topique et du trivial anatomique qui devient préciosité.
La femme métamorphique
La représentation du corps de l’aimée est dans l’ensemble régie par le principe exposé dans le prologue : les comparants n’évoquent pas les métaux ou les pierres précieuses, mais des matières simples ou des éléments essentiels. Ainsi le sonnet 13 joue-t-il avec la veine du sonnet pétrarquisant pour la subvertir : les deux premiers vers montrent la femme nimbée de lumière, qui « n’est pas nacre de mer, n’est jamais argent froid », car « faite de pain, pain aimé par le feu ». Le deuxième quatrain est un condensé agricole, qui voit le blé croître, la farine s’accumuler. C’est aussi avec des topiques religieuses que joue le poème, avec une litanie, que la traduction ne garde pas vraiment : « pan tu frente, pan tus piernas, pan tu boca » (littéralement donc : « pain ton front, pain tes jambes, pain ta bouche »). Le pain de chaque jour est ici celui de « chaque matin » et la femme est l’étendard des boulangeries. Si la transposition du langage de la dévotion vers celui de l’amour profane est la grande transgression de la poésie courtoise, puis de la poésie du Stil nuovo et de Pétrarque, il s’agit ici de le transposer vers ce qui en est le contraire, le langage matérialiste. Plus exactement, il s’agit de concilier l’inconciliable, le matérialisme et le sacré, adunaton du poète lyrique communiste : « de la harina aprendiste a ser sagrada » (« être sacrée, la farine te l’enseigna », 36-37).
On peut le dire autrement : Neruda reprend le principe là aussi topique de la poésie amoureuse, celui de la « donn’angelo », qui fait de la femme une intercession, une voie d’accès vers un au-delà. Ici, dans cette poésie matérialiste, qui n’exclut pas les références au sacré, c’est plutôt d’un accès à un en-deçà qu’il s’agit. Le sonnet 5 refuse même l’air et la lumière à Matilde, lui donne terre, boue, résine et la déclare « glaise » : « eres la greda oscura ». Dans d’autres poèmes pourtant, une large place est faite à l’eau et à la lumière. Dans le sonnet 35 par exemple, qui est consacré à la main, Matilde fait entrer la lumière dans la maison du sonnet. L’expression « donna luce » qu’a employée un critique (Antonio Lanza [12] ) à propos de Laure reste efficace, mais partielle. La rencontre des éléments contraires s’accomplit souvent, comme dans l’exemple que l’on vient de citer : « luz y lodo machacados ».
Au fond, la poésie amoureuse de Neruda rejoint ici sa poésie épique : ce qui aimante toute l’œuvre, et déborde les questions génériques, c’est cette fascination pour la matière, et plus précisément pour le métamorphisme. Presque toute sa poésie revient à un moment ou à un autre au temps de l’origine, de la genèse des formes (même dans Espagne au cœur, un poème s’abstrait complètement du présent du témoignage qui rive ailleurs toujours l’écriture, pour évoquer ce temps originaire). Si La Centaine d’amour n’est pas, comme on va le voir dans le point suivant, un repli dans la circularité, une fuite hors du temps historique, elle n’en est pas moins marquée par cet imaginaire de la matière plastique, métamorphique. Et c’est en Matilde que ces métamorphoses s’opèrent. Je renvoie ici à un sonnet important, le sonnet 47, qui est la réécriture d’un célèbre sonnet de Garcilaso de la Vega sur Daphné (c’est un mythe que la lyrique pétrarquiste a beaucoup repris à Ovide, mais c’est à Garcilaso que la référence est la plus évidente chez Neruda). Là encore, je n’entre pas dans le détail, ayant ailleurs analysé cette réécriture, pour montrer que s’y opérait un renversement majeur : au lieu de sceller l’éloignement et l’exacerbation d’un désir inassouvi, la métamorphose de Matilde en arbre signifie la consommation de l’amour, sa plénitude. Je reviens simplement ici à ce sonnet pour indiquer que la reprise d’une topique amoureuse pétrarquiste, elle-même héritée de la mythologie, y rejoint l’imaginaire matériel de Neruda. De cette rencontre naît le renouvellement de la topique. On relira aussi avec attention le sonnet 27, nu baroque, anamorphose plus que métamorphose sans doute : Matilde devient énorme comme l’été avant de rétrécir à la taille d’un ongle, elle est bleue, jaune, puis rose.
Cet imaginaire de la métamorphose est corrélé à celui de la totalité : c’est parce que tout se touche, que tout peut être contenu ensemble, que la matière peut se métamorphoser. Le paradoxe sur lequel joue le plus le poète est le suivant : Matilde est l’élue, elle est l’unique, et pourtant, elle contient tout et donne accès au tout. Le sonnet 43 est celui de l’élection : « aucune » femme ne ressemble à Matilde. Mais précisément, sa singularité réside dans le fait de porter en elle autre chose, et donc de donner accès à plus qu’elle-même :
Tú eres total y breve, de todas eres una,
y así contigo voy recorriendo y amando
un ancho Mississippi de estuario femenino. (98)
Toi tu es totale et brève, une entre toutes,
et quand je suis avec toi, à aimer, je parcours
l’estuaire féminin, large Mississippi. (99)
« Total » / « breve », « de todas eres una » : seule entre toutes, mais aussi seule faite de toutes.
On sera aussi attentif aux dynamiques complémentaires de la concentration et de la diffraction : la femme recueille la totalité et la disperse à nouveau. Dans le sonnet 18, Matilde « reçoit » : l’éclat du Caucase tombe sur elle, elle prend de multiples dons des « bois ». Ailleurs, elle donne, répand cette totalité, souvent par le rire, un motif que la poésie amoureuse de Neruda partage avec celle d’Éluard, et l’on pourrait ici transposer les analyses de Jean-Pierre Richard sur ce dernier (dans Onze études sur la poésie moderne) : dans le sonnet 38, par exemple, dans le vers « tu risa desarrolla su trino de palmera », « ton rire déploie ses trilles de palmier », le motif du palmier est un comparant similaire à celui de l’éventail chez Éluard. Le sonnet 50 est aussi celui du rire qui fait tout « éclater » - c’est, avec le sonnet qui mentionne Diego Rivera, le seul à faire mention d’un artiste, en l’occurrence le compositeur Acario Cotapos [13] : le rire de Matilde est associé à la musique.
Si Neruda renouvelle certaines topiques de la poésie amoureuse, à la fois courtoise et baroque, demeurent certaines questions. La femme aimée donne accès à la matière plutôt qu’à un monde spirituel, mais elle demeure instrument, medium. On observera aussi les nombreuses représentations de Matilde en statue, par exemple lorsqu’elle sort de l’océan, variation sur la naissance de Vénus, dans le sonnet 19, qui s’achève sur une image éblouissante. Cela dit, la femme aimée est dans ce recueil beaucoup moins associée au silence que dans les premiers recueils de Neruda (l’un des vers les plus célèbres de Vingt poèmes d’amour est : « Me gustas cuando callas, porque estás como ausente » : « Tu me plais quand tu te tais, car tu es comme absente »). La voix de Matilde apparaît ici comme un motif important, par exemple dans le sonnet 52, où il est question de son chant : le vers « chanter », habituellement réservé à la première personne du singulier, ouvre ici le poème à la deuxième personne, et il est relayé par le nom « canto » en écho en fin de vers, puis par le nom « voz » dans les tercets (répétitions, allitérations marquées : « tu voz con vuelo », « vuelve tu voz cargada de violetas »).
3. Le temps
Comme le Canzoniere de Pétrarque, La Centaine d’amour raconte l’amour. Il ne s’agit pas d’une juxtaposition de sonnets qui répéteraient la célébration amoureuse, mais bien d’un parcours, d’un voyage même – ce qui pourra sembler paradoxal après ce que nous avons indiqué dans le premier point. En fait, l’ancrage n’est jamais définitif, il est constamment menacé, défait et à refaire. On pourra y voir une réalité psychologique ou une nécessité poétique : même s’il est minimal, le récit est indispensable au déploiement du poème. On peut même lire l’ensemble du recueil comme la recherche d’un équilibre entre manque et plénitude, récit et stase. Plus profondément encore, il s’agit d’accepter le temps, mais de lutter contre sa puissance corrosive. Là encore, c’est une grande dynamique de la poésie de Neruda – je renvoie ici aux travaux d’Alain Sicard, qui a beaucoup étudié la dialectique du temps chez Neruda (en particulier dans sa thèse, La pensée poétique de Pablo Neruda). En bref, le temps à la fois amorphe et destructeur des premières Résidences devient le temps positivement orienté de l’histoire marxiste, à ceci près que Neruda préfère à la linéarité ou à la table rase de la révolution un temps cyclique et progressif à la fois, un temps primitif, naturel, qui contrarie le temps historique, ou plutôt le configure autrement. Une image – que l’on retrouve dans La Centaine figure cette dialectique : la conversion de la goutte en graine. De la même manière, le temps amoureux est inscrit dans une histoire, mais la construction du recueil, en autant de moments de la journée, lui imprime quelque chose de cyclique. La construction du recueil est, comme celle de la maison, et comme celle du sonnet, régie à la fois par une régularité, par des nombres ronds (à commencer par le nombre 100, mais aussi avec la partition en quatre), et par des dissymétries (ainsi chaque partie comporte-t-elle un nombre différent de sonnets).
Récit et cycle
La Centaine raconte l’amour, mais dans un récit complexe, qui n’est pas linéaire et qui est continuellement arrêté par des moments de célébration ou par des détours. Les étapes topiques du parcours ne sont pas évidentes. Ainsi l’ensemble de la section « Matin » peut s’apparenter à un étirement de « l’innamoramento ». Le sonnet 6 réécrit la scène de la rencontre, à ceci près que Matilde est déjà présente et nommée dans les sonnets présents, alors qu’elle s’absente de celui-ci. Dans ce sonnet au passé simple (c’est la première fois que ce temps est employé), la deuxième personne s’efface, et le sujet raconte sa rencontre avec le bois, en des termes qui déjà, reprennent le scenario de découverte, de révélation dont nous avons parlé. Or la découverte est ici reconnaissance : ce sont les racines de l’enfance qui reviennent au poète et le laissent « blessé », tout à coup (« de pronto »). Le dernier vers du poème évoque l’amoureux frappé par le coup de foudre : « et je restai, blessé du parfum vagabond ». La scène topique de la rencontre est donc l’objet d’une réécriture assez majeure, puisque le bois, que Matilde incarne effectivement, la branche – motif récurrent –, prennent la place de la femme, qui semble s’effacer ici. La scène de révélation est rejouée, cette fois en nommant Matilde, dans le sonnet 23, où l’on retrouve le passé simple et l’adverbe « de pronto ». La section « Midi » est celle d’une quotidienneté heureuse – le sonnet 49 est celui du présent : « Es hoy », « nous sommes aujourd’hui ». Le temps s’écoule, de manière fluide et régulière. La section « Soir » s’ouvre au contraire sur les obstacles, et les difficultés font brutalement irruption. Le premier quatrain du sonnet 55 retrouve même une expression allégorique, en montrant la tour des amants « assiégée ». On relèvera aussi dans ce sonnet la reprise du motif du « tunnel », marqueur d’auto-référentialité. Ce n’est plus ici le tunnel inconnu qui donnait accès au parfum du monde (sonnet 1), mais un tunnel sanglant où scrutent les yeux « d’une famille de douleurs ». Le terme « douleurs » revient obstinément dans les sonnets 61 et 62, ou encore 71, qui résume le voyage de l’amour en fuite : « De pena en pena cruza sus islas el amor » (156). Ces obstacles sont extérieurs (il est fait allusion de manière insistante aux critiques que doit affronter le poète), mais aussi intérieurs. Le sonnet 66 reprend la topique de la brûlure d’amour, l’oxymore du feu et du froid, la rhétorique du paradoxe :
No te quiero sino porque te quiero
y de quererte a no quererte llego
y de esperarte cuando no te espero
pasa mi corazón del frío al fuego. (146)
Je t’aime parce que je t’aime et voilà tout
et de t’aimer j’en arrive à ne pas t’aimer
et de t’attendre alors que je ne t’attends [pas]
mon cœur peut en passer du froid à la brûlure. (147)
Dans ces sonnets baroques, la narration est réduite à l’essentiel, au combat des verbes « aimer » et « haïr » (« te odio sin fin ») : l’oxymore cristallise la tension amoureuse.
Cette narration est pourtant contrariée par plusieurs motifs et mouvements, qui cherchent à infléchir la trajectoire, à lui imprimer un caractère plus cyclique et in fine, à installer l’amour vécu dans une chaîne qui dépasse et transcende le temps de la vie humaine. On aura déjà remarqué tous les brouillages, les répétitions, les allers et retours qui rompent la linéarité. Il faut à présent revenir au principe de construction du recueil, en autant de parties de la journée, commençant avec le matin et s’achevant avec le soir. Cette structure inverse celle qui caractérise souvent la poésie courtoise (rencontre nocturne, fin du poème avec l’aube) et pose bien la quotidienneté, le déroulement ordinaire du jour comme cadre. Surtout, il propose des étapes régulières, les moments d’une journée, c’est-à-dire des étapes qui ont vocation à se renouveler. Les multiples références aux saisons renforcent cette temporalité cyclique (même s’il n’y a pas de coïncidence entre un moment de la journée et une saison ; par exemple sonnets 67, 72 pour l’hiver, sonnets 63, 85, 88 pour l’automne). De manière plus générale, le système métaphorique, qui assimile la femme à la nature, et, par aimantation si l’on veut, le couple qu’elle forme avec le poète, a bien pour fonction de rattacher la temporalité humaine à celle de la nature, de nier la finitude par un matérialisme qui insère l’homme dans le cycle, dans « l’éternité de la nature ». C’est ce que formule le sonnet 48, sonnet de la fusion du couple dans la métaphore : « Les deux amants heureux ne font plus qu’un seul pain, / une goutte de lune, une seule, dans l’herbe ». On voit que c’est dans la réduction à l’unité que s’accomplit la métamorphose. Au terme du processus analogique, le dernier tercet reprend les termes d’ouverture pour proclamer l’éternité du couple, qui est calée sur celle de la nature :
Dos amantes dichosos no tienen fin ni muerte,
nacen y mueren muchas veces mientras viven,
tienen la eternidad de la naturaleza. (108)
Les deux amants heureux n’auront ni fin ni mort,
ils naîtront et mourront aussi souvent qu’ils vivent,
ils possèdent l’éternité de la nature. (109)
La « poussière amoureuse » (Quevedo) ou « l’éternité d’un baiser victorieux »
C’est surtout dans la dernière partie du recueil, « Nuit », que se révèle l’enjeu majeur de la temporalité, lié à la mort et à la survie. Le sonnet 91 montre l’action destructrice de l’âge : « l’âge vient nous couvrir ainsi que fait la bruine », « mon costume est rongé par l’eau d’une gouttière », « le temps pique la vie de sa neige et sa joue ». On retrouve ces images de pluie caractéristiques du temps des premières Résidences sur la terre, temps qui choit, qui ne connaît qu’une direction négative. Cette eau du temps qui tombe est une eau d’amnésie, elle voudrait effacer jusqu’à « l’absence ». Toute la poésie politique de Neruda (qui transforme la goutte en graine) est antidote à cette mélancolie. C’est ici la lyrique, comme poésie de l’amour, mais surtout comme chaîne poétique, qui fournit l’antidote.
À partir du sonnet 89, le poète élabore des scénarios : qu’adviendra-t-il s’il meurt et que Matilde survit, et inversement ? Le premier scénario est répété dans trois sonnets (89,92, 94), le second (qui est aussi moins direct, repose davantage sur des périphrases) est envisagé plus brièvement (sonnet 93). Plus que d’un scénario, il faudrait parler de testament : le poète exprime ici ses volontés, en martelant le verbe « quiero ». Or sa volonté est que la mort ne soit pas une fin, que l’amour poursuive son œuvre et Matilde sa communication avec les éléments. Ce sonnet est marqué par beaucoup de répétitions lexicales : au verbe « querer » (vouloir, et bien sûr aimer, double sens essentiel dans la poésie de langue espagnole), répond le verbe qu’il régit, « seguir » (continuer), mais aussi la conjonction de subordination « para que », anaphore du dernier tercet : la parole défie la mort, refuse l’absurde en assénant le but. À vrai dire, ce n’est pas tellement le topos de la poésie comme négation de la mort qui est remis ici sur le métier (idée illustrée à la perfection chez Shakespeare par exemple), c’est plutôt que l’amour lui-même est antidote à la mort : l’un se prolonge dans l’autre et, surtout, le mouvement fusionnel avec le monde que la relation amoureuse a permis d’amorcer peut se poursuivre.
Il y a bien un rapport avec la parole poétique, mais il est je crois davantage d’ordre analogique. Tout comme la poésie est pour Neruda un grand texte actualisé par différents poètes, l’amour est une force partagée qui s’incarne dans certains couples. L’économie poétique et amoureuse de Neruda est collective – et c’est peut-être la véritable politique de sa poésie, au-delà de vers engagés qui n’ont pas toujours survécu à la circonstance. C’est ce que formule la fin du sonnet 92 :
Pero este amor, amor, no ha terminado,
y así como no tuvo nacimiento
no tiene muerte, es como un largo río,
sólo cambia de tierras y de labios. (200)
Mais cet amour, amour, est un amour sans fin,
et de même qu’il n’a pas connu de naissance
il ignore la mort, il est comme un long fleuve,
il change seulement de lèvres et de terre. (201)
C’est aussi le sens de la chaîne des amants qui est évoquée dans le sonnet 95 :
Quiénes se amaron como nosotros ? Busquemos
las antiguas cenizas del corazón quemado
y allí que caigan uno por uno nuestros besos
hasta que resucite la flor deshabitada. (206)
Qui sont-ils, ceux qui comme nous se sont aimés ?
Cherchons les anciennes cendres du cœur brûlé,
là, que tombent l’un après l’autre nos baisers,
que ressuscite la fleur inhabitée. (207)
Les amours anciennes et enterrées peuvent revivre au contact des amours du présent. Il est aussi intéressant de comparer ce sonnet au chant « Hauteurs de Macchu Picchu », dans Chant général - j’ai déjà évoqué des reprises partielles de ce chant dans les sonnets (pour le scénario de rupture et de révélation en particulier). Or l’amour collectif découvert dans « Hauteurs de Macchu Picchu » avait la capacité de faire surgir la poésie et, par-là, de redonner sinon la vie, du moins la voix, aux morts, « enterrés dans un seul abîme ». De même ici l’amour ressuscite la « fleur déshabitée ». Le dernier vers du sonnet, « dans une éternité de bouches enterrées », pourrait presque être celui de « Hauteurs de Macchu Picchu ». Mais c’est aussi bien sûr à tous les amants célébrés par la poésie que pense ici le poète : avec sa Centaine d’amour, il s’accroche à la grande chaîne des amants mythiques. Réactualiser l’amour, c’est aussi redire des mots déjà dits, citer un grand texte qui appartient à tous. C’est sans doute le sens de la mention récurrente du motif de la poussière. Ce terme apparaît dans le sonnet 91, sonnet de la dégradation, et il semble alors signifier la vanité, l’effacement. Or il est repris dès le sonnet suivant, associé à un autre motif récurrent du recueil, et beaucoup plus positif – le blé. Dans l’avant-dernier sonnet, blé et poussière reviennent, dans un poème au futur, qui joue beaucoup sur les adunata, et qui annonce la rencontre toujours perpétuée même dans la mort :
y tú en el polvo de mi corazón
(en donde habrán inmensos almacenes)
irás y volverás entre sandías. (214)
et toi dans la poussière de mon cœur
(qui contiendra des magasins immenses)
tu vas et viens au milieu des pastèques. (215)
Le va-et-vient continu, au milieu des fruits de l’été, se poursuit dans la poussière du cœur. Or, je le disais au tout début de cette présentation, ce motif vient d’un célèbre sonnet de Quevedo, « Amor constante más allá de la muerte », que Neruda a abondamment commenté dans son discours « Viaje al corazón de Quevedo » : « Ce sonnet est la flèche unique, la foreuse unique qui jusqu’à maintenant a percé la mort, a tiré une spirale de feu des ténèbres [14] ». Neruda répète plusieurs fois le dernier vers, en le glosant et en affirmant : « Dans ce vers se trouve l’éternel retour, la résurrection perpétuelle de l’amour [15] . » Le cœur de Quevedo a survécu dans celui de Neruda, qui deviendra à son tour poussière amoureuse immortelle. Je cite encore ce discours : « Je vais vous parler d’un poète et de son prolongement dans d’autres […] C’est un voyage vers le fonds caché qui demain se réveillera vivant. C’est un voyage vers la poussière. Vers la poussière amoureuse qui demain reviendra à la vie [16] . » Dans les sonnets, Neruda met en œuvre ce « prolongement » de Quevedo en d’autres et fait effectivement revivre cette « poussière amoureuse ». Dans ce même discours, Neruda évoque encore la poésie de Quevedo comme un arbre : « une poésie qui, nourrie de toutes les substances de l’être, se lève comme un arbre grandiose que la tempête du temps n’a pu fléchir et qui, au contraire, répand autour de lui ses graines révoltées [17] . » Or c’est aussi en ces termes qu’il évoque son Chant général dans le dernier poème de cette œuvre : comme un arbre rouge, qui continuera à propager sa lumière et qui renaîtra, débarrassé des végétations impures, pendant que le cœur du poète continuera à flamber et à s’étoiler. Dans le dernier sonnet, on retrouve l’image de l’arbre (modulé en « ramée »), l’idée d’un paysage bruissant de vie dans la mort, d’un monde purifié, et la paronomase « libre » / « libro » :
Ya no habrás sino todo el aire libre,
las manzanas llevadas por el viento,
el suculento libro en la enramada (216)
Il ne restera plus que tout l’air libre
avec la pomme emportée par le vent,
dans la ramée le livre succulent (217)
La dernière strophe évoque « les œillets » qui respirent : les œillets sont un motif courant chez Neruda, mais il est significatif qu’ils apparaissent ici à la toute fin du recueil, comme en écho à un autre sonnet de Quevedo, « A Flori, qui avait des œillets parmi ses cheveux blonds [18] ». La « fleur déshabitée » refleurit dans les vers de Neruda. On retrouve également dans ce dernier sonnet des motifs à la fois personnels et politiques (l’épi, les cloches), qui sont caractéristiques de la poésie de Neruda, et qui achèvent de lier l’amour, le collectif et le poème. Je voudrais encore citer le discours sur Quevedo, qui fournit le meilleur commentaire de ce sonnet et du projet du recueil : « Au fond du puits de l’histoire, comme une eau plus sonore et brillante, brillent les yeux des poètes morts. La terre, le peuple et la poésie sont une même entité, reliée par des souterrains mystérieux [19] ».
La Centaine d’amour actualise donc beaucoup des topoi et scénarios de la tradition lyrique, et les investit des tensions qui traversent toute l’œuvre de Neruda (notamment entre temporalité historique et temporalité naturelle, mythique), ainsi que d’une dimension politique, en sourdine par rapport aux poèmes les plus engagés, et néanmoins significative. L’enjeu fondamental du recueil réside, comme c’est presque toujours le cas pour le sonnet, dans le travail des références, dans les jeux avec une tradition qu’il s’agit de « prolonger ». Le recueil met en place par l’intertextualité une analogie essentielle : l’amour peut continuer au-delà de la mort, peut se prolonger en l’autre, tout comme la poésie est une parole continue et totale, prononcée et écrite par la succession des poètes.
Références essentielles
L’édition de références des œuvres de Neruda est l’édition critique des œuvres complètes de Galaxia Gutenberg en cinq tomes, épuisée. L’édition de l’Instituto Cervantes à laquelle je renvoie ci-dessous est celle que j’avais à disposition, mais ce n’est pas une édition critique.
Références biographiques :
- Neruda, Pablo, J'avoue que j'ai vécu, traduction Claude Couffon, Paris, Gallimard (Folio), 1987 (1975).
- Marcenac, Jean et Couffon, Claude, Pablo Neruda, Paris, Seghers, 2004 (avec quelques documents iconographiques et une petite anthologie).
Autres œuvres de Neruda qui peuvent éclairer les sonnets :
- Neruda, Pablo, Résidence sur la terre. Traduction nouvelle de Guy Suarès, Paris, Gallimard (nrf /Poésie), 1972.
- Neruda, Pablo, Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, suivi de Les Vers du capitaine. Traduction de Claude Cauffon et Christine Rinderknecht, Paris, Gallimard (nrf / Poésie), 1998.
- Neruda, Pablo, Odes élémentaires, trad. J.-F. Reille, Paris, Gallimard, 1974 (ainsi que Nouvelles odes élémentaires).
Discours de Neruda :
- « Inaugurando el año de Shakespeare », Obras completas, Barcelona, RBA, Instituto Cervantes, 2005, t. 5, p. 199-203.
- « Quevedo adentro », Obras completas, Barcelona, RBA, Instituto Cervantes, 2005, t. 4, p. 408-411.
- « Viaje al corazón de Quevedo », Obras completas, Barcelona, RBA, Instituto Cervantes, 2005, t. 4, p. 411-429.
Études :
- López Martinez, María Isabel, Neruda y los escritores de la Edad de Oro, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Scientificas, 2009.
- Millares, Selena, El fuego y la fragua, Ensayo de literatura comparada, Universidad de Salamanca, 2008.
- Rumeau Delphine, « L’adresse amoureuse chez Pablo Neruda : de l’élégie solipsiste au lyrisme collectif », TRANS- 8, 2009, en ligne : http://journals.openedition.org/trans/314 ; DOI : 10.4000/trans.314.
- Rumeau Delphine, « Dépolir les bijoux de la tradition lyrique : les sonnets de bois de Pablo Neruda », Silène, 2009, en ligne : http://www.revue-silene.com/images/30/extrait_132.pdf.
- Sicard, Alain, La pensée poétique de Pablo Neruda (Université de Bordeaux, 1977), atelier de reproduction des thèses.
Autres textes importants (intertextes):
- Garcilaso de la Vega, Poèmes, trad. Paul Verdevoye, Paris, Aubier, 1968.
(voir aussi dans le revue Po&sie, dix sonnets en traduction de Catherine François https://www.cairn.info/revue-poesie-2011-3-page-14.htm)
- Góngora Luis de, Sonnets, trad. F. Turner, Paris, Imprimerie Nationale, 1998.
- Quevedo Francisco de, Les Furies et les peines, trad. J. Ancet, Paris, Poésie/Gallimard, 2010 (bilingue).
Annexe
Francisco de Quevedo
« Amor constante más allá de la muerte »
Cerrar podrá mis ojos la postrera
sombra que me llevare el blanco día,
y podrá desatar esta alma mía
hora, a su afán ansioso lisonjera;
mas no, de esotra parte, en la ribera
dejará la memoria, en donde ardía:
nadar sabe mi llama el agua fría,
y perder el respeto a ley severa.
Alma, a quien todo un Dios prisión ha sido,
Venas, que humor a tanto fuego han dado,
Médulas, que han gloriosamente ardido,
Su cuerpo dejará, no su cuidado;
Serán ceniza, mas tendrá sentido;
Polvo serán, mas polvo enamorado.
« Amour constant au-delà de la mort »
Clore pourra mes yeux l’ombre dernière
que la blancheur du jour m’apportera,
cette âme mienne délier pourra
l’heure, à son vœu brûlant prête à complaire ;
mais point sur la rive de cette terre,
n’oubliera la mémoire, où tant brûla :
ma flamme sait franchir l’eau et son froid,
perdre respect face à la loi sévère.
Âme dont la prison fut tout un dieu,
veines au flux qui nourrit un tel feu,
moelle qui s’est consumée, glorieuse,
son corps désertera, non son tourment ;
cendres seront, mais sensibles pourtant ;
poussière aussi, mais poussière amoureuse.
Dans Les Furies et les peines, 102 sonnets, choix et trad. Jacques Ancet, Paris, Poésie / Gallimard, 2010 , p. 202-203.
Notes
- [1]
« En los Cien sonetos de amor, lo más difícil ha sido sustraerles las rimas a esos sonetos para que no fuesen de bronce o platería, sino de madera. Es por este razón precisamente que yo les he sacado la rima, esa rima que suena como diablos en español », dans El Siglo, 10 avril 1966.
- [2]
« Pocos poetas fueron tan compactos y secretos, tan encerrados en su proprio diamante. Los sonetos fueron cortados en el ópalo del llanto, en el rubí del amor, en la esmeralda de los celos, en la amatista del luto. » « Inaugurando el año de Shakespeare », Obras completas, Barcelona, RBA, Instituto Cervantes, 2005 (désormais OC), t. 5, p. 200.
- [3]
« Yo, americano errante / huérfano de los ríos y de los / volcanes que ma procrearon » (Las uvas y el viento, OC 1, p. 925-926.
- [4]
« Está sólo la blancura del papel, la pureza del camino poético. Por ese camino, interminablemente se deslizan las imágenes como pequeños navíos cargados de miel. » OC 5, p. 200.
- [5]
« me dio la norma de una purísima fuente, junto a las selvas y a la fabulosa multitud de los mitos desconocidos, fue para mí la ley cristalina. Porque la poesía de Shakespeare, como la de Góngora y la de Mallarmé, juega con la luz de la razón, impone un código estricto, aunque secreto. En una palabra, en aquellos años abandonados de mi vida, la poesía shakesperiana mantuvo para mí abierta comunicación con la cultura occidental. », ibid.
- [6]
« el más grande de los poetas espirituales de todos los tiempos », OC 5, p. 412.
- [7]
Dans ses mémoires, Matilde Urrutia raconte que Neruda lui posait beaucoup de questions sur son enfance et se plaisait à comparer leurs souvenirs communs de ce sud pluvieux et pauvre (Matilde Urrutia, Mi vida con Pablo Neruda, Barcelone, Seix Barral, 1986.)
- [8]
« Araucane » ; on dirait aujourd’hui « Mapuche », encore que « Araucane » fasse plus référence à la région qu’au peuple indigène. Pour mémoire, La Araucana est aussi le titre de l’épopée chilienne, écrite par un Conquistador à la fin du XVIe siècle, Alonso de Ercilla, mais qui réserve une place importante aux Araucans – Mapuches – et à leur éloge : Neruda a souvent rendu hommage à ce texte.
- [9]
Neruda collectionnait les figures de proue et leur a consacré plusieurs poèmes (un poème en particulier dans Chant général).
- [10]
« En crespa tempestad del oro undoso, / nada golfos de luz ardiente y pura / mi corazón, sediento de hermosura / si el cabello deslazas generoso » : « En tempête crépue d’or onduleux, / il nage aux baies d’éclatante brûlure, / mon cœur, tout assoiffé de beauté pure, / si tu lâches tes cheveux généreux. » (Francisco de Quevedo, « Afectos varios de su corazón fluctuando en las ondas de los cabellos de Lisi », Les Furies et les peines, trad. J. Ancet, Paris, Poésie/Gallimard, 2010.)
- [11]
Martine Broda, L’Amour du nom, Paris, José Corti, 1997, p. 31.
- [12]
Antonio Lanza, La letteratura tardogotica. Arte e poesia a Firenze e Siena nell’autunno del Medioevo, Anzio, De Rubeis, 1994.
- [13]
Acario Cotapos est le sujet d’une ode, d’abord publiée dans la Revista musical chilena (1961), puis dans Plenos poderes (1962).
- [14]
« este soneto es la única flecha, el único taladro que hasta hoy ha horadado la muerte, tirando una espiral de fuego a las tineblas », OC 4, 426.
- [15]
« Está en este verso el eterno retorno, la perpetua resurrección del amor. », OC 4, 427.
- [16]
« Voy a hablaros de un poeta y de su prolongación en otros […] Éste es un viaje al fondo escondido que mañana se levantará viviente. Éste es un viaje al polvo. Al polvo enamorado que mañana volverá a vivir. », OC 4, 412.
- [17]
« una poesía que, nutrida de todas las substancias del ser, se levanta como árbol grandioso que la tempestad del tiempo no doblega y que, por el contrario, lo hace esparcir alrededor el tesoro de sus semillas insurgentes », OC 4, 414.
- [18]
« A Fiori, que tenía unos claveles entre el cabello rubio », Les Furies et les peines, op. cit., p. 154-155. Le poème de Quevedo joue sur le nom « Fiori ». À la fin du poème, les œillets « flétrissent leurs blasons cramoisis ». Les œillets refleurissent dans le sonnet de Neruda.
- [19]
« En el fondo del pozo de la historia, como un agua más sonora y brillante, brillan los ojos de los poetas muertos. Tierra, pueblo y poesía son una misma entidad encadenada por subterráneos misteriosos. », OC 4, 411.