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L’énergie épique dans deux romans du « Nouveau Monde », Pélagie-la-Charrette et Texaco

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Le « Nouveau Monde » dont il sera question ici est le continent américain, monde qui n’avait certes rien de nouveau lorsqu’il fut « découvert » (l’Amérique fut bien plutôt inventée, comme le dit dans un essai resté célèbre l’historien mexicain O’Gorman [1] ), mais qui fut ressenti comme tel par des colons qui, dans la plupart des cas, étaient amenés à rester (les « settlers » dont parle le théoricien du postcolonial D. E. S. Maxwell [2] ), ou par les populations d’esclaves par la suite déportées. Or l’idée d’un continent inédit, qui attend l’œuvre qui prendra en charge sa géographie et son histoire, continue d’informer les littératures américaines, bien au-delà de l’époque coloniale. Nous nous intéresserons à deux exemples dans les Amériques francophones : Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet [3] et Texaco de Patrick Chamoiseau [4] , exemples somme toute récents, car c’est justement la persistance de l’ambition fondatrice dans ces œuvres que nous voulons souligner. Les deux romans font en particulier un usage pionnier ou novateur de la langue locale : ils se donnent comme des défenses et illustrations du français acadien et du créole martiniquais, en associant ces langues populaires (ou plutôt variante d’une langue pour le français d’Acadie), longtemps seulement orales, au récit de l’histoire et de la fondation. Ils sont autant de réponses à ce que Daniel-Henri Pageaux a appelé le « complexe d’Ithaque », qui engage à « faire de son coin de terre une référence à la portée universelle, à l’égale de celle chantée par Homère [5] . » Il s’agira de penser comment le roman articule un genre ancien (l’épopée) et la nouveauté (des réalités géographiques, sociales, linguistiques, qui ont longtemps échappé au champ de la littérature et même de l’écriture).
Pélagie-la-Charrette est le roman qui a rendu célèbre l’écrivaine acadienne Antonine Maillet, notamment en France, lorsque le prix Goncourt lui fut décerné. Le roman raconte le retour d’une charrette d’Acadiens, menés par Pélagie, dont les ancêtres avaient été chassés de leur pays après « le Grand Dérangement ». Rappelons qu’en 1755, les Anglais prennent les territoires de l’Acadie aux Français, expulsent ses colons et détruisent leurs maisons et églises pour empêcher leur retour. Beaucoup de Français prennent la fuite par bateau, notamment vers la Louisiane, encore française. Ici, c’est de Géorgie que part la charrette pour un long voyage de dix ans, semé d’embûches et d’obstacles. Texaco, roman lui aussi primé par le Goncourt, raconte moins une histoire de retour que de fondation, celle de Texaco, ce quartier bidonville de Fort-de-France, par Marie-Sophie Laborieux, fille d’un affranchi, forte femme menant bataille pour son peuple, défendant son quartier contre les projets de démolition du maire, mais aussi racontant toute l’histoire de sa famille, et, ce faisant, de son peuple. Les deux romans sont en fait structurés par des mises en abyme de récits et par une concurrence entre histoire généalogique, familiale, et histoire d’un peuple. Nous résumons ici des textes au fonctionnement infiniment plus complexe : le modèle narratif est à chaque fois bien plutôt celui de l’Odyssée avec ses détours et ses enchâssements que celui de l’Iliade et de son avancée linéaire.

 

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Notes

  • [1]

    Edmundo O’Gorman, Invención de América: el universalismo de la cultura occidental, Mexico, Fondo de Cúltura Económica, 1958.

  • [2]

    D. E. S. Maxwell, « Landscape and Theme », Commonwealth Literature: Unity and Diversity in a Common Culture, John Press (dir.), Londres, Heinemann, 1965, p. 82-89. Le concept est repris et débattu dans le livre séminal The Empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin (dir.), Londres, Routledge, 1989.

  • [3]

    Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette, Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1979.

  • [4]

    Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, « Folio », 2004 [1992].

  • [5]

    Daniel-Henri Pageaux, La Lyre d’Amphion : de Thèbes à La Havane, pour une poétique sans frontières, Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2001. Voir en particulier le chapitre consacré à Antonine Maillet, p. 111-124.