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Les sens de Prométhée : sur quelques traductions du Malpertuis de Jean Ray (espagnol, anglais, allemand, italien, tchèque, néerlandais et russe)

ARTICLE

En France et en Belgique, le roman Malpertuis représente assurément le texte qui assure la fortune littéraire de Jean Ray, avec plus d’un million d’exemplaires vendus depuis sa publication en 1943, et un nombre impressionnant de commentaires donnant différentes interprétations du récit. Parallèlement ce roman assure aussi la fortune internationale de l’auteur [1] , avec, à notre connaissance, dix traductions en langue étrangère. Cette double configuration pose évidemment problème si l’on entend évoquer certaines de ces traductions. Face à la multiplicité interprétative, comment aborder en effet le roman sans procéder à des choix nécessairement arbitraires ? De manière corrélative, face à la multiplication des traductions, comment les présenter en évitant la simple nomenclature ? S’agirait-il de renseigner, pour chaque traduction, le contexte, afin d’y insérer ladite traduction ? Ou de changer de point focal et de prendre pour centre le traducteur ?

Nous n’entendons pas dans ces pages remettre en cause l'intérêt de ces différentes possibilités, mais le roman et ses traductions offrent, nous semble-t-il, des noeuds susceptibles de fonder une approche comparative. Il s’agirait en effet de repérer le traitement particulier de certains éléments-clés qui, en premier lieu, posent un problème d’ordre « technique » pour une retranscription dans d’autres langues. Mais, au-delà de ce niveau technique, nous entendons ici montrer que ces éléments-clés constituent le noyau interprétatif du récit, à partir duquel peuvent naître différents fruits, en tenant compte de la manière dont ils sont traités par les traducteurs et du terreau particulier que constituent les différents systèmes d’accueil.

On peut à ce titre, sans nécessairement trop s’avancer sur le plan interprétatif, aborder Malpertuis comme un savant jeu de marqueterie induisant continuellement une double lecture du roman selon, d’une part, la connaissance des personnages dans cette construction en abyme [2] (ce que, sommairement, l’on appellera le savoir diégétique) et, d’autre part, la prise en considération exclusive du paratexte (le savoir textuel), qui redouble en quelque sorte le récit par le jeu des épigraphes. Celles-ci annoncent en effet, en début de chaque chapitre, les événements à venir. Le piège consiste alors à confiner, dans un premier temps, le lecteur au seul niveau diégétique, à l’aveugler littéralement en lui faisant partager le savoir des personnages, pour qu’ensuite il réalise à quel point le piège avait été savamment monté… et montré par les épigraphes. En utilisant cette capacité de leurre, Jean Ray propose avec Malpertuis un travail architectural de traduction : en parsemant son roman d’extraits d’autres oeuvres, il produit un nouveau texte qu’il éclaire par la reprise de bribes traduites et disposées pour interpréter son propre récit.

Toujours est-il que l’impression de dessaisie puis de reprise ressentie à la lecture, sans nécessairement être formulée, paraît généralement partagée. Cette sensation se rapporte alors à un autre aveuglement sur le plan de l’histoire racontée : les divinités de l’Olympe, devenues de simples baudruches humaines, sont incapables de voir ce qu’elles ont été. Elles n’ont donc plus conscience de leur caractère sacré et se fondent dans l’univers petit-bourgeois contemporain qu’est Malpertuis. Mais si elles se soumettent à la machination de Cassave (son testament les enjoint de rester dans la demeure), elles ne sont pas davantage capables de comprendre ce qu'elles représentent pour la société moderne.

Ces diverses modalités de l'aveuglement permettent de comprendre que le roman semble graviter autour de l’ambivalence entre voir et regarder. Une des clés de Malpertuis est à chercher dans cette disjonction : si l’on regarde l’histoire et son agencement, l’on ne voit pas nécessairement quel est le sens ; si les personnages regardent ce qui les fait vivre, ils ne voient pas pour autant leurs origines et leur valeur dans l’Histoire.

Dès lors, on peut retrouver dans le texte certains éléments qui mettent en évidence ce double régime, ce qui permet des relectures et des interprétations diverses. Il en va ainsi de la destinée, des personnages, de l’acte d’écriture et de lecture : par opposition aux personnages « pressés sans doute par la brièveté de leur terme terrestre devant les choses qui demeurent, comme la pierre dont se font les demeures maudites » [3] qui intervient dans le premier chapitre, l’épilogue se posera sous l’égide du « dieu Terme ». Cette formulation du titre du dernier chapitre de l’ouvrage n’a évidemment rien d’anodin, et, comme le « voleur de récits » échange en quelque sorte les manuscrits contre la statue de ce dieu Terme, on peut parfaitement développer la polysémie et comprendre que l’épilogue doit, presque littéralement, être mesuré à l’aune du dieu Mot !

Cette polysémie, sciemment utilisée et mettant en crise le corporel, le spirituel et le scripturaire, permet donc d’ouvrir véritablement le sens, en dégageant des perspectives multiples. Sans privilégier ici l’une ou l’autre, insistons toutefois sur la nécessité d’une prise en charge de cette polysémie pour saisir le véritable potentiel du roman.

Outre cette polysémie, il conviendrait de prendre en considération une homophonie, véritablement fondatrice : lorsque Lampernisse, le seul à se souvenir de son origine divine, tente de dévoiler son nom à Jean-Jacques Grandsire, ce dernier, au lieu de comprendre « Prométhée », entend tout simplement « promettez ». Le lecteur partageant à ce moment-là les connaissances de Jean-Jacques Grandsire (les autres manuscrits n’ayant pas permis d’éclairer de manière précise cette situation), il est lui aussi sourd face à cet appel. Par conséquent, l'échec du langage est le symptôme de son impossibilité à admettre le dévoilement de l'essence : il ne s’agit pas d’une quelconque paralipse, puisque tout est effectivement dit dans le récit, mais il faut attendre l’explication finale pour comprendre ce que cela signifiait.

Ce préambule, qui n’entendait pas proposer une lecture du roman, nous permet de réduire le faisceau afin d’examiner les différentes stratégies de traduction à partir de cette polysémie et de cette homophonie, tout en différenciant bien dès le départ ces deux opérations. La polysémie du mot « Terme » nous paraît en effet importante mais non essentielle au roman : elle constitue le support dynamique d’une activité critique, sans pour autant guider la lecture et la compréhension du récit. Par contre, l’homophonie « Prométhée/promettez » est véritablement essentielle, puisque la compréhension du récit passe par elle.

Si l’on considère effectivement que ce jeu de mots est essentiel pour le fonctionnement du récit, la simple question qui se pose alors réside dans le fait de savoir si cette homophonie fondatrice est, tout simplement, traduisible ? Il ne s’agit pas pour autant, répétons-le, d’aborder cette question sous le seul angle technique, mais bien de voir que le traitement particulier de ce noeud langagier sous-tend différentes stratégies, qui répondent à l’image que l’on veut alors proposer de Jean Ray.

En un premier temps, on peut de ce fait voir que l’intervention – celle du traducteur au même titre que celle des introducteurs de l’auteur dans ces sphères d’accueil – paraît moindre lorsque le jeu de mots est parfaitement traduit. Lorsque le roman de Jean Ray est proposé en Espagne, en Italie et en Tchéquie, il est ainsi possible de remarquer que les différents articles reprennent les éléments-clés de la sphère culturelle émettrice. Il n’est donc pas étonnant de constater que le jeu de mots, perçu sous cet angle comme partie-prenante du système mis en place par l’auteur, est intégralement traduit, sans aucun commentaire, le passage d’une langue à l’autre n’entraînant aucun parasitage.

Ainsi, dans les deux versions italiennes, la version espagnole et dans la version tchèque, Gilda Patitucci, Marianna Basile, Salvador Bordoy Luque et Richard Podaný (« Pro mé » équivalant ici à « Pour moi ») tentent de retrouver l’homophonie en exacerbant la « tension » du langage de Lampernisse, Jean-Jacques lui répondant dans un même état de bouleversement :

Malpertuis, Milano, Sugar, 1966, pp. 144-145.

Malpertuis, Milano, Mondadori, 1990, p. 144.

Malpertuis, Plzeò (Czechie), Mustang Ltd, 1995, p.153.

Malpertuis, Madrid, Valdemar, 1990, p. 175.

« Ricordatevi l’ultimo suo grido!

― Me ne rammento : “Promettete”.

― E aggiunse : “Non è quiesto !”… Ah, me lo figuro, Lampernisse, […] : Prometeo ! »

« Rammentate la sua ultima parola prima di morire ?

― Me lo ricordo : Promet !

― E aggiunse : “Non è questo !”. Ah ah ! Lo immagino Lampernisse […] Prometeo ! »

« Vzpomeňte si na poslední jeho výkřik ! Vzpomíinám si. Bylo to něco jako

“Pro mé…” dál to nedořekl.

A potom dodal : “Ne… tak jsem to nemyslel” […] Prométeus ! »

« ¡Recuerde usted el ùltimo grito de su vida!

― Lo recuerdo : „Promete“

― Y añadio : ¡no es eso! ¡Ajá! Veo a Lampernisse […] : ¡ Prometeo !»

Dans la première version russe, A. Grigorieo tentait lui aussi de rendre l’homophonie, accentuant même l’échec du langage, avec Lampernisse qui profère en première instance « Прометеи » (« Prometei »), Jean-Jacques reprenant ensuite ce qui lui semble trop vague : « что прометеи » (« quoi prometei »). De manière logique, Doucedame rappelle ensuite à Jean- Jacques qu’il avait pensé entendre « Прометеи », alors qu’il fallait comprendre « Прометей » (« Prométhée » [4] ).

On peut alors envisager l’autre jeu langagier avec la polysémie du mot « terme ». Dans ce cadre, il apparaît bien plus difficile de faire justice au texte original, les traductions perdant notamment la ligne textuelle qui va du « terme terrestre » au dieu éponyme. C’est le cas notamment de Gilda Patitucci [5] , Salvador Bordoy Luque [6] et Richard Podany. [7]

Cette déperdition du sens traduit par conséquent une impossibilité, voire un refus de prendre en considération la crise entre signifié et signifiant qui présidait au récit de Jean Ray. Le mot se perd donc, comme se perd la polysémie englobant cette pensée même du mot.

Une seule version réussit cependant à conserver cette seconde dimension, puisque la polysémie du mot « terme » est maintenue dans le cadre d’une ouverture à la dimension scripturaire dans la première version russe, « Терм » [8] ouvrant au « термин » qui signifie « terme », dans le sens de « mot ». Dans le cas de la première version russe, il est à noter que le traducteur est aussi un spécialiste de la littérature fantastique, et qu’il dote à cet effet sa traduction de commentaires, qui insistent notamment sur la dimension « textuelle » du récit, qu’il importe de disséquer afin de comprendre la valeur des effets mis en scène.

Peu ou prou, on retrouve ces éléments dans le discours du traducteur allemand de Malpertuis, lui aussi critique reconnu : Rein Zondergeld. Cependant, en dépit de l'insistance du texte original sur le jeu avec le signifiant et la présence d’indices textuels, le traducteur est dans l’incapacité de rendre en allemand le jeu de mots français. Pour traduire « Promettez », Zondergeld propose effectivement « Versprich… », sans apporter une quelconque précision lors de la première occurrence du mot. Lorsque Doucedame tente à la fin du récit d’expliquer à Jean-Jacques que Lampernisse essayait alors de communiquer son identité, on retrouve ce « Versprich… », qui ne possède aucun lien phonique avec le terme allemand « Prometheus ». Dès lors, devant l’impossibilité de rendre cet échec du langage, Zondergeld propose une note de bas de page qui explique tout. [9]

Cette démarche n’est pas sans incidence au niveau de la lecture, puisqu’un niveau supplémentaire de commentaire est ainsi apporté, mettant à mal toute lecture fictivisante. Cependant, cela ne vient pas contredire la lecture proposée dans l’ouvrage lui-même et dans différentes articles du traducteur, et ne vient pas non plus contredire l’intention de l’auteur.

Avec une telle perspective, on peut alors comprendre pourquoi la fortune de Jean Ray se réduit, dans la sphère culturelle germanique depuis les années 1970, presque essentiellement à ce roman, qui a bénéficié de plusieurs rééditions, avec à chaque parution, des articles enthousiastes, ainsi qu’un essai académique uniquement consacré à Malpertuis [10] . Mais l’on peut aussi mieux comprendre pourquoi les différentes lectures du roman se focalisent sensiblement moins que leurs homologues de langue française sur la dimension métatextuelle du roman. Cet écart provient d’une incapacité à traduire les différentes polysémies, Rein Zondergeld conservant par exemple le « dieu Terme » (« Der Gott Terminus ») alors qu’il avait évoqué au début de l’ouvrage des personnes pressées « par la brièveté de leur existence terrestre » [11] , ce qui déconstruit une part du projet architectural proposé par Jean Ray, pour reprendre la perspective adoptée par Thomas Amos [12] .

Pour en revenir au « Promettez/Prométhée », loin d’escamoter cette impossibilité de rendre compte d’un jeu de mots dans la langue d’origine, la traduction nantie d’un commentaire explicatif permet d’imposer une certaine vision du récit et, par conséquent une certaine vision de l’auteur. Le statut particulier du traducteur, Zondergeld, critique reconnu dans son pays, permet de mettre en place avec d’autant plus de facilité cette approche dynamique.

Ce mouvement est encore plus sensible dans une autre sphère linguistique où le jeu de mots s’avère là aussi impossible à traduire : aussi curieux que cela puisse paraître, cette sphère linguistique est loin d’être étrangère pour Jean Ray, puisqu’il s’agit tout simplement d’une traduction néerlandaise de Malpertuis. Or, on le sait, l’auteur, Gantois d’origine, écrivait tout autant en français qu’en néerlandais. Mais, dans cette seconde langue, en raison d’orchestrations génériques qui ne pouvaient convenir à l’optique « fantastique » de ses récits, il n’avait jamais réussi à s’imposer. Alors qu’en Belgique d’expression néerlandaise l’auteur a été considéré de son vivant, sous le nom de plume John Flanders, comme un écrivain pour la jeunesse (le nom Jean Ray n'apparaissant pas, aucun texte préalablement écrit en français n'étant traduit), la traduction néerlandaise de Malpertuis apparaît en ce sens tardive, puisqu’elle intervient en 1970.

Afin de bien comprendre la valeur de cette traduction dans l’orchestration générique, il apparaît nécessaire, en un premier temps, de considérer le traitement fait au jeu de mots fondateur. Dans la version néerlandaise, « Promettez » est traduit, de manière littérale, en « Beloof mij » [13] , qui ne présente aucune parenté phonique avec « Prometheus ». Hubert Lampo, le traducteur, propose de ce fait une note de bas de page. Mais, contrairement au choix de Rein Zondergeld, cette note apparaît dès la première occurrence de « Promettez ». [14]

Si Hubert Lampo explique le jeu de mots, il dévoile en même temps l’intrigue du roman, quelque cent pages avant l’explication finale. Ce procédé tend par conséquent à révéler fortement la présence du traducteur, qui s’impose véritablement comme le premier lecteur du récit, et qui par conséquent rappelle qu’il en est le transcripteur / prescripteur. Le niveau supplémentaire de lecture, avec le rappel de cette présence du traducteur, est donc indéniable, et cela n'est pas sans conséquence sur la réception de l'ouvrage, dont la présentation matérielle atteste l'importance du traducteur : dans les différentes éditions néerlandaises de Malpertuis (quatre éditions différentes en l’espace de deux ans) les deux noms de Jean Ray et de Hubert Lampo figurent sur la couverture en caractères de taille identique… Cet amalgame hiérarchique ne se fonde pas uniquement sur la fonction de traducteur exercée ici par Hubert Lampo, mais renvoie à sa réputation de romancier et critique du « magisch realisme » dans le système belge d’expression néerlandaise. Dès lors, pour bien saisir ce qui se joue avec ce type de traduction et ce principe d’équivalence entre le romancier Jean Ray et son traducteur/romancier Hubert Lampo, il importe évidemment d’élargir la perspective.

Avec cette traduction, ce qui se joue pour Hubert Lampo, c’est tout simplement l’intégration de Jean Ray dans le mouvement du « magisch realisme ».

Sans ici reprendre de manière exhaustive ce qu’il est convenu de regrouper sous la bannière de « magisch realisme » en Belgique d’expression néerlandaise, précisons, au risque d’être schématique, que si pour Johan Daisne et à sa suite Hubert Lampo le fantastique est « psychostatique », le réalisme magique serait « psychodynamique » [15] : pour le « fantastische », la construction téléologique amène une sidération qui condense le faisceau émotionnel et replie le spectre conceptuel sur un impensable qui apparaît comme une plus-value par rapport aux catégories assignables de la « réalité » (et du « réalisme ») ; par opposition, le « magisch realisme » défend au contraire l’idée de « psychomachie », c’est-à-dire de projection des événements extérieurs sur la conscience des personnages, réfléchissant la réalité relative.

Jean Ray avait essayé, sans succès, de rejoindre les tenants du réalisme magique en 1947. Désormais, Hubert Lampo entend faire de Jean Ray son alter ego romanesque de langue française. Il perçoit dans la production du Gantois la prégnance d’une « structure cosmique », et situe les avatars des dieux grecs dans le registre des archétypes jungiens, au même titre que le Josef K. de Kafka [16] . Ce que dit Lampo de Jean Ray se vérifie dans le récit… à partir du moment où le traducteur en gouverne la lecture, et insiste sur les éléments qui l’intéressent dans le façonnage de cette image particulière.

Lampo se permet d’ailleurs, pour affermir le jeu d’échos entre sa propre vision de Jean Ray et le roman, d’altérer le récit. Ainsi, le dernier chapitre n’est plus placé sous l’égide du dieu Terme, mais du dieu Hermès. Certes, l’on peut penser que Lampo entend redéployer par là l’ensemble du récit à l’aune des divinités de l’Attique, Terme étant un dieu romain, qui possède cependant certaines caractéristiques du grec Hermès. Mais il apporte surtout un surcroît de sens, jouant notamment du fait qu’Hermès est le dieu des voleurs, ce qui reflète le rôle tenu dans le dernier chapitre par le « voleur de récits » (celui qui a découvert et agencé les manuscrits), ainsi que de l’invention par Hermès de l’art de faire du feu, ce qui renvoie évidemment à Prométhée. Un jeu d’échos pour un autre : opérant une substitution de divinité pour ce dernier chapitre, Lampo supprime non seulement le jeu de mots avec le nom propre « Terme », mais il atténue de même l’importance diégétique de la statue du dieu Terme, que Jean-Jacques Grandsire entendait utiliser comme lieu d’échanges « corporels » avec Alice [17] . Dès lors, chez Jean Ray, ce dieu Terme romain apparaissait comme un intermédiaire, sur le plan littéral, entre la déesse Grecque – Alice étant en fait Euryale – et le demi-dieu qu’est Jean-Jacques lui-même. Or, on peut également interpréter ce statut d'intermédiaire de manière métaphorique.

Pour Lampo, le passage de Terme à Hermès permet en quelque sorte de proposer une signature absente renvoyant précisément au « magisch realism » (Jung, on le sait, voyait dans Hermès l’image analogique de l’inconscient personnel), tout comme il permet d’opérer un décalage diégétique supplémentaire, ce qui re-déploie le savoir diégétique au niveau de la synchronicité jungienne : tout est désormais affaire de « reprise », de réduplication d’événements fondateurs dans un cadre différent, ce que le personnage était incapable de voir, mais qu’il verbalisait par reflets. Dans le passage où Jean Ray invoquait « le terme de la vie », on perçoit mieux les altérations significatives de Lampo. Ce dernier densifie effectivement le texte-source, apportant des précisions supplémentaires, qui sont toutes en relation avec la conscience « maladive » du personnage :

Malpertuis, version Jean Ray, p.17.

Malpertuis, traduction Hubert Lampo, pp. 26-27.

Malpertuis, traduction personnelle de la version Hubert Lampo

Malpertuis ! C’est la première fois que le nom coule, d’une encre lourde, de ma plume terrifiée. Cette maison imposée comme point final de tant de destinées humaines, par des volontés terribles entre toutes, j’en repousse encore l’image ; je recule, j’atermoie, avant de la faire surgir au premier plan de ma mémoire. D’ailleurs, les personnages se présentent moins patients que la maison, pressés sans doute par la brièveté de leur terme terrestre. Après eux, les choses demeurent, comme la pierre dont se font les demeures maudites. Ils sont animés par la fièvre et la hâte des moutons qui se culbutent aux portes des abattoirs ; chandelles humaines, ils n’ont de cesse avant d’avoir pris place sous le grand éteignoir qu’est Malpertuis.

Malpertuis !... Voor het eerst vloeit als met modderige, giftige inkt je naam onwillekeurig uit mijn huiverende pen. Het zweet breekt mij uit. Ondertussen span ik er mij toe in, om het beeld weer uit mijn geest weg te drukken, het beeld van een huis, door zo iets als een zwarte genade het eindpunt van veler lotsbestemming geworden. Meer en meer deins ik er voor terug en tracht een voorwendsel tot uitstel te vinden, vooraleer het beeld welbewust af te zonderen uit de adderkluwen van verziekte herinneringen, die van uit het geheugen zélf mijn geschokte geest bedreigen. Ik meen nochtans volkomen oprecht, dat de personages  zich van nature spontaner aanmelden dan het huis, dat hun leven tot achtergrond strekte, gedreven door de geringe tijd, hun op aarde toebedacht. Mensen komen en gaan, maar de tijd wordt minder gemakkelijk de onbezielde dingen de baas; zij bieden hem het hoofd, zoals de stenen van de huizen, waarop één of andere vloek schijnt te rusten. Sterfelijke wizens lijken mij vaak aan de koortsige haast onderhevig, waarmee zich bij de poort van het slachthuis de schapen verdringen, of zij branden op als kaarsen, die slechts rust vinden, wanneer de domper van Malpertuis voorgoed de stuiptrekkende vlam uitdooft. […]

Malpertuis ! Pour la première fois ton nom coule, involontairement, d'une encre boueuse, empoisonnée, de ma plume frémissante. Je transpire à grosses gouttes. Entre temps, je m’efforce de repousser l’image de mon esprit, l’image de la maison, devenue comme par une grâce ténébreuse, le point final de nombreuses destinées. De plus en plus je renonce de le faire et tente de trouver une excuse pour obtenir un délai, avant d’isoler consciemment l’image du noeud de vipères des souvenirs détériorés qui menacent mon esprit troublé à partir de ma mémoire même. Je crois pourtant très honnêtement que les personnages se présentent, par nature, d’une façon plus spontanée que la maison, qui leur servit de décor, poussés par le peu de temps qui leur fut octroyé sur terre. Les gens viennent et partent, mais le temps devient moins facilement maître des choses inanimées ; elles lui tiennent tête, comme les pierres des maisons sur lesquelles semblent peser l’une ou l’autre malédiction. Les êtres mortels me semblent souvent soumis à la hâte fiévreuse avec laquelle les moutons se pressent à la porte de l’abattoir, ou ils se consomment comme des chandelles qui ne trouvent le repos que lorsque l’éteignoir de Malpertuis éteint pour toujours la flamme convulsive.

À l’image de ce passage, où les ajouts significatifs abondent (il en est de la sorte de la mention de ce noeud de vipères qui, en étroite résonance avec les principes de la psychomachie, projette tout simplement l’image d’Alice/Euryale la Gorgone), il conviendrait par conséquent de prendre en considération l’ensemble des altérations apportées par Hubert Lampo, pour voir que toutes convergent vers un seul reflet : la production romanesque de Lampo lui-même. Le ton de la presse de l’époque atteste d’ailleurs de cette sujétion, certains articles allant jusqu’à considérer Jean Ray comme le « sparringpartner » de Lampo. Cet engouement, provenant en grande partie du statut de Hubert Lampo, ne durera cependant que l’espace de deux ans, et il contient en germe ce qui l’empêche de perdurer. Il apparaît en effet particulièrement difficile de faire répondre les autres textes de Jean Ray au « magisch realisme ». De même, lorsque Harry Kümel propose son adaptation du roman de Jean Ray en 1972, un mot revient inlassablement dans les commentaires du réalisateur : celui de surréalisme. Il rejette en effet la part « textuelle » de Malpertuis, et préfère mettre en avant les jeux des images et l’incongruité foncière de l’argument. À partir de là, outre un conflit linguistique autour de « l’appartenance » de Jean Ray à tel ou tel système littéraire en Belgique, on ne peut que constater l’absence de nouvelles traductions de l’auteur en néerlandais, le pseudonyme « John Flanders », avec l’optique littéraire qui lui est associée, s’imposant de nouveau.

Pour être lui aussi catalyseur d’approches restrictives, ou pour le moins schématiques, le terme surréalisme va s’imposer dans une autre sphère culturelle lors de la traduction du roman de Jean Ray. Là encore, cette référence au surréalisme prend toute sa valeur par une altération sensible du texte-source, altération que l'ambition de l'éditeur anglais de Malpertuis, @las Press, permet de mieux comprendre. Cette altération se concrétise précisément par le refus de transcription du jeu de mots fondateur : si Ian White, le traducteur, réussit à rendre certaines particularités de l’écriture rayenne ― accentuant à l’occasion cette impression d’étouffement dans l’univers petit-bourgeois, ― il gomme complètement l’homonymie « Promettez/Prométhée ». Il propose en effet, à la première occurrence du terme, un simple « Promise » [18] . Lorsque le terme est repris, s’ensuit un dialogue pour le moins incompréhensible : 

“I remember… ‘Promise’”!

“And he also said “No… that’s not it!” Ah! I see it! Lampernisse, who wept because they stole from him the light of the lamps… the eagle that tore at his flesh… the chains that held from him fixed to the ground his blood had darkened: Prometheus! [19]

Pour Ian White, le roman de Jean Ray ne peut être pleinement compris qu’à partir du moment où l’on aborde le récit selon son horizon « gothique », insistant sur l’aliénation, le regard critique sur la société, ainsi que sur une conception du récit qui va à l’encontre de la production courante [20] . Ceci peut aussi justifier le choix de l’éditeur d’intégrer le roman dans la collection « @las Anti-Classics », Jean Ray y côtoyant alors Alfred Jarry, Hans Bellmer, Raymond Roussel, Paul Eluard, André Breton, Raymond Queneau, Italo Calvino, Arthur Cravan ou Michel Leiris. Associé de la sorte à des écrivains qui font état, dans la majorité des cas, d’une ambition séditieuse par rapport au concept même de « littérature », le roman de Jean Ray tend à s’éloigner lui aussi des chemins littéraires traditionnels d’une part, des récits d’horreur « classiques », d’autre part. Partant, le discours porte essentiellement sur la tonalité originale du roman, avec une vision inédite du caractère enfermant de la société actuelle.

En cette perspective, on peut mieux aborder le traitement particulier de la polysémie du mot « terme ». Si l’on se fie à la première occurrence du mot, Ian White apparaissait en mesure de rendre justice à Jean Ray, puisqu’il propose « the brevity of their earthly term » [21] . Ce dernier mot étant lui aussi polysémique en anglais, la mention finale du dieu « Terminus » pouvait en partie tracer la ligne de fuite textuelle. Or, Ian White ne fait pas mention du dieu « Terminus », se contentant d’évoquer « the boundary god » [22] . Cela a pour vertu un élargissement du propos, ce que l’on peut mieux jauger en reprenant le passage complet :

What is more, pressed no doubt by the brevity of their earthly term, human beings are less patient than the house; things remain after them, things – like the stones of which accursed dwellings are made. Human beings are animated by the feverish haste of sheep tumbling through abattoir gates – they will not rest until they have taken their place under the great candle-snuffer that is Malpertuis. [23]

La vision de la demeure de Malpertuis comme un microcosme révélateur est particulièrement accentuée, avec ici cette opposition entre « human beings » et « things », dernier mot doté par Ian White d’italiques significatifs. Avec un tel mouvement pendulaire, on peut comprendre pourquoi le jeu textuel n’entre pas en ligne de compte : dans la version anglaise, l’aliénation suffit à dénoncer les assises de la société et les normes de la littérature « réaliste ». Commentant la traduction de Malpertuis, la critique anglaise va d’ailleurs insister sur ces éléments, louant la « modernisation » du gothique que proposerait Jean Ray, avec une vision « actualisée » de l’aliénation. [24]

Cette liaison entre des formes littéraires particulières et une critique de la société, ce qui sous-tend le principe d’oblitération de certains éléments du texte-source, se révèle tout aussi active dans le cadre de la seconde version russe du roman.

Pour bien cerner ce qu’entendent alors proposer les traducteurs et introducteurs de Jean Ray, on peut en un premier temps considérer le sort fait au jeu de mots fondateurs.

À la première occurrence de « Promettez », les traducteurs, Yevgeny Golovin et Andreya Horeva, proposent « обещайте » [25] (« promesse »). Lorsque l’explication est donnée, Jean-Jacques se souvient alors avoir entendu « обещайте », mais il ne paraît pas étonné outre-mesure lorsque Doucedame lui explique qu’il fallait entendre « Прометей » [26] (« Prométhée ») ! La logique du signifiant s’oppose donc à la logique du signifié. Pour la polysémie du mot « terme », on ne peut là aussi que constater une absence de prise en considération, mais ce manque provient, au même titre que pour la version tchèque (cf. note 7), d’un texte-source tronqué : l’épilogue est en effet placé à l’enseigne du « Бог трепещет » (dieu tremble).

À partir de là, on est en droit de s’étonner : alors qu’une version préalable du roman réussissait à traduire les jeux de mots fondateurs, une seconde version évacue ces mêmes jeux de mots. Pour bien comprendre cette présence presque simultanée de deux versions, il importe dès lors de prendre en considération le contexte. Dans le cadre de la première version en 2000, le traducteur et les introducteurs entendaient mettre en avant l’aspect « littéraire » de Jean Ray. À cet effet, ils insistaient sur le côté mystificateur de l’auteur, prenant notamment comme pivot la déconstruction de la légende d’un Jean Ray présenté (par lui-même et par les commentateurs dans les années 1960) comme un écrivain-voyageur peu préoccupé par sa production littéraire. À partir du moment où la perspective est décalée, et si l’on perçoit la « création » de cette légende comme un jeu de l’auteur avec les instances de réception, il importe de mettre en exergue sa faculté de jouer avec lesdites instances et avec les différentes frontières de la fiction et c’est pourquoi ce tour d’esprit particulier se retrouverait dans ses écrits. Considérant que la version de Malpertuis rend parfaitement justice au système mis en place par l’auteur, Igor Naidenkov va alors proposer en 2000 un recueil, publié par une maison d’édition liée au milieu universitaire, regroupant différentes nouvelles de Jean Ray, où l’on retrouve cette approche ambitieuse. [27]

Cette même année 2000 voit pourtant la publication d’une nouvelle traduction de Malpertuis. Or, dans la seconde version, l’image promulguée apparaît radicalement inverse : les commentaires qui défendent et mettent en avant la seconde version du roman ne nient aucunement la légende, insistant au contraire sur l’aspect « instinctif » de l’auteur.

Comment assimiler cette insistance, et comment en trouver les assises dans la traduction de Malpertuis ? On peut déjà préciser que l’anthologie des textes de Jean Ray est intégré à la collection « Harfang », qui penche nettement du côté de l’ésotérisme. Plus précisément, on pourrait d’ailleurs la rattacher au courant traditionaliste, dont le directeur de collection, Yevgeny Golovin, est une figure marquante. C’est sous cet angle ésotérique et traditionaliste qu’est abordé Jean Ray.

Il importe d’ailleurs de préciser que cette nouvelle traduction fait en quelque sorte suite à une émission radiophonique, Жан Рэй Люгеры безумной мечты (littéralement : Jean Ray Lougres rêve fou [28] ), intégrée en 1997 dans le « cycle de comédie musicale et philosophique » d’Alexandre Douguine, autre figure importante du mouvement traditionaliste russe, philosophe et géopoliticien promoteur de « l’eurasisme ». Au risque de schématiser, Douguine insistait notamment sur la « réceptivité intuitive » de Jean Ray, pour qui la réalité objective ne serait qu’une étape dans un univers qualifié de « fantastique ».

On comprend dès lors l’emploi par Douguine d’une expression qui qualifie ce type de récits : la « présence inquiète ». Présence inquiète,  effectivement, car ces récits viennent mettre en évidence la perte de repères de la société, Douguine n’hésitant pas à faire des références directes aux derniers événements politiques, aux dernières découvertes scientifiques, et récusant parallèlement les différentes avancées de la psychanalyse.

Cette approche sera condensée dans l’appareil critique de Точная формула кошмара. La postface de Golovin [29] accentue la critique de la société contemporaine, notamment autour de « la nature omnivore de la civilisation du tiers Etat », avec cet esprit de nomenclature, qui confère aux objets une seule place et une seule dimension matérielle, niant toute sphère spirituelle. La critique littéraire « institutionnelle » rentre d’ailleurs dans cette catégorie pour Golovin et, qu’il s’agisse du structuralisme ou de la critique phénoménologique, le texte en ressort appauvri, ayant perdu son pouvoir d’attraction et ce qu’il révèle finalement par rapport à la société dans laquelle il s’inscrit. Jean Ray apparaît comme une victime privilégiée de cette faculté de réduire les textes à des manifestations considérées, selon la perspective adoptée par la société contemporaine, comme « littéraires ». Les arguments précédemment énoncés seront par conséquent repris, avec une volonté d’autant plus tangible de poser la singularité d’une telle perspective autour du mot « intuition » : ce qui est impliqué avec ce terme, c’est la mise à jour de mécanismes psychiques, pour ne pas dire spirituels, que la société ne cesse d’oblitérer.

À partir de là, une nouvelle opposition apparaît entre cette approche et les articles et anthologies précédemment publiés : pour rendre au mieux cette « intuition », cette recherche des soubassements de la réalité objective, la personnalité de Jean Ray apparaît parfaite… à partir du moment où l’on prend pour vraie la « légende » ! Celle-ci expliquerait la richesse interprétative autour de cette production, qui apparaîtrait plus « vraie » au sens où elle refuserait de se conformer au diktat littéraire. Selon Golovin, la « force métaphysique » de ces récits serait d’autant plus forte, avec la possibilité d’y retrouver « la voie ésotérique de l’initiation », et le « catalyseur de l’effondrement » qui permettrait de dévoiler une dimension cachée des choses et « d’absorber les surprises amorphes et cauchemardesque de l’entropie totale », d’apporter un « système dissonant » qui « détruit la notion d’harmonie classique ».

Selon cette configuration, on peut mieux appréhender la nouvelle version de Malpertuis, et mieux saisir l’importance de l’idée de « stress émotionnel soudainement né dans une phrase » : la seconde version du roman entend rendre le texte plus expressif, en insistant sur le jeu adverbial, qui accentue la vitesse de lecture, tout en renforçant l’importance des épithètes, qui viennent doubler la peinture normative des « choses », afin de proposer un miroitement déstabilisant des effets de la « réalité » :

Malpertuis, traduction A. Grigorio

Malpertuis, traduction Y. Golovin et A. Horeva

Мальпертюи! Впервые с моего испуганного пера тяжелой чернильной каплей стекает это имя. Я до сих пор отгоняю от себя образ этого дома, где чьей-то ужасной волей поставлена последняя точка во многих человеческих судьбах; я отступаю, оттягиваю момент, когда дом выступит на первый план моей памяти. К тому же обитатели его не столь терпеливы, как сам дом - их несомненно подталкивает краткость их земного бытия. И после них все останется по- прежнему, как не изменится камень, из которого сложены все проклятые дома. Их обуревает лихорадка и спешка баранов, суетящихся у ворот бойни; как же свечки-человечки спешат занять свое место под громадным гасильником Мальпертюи.

Мальпертюи! Чернила тяжко сочатся с пера, когда скованная ужасом рука выводит на бумаге зловещее слово. В этом доме свершились многие судьбы, он подобен последней вехе на путях человеческих, воздвигнутой самим безжалостным роком. Я невольно отталкиваю мрачный образ, отступаю перед ним, словно пытаюсь отсрочить его неотвратимый выход на авансцену моей памяти. Но персонажи в истории Мальпертюи нетерпеливы и спешат сыграть свои роли, краткие, как отпущенный им земной срок; бытие вещей куда более долговечно – возьмите, к примеру, любой булыжник в каменной кладке проклятого дома. Не только бараны толпятся у входа на бойню, нетерпение и спешка точно так же подстегивают людей: зажженные свечи – нет им покоя, – пока не окажутся под гасильником Мальпертюи.

Dès lors, ce qui pouvait paraître comme une légèreté du traducteur dans le traitement du jeu de mots fondateur rentre en parfaite synergie avec le système mis en place par Douguine et Golovin : en maintenant le dévoilement, sans en donner les soubassements textuels, ils entendent en effet privilégier le côté supposé « instinctif » de Jean Ray, qui n’utiliserait pas de procédés purement « textuels ». L’explication est cependant conservée car, dans la lignée des approches traditionalistes, l’érudition est le signe d’un regard prismatique sur le présent.

On se rend finalement compte que cette traduction est réalisée pour le présent : en plaçant l’éclairage sur les soubassements prétendument spirituels qui visent à reconstruire le le texte au détriment de la volonté de l’auteur, Jean Ray est tout simplement « actualisé ». Actualisé, au prix évidemment d’une instrumentalisation, qui lui confère un véritable pouvoir de « révélateur » de la société russe contemporaine. Pour en donner des exemples récents, on peut revenir à Alexandre Douguine, qui donne régulièrement une conférence (non publiée) en compagnie de l’écrivain Iouri Maamlev, sur « Метафизика ужаса » (« La Métaphysique de la terreur »). Il y développe l’idée que la littérature peut apparaître comme un texte sacré de substitution, Jean Ray étant l’auteur le plus représentatif de ce qui est présenté comme de la « métalittérature », ce qui implique ici l’association entre littérature et métaphysique. De même, en 2009 dans Класс, « Journal de la pensée politique en Russie », au détour d’un article sur la « Post-anthropologie » [30] , lorsqu’il s’agit de dénoncer une certaine déréliction des échanges sociaux, Douguine discute « de l’ego de l’homme moderne » qui « devient un jeu dynamique et pluriel » en prenant pour point de départ des récits de Jean Ray ! Sous cet angle, Jean Ray, sans le savoir, aurait tout compris… et il permettrait de tout comprendre, ce qui revient à dire : de mieux se comprendre pour les Russes dans la configuration mondiale.

Ce phénomène, que ces deux traductions concurrentes et ces approches dissemblables permettent de mettre évidence, explique l'importance actuelle de Jean Ray en Russie. : il constitue un enjeu idéologique. Et, alors qu’ailleurs on gardait ou on oblitérait, c’est bien parce que là, politisant l’auteur ou le littérarisant, on gardait et on oblitérait.

L’essence de Malpertuis se dilue de la sorte dans les sens de Prométhée/promettez.

Notes

  • [1]

    Pour une approche circonstanciée de la réception internationale de l’auteur ainsi qu’une analyse de Malpertuis, voir notamment Arnaud Huftier, Jean Ray, l’alchimie du mystère, Paris, Les Belles Lettres / Encrage, 2010.

  • [2]

    Le roman présente en effet un entrelacement de cinq voix distinctes : celle qui introduit et agence les manuscrits, et celles des quatre auteurs de ces manuscrits, en l’occurrence Doucedame-le-Vieil, Doucedame-le-Jeune, Dom Misseron et Jean-Jacques Grandsire.

  • [3]

    Bruxelles, Les Auteurs Associés, 1943, p. 17. Nous soulignons. Malpertuis propose certaines variantes entre l’édition Auteurs Associés et Denoël (1955). Ainsi, cet extrait devint par la suite : « pressés sans doute par la brièveté de leur terme terrestre. Après eux, les choses demeurent, comme la pierre dont se font les demeures maudites ». Il est important de préciser que les traductions étrangères ont, à l’exception de la version tchèque, toutes pris pour modèle la seconde mouture de l’ouvrage.

  • [4]

    Jean Ray, Мальпертюи (Malpertuis), dans Город Великого Страха [La Cité de l’indicible peur], Obninsk, Titoul, 1992, pp. 89, 111.

  • [5]

    « Il Dio Terme » / « pressati senza dubbio dalla brevità del loro camino terreno », Jean Ray, Malpertuis, Milano, Sugar, 1966, p. 24.

  • [6]

    « Il Dio Terme » / « pressati senza dubbio dalla brevità del loro camino terreno », Jean Ray, Malpertuis, Milano, Sugar, 1966, p. 24.

  • [7]

    « Bůh Termes » / « tísní je krátkost jejich pozemského bytí », Jean Ray, Malpertuis, Plzeò (Czechie), Mustang Ltd, 1995, p. 20. On peut d’ailleurs noter que dans la version tchèque le traducteur évacue de manière plus radicale le jeu d’échos propre au roman de Jean Ray, puisque le dernier chapitre n’est pas placé à l’enseigne du dieu Terme, mais sous celle de « Bůh se chvěje » (Id., p. 169). Or, si ce « dieu tremble », cela ne relève aucunement d’une volonté d’altération de la part du traducteur, mais il se contente dans le cas présent d’une traduction littérale… d’une coquille que l’on retrouve dans la version Labor (Bruxelles, publiée en 1993) du roman de Jean Ray !

  • [8]

    Jean Ray, Мальпертюи (Malpertuis), dans Город Великого Страха, op. cit., p. 16.

  • [9]

    « Versprich…, flüsterte er*. / * [footnote] Anm. d.U. Im Franz. Originaltext steht hier: „Promettez“. Es handelt sich um ein Wortspiel, das unübersetzbar ist. „Promettez“ (Versprich) klint gleich wie „Prométhée“ (Prometheus), und diese zweite Bedeuntung soll hier mitschwingen », Jean Ray, Malpertuis, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, p. 149.

  • [10]

    Thomas Amos, Architectura cimmeria : Manie und Manier phantastischer Literatur in Jean Rays Malpertuis, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, « Studia Romanica » 135, 2006.

  • [11]

    « Die Personen melden sich sowieso mit weniger Geduld als das Haus, gedrängt, wie sie sind von der Kürze ihres irdischen Daseins », Jean Ray, Malpertuis, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, p. 26.

  • [12]

    Thomas Amos, Architectura cimmeria : Manie und Manier phantastischer Literatur in Jean Rays Malpertuis, op. cit.

  • [13]

    Jean Ray, Malpertuis, Diogenes/Meulenhoff, Antwerpen/Amsterdam, 1970, p. 170.

  • [14]

    « Dit is de onvertaalbare doch wel belangrijke woordspelling in de oorspronkelijke tekst, die luidt : Promettez… murmura-t-il en in het tweede geval Promettez… Promettez (= beloof) klinkt precies hetzelfde of er zou staan Prométhée wat eigenlijk de bedoeling is van Lampernisse, die zich aldus als Prometheus bekend maakt, doch door de hierop niet voorbereide Jean-Jacques verkeerd wordt begrepen », Id.

  • [15]

    Les deux termes renvoient bien évidemment à la psychologie analytique de Jung, creuset des tentatives de définition du « magisch realisme » par Johan Daisne et Hubert Lampo. Pour une approche des différences entre « fantastiche » et « magisch realisme » à partir de Jung, nous nous permettons de renvoyer à Arnaud Huftier, De onmogelijke Vertaling : de Nederlandstalige Belgische fantastische literatuur / L’impossible Traduction : le fantastique belge d’expression néerlandaise, Gent / Paris, De Tijdlijn / Diffusion Universitaire européenne, 2004.

  • [16]

    Hubert Lampo, « Jean Ray of Merlijn in Vlaanderen », ibid., pp. 251, 256.

  • [17]

    Jean-Jacques Grandsire glisse en effet dans la statue différents mots à destination d’Alice, lui proposant des rencontres en dehors de Malpertuis, afin d’assouvir sa passion. On voit par là à quel point cette statue sert d’intermédiaire, entre le corporel et le spirituel, avec en ligne de mire le rapport à l’écriture. C’est effectivement par l’intermédiaire de cette statue que le « voleur de récits » reconnaît la demeure de Malpertuis, et c’est par cette statue qu’il sortira définitivement de l’histoire, échangeant le buste du dieu Terme contre de l’argent, rétribution symbolique pour l’agencement préalable des manuscrits.

  • [18]

    Jean Ray, Malpertuis, London, @las Press, 1998, p. 125.

  • [19]

    Ibid., p. 151.

  • [20]

    Ian White, « Introduction », ibid., pp. 7-11.

  • [21]

    Ibid., p. 31.Ibid., p. 169.

  • [22]

    Ibid., p. 169.

  • [23]

    Ibid., p. 31.

  • [24]

    Voir Richard Davenport-Hines, « Gothic Grotesqueries », Times Literary Supplement, 19 Mars 1999, p. 35 ; voir aussi Gordon McAlpine, « Jean Ray, Malpertuis », The Review of Contemporary Fiction, 22 septembre 1998, p. 253.

  • [25]

    Jean Ray, Мальпертюи (Malpertuis), dans Точная формула кошмара (La Formule exacte du Cauchemar), Moscou, Les Langues de la Culture Russe, 2000, p. 179.

  • [26]

    Ibid., p. 222.

  • [27]

    Jean Ray, Пять кругов ужаса [Cinq cercles de l’épouvante], Minsk, Ed. de l’Université, 2000.

  • [28]

    Radio 101 FM. L’émissions a été rediffusée en 2004 sur la radio russe « Energie » (104, 2 FM). En outre, un CD-Rom portant le titre Finis Mundi a été publié par la maison d’édition moscovite Arktogeya, reprenant 12 programmes d’Alexandre Douguine, dont celui sur Jean Ray (« Finis Mundi n° 11 »). Le titre fait références aux « lougres du rêve » de « La Ruelle ténébreuse ».

  • [29]

    Yevgeny Golovin, « Жан Рэй : поиск Черной Метафоры » (« Jean Ray : La recherche des métaphores noires »), in Jean Ray, Точная формула кошмара, op. cit., pp. 489-509. La postface sera ensuite reprise dans la quatrième partie de Yevgeny Golovin, Приближение к Снежной Королеве (En approchant la Reine des neiges), Moscou, Arktogeya Center, 2003, pp. 411-423.

  • [30]

    Alexandre Douguine, « Постантропология. Человеческое общество после кризиса : земной ад глазами социологии глубин » (« Post-anthropologie. La société humaine, après la crise : les yeux de l’enfer terrestre, la sociologie des profondeurs »), Класс, n° 56, août 2009, pp. 21-32.