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ARTICLE
Cet article se propose d’observer la place du livre dans les constructions de mondes fictionnels alternatifs [1] , pratique dite de world building ou de world making dont l’extension et la prise en compte, publique et critique, constituent un des phénomènes marquants de la culture médiatique contemporaine depuis un peu plus de quinze ans [2] . Il s’avère tout particulièrement remarquable dans les genres dits « de l’imaginaire » (science-fiction, fantasy, fantastique et leurs nombreuses hybridations), dont le développement hégémonique constitue une autre caractéristique de cette même période, bien entendu liée à la première. Science-fiction et fantasy sont en effet les genres les plus spontanément voués à « faire monde » dans la mesure où le monde fictionnel qu’ils présentent se donne comme construction – si l’on prend pour exemple le processus de lecture, « mots-fictions », novums, segments didactiques (par ordre de grandeur) viennent progressivement constituer et consolider chez le lecteur une « xéno-encyclopédie » au sujet de l’autre monde [3] . En outre ces œuvres sont faites, au-delà du livre, de briques médiatiques qui s’ajoutent les unes aux autres et s’emboitent les unes dans les autres : de nouveaux épisodes, aux formats et supports variés, prennent ainsi place avant, après, pendant les intrigues précédentes de Matrix, Star Wars, Star Trek, Harry Potter, Game of Thrones, Avengers, World of Warcraft… Le récepteur, le consommateur, est à son tour invité à y participer, à poursuivre et à favoriser le développement expansif de ces univers [4] : les jeux proposent mods et devkits, les romans à succès, à peu près toujours dédoublés en série de films, mais aussi les mangas, acceptent ou encouragent les productions faniques, fanfictions, fanarts, fanvids ; tous s’entourent d’une nuée de produits dérivés sous forme d’artefacts qui concrétisent la présence du monde fictionnel aimé.
Olivier Caïra propose de parler, pour rendre compte du développement de ce phénomène, et sur le modèle d’innombrables « turns » pris par les courants de la narratalogie, de « tournant diégétique » de la fiction contemporaine. Par là, il entend mettre l’accent sur le
passage d’une certaine coextensivité de la diégèse et du récit […] à un développement tous azimuts de la diégèse, bien au-delà des limites traditionnelles du récit. Cartographies et vues d’artiste, lexiques et encyclopédies […], portraits de personnages et généalogies, recettes alchimiques et guides techniques d’astronefs, baguettes magiques en plastique et chapeaux de détective en feutre, systèmes de simulation analogiques ou numériques, le récit traditionnel demeure central mais il apparaît « débordé » de toutes parts. [5]
La question de la matérialité du livre face au devenir-univers de l’œuvre constitue dans ce cadre un enjeu majeur [6] . Je m’intéresserai ici à sa place au sein des pratiques de world building.
Notes
- [1]
La communication dont est tiré cet article prenait place dans un panel intitulé « Material turn ou tournant diégétique ? », où son propos s’articulait avec celui des deux autres interventions de Claire Cornillon et Anne-Isabelle François. On consultera avec profit, en parallèle de celui-ci, l’article d’Anne-Isabelle François dans le présent volume en ligne.
- [2]
Voir en particulier : Mark J.P. Wolf, Building Imaginary Worlds, the Theory and History of Subcreation¸ Londres et New York, Routledge, 2012 ; Michael Saler, As If: Modern Enchantment and the Literary Prehistory of Virtual Reality, Oxford, Oxford UP, 2012 ; Anne Besson, Constellations. Des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, Paris, CNRS Éditions, 2015.
- [3]
Le terme de « mots-fictions » a été proposé par Marc Angenot dans son article fondateur « Le paradigme absent. Eléments d’une sémiotique de la science-fiction », Poétique, n°33, février 1978, p. 74-89. Le novum a été forgé par Darko Suvin dans Pour une poétique de la science-fiction. Etudes en théorie et en histoire d’un genre littéraire, Presses de l’université du Québec, 1977. Segments didactiques et xéno-encyclopédie sont des apports de Richard Saint-Gelais dans L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota Bene, 1999. Le processus de lecture de la science-fiction a été analysé par Irène Langlet, La Science-fiction, Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin « U », 2006.
- [4]
Henry Jenkins s’impose comme le grand observateur de cette « culture participative » : Textual Poachers: Television Fans and Participatory Culture, New York, Routledge « Studies in Culture and Communication », 1992. Fans, Bloggers and Gamers, Exploring Participatory Culture, New York et Londres, New York University Press, 2006. Convergence Culture, Where Old and New Media Collide, New York et Londres, New York University Press, 2006, La Convergence culturelle, Armand Colin/INA « Médiacultures », 2013.
- [5]
Mods, modding : modification apportée à un jeu vidéo, à petite ou grande échelle (de la personnalisation des personnages des Sims au développement d’un jeu « cousin » à partir du même moteur) ; devkits : development kits, outils logiciels permettant de « développer » (coder) un segment de jeu vidéo.
- [6]
Fanfiction pour les textes, fanart pour les dessins, peintures, images numériques fixes, fanvid pour les montages vidéos et « clips »: œuvre d’un artiste amateur qui y reprend les personnages, lieux et autres données d’un univers fictionnel préexistant. Le plus souvent courtes, mais parfois développées sur de nombreux épisodes, les fanfictions apparaissent comme un lieu de démocratisation de l’écriture personnelle, mise à disposition du public des internautes intéressés, et encore comme un espace emblématique de la productivité des variantes possibles au sein d’un ensemble de contrainte (les canons et fanons déterminant le champ du connu et de l’accepté à propos de telle ou telle fiction).
- [7]
Olivier Caïra, « Ourobores. Explorer les virtualités des mondes fictionnels après le tournant diégétique », Revue critique de Fixxion française contemporaine n°9, dossier « Fiction et virtualité(s) » dirigé par Anne Besson et Richard Saint-Gelais, novembre 2014. En ligne, http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx09.07/896
- [8]
Voir l’article d’Anne-Isabelle François dans le présent volume ; voir également la section « Livres et jeux » de l’ouvrage collectif Mondes fictionnels, mondes numériques, mondes possibles, Anne Besson, Nathalie Prince et Laurent Bazin (dir.), Rennes, PUR, 2016.