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De la piraterie au piratage : itinéraires d'un personnage gâté, de Stevenson à nos jours

ARTICLE

Impossible aujourd’hui de passer à côté du pirate. Dans les romans comme au cinéma, dans la bande dessinée, les jeux vidéo ou les jeux de société, dans les parcs d’attraction, les dessins animés, dans les journaux comme sur la toile, le pirate a abordé et envahi notre quotidien, dépassant le simple phénomène de mode pour former une constante culturelle et esthétique du XXe siècle. Une invasion, dirait-on. Stevenson ayant marqué le destin du personnage, la représentation physique et psychologique qu’il en donne dans Treasure Island constitue le point de départ de ce travail de thèse. Quelques prédécesseurs peuvent néanmoins être mentionnés, parmi lesquels Fenimore Cooper, Eugène Sue et, surtout, au milieu du XVIIIe siècle, Daniel Defoe, auteur supposé de l’incontournable Histoire Générale des plus fameux pirates. Plus romanesque qu’historique, le pirate, à l’image du coffre enfoui dans les sables d’une île déserte, devient un personnage-réceptacle pour des publics variés et pour une multitude de discours à la fois sociaux, économiques, politiques et, enfin, littéraires. Nombre d’auteurs de la fin du XIXe siècle à nos jours, de Pierre Mac Orlan à Björn Larsson en passant par John Steinbeck, constituent, selon l’expression de Stevenson, les lanternes sourdes que nous portons sous nos manteaux pour quêter, secrètement, à la découverte de nos trésors.

Aux lettres s’ajoutent les images d’un personnage qui a trouvé son succès dans son incarnation, dans sa monstration. Images fixes de la bande dessinée, de Terry et les Pirates de Milton Canif jusqu’à la récente série des Peter Pan de Régis Loisel. Images animées enfin, du populaire Captain Blood à la récente série tout aussi populaire des Pirates des Caraïbes. De ces sources et de l’hypothèse que la présence du personnage pirate veut dire quelque chose de nous est issue une série de questionnements préalables qui constituent la base des recherches proposées. Qu’est-ce qui, en lettres comme en images, fait la fortune du pirate ? Qu’est-ce qui ancre le pirate en nous et nous motive à le répéter ? Le succès visuel du personnage n’incite-t-il pas à croire que nous avons, à travers lui, quelque chose à montrer ? La concurrence du mot pirate au mot hacker a-t-elle un sens, et que dit-elle de notre devenir social, culturel et littéraire ? Alors que la première partie de ce travail interroge les représentations qui, de la définition historique aux imaginations populaires, fondent la construction du personnage de pirate, la seconde s’attache à évaluer les relations particulières qui se nouent entre ce personnage et le lecteur. De là se déploient une pluralité d’enjeux littéraires qui, de l’intertexte au plagiat, en passant par les problématiques propres à la littérature, dessinent les motifs d’un genre romanesque de la piraterie. Il s’agit, enfin, d’interroger la liaison tissée au cours du XXe siècle entre piraterie et piratage. Plus qu’une simple métaphore, l’analogie pirate des mers / pirate du web (et autres pirates contemporains), affirmée par de nombreux romans, ne révèle-t-elle pas une continuité sémantique faisant du pirate, plus qu’un personnage, un concept ?

Définitions historiques et mythologies définitoires : la construction d’un personnage

Les XVIIe et XVIIIe siècles sont à l’honneur dans la plupart des travaux historiques sur la piraterie, notamment depuis Exquelemin et le Captaine Johnson (sous l’identité duquel on s’accorde aujourd’hui à voir Daniel Defoe), auteurs, respectivement, des Pirates qui se sont signalés dans les Indes et de l’Histoire Générale des plus fameux pirates. La postérité de ces deux sources, dans lesquelles se joue l’ambivalence entre histoire et fiction, confère à l’histoire de la piraterie l’aspect d’un ouvroir de littérature potentielle, un réservoir romanesque pour une multitude d’auteurs, de Michel Ragon à Zoé Valdès, d’Alain Surget à John Steinbeck. L’étymologie à la fois grecque et latine du mot – celui qui tente le hasard – soutient cette qualification : livré au hasard, hasard mis en livre, l’aventure pirate fait de ce dernier un personnage livresque. A mi-chemin entre le marchand, le corsaire et le contrebandier, il jouit d’un romanesque historique nourri et exploité par les écrivains qui jouent de son ambiguïté sociale. Alors que l’histoire cherche à différencier l’ennemi commun de tous du héros de la nation, entendons le pirate du corsaire, la littérature révèle l’attitude équivoque du pouvoir ainsi que celle d’un public aussi effrayé que friand des aventures de ces forbans des mers. Stéréotypé, stigmatisé par des marques qui le rendent à la fois reconnaissable et attractif, celui-ci devient un véritable produit marketing. La « marque pirate » se traduit par une expression, hostis humani generis, qui, si elle exprime la marginalité du pirate, fonctionne également comme un slogan, une marque déposée. L’écriture du pirate nécessite une réflexion et un positionnement vis-à-vis de cette représentation : l’auteur se conforme-t-il au modèle ou peut-il y échapper ? Peut-il y avoir un pirate sans pirate ? La surcaractérisation du personnage est accompagnée d’un travail d’incarnation qui le voit traduit en images fixes et animées, notamment depuis les illustrations de Pyle dans son Book of pirates. Le pirate ne tarde pas à devenir étrangement familier : à la fois sympathique et inquiétant, parfois comique (on pense au Crochet de Walt Disney), le rire fonctionnant comme un désaveu du danger. Enfin, le pirate est un personnage géographique. Dans son association à la mer, il se donne pour territoire un espace lisse au sens deleuzien. Îles, navires, auberges, il s’attache aux espaces affranchis de législation, aux espaces nomades, à l’interlope. Le navire, comme l’île, manifeste l’ambivalence de son état : entre espace de liberté et prison flottante, le pirate s’impose une précarité qui le lie physiquement et psychologiquement au lieu qu’il occupe. L’espace maritime le situe par ailleurs dans un au-delà du monde qui en fait un personnage du songe et de la rumeur. Par métonymie, il fait finalement corps avec son élément et, devenu créature fantastique et sauvage pour ceux de la terre dont il hante les esprits, il s’affranchit de l’existence pour proposer une redéfinition des espaces, le navire devenant, peut-être, l’endroit où il est possible de penser l’impensable.

Pirates et lecteurs : des ennemis qui se veulent du bien ?

On ne naît pas pirate, on le devient ; et on devient pirate dans la révolte, à l’instar du célèbre et sombre Long John Silver, personnage de Stevenson récupéré par le Suédois Björn Larsson. Rien d’étonnant à ce que le personnage ne devînt l’opportunité de discours politiques libertaires. Le pirate au pluriel réalise une sorte de société contre l’Etat au sein de laquelle se manifestent, depuis l’Histoire Générale de Johnson-Defoe, de nombreux fantasmes d’autogestion et de contre-modèle : le pirate devient une haute figure de l’alternatif et constitue le relais à des motifs de rébellion, le drapeau noir faisant code dans le dépassement de tout principe politique et, plus généralement, identitaire. Sans pour autant aller jusqu’à un principe d’identification ou de catharsis, le pirate introduit pour le lecteur un esprit de vie par procuration. A la différence d’un corsaire qui vole pour un Etat maître ou d’un Robin Hood qui, héros bienfaisant, vole les riches pour donner aux pauvres, le pirate, loin des bandits sociaux de Eric Hobsbawm, dérobe à tous pour ne donner qu’à soi. Hautement déculpabilisant, il permet de laisser libre cours à des instincts égoïstes primaires, loin de tout discours convenable.

Cependant, dans un processus de réhabilitation nettement présent dans L’Ancre de Miséricorde de Pierre Mac Orlan, le pirate est devenu un personnage sympathique, un « compagnon de l’aventure », selon l’expression du même auteur. Sa mort même, à travers le motif de la pendaison, participe de l’ambivalence de nos sentiments : justice devant le coupable supplicié, tristesse devant l’ami persécuté. Peut-être ne faisons-nous que mettre en scène, par la mise à mort de cet ennemi à qui nous voulons du bien, la mort de nos propres aspirations impossibles. La mise en retrait – en mer – de ce héros aux mauvaises mœurs contribue à l’installer dans un temps plus mythique qu’historique. Sa mort scelle son appartenance à la légende : alors que, dans le Peter Pan de Barrie, les enfants quittent Neverland pour rejoindre Londres, les pirates demeurent à tout jamais dans le pays imaginaire, personnages de fable et de déguisement, les enfants s’étant affublés des frusques de leurs ennemis vaincus. Dans un système de référents récurrents, le pirate organise une sorte de matière des mers du Sud tendue entre sa part d’imaginaire et sa part de réel, la présence du réel exerçant une double action sur la matière mythique. Si elle permet d’y accorder du crédit, elle lui inflige également des déconvenues : le réel en action, c’est le mythe désenchanté. Le pirate devient dès lors, en particulier pour les jeunes lecteurs, un modèle partiellement déceptif, un personnage nécessairement abandonné, un objet transitionnel, figure du passage entre jeu et réalité : le lecteur, déçu et rassuré tout à la fois, demeure aux portes closes de l’aventure. Il est évidemment impossible de nier le succès du pirate dans la littérature de jeunesse et auprès du jeune public plus généralement. Depuis Jim Hawkins, l’adolescent n’a eu de cesse de se confronter au pirate, chacun jouant pour l’autre un rôle structurant. Mais aux antipodes de l’enfance, le pirate conduit également à une production adulte érotisée, matérialisant tantôt les fantasmes romantiques du forban ténébreux (Hugo Pratt, Corto Maltese), tantôt ceux du gentleman kidnappeur dans des productions à l’eau-de-rose assumées, non assumées, ou parodiques (Francis Scott Fitzgerald, The Offshore Pirate), et d’autres plus violemment pornographiques, notamment en bande dessinée dans les reprises de Peter Pan (Peter Pank d’Alphamax, Filles perdues d’Alan Moore). Enfin, le pirate s’inscrit dans un questionnement éminemment genré, porté par le personnage de la femme-pirate, qui permet de considérer nos constructions à la fois du féminin et du masculin au sein d’un univers considéré comme exclusivement masculin et, surtout, viril. Loin du stéréotype ou du stigmate comme symbole d’une fixité, le pirate pourrait bien, dans la pluralité de ses publics, révéler une forme nomade du cliché.

Un personnage littérairement performatif

Le pirate s’inscrit dans une tradition intertextuelle qui rassemble les romans de piraterie en une vaste saga des mers faite de rappels, de redites, de réapparitions. Elevé au rang de principe, l’intertexte conduit à la formation de ce qui pourrait être appelé un roman du ready read au contact duquel le lecteur se lance dans une entreprise de relecture autant que de lecture. Quant à l’auteur, tenu et soutenu tout à la fois par ses prédécesseurs, il se voit engagé dans une confrérie littéraire de la côte qui fait corps autour de représentations, de schèmes et de scènes entendues, victimes consenties de leurs propres vols. Cette structure automatique du personnage, alors transformé en produit, intègre le pirate au cœur de problématiques de masse, au sein d’une littérature que Sainte Beuve aurait volontiers qualifiée d’industrielle : paralittéraire, il est manifestement un produit de consommation avant tout. Les invasions pirates réagissent ainsi aux questionnements d’une production culturelle prise entre esprit d’indépendance et dépendance populiste, entre abordage et sabordage paralittéraires. De la culture populaire à la contre-culture, le pirate, personnage de l’incivilisation et du paraculturel, n’appartient au final jamais à la culture elle-même. Dans cette violence hors civilisation, la littérature rappelle que le pirate est fondamentalement celui qui dérobe de force, sans consentement. Ce faisant, il interroge, plus que la notion d’intertexte, celle de plagiat : l’intertexte forcé, la violence de l’emprunt. A l’image de la distinction corsaire/pirate, intertexte et plagiat sont divisés dans une bipartition légal/illégal dans laquelle le pirate, devenu piratage, se trouve de nouveau relégué au rang des hors-la-loi, des indésirables et, de plus en plus (pensons à l’actualité de la recherche en Allemagne mais également au récent article du Monde sur les chasseurs de primes lancés à la poursuite des pirates du web aux Etats-Unis) des chassés. Le stéréotype pirate pourrait bien n’avoir été conçu par les agents culturels que comme un déguisement, un masque dont l’apparat détourne l’attention, laissant les vrais pirates profiter de l’ombre ; quant à la littérature, n’aurait-elle pas elle-même créé le pirate comme une diversion afin de cacher son propre visage de pirate, sa propre entrée non pas en piraterie, mais en piratage ?

De la piraterie au piratage, une filiation malgré tout

Il existe certes encore des pirates aujourd’hui qui, dignes descendants de leurs ancêtres, sévissent dans certaines mers du monde. Ils occupent cependant des zones qui n’appartiennent pas aux sociétés occidentales : le pirate des mers, évacué de notre histoire actuelle, disparaît également de notre production culturelle. Désormais, le succès social appartient davantage au pirate du web et autres pirates contemporains qu’on se plait à appeler pirates culturels. De nombreux historiens s’accordent sur l’absence de filiation réelle du pirate classique aux nouveaux pirates. Cette filiation est pourtant pleinement assumée dans un bon nombre d’œuvres, cinématographiques ou littéraires, du Nikolski de Nicolas Dickner au Pavillon Noir de Thibaut de Saint Pol, en passant par le Good Morning England, de Richard Curtis. Si nos productions culturelles se font bien les témoins d’une activité ou d’une pensée, d’une tendance, il s’agit donc ici d’interroger le sens de cette filiation choisie affirmée : y a-t-il un intérêt à dupliquer sur les hackers et les radios pirates d’aujourd’hui les codes formés autour d’un personnage plus traditionnel ? Le pirate d’hier peut-il nous aider à comprendre le pirate d’aujourd’hui ? Leur dissemblance masque-t-elle un rapprochement de nature ? Quel héritage les auteurs de productions comme Good Morning England cherchent-ils à confier aux pirates modernes ? Les pirates du web de William Gibson ou de Nicolas Dickner sont-ils, comme l’intime ce dernier, les descendants de la flibuste ? Sans doute le pirate se constitue-t-il autant dans notre visage que dans le sien. Car ce qui nous importe n’est pas de découvrir une source historique de filiation, un lien véritable et intrinsèque, mais bien d’interroger un choix, de questionner la métaphore que nous nous plaisons à filer autour de deux personnages. De guetter, comme on ouvre le coffre, les causes intérieures, en quelque sorte. Car le piratage, c’est la piraterie intérieure, pirater depuis l’intérieur, supposant une intégration du pirate au corps social. Peut-être la relation de chasse peut-elle nous aider à sentir le passage de l’un à l’autre : chassé par l’homme, le pirate est ramené au groupe par le biais de la littérature et de l’image comme un trophée et dévoré par lui, lu et contemplé. Il s’insinue alors en tous dans un vaste repas culturel. Sommes-nous tous pirates comme on aime à le dire aujourd’hui ? L’affirmation est exagérée sans doute, peut-être même hors de propos ; mais elle contribuerait à expliquer le processus de sympathie qui se crée envers le pirate : il se pourrait que, dans ce mouvement, nous nous soutenions nous-mêmes.

Il serait prématuré sans doute de conclure dès à présent un travail qui, s’il se terminera bien un jour, n’en est pas là aujourd’hui. Cependant, ces dernières lignes permettent d’effectuer un retour aux sources ou, plutôt, à la source, à savoir Daniel Defoe. L’Histoire générale des plus fameux pirates a été publiée sous le nom du Capitaine Johnson, dont on n’a jamais retrouvé nulle trace. Une thèse de 1934 de John Robert Moore affirme qu’il s’agit en réalité d’un pseudonyme de l’écrivain anglais Daniel Defoe. Le plus grand intérêt de cette perspective n’est pas tant la découverte biographique et bibliographique mais bien plutôt la pulsion qui se cache derrière l’attribution du texte. Car par cet acte d’acceptation de la thèse de J.R. Moore, nous signons consciemment ou inconsciemment, la destinée posthume de Defoe comme père de la piraterie – il se trouve par ailleurs lui-même mis en scène comme pirate dans plusieurs romans depuis lors. Mais le mouvement ne s’arrête pas là : en lui attribuant le texte d’un autre, nous contribuons surtout à en faire le père du piratage. Defoe devient dès lors la figure archétypale du pirate, père de la piraterie comme du piratage, fondateur de ce que l’on pourrait baptiser, à force de succès et de déclinaisons, une civilisation pirate.