Littérature et Savoirs

La littérature et son histoire du point de vue des savants : un dialogue entre Georges Cuvier et Alexander von Humboldt (1800-1845)
Résumé en anglais
The aim of this article is to moderate and differentiate reiterated statements on the division between science and literature from the early nineteenth century onwards. The article thus examines how two scientists, representing different practices of natural history in the first half of the nineteenth century, came to develop criteria of ‘literariness’ and ‘scientificity’ by considering the need or the ineffectiveness of such a division. Three successive points illustrate this argument : both scholars criticised travelogues as being too literary and not pertaining to the realm of scholarly discourse (Humboldt considered them as texts that needed to renew their poetics in order to claim any hermeneutic value) ; Cuvier and Humboldt, constrained to delve into forms they considered as literary, began to think of poetic rules based on scientific practice ; both scholars asserted their desire to build histories of literature in terms of its relationship with scholarly discourse and practice.

ARTICLE

 


Il existe peu d’exemples d’un dialogue effectif entre les deux grands représentants de l’histoire naturelle et de son discours que sont Georges Cuvier et Alexander von Humboldt dans la première moitié du XIXe siècle. Rares sont les traces écrites de ces moments où ils se sont croisés ou, au moins, où ils se sont prononcés même indirectement sur leurs pratiques respectives de l’Histoire Naturelle. Elles sont cependant le point de départ d’une étude de la manière dont deux naturalistes élaborent des définitions variables et contrastées du « littéraire » et de l’histoire de la littérature pour repenser à chaque fois la nature et l’histoire de la science qu’ils entendent pratiquer. De cette analyse ne peuvent donc découler des définitions figées de ce que seraient les critères de « scientificité » ou de « littérarité » dans la première moitié du XIXe siècle ; il s’agira bien au contraire d’observer la manière dont ces critères évoluent et varient sous la plume de savants qui explicitement réfléchissent à l’appartenance ou à la non-appartenance de discours qu’ils considèrent comme savants à ce qu’ils supposent être le champ littéraire.

Jean-François Chassay, dans Si la science m’était contée. Des savants en littérature, cerne la place de la science dans la culture en étudiant la réception littéraire et souvent fictionnelle d’un certain nombre de figures savantes [1]  ; nous nous proposons à notre tour de mesurer la place que les savants ont voulu donner à leur science dans la culture en mettant à l’épreuve de leurs écrits ce qu’ils ont pu incarner, aux yeux de leurs contemporains écrivains et savants, de la nécessaire évolution de l’histoire naturelle. Pour le dire vite, Georges Cuvier, inventeur de la méthode naturelle, titulaire au Muséum de la chaire d’anatomie comparée, passe (et sans doute à juste titre) pour le tenant de la séparation, dans le domaine de l’histoire naturelle (géographie, botanique, zoologie, géologie, minéralogie et géodésie), du discours de la science et de celui de la littérature. Il construit son école et son enseignement principalement contre Buffon et son discours sur le style. Alexander von Humboldt, lui, incarne au contraire une pratique et une écriture littéraires, voire « poétiques » de l’histoire naturelle, dont l’influence semble avoir été durable sur de jeunes savants de la première moitié du XIXe siècle. À la date du 28 mars 1834 du journal du voyage à bord du Beagle, Darwin évoque la peinture, par Humboldt, des nuits tropicales et fait du naturaliste allemand celui qui a su unir la poésie et la science [2] . Mais la mère de Darwin, après avoir lu la première partie de son ouvrage, lui a reproché dès 1833 d’avoir « pris » la phraséologie d’Humboldt, à force de le lire, et d’avoir cherché, plutôt que d’user "de son propre style direct et simple", de "son langage poétique" [3] .

Ces visions univoques des deux savants ont parfois occulté le fait que les préoccupations de Cuvier et de Humboldt touchant à la part que devait occuper ou non la littérature dans la science, faisaient apparaître des points de vue extrêmement nuancés, des préceptes en constante évolution, des prises de position qu’il n’est bon d’extraire ni de leur contexte polémique, ni de leurs contextes politique et poétique. Les deux savants se rencontrent dans la nécessité où ils sont de pratiquer des genres qu’ils considèrent comme « littéraires » et dans la manière dont ils entendent alors en modifier et en renouveler les composantes au nom de préceptes savants. Les passerelles qu’ils élaborent (ne serait-ce que pour en contester la validité) entre le discours de la science et celui de la littérature, et la manière dont ils pensent l’équilibre de l’un et l’autre des discours se rejoignent. C’est d’ailleurs ce que Michel Pierssens n’a cessé de mettre en évidence, en inventant, pour répondre à la controverse suscitée par « l’affaire Sokal », les outils de l’épistémocritique, destinés à étudier, dans les textes littéraires, le mode d’insertion des savoirs [4] . L’introduction qu’il donne à la revue électronique Épistémocritique revient sur les présupposés inhérents à une telle démarche critique :

La littérature s’est-elle jamais distinguée de l’univers des sciences au point de s’en isoler totalement ? Ne trouve-t-on pas au contraire, dans les œuvres comme dans les réflexions explicites des écrivains sur leur projet, la trace d’une imbrication toujours présente et active, parfois centrale ? [5] .

Le même présupposé d’une imbrication toujours active nous guidera dans l’étude de la manière dont les savants distinguent la littérature de la science pour mieux définir leur propre discours.

Notre étude est en quelque sorte le pendant des travaux de Michel Pierssens en ce qu’elle entend analyser les définitions explicites de la « littérature » données par des savants et le rôle qu’elles jouent dans l’évolution de la science. Elle répond à un constat et à un appel faits depuis longtemps par des historiens des sciences spécialistes des sciences de la nature au XIXe siècle. En 1985, alors qu’il entreprenait de mettre en évidence le rôle primordial de la sociologie dans la séparation des « sciences » et de la « littérature », Wolf Lepenies décrivait, en prenant l’exemple des œuvres de Buffon et de leur réception, « l’évolution progressive au cours de laquelle les sciences allaient s’éloigner de la littérature et les traditions qu’on pourrait qualifier de littéraires étaient exclues du canon du savoir reconnu », pour nuancer aussitôt : « Ce processus n’est en fait ni linéaire, ni irréversible. Ce qui le caractérise, c’est en particulier la non-simultanéité car il n’embrasse pas toutes les disciplines et n’opère pas dans toutes avec la même intensité » [6] . Et plus récemment, dans The Third Culture : Literacy and Science, Elenor S. Schaffer défendait la nécessité d’analyser de manière littéraire des textes savants :

Literary Studies are concerned both with the way science impinges on literary works or is represented within them, and increasingly with the ways literature and related fields may have found a resonance within scientific thinking and the formulation of « research programmes ». The Traffic is not all one-way. Further, it is concerned with looking upon science as productive of a literature - a scientific prose, operating through some or all of the genres of note, document, proof (mathematical or logical), empirical evidence or data, experiment, self-experiment, thought experiment, case study, journal article, public address - which urgently requires analyses in rhetorical terms. [7]

Nos analyses ne seront pas simplement rhétoriques et porteront essentiellement sur des textes, écrits par Humboldt et Cuvier, qui usent souvent de termes empruntés à la poétique et à l’analyse des genres et de l’histoire littéraire.

Les commentaires poétiques, sur des œuvres qu’ils considèrent comme savantes ou littéraires, de Cuvier ou de Humboldt, témoignent non seulement d’une grande rigueur dans l’usage des termes poétiques mais également d’une certaine virulence. Leur caractère polémique est l’indication même de la persistance, parmi leurs contemporains et leurs collègues, de manières d’écrire la science contre lesquelles ils luttent. En d’autres termes, l’étude de ce dialogue virtuel permet d’observer, en acte, ce que signifie la « séparation de la science et de la littérature » et de remettre en cause sans doute la réalisation effective de cette séparation, dans le domaine de l’histoire naturelle, de 1800 à 1848. Nous observerons, à l’endroit où cette séparation est prônée par les savants eux-mêmes, la définition du contre-modèle littéraire dont ils usent8. Il y a, dans la période choisie, des traces encore d’une epistémé commune aux deux sphères que nous distinguons a posteriori ; cependant la distinction qui se fait jour dans les textes des savants, en particulier lorsqu’ils traitent de littérature, ne permet pas, sans quelques précautions, de poursuivre au XIXe siècle la voie ouverte par Fernand Hallyn, lorsqu’il étudie à l’âge classique, des tropes, des figures et des modes de discours communs à deux sphères qui ne se distinguent pas encore pour mieux justifier qu’on traite de manière littéraire d’objets réputés savants [8] . Une certaine prudence s’impose, dans l’étude d’une séparation en acte de la science et de la littérature : si l’on peut traiter, au « Siècle du Positivisme », de manière littéraire de discours savants, c’est à la condition que les savants eux-mêmes reconnaissent l’appartenance de leur texte à la littérature ou au contraire explicitement refusent, en revenant sur ce que la littérature veut dire, que leurs textes puissent figurer dans une taxinomie poétique ou être décrits en termes de poétique.

L’idée commune d’une « séparation de la science et de la littérature » au XIXe siècle peut conduire à l’exclusion du champ des études littéraires de textes que nous considérons comme savants. Cette séparation, si elle existe effectivement, se fait notamment dans les textes savants où l’on peut cerner les définitions de la littérature et les panthéons littéraires élaborés par ceux qui veulent distinguer leurs écrits de cette discipline. Ces manifestes savants sont l’occasion idéale pour nuancer sans doute les panthéons littéraires « canoniques » des critiques littéraires contemporains. Notre démarche s’inscrit dans la lignée des travaux d’Evanghélia Stead qui, étudiant Le Monstre, le singe et le fœtus, montrait à l’occasion du monstre fin-de-siècle comment l’épistémé elle-même était dépassée par le métissage des discours de l’art et de la science [9] . En d’autres termes, le détour par la science permet de mieux revenir à la littérature, à ses limites et à son histoire, en nuançant peut-être l’histoire littéraire du temps. Il s’agit, au risque de plagier l’« Avant-Propos » des études réunies par Philippe Zard et Anne Tomiche autour de Littérature et philosophie, de « repérer un jeu de forces toujours mobile », de suggérer aussi l’originalité du regard que la science permet à la littérature de jeter sur elle-même et que la littérature permet à la science de jeter sur elle-même [10] . De cela, le dialogue par récits interposés de Cuvier et d’Humboldt est exemplaire.

Points de rencontre : la haine du voyage

En 1826 paraissent à Paris, chez Levrault, les Excursions dans les Isles de Madère et de Porto Santo, 1823, pendant son troisième voyage en Afrique, par T. E. Bowdich, ouvrage traduit de l’anglais et accompagné de notes de M. le Baron Cuvier et M. le Baron de Humboldt. L’épouse du capitaine a pris le soin, après le décès de son époux, d’assurer la publication de sa relation de voyage et de la placer sous l’autorité de deux des plus grands savants naturalistes de ce début du XIXe siècle, qui incarnent aussi deux conceptions antagonistes de la visée de l’histoire naturelle et de la manière dont le récit de voyage peut prendre part au progrès de cette science. Les notes de chacun des deux barons sont très différentes, par leur forme et par leur contenu.

Cuvier annote le plus souvent les notes botaniques et zoologiques pour corriger les dénominations savantes employées. Il complète ainsi la description du Phycis fucatus donnée par Bowdich qui, à ses yeux du moins, ne met pas assez l’accent sur le trait caractéristique de l’espèce, propre à la distinguer des autres du même genre et donc à la classer dans une taxinomie : « Ce phycis se distingue de tous les autres par sa queue fourchue. C’est jusqu’à présent la seule espèce connue dans ce genre qui offre ce caractère » [11] . Il intervient lorsqu’un nom lui semble inapproprié parce qu’inadapté à ses propres travaux taxinomiques. L’usage du « Labeo sparoïdes » par Bowdich fait ainsi l’objet d’un commentaire critique assez long :

Le nom de Labeo doit être changé, attendu que je l’ai déjà employé pour désigner un genre de la famille des cyprins. Nous ne connaissons aucun poisson qui ait 14 rayons épineux à l’anale et trois mous, avec une dorsale dont la forme et le nombre des rayons conviennent à un sparoïde. Au reste, il est plus probable que M. Bowdich a transposé les nombres et qu’il faut compter 3 rayons épineux et 14 mous à l’anale ; ce serait alors le sparus salpa, Lin., dont ce poisson a les formes et les couleurs. Cuv [12] .

Cette note de Cuvier est exemplaire du contrôle qu’entend exercer le savant en cabinet sur les observations des voyageurs, indispensables à la collecte de l’ensemble des espèces naturelles et à l’entreprise d’uniformisation du discours taxinomique, mais toujours sujettes à caution. Mais Cuvier va plus loin ici, n’hésitant pas à remettre en cause les découvertes du voyageur au nom de la taxinomie scientifique.

Le propos de Humboldt est tout à fait différent. Ses « notes » sont en fait une notice assez longue, située à la fin du texte de Bowdich et constituent une véritable leçon de géognosie. L’étude, construite et argumentée, se présente comme un hors-texte : le savant, là, ne surimpose pas sa voix à celle du voyageur mais met en perspective ses découvertes dans une analyse comparée à visée générale. Elle s’ouvre sur la comparaison des archipels des côtes occidentales de l’Europe et de l’Afrique et livre une étude comparée des points culminants des Canaries, des Açores, de Saint-Thomas, de Saint-Hélène et de Tristan d’Acunha. Puis elle confronte le texte de Bowdich à l’ouvrage contemporain de Léopold von Buch (Physikalische Beschreibung der Canarischen Inseln, 1825). En d’autres termes, les données et les mesures rapportées par le voyageur dans son récit ne valent pas pour elles-mêmes mais pour leur faculté à constituer des preuves ou des arguments à l’appui de théories scientifiques élaborées par ailleurs. Il s’agit de sortir du cadre du voyage ou de modifier le cadre générique du voyage pour en faire un texte savant.

Sous la Restauration est créée au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris une école de « voyageurs naturalistes ». Cette école, comme l’ont montré les travaux remarquables de Marie-Noëlle Bourguet, est l’expression la plus manifeste de l’urgence, pour les savants, d’élaborer une pratique réglée du voyage [13] . Sa création traduit, à l’aube du XIXe siècle, une hésitation entre « le voyage ou le cabinet, la collection ou le terrain, le tableau ou la carte » [14] . Le baron Georges Cuvier incarne assez bien le pôle du cabinet : il a refusé d’accompagner Bonaparte en Égypte et s’en est justifié dans une lettre : « Mon calcul fut bientôt fait. J’étais au centre des sciences, et au milieu de la plus belle collection, et j’y étais sûr de faire de meilleurs travaux, plus suivis, plus systématiques, et des découvertes plus importantes que dans le voyage le plus fructueux » [15] . Et les éloges historiques, où il est passé maître, font de cette remarque, à force de la répéter, un lieu commun des illusions des jeunes naturalistes se saisissant du voyage pour gagner une notoriété scientifique qui, d’après Cuvier, ne devrait se faire qu’en cabinet.

La partie biographique de l’éloge d’Adanson, lu le 5 janvier 1807 en séance publique de l’Académie des Sciences est de cela révélatrice :

 M. Adanson, brûlant dès lors de l’ambition de se placer, à quelque prix que ce fût, parmi ceux qui ont reculé les bornes de l’histoire naturelle, et ne connaissant pour cela, comme la plupart des jeunes étudiants, que la voie facile de multiplier les descriptions des espèces, prit donc le parti de voyager. [16]

Pallas, dans l’éloge lu le 5 janvier 1813, n’est pas davantage épargné par le maître qui dénonce l’illusoire bonheur du jeune naturaliste appelé pour un voyage en 1769 ainsi que son « désir de chercher des productions nouvelles » qui a privé le monde « de bien des découvertes de l’esprit ». [17]

Mais la critique, le plus souvent, s’attache à la forme que ces apprentis naturalistes donnent à leurs écrits. Le voyage au Sénégal d’Adanson fait ainsi l’objet d’un commentaire tant scientifique que stylistique :

Que l’on se représente un homme de 21 ans, quittant pour ainsi dire les bancs de l’école, encore en grande partie étranger à tout ce qu’il y a de routinier dans nos sciences et nos méthodes [...]. Ses vues auront nécessairement une direction propre, ses idées une tournure originale [...]. Mais, n’ayant point à les faire passer dans l’esprit des autres, sans adversaires à combattre, sans objections à réfuter, il n’apprendra point cet art délicat de convaincre les esprits sans révolter les amours-propres, de détourner insensiblement les habitudes vers des routes nouvelles, de contraindre la paresse à recommencer un nouveau travail. D’un autre côté, toujours seul avec lui-même et sans objet de comparaison, prenant chaque idée qui lui vient pour une découverte, jamais exposé à ces petites luttes de société qui donnent si vite à chacun la mesure de ses forces, il sera enclin à prendre de son talent des idées exagérées, et n’hésitera point à les exprimer avec franchise. [18]

Le pire est qu’au retour, le savant, comme Adanson, pourrait, « conservant ses habitudes du désert », demeurer inaccessible dans son cabinet et prendre plaisir à « hérisser exprès de difficultés rebutantes » [19] ses ouvrages. Le savant en cabinet est a contrario le seul qui soit à même de faire de réelles découvertes et de se plier aux règles rhétoriques du discours de la science destiné à convaincre, à instruire et à se vulgariser.

Il devient aussi, paradoxalement, le seul juge de la qualité scientifique et littéraire d’un récit de voyage. Cuvier fustige en critique littéraire les effets de liste qui gomment l’intérêt du texte de Pallas :

M. Pallas employait le loisir de ses quartiers d’hiver à rédiger son journal, et, d’après le plan présenté par le comte Orloff, il l’envoyait chaque année à Pétersbourg, où l’on en publiait les volumes à mesure qu’ils étaient imprimés.

On conçoit que, travaillant ainsi à la hâte, privé dans ses solitudes de livres et de tous les moyens de comparaison, il devait être exposé à faire quelques méprises, à insister sur des choses connues, comme si elles eussent été nouvelles ; à revenir plusieurs fois sur les mêmes choses. Nous conviendrons néanmoins qu’il aurait pu y mettre plus de vie, et faire saillir davantage les objets intéressants. Il faut l’avouer, cette longue et sèche énumération de mines, de forges ; ces nomenclatures répétées des plantes communes qu’il cueillait, ou des oiseaux vulgaires qu’il voyait passer, ne forment pas une lecture agréable ; il ne transporte pas son lecteur avec lui ; il ne lui met point en quelque sorte sous les yeux, par la puissance du style, comme l’ont fait des voyageurs plus heureux, les grandes scènes de la nature, ni les mœurs singulières dont il a été le témoin [...] [20]

L’utilité du récit de voyage, à défaut de contribuer par lui-même au progrès de l’histoire naturelle, peut être de constituer un joli genre littéraire, à condition de livrer de curieuses « scènes de mœurs » et  de beaux tableaux - ces « scènes de la nature » où Alexander von Humboldt, dès 1805, est passé maître avec ses Tableaux de la nature [21] . Mais le voyage de Pallas n’est pas un texte savant parce qu’il n’est même pas un texte littéraire ; ici, le critère de non-littérarité renforce le critère de non-scientificité.

Cuvier redoute enfin, dans la manière dont les voyageurs, même savants, décrivent les espèces aperçues, la confusion possible entre des outils poétiques et des outils scientifiques, entre les lois de la nature et les figures de style. Cette critique s’étend à une certaine pratique de la description naturaliste illustrée par Buffon et son disciple Lacépède. C’est à l’occasion du long éloge historique de Lacépède lu en 1826, que Buffon en fait les frais : « [...] aussitôt qu’il veut remonter aux causes et les découvrir par les simples combinaisons de l’esprit ou plutôt par les efforts de l’imagination, sans démonstration et sans analyse, le vice de sa méthode se fait sentir. Chacun voit que ce n’est qu’en se faisant illusion par l’emploi d’un langage figuré qu’il a pu attribuer à des molécules organiques la formation des cristaux » [22] . Si l’on en croit Cuvier, donc, le savant voyageur idéal serait celui qui peut et qui doit user de formes littéraires telles que les « scènes » et d’un style figuré élégant sans confondre toutefois la logique de la description avec celle de la nature. Il serait informé aussi, malgré l’éloignement du voyage, des dernières évolutions des théories des savants en cabinet.

D’une certaine manière, Alexander von Humboldt pourrait assez bien incarner ce voyageur idéal, lui qui ne manque pas, de retour à Paris en 1804, d’offrir au Muséum un squelette de lama, de soumettre à l’examen de Cuvier des dents d’éléphants fossiles et de rapporter un herbier colossal composé de plus de 6000 plantes. Cela lui vaut sans doute l’indulgence de Cuvier, lorsqu’il s’attarde dans l’Histoire des progrès des sciences naturelles depuis 1789 jusqu’à ce jour, parue en 1826, sur l’avantage que représente l’organisation de voyages savants pour recueillir des données d’histoire naturelle : « Le voyage de MM. De Humboldt et Bonpland dans les diverses parties de l’Amérique espagnole, en même temps qu’il est le seul de cette importance dû au généreux dévouement d’un particulier, s’annonce comme l’un des plus instructifs que l’on ait jamais faits pour les branches des sciences physiques. [...] Il y a cependant, parmi ces voyages, plus de botanistes que de zoologistes » [23] . Mais il faut se souvenir également du portrait de Humboldt que Cuvier trace en 1800 dans une lettre privée à Adrien Gilles Camper : « Humboldt : c’est un homme de beaucoup d’esprit et d’un zèle admirable, mais soyez sûr que des observations multipliées et faites en courant seront bien sûr sujettes à caution. Humboldt, avec son génie et son activité, aurait mieux fait de se fixer dans quelque ville et de travailler plus tranquillement » [24] Enfin, il ne faut pas sous-estimer la persistance du modèle du voyageur écrivain qui gagne, par son récit, la réputation de savant et qui estime léser le grand public s’il ne lui livre pas sa relation ; il y a toujours des Alexander von Humboldt avec lesquels le savant en cabinet, bon gré mal gré, doit composer.

Humboldt, cependant, ne défend pas à tout prix la tradition du récit de voyage savant. Ses réticences à l’idée de livrer au public une relation historique de son voyage en Amérique du Sud sont exemplaires d’une volonté affichée de renouveler les règles de l’écriture du voyage scientifique, au nom du progrès de l’histoire naturelle et, dans le même temps, du risque qu’il y a à décevoir les attentes du public en n’appliquant pas à ses découvertes une grille d’écriture préétablie. Humboldt ne publie la Relation historique du voyage fait aux Régions équinoxiales du Nouveau Continent que dix ans après son retour et après avoir livré au public un certain nombre de monographies savantes. Il justifie ce retard dans une longue introduction qui peut aisément faire figure de manifeste poétique du récit de voyage savant :

Les difficultés que j’ai éprouvées depuis mon retour, dans la rédaction d’un nombre considérable de mémoires destinés à faire connaître certaines classes de phénomènes, m’ont fait vaincre insensiblement mon extrême répugnance à écrire la relation de mon voyage. En m’imposant cette tâche, je me suis laissé guider par les conseils d’un grand nombre de personnes estimables qui m’honorent d’un intérêt particulier. J’ai même cru m’apercevoir que l’on accorde une préférence si marquée à ce genre de composition que des savans, après avoir présenté isolément leurs recherches sur les productions, les mœurs et l’état politique des pays qu’ils ont parcourus, ne semblent avoir aucunement satisfait leurs engagemens envers le public, s’ils n’ont pas écrit leur itinéraire [25] .

Il existe donc bien un « genre de composition » du récit de voyage qui correspond à l’horizon d’attente du public amateur de ce qu’on est bien obligé d’appeler un « genre littéraire ». Humboldt nomme même le modèle de ce genre en se référant à l’« itinéraire », c’est-à-dire à une pratique définie dès le siècle précédent et illustrée magistralement par François-René de Chateaubriand. Ainsi se traduit, sous sa plume, le constat de la persistance d’un modèle littéraire ancien de l’écriture du voyage.

Or ce modèle semble impropre à rendre compte des découvertes accomplies par les voyageurs grâce aux « progrès » des sciences et ne peut plus faire place, par sa forme, aux descriptions que nécessite la spécialisation croissante des disciplines composant l’histoire naturelle. Si le récit de voyage résulte de l’application d’une manière d’écrire prédéfinie sur un objet qui se doit d’être original, il renie son appartenance au domaine du texte scientifique dont les composantes sont déterminées par l’objet lui-même :

Lorsque je commençai à lire le grand nombre de voyages qui composent une partie si intéressante de la littérature moderne, je regrettai que les voyageurs les plus instruits dans des branches isolées de l’histoire naturelle eussent rarement réuni des connaissances assez variées pour profiter de tous les avantages qu’offrait leur position. Il me semblait que l’importance des résultats obtenus jusqu’à ce jour, ne répondait pas entièrement aux immenses progrès que plusieurs sciences, et nommément la géologie, l’histoire des modifications de l’atmosphère, la physiologie des animaux et des plantes, avaient faits à la fin du dix-huitième siècle [26] .

Le voyageur idéal doit être savant dans toutes les branches des sciences physiques : non seulement en zoologie, en botanique et en géologie, mais aussi en astronomie, en géodésie, en climatologie, en géographie et en physique générale. Et l’un des seuls voyageurs dont Humboldt fasse la louange est, comme par un fait exprès, ce Pallas tant décrié par Cuvier [27] .

La haine du voyage se traduit cette fois par une volonté affichée d’en renouveler les règles et de les faire coïncider avec les attentes des savants. Il existe d’Alexander von Humboldt de nombreux portraits peints ou gravés. L’un d’entre eux, peint à Mexico en 1803, pendant son voyage, le représente devant le Chimborazo, et donc dans le cadre d’une nature luxuriante, assis dans un fauteuil Louis XV devant un bureau sur lequel trône un sextant. Le symbole est assez clair : le véritable savant est celui qui voyage avec son cabinet. Le voyage ne doit plus seulement être l’occasion d’une collecte. Il est véritablement un laboratoire. Le paysage, loin de n’être qu’un simple décor, est à la fois l’outil et l’objet de recherches scientifiques. Humboldt, qui peut être vu comme l’inventeur d’une géographie physique, redonne au récit de voyage une légitimité nouvelle ; il est un outil heuristique et le récit des pérégrinations du savant, de son cheminement, participe de la répartition des espèces en fonction de leur situation géographique [28] .

Passerelles : la poétique savante des genres littéraires

Humboldt se trouve confronté à la nécessité de pratiquer un genre qu’il considère comme « littéraire », c’est-à-dire comme obéissant à des critères de composition définis a priori et comme développant des thèmes attendus du lecteur. Or ces préceptes préétablis sont précisément, pour Humboldt, ce qui menace la valeur savante du récit de voyage, ce qui l’exclut du progrès de l’histoire naturelle. Dans l’ « Introduction » à la Relation historique..., s’opposent la définition par Humboldt du voyage « littéraire » avec lequel il s’agit de rompre et l’élaboration de nouveaux critères poétiques et savants du genre. Le savant revient ainsi sur les composantes du type de récit qu’il entend ne pas pratiquer :

J’avois quitté l’Europe dans la ferme résolution de ne pas écrire ce que l’on est convenu d’appeler la relation historique d’un voyage, mais de publier le fruit de mes recherches dans des ouvrages purement descriptifs. J’avois rangé les faits, non dans l’ordre dans lequel ils s’étaient présentés successivement, mais d’après les rapports qu’ils ont entre eux. Au milieu d’une nature imposante, vivement occupé des phénomènes qu’elle offre à chaque pas, le voyageur est peu tenté de consigner dans ses journaux ce qui a rapport à lui-même et aux détails minutieux de la vie. [...] J’étais bien éloigné alors de croire que ces pages écrites avec précipitation feroient un jour la base d’un ouvrage étendu que j’offrirois au public ; car il me sembloit que mon voyage, tout en fournissant quelques données utiles aux sciences, offroit cependant bien peu de ces incidens dont le récit fait le charme principal d’un itinéraire [29] .

Contre les ouvrages « purement descriptifs », seuls propres véritablement à contribuer à l’avancée de la science, se dressent donc les ouvrages qu’il faut bien appeler « narratifs » reposant sur la narration des « aventures » ou des « incidens ». Dans ceux-ci, la description demeure subordonnée à la narration composée suivant l’ordre de la chronique. L’itinéraire attendu du public devrait donc se présenter sous la forme du journal qui raconte une succession d’aventures et d’anecdotes personnelles, interrompues parfois par des descriptions de faune, de flore ou de mœurs indigènes.

La description de ces « mœurs » obéit elle-même à un certain nombre d’attentes que Humboldt érige en passages obligés. Les habitants de l’Amérique offrent ainsi moins d’attrait, pour le lecteur de récits de voyages, que les insulaires des mers du Sud : « L’état de demi-civilisation dans lequel on trouve ces insulaires, donne un charme particulier à la description de leurs mœurs ; tantôt c’est un roi qui, accompagné d’une suite nombreuse, vient offrir lui-même les fruits de son verger, tantôt c’est une fête funèbre qui se prépare au milieu d’une forêt » [30] .

Le respect de ces composantes thématiques et de la structure dramatique confère d’emblée au récit du voyageur une valeur littéraire à laquelle ne peut plus prétendre le récit de voyage savant que voudrait pratiquer Humboldt :

Une relation historique embrasse deux objets très-distincts : les événemens plus ou moins importans qui ont rapport au but du voyageur, et les observations qu’il a faites pendant ses courses. Aussi l’unité de composition qui distingue les bons ouvrages d’avec ceux dont le plan est mal conçu, ne peut y être strictement conservée, qu’autant qu’on décrit d’une manière animée ce que l’on a vu de ses propres yeux, et que l’attention principale a été fixée, moins sur des observations de sciences que sur les mœurs des peuples et les grands phénomènes de la nature. [31]

Quelques précisions s’imposent cependant. Dans un texte bien postérieur à la rédaction de la relation du voyage, intitulé Kosmos, Humboldt aborde la catégorie de la « littérature descriptive » et s’attarde de nouveau sur l’histoire du récit de voyage. Il distingue, sous le rapport à nouveau de l’« unité de composition » les relations anciennes des voyages les plus récents :

In Hinsicht auf Composition hatten demnach die vergessenen Reisen des Mittelalters, die wir hier schildern, bei aller Dürftigkeit des Materials viele Vorzüge vor unseren meisten neueren Reisen. Sie hatten die Einheit, welche jedes Kunstwerk erfordert : alles war an eine Handlung geknüpft, alles der Reisebegebenheit selbst untergeordnet. Das Interesse entstand aus der einfachen, lebendigen, meist für glaubwürdig gehaltenen Erzählung überwindener Schwierigkeiten. [...] Eine solche Einheit der Composition fehlt meist den neueren Reisen, besonders denen, welche wissenschaftliche Zwecke verfolgen. Die Handlung steht dann den Beobachtungen nach, sie verschwindet in der Fülle derselben. Nur mühselige, wenn gleich wenig belehrende Bergbesteigungen und vor allem kühne Seefahrten, eigentliche Entdeckungsreisen in wenig erforschten Meeren oder der Aufenthalt in der schauervollen Debe der beeisten Polarzone gewähren eind dramatisches Interesse, wie die möglickeit einer individualisierenden Darstellung.

[Sous le rapport de la composition, ces relations, oubliées aujourd’hui, avaient plusieurs avantages sur la plupart des voyages modernes : elles avaient l’unité nécessaire à toute œuvre d’art : tout se rattachait à une action, tout était subordonné aux événements du voyage. L’intérêt naissait du récit simple et animé des difficultés vaincues, que d’ordinaire l’on acceptait sans défiance [...]. Cette unité de composition manque surtout aux voyages modernes qui ont été entrepris dans des vues scientifiques. L’intérêt des événements disparaît sous la multiplicité des observations. Des ascensions sur les montagnes, qui ne dédommagent pas toujours de la peine qu’elles causent, des traversées périlleuses, des voyages de découverte à travers des mers peu explorées, un séjour au milieu des glaces et des déserts du pôle, peuvent seuls offrir encore quelque émotion dramatique et fournir matière à des descriptions pittoresques] [32] .

L’unité de composition semble bien dériver là de la catégorie aristotélicienne de l’unité d’action. Mais, lorsqu’il utilisait en 1814 cette expression pour définir ce qu’est une relation historique dans l’introduction à son propre voyage, l’unité de composition résultait sous sa plume de la subordination de la narration à la description.

L’expression d’« unité de composition », ou de loi d’unité de composition, fait immédiatement référence, dans le domaine de l’histoire naturelle, aux travaux d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Il est fort difficile toutefois de savoir si Humboldt emprunte effectivement en 1815 l’expression au savant naturaliste et l’emploie effectivement dans le sens entendu par lui. Mais le tenant de « l’unité de plan » use déjà de l’expression dans les cours de zoologie qu’il donne au Muséum dès 1810 et Humboldt, qui travaille à Paris à la rédaction de sa relation, ne peut l’ignorer. En d’autres termes, en 1814, Humboldt renouvelle, par le biais des progrès de l’histoire naturelle, le sens d’une catégorie poétique « canonique » et réinvente « l’unité de composition », bien avant Balzac. Cette invention poétique qui permet de concevoir la description comme unité structurale d’un texte (et se rapproche de l’unité de plan) est l’occasion pour Humboldt de décrire son propre récit de voyage en empruntant des termes à la tradition poétique et, du même coup, de lui conférer une valeur littéraire indéniable. Il ne s’agit pas de rompre avec les catégories aristotéliciennes, mais d’user d’elles en les redéfinissant pour imposer d’emblée la valeur esthétique de l’ouvrage. Le savant renouvelle le genre du récit de voyage au nom du progrès des sciences et, du même coup, réinvente les catégories poétiques pour le décrire et le faire pénétrer de droit dans les limites d’une nouvelle « littérature » descriptive.

Cela revient du même coup à transposer dans le domaine de l’histoire naturelle la tradition littéraire des « tableaux », dont Alexandre Wenger a étudié l’origine et le développement, y compris dans la sphère du discours médical [33] . Sur les tableaux repose l’unité de composition ou de plan :

Il n’est presque plus possible de lier tant de matériaux divers à la narration des événemens, et la partie qu’on peut nommer dramatique est remplacée par des morceaux purement descriptifs. Le grand nombre de lecteurs qui préfèrent un délassement agréable à une instruction solide n’a pas gagné à cet échange [...]. Pour que mon ouvrage fût plus varié dans les formes, j’ai interrompu souvent la partie historique par de simples descriptions. J’expose d’abord les phénomènes dans l’ordre où ils se sont présentés, et je les considère ensuite dans l’ensemble de leurs rapports individuels. Cette marche a été suivie avec succès dans le voyage de M. de Saussure, livre précieux qui, plus qu’aucun autre, a contribué à l’avancement des sciences, et qui, au milieu de discussions souvent arides sur la météorologie, renferme plusieurs tableaux pleins de charme, comme ceux de la vie des montagnards, des dangers de la chasse aux chamois, ou des sensations qu’on éprouve sur le sommet des Hautes-Alpes [34] .

Cuvier ne serait sans doute d’accord ni avec le choix de modèles de Humboldt, ni avec son emprunt à Geoffroy Saint-Hilaire de principes qu’il condamne. Mais les deux savants se rejoignent par une commune volonté de n’écrire que pour des savants dans des genres qu’ils savent destinés à ceux que Cuvier appelle les « gens du monde ».

De même que Humboldt se doit de sacrifier au genre de composition littéraire du « récit de voyage », même s’il entend le renouveler, Cuvier, en tant que secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences depuis 1803, se doit en effet de sacrifier à la tradition de la rédaction des éloges historiques lus lors de séances publiques de l’Institut et destinés à de moins savants que lui. Le savant, à l’occasion de ces éloges, revient souvent sur les règles de leur écriture et sur leurs limites. Ainsi l’éloge de Lacépède, lu le 5 juin 1826 par Cuvier lui-même, s’ouvre-t-il par une précaution oratoire où le secrétaire perpétuel feint de regretter de ne pouvoir, dans ce qu’il appelle des « solennités littéraires », s’attarder assez sur tout ce qu’on pourrait tirer d’utile de la vie des maîtres qu’il retrace :

Chargés de consigner dans les annales des sciences les principaux traits de la vie de nos confrères et les services que leurs travaux ont rendus à l’esprit humain, nous nous acquittons d’un devoir si honorable avec le zèle d’amis et de disciples pleins de respect pour leur mémoire, mais le temps qui nous est départi dans ces solennités littéraires ne nous permet ni de présenter tous ces hommes utiles à la reconnaissance du public, ni même de lire en entier des biographies déjà si courtes pour tout ce qu’elles devraient faire connaître [35] .

À voir la complaisance avec laquelle Cuvier s’attarde sur certains aspects de la biographie de Lacépède, à lire le soin qu’il prend de retracer le contenu de l’Histoire des poissons, on devine aisément que le sentiment qui motive la rédaction et la lecture d’un tel éloge n’est pas uniquement le zèle de l’ami et du disciple. Et l’éloge de Lacépède est encore pour Cuvier l’occasion de citer l’éloge que Lacépède fit de Buffon pour mieux définir a contrario la forme et la visée de ses propres discours :

Buffon venait de mourir. Ce deuxième volume est terminé par un éloge de ce grand homme, ou plutôt par un hymne à sa mémoire, par un dithyrambe éloquent, que l’auteur suppose chanté dans la réunion des naturalistes, « en l’honneur de celui qui a plané au-dessus du globe et de ses âges, qui a vu la terre sortant des eaux, et les abîmes de la mer peuplés d’êtres dont les débris formeront un jour de nouvelles terres ; de celui qui a gravé sur un monument plus durable que le bronze les traits augustes du Roi de la création, et qui a assigné aux divers animaux leur forme, leur physionomie, leur caractère, leur pays et leur nom. » Telles sont les expressions pompeuses et magnifiques dans lesquelles s’exhalent les sentiments qui remplissent le cœur de M. de Lacépède. Ils y sont portés jusqu’à l’enthousiasme le plus vif ; mais c’est un Buffon qui l’inspire, et l’inspire à son ami, à son jeune élève, à celui qu’il a voulu faire héritier de son nom et de sa gloire [36] .

L’éloge composé par Lacépède ornait, en guise de préface, le second tome de son Histoire naturelle des poissons. Dans la seconde édition de cet ouvrage, l’éloge composé par Cuvier sera inséré en guise de préface du premier tome, renforçant ainsi l’effet de mise en abyme. S’il est bien une chose que l’éloge historique, selon Cuvier, ne doit pas être, c’est « un dithyrambe éloquent ».

Cela en effet risquerait de nuire à la fonction didactique, sinon savante, que Georges Cuvier entend conférer à ses éloges. C’est dans l’éloge de Lamarck, composé par Cuvier et lu par le baron Silvestre le 26 novembre 1832, que le savant naturaliste en définit le plus explicitement la visée et la forme. La lecture de ce texte suivait celle de l’éloge de Volta, lu par Arago dans la séance du 27 juin 1831. L’effet de surprise ménagé par Cuvier n’en est que plus savoureux :

Parmi les hommes livrés à la noble occupation d’éclairer leurs semblables, il en est un petit nombre (et vous venez d’en voir un illustre exemple) qui, doués à la fois d’un esprit élevé et d’un jugement parfait, embrassant dans leurs vastes conceptions le champ entier des sciences, y saisissant d’un œil sûr ce dont à chaque époque leurs progrès permettent d’espérer la découverte, n’ont mis au jour que des vérités certaines, n’en ont donné que des démonstrations évidentes, et n’en ont déduit que des conséquences irrésistibles, ne s’exposant jamais à rien avancer de hasardé ou de douteux ; génies sans pairs, dont les immortels écrits brillent sur la route des sciences comme autant de flambeaux destinés à l’éclairer aussi longtemps que le monde sera gouverné par les mêmes lois.

D’autres, d’un esprit non moins vif, non moins propre à saisir des aperçus nouveaux, ont eu moins de sévérité dans le discernement de l’évidence ; aux découvertes véritables dont ils ont enrichi le système de nos connaissances, ils n’ont pu s’empêcher de mêler des conceptions fantastiques ; croyant pouvoir devancer l’expérience et le calcul, ils ont construit laborieusement de vastes édifices sur des bases imaginaires, semblables à ces palais enchantés de nos vieux romans que l’on faisait évanouir en brisant le talisman dont dépendait leur existence. Mais l’histoire de ces savants moins complètement heureux n’est peut-être pas moins utile ; autant les premiers doivent être proposés sans réserve à notre admiration, autant il importe que les autres le soient à notre étude ; la nature seule produit des génies de premier ordre ; mais il est permis à tout homme laborieux d’aspirer à prendre son rang parmi ceux qui ont servi les sciences, et il le prendra d’autant plus élevé qu’il aura appris à distinguer par de notables exemples les sujets accessibles à nos efforts, et les écueils qui peuvent empêcher d’y atteindre. C’est dans ce but qu’en traçant cette vie de l’un de nos plus célèbres naturalistes, nous avons pensé qu’il était de notre devoir, en accordant de justes louanges aux grands et utiles travaux que la science lui doit, de signaler aussi ceux de ses ouvrages où trop de complaisance pour une imagination vive l’a conduit à des résultats plus contestables, et de marquer, autant qu’il est en nous, les causes et les occasions de ces écarts, ou, si l’on peut s’exprimer ainsi, leur généalogie. C’est le principe qui nous a guidé dans tous nos éloges historiques [37] .

Dans le cas de Lamarck donc, l’éloge historique s’informe en un exposé de la « généalogie » des erreurs commises par celui qui n’est pas un génie. Ces erreurs sont décrites sous les espèces de l’imagination ou du roman, de la fiction venant prendre la place de la théorie ou du système rejetés par Cuvier. Ainsi est résolue l’aporie de la nécessité de faire l’éloge de celui qui, d’un point de vue savant, ne le mérite pas entièrement.

Mais l’éloge de Lamarck montre aussi la grande maîtrise par Cuvier de l’art du portrait croisé et du contraste, la tentation toujours sous-jacente aux éloges de la prétérition et de la litote. Et cela ne va pas sans poser problème. Les textes des éloges ne sont pas en effet simplement des preuves de l’éducation stylistique et rhétorique reçue par un savant du XIXe siècle et le signe de la capacité qu’aurait alors le savant de se couler avec aisance dans un certain nombre de cadres rhétoriques ou poétiques.

Georges Cuvier condamne vivement l’usage du style et de ses figures dans un discours à prétention savante. La critique est récurrente dans l’éloge de Lacépède qui, pour Cuvier, est l’occasion de condamner l’œuvre de Buffon et celle de ses disciples qui écrivaient pour des gens du monde et sacrifiaient à l’art de plaire à un large public la rigueur savante en confondant l’art et la science, le style et la loi scientifique. Cuvier s’arrête ainsi avec délectation, dans la partie biographique de l’éloge de Lacépède, sur l’anecdote de l’arrivée à Paris du jeune Lacépède, accueilli par Buffon et Gluck auxquels il a adressé sa théorie de la musique. Il rappelle que Lacépède y fut convié à un dîner d’Académiciens, où l’on lut « des morceaux de poésie et d’éloquence », où il prit part « à une de ces conversations vives et nourries, si rares ailleurs que dans une grande capitale » [38] . De là sont nées les ambitions de Lacépède :

Ses plans étaient bien ceux d’un jeune homme qui ne connaît encore de la vie que ses douceurs, et du monde que ce qu’il a d’attrayant. Rendre à l’art musical, par une expression plus vive et plus variée, ce pouvoir qu’il exerçait sur les Anciens et dont les récits nous étonnent encore ; porter dans la physique cette élévation de vues et ces tableaux éloquents par lesquels l’histoire naturelle de Buffon avait acquis tant de célébrité : voilà ce qu’il se proposait, ce que déjà dans son idée il se présentait comme à moitié obtenu [39] .

En un mot : « se consacrer à la double carrière de la science et de l’art musical ». Lacépède a retenu de Buffon la confusion des sphères et des publics.

Les conséquences d’une telle confusion sont sans appel ; la réalisation pratique des théories développées par Lacépède sur la musique a abouti à un échec retentissant. Cuvier retrace longuement la théorie de l’imitation sur laquelle repose la poétique de la musique de Lacépède :

De l’identité du langage, de celle des sentiments qu’ils ont à exprimer, résultent, pour le musicien, les mêmes devoirs que pour le poëte. Toute pièce de musique, qu’elle soit ou non jointe à des paroles, est un poëme : mêmes précautions dans l’exposition; mêmes règles dans la marche, même succession dans les passions ; tous les mouvements en doivent être semblables ; il n’est point de caractère, point de situation que le musicien ne doive et ne puisse rendre par les signes qui lui sont propres. L’auteur jugeait même possible de rappeler à l’esprit les choses inanimées, par l’imitation des sons qui les accompagnent d’ordinaire, ou par des combinaisons de sons propres à réveiller des idées analogues [40] .

Ce résumé fidèle des théories musicales de Lacépède témoigne de la connaissance que Cuvier a des théories poétiques et musicales de son temps, et annonce sa critique des travaux savants de Lacépède ou de Buffon. Après tout, c’est au nom de cette imitation, de cette volonté de donner des composantes de la nature une description fidèle, de faire de l’histoire naturelle l’analogue des lois de la nature, que Buffon rejette les taxinomies, l’esprit de système et sacrifie parfois, au nom de la représentation, l’exactitude de la description. La « poétique de la musique » et de la poésie a le défaut majeur de dériver vers une poétique de l’histoire naturelle.

Cuvier n’hésite pas à prendre prétexte de deux ouvrages théoriques de physique rédigés par Lacépède (l’Essai sur l’électricité et la Physique générale et particulière) pour commenter longuement l’incapacité de Buffon à construire des théories naturalistes qui se tiennent :

Buffon, qui, sur les sens, sur l’instinct, sur la génération des animaux, sur l’origine des mondes, n’avait à traiter que de phénomènes qui échappent encore à l’intelligence, pouvait, en se bornant à les peindre, mériter le titre qui lui est si légitimement acquis de l’un de nos plus éloquents écrivains ; il le pouvait encore lorsqu’il n’avait à offrir que les grandes scènes de la nature ou les rapports multipliés de ses productions, ou les variétés infinies du spectacle qu’elles nous présentent ; mais aussitôt qu’il veut remonter aux causes et les découvrir par les simples combinaisons de l’esprit ou plutôt par les efforts de l’imagination, sans démonstration et sans analyse, le vice de sa méthode se fait sentir aux plus prévenus. [41]

Encore Buffon a-t-il l’excuse de ne traiter que de phénomènes encore peu connus. Mais la transposition par Lacépède du langage figuré et poétique d’un Buffon dans le domaine de la physique ne peut qu’aboutir à des « systèmes fantastiques ». Il semble bien alors que la séparation des sphères et des discours, au moment où Cuvier fait l’éloge de Lacépède, soit pour lui un présupposé. L’histoire naturelle, grâce à lui, a aussi son langage (le tableau taxinomique reposant sur la méthode naturelle) qui veut rompre avec les systèmes ou les philosophies de la nature.

Comme pour mieux discréditer la valeur scientifique de l’ouvrage, le critère de l’appartenance au domaine littéraire prévaut lorsque Cuvier évoque la dernière œuvre savante de Lacépède, son Histoire naturelle des poissons, à laquelle il reproche de reposer sur des travaux déjà anciens et d’ignorer les découvertes des voyageurs contemporains :

Lors même qu’on aura réuni dans un autre ouvrage les immenses matériaux qui ont été accumulés dans ces dernières années, on ne fera point oublier les morceaux brillants de coloris et pleins de sensibilité, et d’une haute philosophie, dont M. de Lacépède a enrichi le sien. La science, par sa nature, fait des progrès chaque jour ; il n’est point d’observateur qui ne puisse renchérir sur ses prédécesseurs pour les faits, ni de naturaliste qui ne puisse perfectionner leurs méthodes ; mais les grands écrivains n’en demeurent pas moins immortels. [42]

On tenait cependant là avec l’histoire naturelle des poissons un objet où les talents de peintre et d’écrivain du naturaliste auraient dû céder la place aux observations des savants, un objet impropre par nature à l’éloquence et à l’ornementation poétique, et l’entreprise de Lacépède était initialement présentée comme une véritable gageure :

Cette classe nombreuse d’animaux, peut-être la plus utile pour l’homme après les quadrupèdes domestiques, est la moins connue de toutes : c’est aussi celle qui se prête le moins à des développements intéressants : froids et muets, passant une grande partie de leur vie dans les abîmes inaccessibles, exempts de ces mouvements passionnés qui rapprochent tant les quadrupèdes de nous, ne montrant rien de cette tendresse conjugale, de cette sollicitude paternelle qu’on admire dans les oiseaux, ni de ces industries si variées, si ingénieuses, qui rendent l’étude des insectes aussi importante pour la philosophie générale, les poissons n’ont presque à offrir à la curiosité que des configurations et des couleurs dont les descriptions rentrent nécessairement dans les mêmes formes, et impriment aux ouvrages qui en traitent une monotonie inévitable. [43]

L’accumulation de ce que les poissons n’ont pas se développe sous la forme d’une prétérition dont l’interprétation est double : elle semble annoncer le mérite d’autant plus grand de celui qui entreprend de traiter de ces espèces, tout en suggérant comme un présupposé qu’un ouvrage scientifique est nécessairement un texte où le fond et la forme coïncident, où la forme a les caractéristiques du fond. Mais elle permet également le développement d’un véritable pastiche de Buffon (suggéré par la référence aux passions des quadrupèdes et à la sollicitude paternelle des oiseaux) qui montre ici combien la transposition du modèle descriptif à la Buffon serait, pour ce qui concerne les poissons, inadéquate.

Lacépède et Buffon écrivent pour les gens du monde. Or, Cuvier, lorsqu’il rédige ses éloges historiques, en destine également la lecture à des « gens du monde », autant qu’à des « savants ». Il encourt alors le reproche qu’il fait à certains savants d’user trop du style et, à ce titre, de prétendre à la littérature plutôt qu’à la science. Ce paradoxe est perceptible tout particulièrement lorsque Cuvier, en 1812, lit lors d’une séance publique de l’Institut les deux éloges qu’il a rédigés de Charles Bonnet et Horace-Bénédict de Saussure, si prisé de Humboldt :

Comme le voyageur est ravi d’admiration, lorsque, dans un beau jour d’été, après avoir péniblement traversé les sommets du Jura, il arrive à cette gorge où se déploie subitement devant lui l’immense bassin de Genève : qu’il voit d’un coup d’œil ce beau lac dont les eaux réfléchissent le bleu du ciel, mais plus pur et plus profond ; cette vaste campagne, si bien cultivée, peuplée d’habitations si riantes [...]. Mais je m’aperçois qu’en peignant ainsi le théâtre où vécurent les hommes dont je vais vous parler, je vous ai présenté, sans y penser, un tableau abrégé de leurs découvertes [44] .

D’une certaine manière, Cuvier doit faire usage, parce qu’il s’agit de plaire à un large public, des mêmes outils poétiques et rhétoriques qu’il condamne dans l’examen des travaux savants de ses pairs. L’aporie est résolue en retournant le style contre lui-même, en pratiquant le pastiche, l’ironie et la prétérition qui témoignent de la nécessité de rompre avec une écriture littéraire de la science et de celle d’user, pour vulgariser et enseigner les progrès de la science, de ces mêmes outils que l’on cherche à exclure du champ du discours de l’histoire naturelle.

L’exemple d’un tel retournement se trouve encore dans l’éloge de Lacépède où Cuvier, après avoir souligné l’impossibilité de plaire par le style en peignant les poissons, félicite de manière ironique le disciple de Buffon d’y être parvenu :

M. de Lacépède a fait de grands efforts pour vaincre cette difficulté, et il y est souvent parvenu : tout ce qu’il a pu recueillir sur l’organisation de ces animaux, sur leurs habitudes, sur les guerres que les hommes leur livrent, sur le parti qu’ils en tirent, il l’a exposé dans un style élégant et pur ; il a su même répandre du charme dans leurs descriptions toutes les fois que les beautés qui leur ont aussi été départies dans un si haut degré permettaient de les offrir à l’admiration des naturalistes. Et n’est-ce pas en effet un grand sujet d’admiration que ces couleurs brillantes, cet éclat de l’or, de l’acier, du rubis, de l’émeraude, versés à profusion sur des êtres que naturellement l’homme ne doit presque pas rencontrer, qui se voient à peine entre eux dans les sombres profondeurs où ils sont retenus ! mais encore les paroles ne peuvent avoir ni la même variété ni le même éclat ; la peinture même serait impuissante pour en reproduire la magnificence. [45]

L’éloge de l’exploit stylistique peut être lu également comme un pastiche, mimant la profusion de l’usage des métaphores de pierres précieuses pour décrire ce que l’on ne peut voir, se moquant du cliché de l’ut pictura poesis récurrent dans l’ouvrage du spécialiste des poissons. Le secrétaire perpétuel s’assure d’ailleurs immédiatement que la portée critique du pastiche a bien été perçue en ajoutant que « toutefois les difficultés dont nous parlons ne sont relatives qu’à la forme et ne naissent que du désir si naturel à un auteur qui succède à Buffon, de se faire lire par les gens du monde » [46] .

Comme Humboldt, Cuvier est un fin connaisseur des genres littéraires et des notions poétiques dont il dénonce l’usage, au nom de préceptes scientifiques, dans des textes qu’il désigne lui-même comme littéraires et auxquels il entend conférer une portée savante. Cela, pour l’un comme pour l’autre des savants, est lié bien entendu à leur formation. Cela est lié aussi aux salons qu’ils fréquentent, où se côtoient savants et écrivains. Mais cela dérive également de la connaissance précise qu’ils entretiennent, tout au long de leur carrière savante, des œuvres littéraires de leur temps [47] .

Humboldt et Cuvier consacrent la séparation des sphères des discours littéraires et savants tout en proposant une nouvelle articulation possible des composantes littéraires et savantes des genres qu’ils pratiquent. L’un fait reposer une poétique du voyage sur un principe heuristique ; l’autre, par le biais de l’imitation, investit les tropes et les figures dont il use d’une portée critique et savante. Cela peut aller jusqu’à la définition de nouvelles catégories poétiques, leur permettant de faire entrer de droit leurs ouvrages dans une sphère du littéraire, renouvelée par eux, sans qu’ils ne perdent rien de leur valeur savante.

L’histoire littéraire du point de vue de la science

Humboldt et Cuvier ont encore en commun d’avoir pensé chacun et exposé une histoire de la pensée conçue comme l’histoire des représentations savantes et poétiques de la nature. Et les deux « histoires » qu’ils proposent, partant de l’idée d’une source commune au développement de la littérature et de la science, interrogent les influences respectives de l’une sur l’autre en redéfinissant à chaque fois ce que science et littérature signifient.

Une telle entreprise est beaucoup plus étonnante de la part de Cuvier que de celle de Humboldt, même si les lettres de Georges Cuvier à Christoph Heinrich Pfaff sur l’histoire naturelle, la politique et la littérature (de 1788 à 1792) témoignent déjà, de la part du savant, d’un réel intérêt pour la littérature dont il voudrait connaître, comme il l’écrit de Caen, en 1789, « les livres les plus curieux de chaque genre, mais seulement les plus remarquables, et pas uniquement le titre » [48] . On trouve déjà en germe dans ses lettres l’explicitation du contre-modèle de l’écriture naturaliste que constituent, pour Cuvier, les travaux de Buffon, et l’esquisse d’une étude des rapports de la littérature à la science.

Mais l’histoire, en trois âges théoriques, des rapports de l’une des sphères à l’autre est explicitement formulée dans le discours de réception à l’Académie Française que prononça Georges Cuvier en 1818, devant les cinq chambres réunies en séance plénière. Le sujet est sans doute dicté par les circonstances : l’élection est due selon lui à la volonté de « renouer les rapports honorables » des sciences et des Belles-Lettres, en particulier à l’époque, dit-il, « où les sciences étendent chaque jour leur empire, celle où leur idiome presque tout entier semble passer dans ce langage usuel dont il appartient [aux Académiciens] de recueillir les richesses et de constater les lois » [49] . Le présupposé de la séparation des sphères conduit ici à l’idée de la prédominance de l’une sur l’autre, à la mise en évidence du rôle du langage des sciences dans le renouvellement du langage « usuel » dont poètes et littérateurs se servent.

Il est impossible de ne pas entendre, derrière le discours de réception de Cuvier, celui que prononça Buffon en 1753, son « Éloge sur le style », qui partait du constat inverse, c’est-à-dire de l’idée de la nécessité de se servir, dans les sciences, du langage poétique ou du style « usuel ». Cuvier fait implicitement référence à Buffon lorsqu’il use de l’expression de « roi de la nature » pour désigner rapidement l’homme [50] , ou explicitement lorsqu’il nomme Buffon parmi les représentants modernes du troisième âge du développement des sciences et de la littérature.

La définition des trois âges de développement des rapports de la poésie et de la science part de l’idée suivant laquelle il serait malheureux que l’influence réciproque des deux sphères se traduise par le choix d’un même objet (la « nature extérieure ») ou par l’emprunt, par l’une, de méthodes qui ne conviennent qu’à l’autre :

Confier le soin de dévoiler la nature à une imagination sans règles, ce serait faire rétrogader les sciences vers leur berceau ; souffrir que des doctrines abstraites soumettent à leur joug les doctrines de l’imagination, ce serait porter dans le champ de la littérature l’aridité et la mort. Je l’avouerai même, quand l’éloquence et la poésie font de la nature matérielle l’unique sujet de leurs efforts, elles me semblent renoncer à leur plus noble destination [51] .

Sont donc exclues à la fois de la sphère de la littérature et de celle des sciences la littérature didactique et la poésie scientifique. Mais sont esquissées aussi des passerelles possibles de la science à la littérature, rejetées comme impossibles au moment où Cuvier écrit mais non comme irréalisables.

Le premier âge est celui de « l’inspiration ». L’homme dépend alors de la nature « extérieure », en reçoit des sensations qui se transforment en émotions puis en images ; l’homme qui sait manier ces images « parle la langue des dieux » et devient l’instituteur, le législateur et le pontife de chaque nation. Le seul objet traité alors est la nature extérieure et il n’y a pas de différence de nature entre le discours des sciences et celui de la littérature qu’il ne faut ni distinguer ni définir. Le représentant de cette ère est Homère duquel on peut dire, en plaquant sur lui les catégories disciplinaires du XIXe siècle, qu’il « est naturaliste par la même raison qu’il est grand poëte ; il est attentif, exact, parce qu’il est sensible » [52] . Le critère de l’exactitude savante devient critère de jugement de goût ; Dante, Milton puis Chateaubriand (mais quelquefois seulement) deviennent les chantres de cette poésie belle parce que "naturaliste". [53]

Le second âge est un « âge plus sérieux ». Il est celui de la connaissance et de l’explication. Naît, à côté de l’imagination, la faculté de l’entendement (liée au besoin de connaissance) qui entraîne une séparation des sphères de « l’imagination » et des « études positives » : « les sciences, commençant à mériter leur nom », prennent un essor indépendant. Ici, Cuvier renonce, pour ne pas fatiguer son public, à expliciter les causes conduisant au développement des études positives et s’attarde sur ses conséquences dans les domaines des arts et des sciences. C’est dire que la logique se perd un peu.

On passe en effet subrepticement de l’idée du développement du besoin de connaissance à celle du développement du besoin de se connaître : l’homme en viendrait alors à étudier ses passions et userait, pour ce faire, des outils qu’il aurait élaborés en contemplant dans l’âge initial la grandeur de la nature extérieure. La langue s’enrichit de nuances aptes à rendre compte de la délicatesse des sentiments et des passions. C’est donc au développement d’une science « plus approfondie » que les lettres, ayant enfin trouvé leur véritable objet (le « roi de la nature ») doivent leur essor : « il était nécessaire que la philosophe naturelle frayât le chemin à la philosophie morale, et Socrate devrait avoir Anaxagoras pour maître » [54] .

Ce que veut défendre Cuvier par-dessus tout est la distinction entre les objets de la littérature et ceux de l’histoire naturelle. Mais l’évolution conjointe des deux arts ne s’arrête pas là : pour que la pensée se développe, il a fallu se débarrasser des « entraves du rythme » [55] . L’âge de la réflexion est aussi celui de la prose :

L’histoire de toutes les littératures nous l’apprend : l’art d’écrire en prose est de beaucoup postérieur à l’art des vers ; mais toujours il est contemporain des hautes spéculations scientifiques, il y tient même tellement que presque partout il a dû ses progrès les plus sensibles aux hommes qui avaient fait dans les sciences les travaux les plus profonds. [56]

L’exemple historique, curieusement, venant couronner cette logique est celui de Platon « ce que les sciences et la philosophie ont de plus élevé ».

Dans le même temps, la « poésie va profiter à son tour de l’influence fécondante du nouvel âge ». De nouveaux genres naissent pour s’adapter aux idées nouvelles : « l’ode, l’hymne sacré, s’élèvent à ce que les sages ont conçu de plus grand sur la cause suprême ; la satire, ou si l’on veut le poëme moral, prend l’homme pour objet d’étude et le révèle à ses propres yeux ; le poëme dramatique va chercher au fond du cœur les ressorts qui portent la vie sur scène ; et l’ancienne, la grande poésie elle-même, l’épopée, quand elle reparaît dans ce second âge, s’y montre éclairée par cette raison supérieure qui doit régner sur la littérature » [57] . Pour le dire vite, Virgile remplace avantageusement Homère.

Chez les modernes où Cuvier puise pour montrer une « influence toute semblable de l’esprit des sciences », Marot incarne la poésie naïve du premier temps, Corneille fait transition, Pascal est celui qui découvre, parce qu’il est un savant, la puissance et la beauté de la prose, dans Les Provinciales : « Ce langage si juste, si suivi, en même temps que si élégant et si fin, respire tellement l’esprit géométrique, que les qualités d’un grand géomètre ne s’expriment pas en d’autres termes » [58] . Le schéma dessiné par Cuvier de l’histoire littéraire « moderne » repose sur l’influence exercée par Pascal sur Racine. Il s’agit bien, au nom d’une étude de la prédominance et de l’influence unilatérale des progrès scientifiques et littéraires, de dessiner aussi une nouvelle histoire littéraire.

En réalité, seule la logique des âges dans laquelle est enfermé ce panthéon littéraire est proprement originale. Si l’on compare en effet le choix des auteurs et des œuvres opéré par Cuvier avec le Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne de Jean-François de Laharpe, on retrouve un certain nombre d’échos, voire d’emprunts. Et la comparaison est d’autant plus fondée qu’en plus de l’influence durable exercée par le Lycée sur l’enseignement de la littérature au début du XIXe siècle, on sait que Georges Cuvier possédait de cette œuvre un exemplaire qu’il légua à la bibliothèque de l’École Normale Supérieure. La « naïveté » de Marot est notamment ce que Laharpe retient du style du poète auquel il réserve également une place particulière dans « l’histoire de notre poésie », au nom des progrès qu’il fit faire à « notre versification » [59] . Comme Cuvier mais avant lui, Laharpe voit en Corneille le dramaturge attentif aux nuances des passions dont Racine améliore encore l’expression [60] . Mais Laharpe, s’il reconnaît les mérites de Port-Royal dans l’évolution de la langue vers une certaine pureté, est beaucoup moins disert que Cuvier sur le rôle et l’influence de Pascal [61] . Les écarts entre les deux histoires sont plus significatifs encore lorsque le naturaliste aborde le troisième âge de son discours, l’« âge de la description », qui constitue curieusement un retour vers l’étude de la nature dans le domaine de la littérature.

Ce retour, potentiellement dangereux, est informé par l’étude des causes premières et des lois du second âge :

C’est alors que les esprits impatients ont besoin de routes nouvelles ; ils veulent un but qui puisse être atteint, et ils ramènent les lettres à la nature extérieure, non pas comme autrefois pour y recueillir des images, mais pour en peindre à grands traits l’étonnant ensemble : ressource heureuse qui ouvre encore un champ fertile et vaste aux arts de l’imagination [62] .

La description très brève prend la forme d’un avertissement : il faut que les Lettres se préoccupent avant tout, pour ne rien renier de leur évolution, de connaître l’origine de l’homme, sa nature et « ses destinées immortelles » [63] . Aussi l’éloge de Buffon et Delille qui, selon Cuvier, incarnent cet âge, est-il mitigé :

L’un, pétillant de verve et d’esprit, donnera à la poésie française un coloris inconnu : l’éclat des fleurs, des pierres précieuses, brillera dans ses vers ; leur mouvement imitera celui des créatures les plus légères. L’autre, noble et grave, imprimera à sa prose la pompe, la majesté, qui président à la marche de l’univers. Heureux le premier, si d’un point de vue élevé il avait embrassé la nature dans ce qu’elle a de plus grand ! Heureux le second, s’il avait daigné s’abaisser à en saisir plus froidement le minutieux détail ! et cependant admirables tous les deux par des ouvrages qui n’avaient eu de modèles ni dans l’Antiquité, ni parmi les peuples de nos jours ! [64] .

Si Homère en effet est naturaliste parce que poète grâce à la minutie des détails, qu’est alors Buffon ?

D’une certaine manière, Cuvier répond là à Laharpe qui résumait dans le huitième tome du Lycée le milieu du XVIIIe siècle à « trois grandes entreprises : l’Esprit des lois, l’Histoire naturelle et l’Encyclopédie » [65] . Si, au sujet de Buffon, Laharpe laisse « aux savans à examiner ce qu’il a été dans la science », il convient avec son lecteur « qu’il en a embelli la langue » [66] . Le même jugement n’a pas exactement le même sens selon qu’il émane d’un critique littéraire ou d’un savant. Laharpe précise sa propre incompétence en matière de jugement savant ; Cuvier, que chacun sait apte à juger de la qualité savante du texte, exclut d’emblée l’œuvre de Buffon de la sphère de la science en n’en traitant que d’après ses mérites poétiques. Par ailleurs, là où Laharpe salue en Buffon celui qui, le premier, « des immenses richesses de la science, [a] fait celles de la langue française sans corrompre ou dénaturer l’une ni l’autre » [67] , donc celui qui devrait incarner dans l’histoire de Cuvier l’aboutissement du moment où la science féconde la littérature et son langage, Cuvier fait de Buffon celui qui se trompe d’objet quand il est poète et qui ne fait pas preuve de la rigueur du naturaliste lorsqu’il est savant.

L’étude théorique et historique par Cuvier des rapports et de l’évolution conjointe de la science et de la littérature se résout en une mise en évidence de l’influence bénéfique de la première sur la seconde, au prix de quelques ellipses et de quelques dysfonctionnements logiques. À ce titre, elle est également une histoire de la littérature du point de vue de la science, reposant sur un panthéon littéraire et sur des catégories littéraires propres. La théorie des trois âges est un plaidoyer poétique en faveur de l’exclusion de la littérature du domaine de la science et, en particulier, de l’histoire naturelle. Seul Cuvier peut-être serait à même d’illustrer l’âge de la description, à condition qu’on accepte de modifier radicalement le sens du mot « littérature ».

C’est aussi en renouvelant le sens de ce qu’on pouvait, dans la première moitié du XIXe siècle, en France et en Allemagne, entendre par « littérature descriptive », que Humboldt va penser la manière d’intégrer le genre savant qu’il pratique dans une histoire littéraire. Car si Alexander von Humboldt a plaidé, pendant toute sa carrière, pour l’union intime de la science et de la littérature, il n’est pas prêt à accepter à n’importe quel prix qu’on qualifie de « savant » un texte littéraire. En témoigne le refus que Poe essuya lorsqu’il voulut dédicacer à Alexander von Humboldt son « Poëme » didactique Eureka.

Un chapitre du second tome de Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung, paru en Allemagne en 1845, a pour titre « Naturbeschreibung », et, dans la traduction française de Charles Galusky revue par François Arago en 1848, « Littérature descriptive ». Les traducteurs français ont ainsi choisi la catégorie traditionnelle de la « littérature descriptive » pour désigner un texte où Humboldt retrace l’histoire de la manifestation, en littérature, du « sentiment de la nature ». Ce chapitre fut suffisamment connu en France pour que Pierre Larousse y puise une citation destinée à illustrer l’article « Descriptif » du Grand Dictionnaire Universel en 1866. En d’autres termes, le texte savant qu’est Kosmos est reçu aussi comme le lieu d’une redéfinition de l’histoire littéraire et de ses genres.

Kosmos renouvelle le genre de la cosmogonie dans lequel son titre l’inscrit a priori, en ce qu’il est supposé faire le tour de toutes les disciplines, de tous les types de représentation de la nature, de toutes les manifestations de ce qu’Humboldt appelle « das rein Naturgefühl » (« le pur sentiment de la nature ») [68] . En ce sens, la littérature descriptive est l’un des aspects de la manifestation de ce sentiment, et la manière dont ce sentiment se traduit dans le texte littéraire est le critère utilisé pour brosser une histoire de la littérature. Dans le même temps, il élargit les frontières « classiques » de la littérature en affirmant très tôt qu’il ne se bornera pas à l’Antiquité grecque ou latine mais qu’il tiendra compte aussi de la poésie indienne ou hébraïque. Cette « Antiquité » est le berceau du « eigentlich Naturbeschreibende » [69] , que Galusky traduit par « genre proprement descriptif » [70] c’est-à-dire encore du moment où les ressources très variées du genre descriptif ont constitué un genre littéraire autonome. Mais le genre plus récent de la poésie descriptive qui s’est incarnée selon Humboldt chez Empédocle puis Ausone, est à peine de la poésie, tant il traduit le moment où « la rhétorique envahit tout le domaine de la poésie didactique » [71] . Celle-ci ne vivra vraiment qu’à partir du moment où l’on s’y attachera à « dépeindre le luxe de la végétation tropicale » ou à « retracer sous une forme animée les mœurs des animaux » [72] . Déjà s’ouvre la voie de la redéfinition du genre de la littérature et même de la poésie de la nature qui manifestement va englober les descriptions d’un René ou d’une Atala, les récits de voyage d’un Humboldt et les écrits d’un Buffon.

Ces quelques préceptes définitoires sont suivis dans Kosmos d’un commentaire systématique d’un certain nombre d’œuvres analysées du point de vue de ce qu’il faut bien appeler, bien avant Gérard Genette, la subordination de la description à la narration. Dans les poèmes homériques, la description est pure ornementation. Dans les poèmes tragiques et particulièrement chez Sophocle, les descriptions de la nature sont ornementales mais reflètent les caractères des héros dépeints [73] . La poésie bucolique représente davantage l’homme de la nature que la nature elle-même. Et les romains, en la matière, ne parvinrent guère à la perfection : « Was wir, ich sage nicht in der Empfänglichkeit des griechischen Volkes, sondern in den Richtungen seiner litterarischen Produktivität vermissen, ist noch sparsamer bei den Römern zu finden » [« cette émotion pour les beautés de la nature que les Grecs sentaient au fond du cœur, mais qu’ils ne cherchèrent pas à produire sous une forme littéraire, se rencontre plus rarement encore chez les Romains »] [74] . Viennent les Pères grecs de l’Église qui, célébrant Dieu à travers la nature, permirent à la poésie de se développer jusqu’à ce que les Conciles de Tours et de Paris au XIIIe siècle interdisent la lecture des ouvrages de physique.

Mais Humboldt va opérer ensuite un déplacement chronologique et géographique pour traiter du développement de la poésie descriptive dans les anciens poèmes du Moyen Âge germanique puis dans la poésie des textes sacrés hindous. Revenant sur le fait que l’épopée des Minnesänger chevaleresques ne fait pas plus de place qu’Homère à la description de la nature, Humboldt souligne que le genre descriptif s’est alors développé dans la poésie lyrique du XIIe siècle ou dans la poésie chevaleresque germanique, sans bénéficier de l’apport descriptif qu’auraient dû cependant constituer les croisades [75] . Le genre descriptif a selon lui ses racines en Inde et en Perse, dans les poèmes sacrés contemplatifs sur lesquels le naturaliste allemand s’arrête longuement.

À l’ère moderne, ce sont d’abord Dante puis Pétrarque qui vont illustrer le développement de la poésie de la nature. Puis Colomb et Vespucci prennent la suite, dans un monde élargi, et les grandes découvertes, chez les Portugais et les Castillans ont donné lieu à la naissance d’une nouvelle poésie descriptive au XVe siècle, dont les Lusiades de Camoens sont selon Humboldt la meilleure illustration. C’est à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle que la « prose descriptive » a acquis une force et une précision nouvelles [76] . Ses représentants sont alors Rousseau, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand et Forster (le naturaliste qui accompagna la seconde expédition de Cook, « écrivain éloquent et doué de toutes les facultés qui rendent apte à populariser la science ») [77] . Et l’éloge de Forster consacre la pénétration du récit de voyage savant dans la sphère de la littérature descriptive.

Si l’on a compris l’histoire littéraire élaborée par Humboldt, si le choix d’un certain nombre d’ouvrages et d’auteurs fonde en vérité la catégorie de littérature descriptive qu’il entend développer, on aura compris alors que le récit de voyage est la réalisation la plus poussée de la grande littérature descriptive et que son exclusion de la sphère de la littérature procède d’une mauvaise définition de ce que doit être la poésie de la nature ainsi que d’une application inopportune de critères poétiques à des textes qui, a priori, ne peuvent les illustrer.

C’est là, sans doute, qu’Humboldt se distingue le plus nettement de la Geschichte der deutschen Dichtung de Gervinus qu’il cite à maintes reprises dans le chapitre de la « Littérature descriptive ». Gervinus déjà fait reposer la structure du cinquième tome de son ouvrage sur l’influence de l’étude de la nature sur la poésie à l’aune de laquelle il commente au moins les œuvres de Schiller et de Goethe [78] . Il souligne l’influence sur les Lettres des grands voyageurs et l’union possible de la poésie et de la science de la nature :

Göthe war zur Naturstudien von Jugend auf geneigt und angehalten worden ; in dem allgemeinen Bildungstriebe der Zeit blieb er in diesen Wissenschaften nicht zurück ; die großen Reisenden, beide Forster, seßten Deutschland in unmittelbaren Antheil an den Erfahrungen, die aus Cook’s Weltumseelungen für Erb-und naturkund resultieren [.... Göthe war aber in seiner Weise, die Natur zu beobachten, so unterschieden von den Andern, er war dabei so sehr Dichter, daß es gleich natürlich ist, umgekehrt in seiner Dichtung überall den Naturforscher zu suchen [79] .

[Goethe a été depuis son enfance enclin aux études naturelles et poussé vers elles ; dans ce grand désir d’apprendre du temps, il ne resta pas en arrière dans cette science ; les grands voyageurs, les deux Forster, donnèrent à l’Allemagne une part directe aux découvertes qui, pour les sciences de la Terre et de la Nature, résultèrent de la circumnavigation de Cook. [...] Goethe était cependant, par sa manière de contempler la nature, si différent des autres, il était là si poète, qu’il est aussi naturel, de chercher à l’inverse partout dans sa poésie le savant naturaliste].

D’une certaine manière, Humboldt a retenu de Gervinus l’analyse du développement de la poésie en fonction de la représentation de la nature. De Gervinus, il retient également le rôle joué par des voyageurs naturalistes tels que les Forster. Mais le naturaliste accorde la préséance à Georg Forster plutôt qu’à Goethe. Cela s’explique en partie par le fait que Kosmos est supposé promouvoir une véritable science de la nature contre la philosophie de la nature soutenue par les « romantiques » allemands ; il ne s’agit donc pas de reconnaître au poète le talent du naturaliste.

Delille sert ainsi d’exemple, à la fin de l’histoire littéraire de Kosmos, comme il servait d’exemple à Cuvier, du mauvais usage qu’on peut faire de l’expression de « poésie de la nature ». Et Forster incarne au contraire la véritable poésie de la nature vers laquelle l’histoire de la littérature humboldtienne tend :

[...] hat man die Naturschilderungen, deren sich die neuere Zeit vorzüglich in der deutschen, französichen, englischen und nordamerikanischen Literatur erfreut, mit den Bennenungen « Beschreibender Poesie une Landschaftsdichtung » tadelnd belegt, so bezeichnen diese Benennungen wohl nur den Mißbrauch, welcher vermeintlichen Grenzerweiterungen des Kunstgebiets Schuld gegeben wird. Dichterische beschreibungen von Naturzeugnissen, wie sie am Ende einer langen und rühmlichen Laufbahn Delille geliefert hat, sind bei allem Aufwand verfeinerter Sprachkunst und Metrik keineswegs als Naturdichtungen im höheren Sinn des Worts zu betrachten. Sie bleiben der Begeisterung und also dem poetischen Boden fremd, sind nüchtern und kalt, wie alles was durch äußere Zierde glänzt. Wenn demnach die sogenannte « beschreibende Poesie » als eine eigene für sich bestehende Form der Dichtung mit Recht gestaltet worden ist, so trifft eine solche Mißbilligung gewiß nicht ein ernstes Betreben die resultate der neueren inhaltreichen Weltbetrachtung durch die Sprache, i. e. durch die Kraft des bezeichnendes Wortes, anschaulich zu machen [80] .

[Si l’on a souvent appliqué en mauvaise part le terme de « poésie descriptive » aux reproductions de la nature en faveur chez les modernes, particulièrement chez les Allemands, les Français, les Anglais et les Américains du Nord, ce blâme ne peut porter que sur l’abus qu’on fait du genre, en croyant de bonne foi agrandir le domaine de l’art. Malgré le mérite de la versification et du style, les descriptions des produits de la nature auxquelles Delille consacra la fin de sa longue carrière, et qui furent si applaudies, ne peuvent être confondues avec la poésie de la nature, pour peu que l’on prenne ces mots dans un sens élevé. Elles sont étrangères à toute inspiration, et par conséquent à toute poésie. Elles sont sèches et froides, comme tout ce qui brille d’un éclat emprunté. Que l’on blâme donc, si l’on veut, cette poésie descriptive qui tendrait à s’isoler et à devenir un genre à part ; mais que l’on ne confonde pas avec elle l’effort sérieux qu’ont tenté de nos jours les observateurs de la nature pour rendre saisissable par le langage, c’est-à-dire par la force du mot pittoresque, les résultats de leur contemplation féconde] [81] .

Deviner qu’Humboldt inclut ses propres ouvrages (y compris Kosmos) dans la catégorie de la littérature descriptive, littéraire et savante, n’est pas très difficile. En proposant, à partir d’une articulation de ce que nous appelons la « science » et la « littérature », une nouvelle histoire littéraire, Humboldt fait également pénétrer dans le domaine littéraire des littératures étrangères et étranges. Il se livre de plus à cette étude au sein d’un ouvrage de vulgarisation, Kosmos, qui fut composé en partie à partir de conférences données devant la cour et les étudiants de Berlin, en 1828 et qui en rien ne déroge aux exigences de la rigueur scientifique et littéraire.

Les textes où Cuvier et Humboldt définissent d’un même geste le champ de la littérature et celui de la science de la Nature ont une visée savante et politique et s’inscrivent en France comme en Prusse, dans la première moitié du XIXe siècle, dans le contexte de la réforme des institutions et des disciplines enseignées. Si Alexander von Humboldt est assez critique envers l’Université de Berlin dont son frère est l’un des inspirateurs, s’il déplore la suprématie de la philologie dans cette institution et l’absence des sciences expérimentales, il ne renonce pas à y dispenser des cours publics pour introduire à Berlin une nouvelle science de la Nature :

Je puis ainsi espérer d’influer sur une jeunesse qui s’est jadis jetée dans les écarts de la philosophie de la Nature, parce qu’on ne lui a pas montré que, sans s’éloigner des vérités physiques, on peut aussi parler à l’imagination et à l’esprit. [82]

La création du Muséum d’Histoire naturelle de Paris en 1793, l’institution en 1795 du système des écoles centrales où était enseignée l’histoire naturelle, la fondation de l’Institut en 1795 modifièrent aussi le statut institutionnel de l’histoire naturelle, aboutissant à une « professionnalisation » dont Pietro Corsi suggère qu’elle a favorisé, implicitement ou explicitement, l’imposition de critères de scientificité [83] . Arrivé à Paris en 1795 pour enseigner d’abord dans une école centrale, titulaire de la chaire d’anatomie comparée au Muséum puis membre de l’Institut, Georges Cuvier fut l’un des ouvriers de cette évolution et de l’exclusion de la sphère institutionnelle d’un certain nombre de naturalistes. Exclure le récit de voyage du domaine du discours savant, au nom de son appartenance à la sphère d’une certaine « littérature », revient aussi à exclure du cercle des savants les voyageurs naturalistes. L’institution d’une discipline reconnue par Cuvier comme savante passe donc par la volonté de séparer le discours savant du discours littéraire en les définissant l’un contre l’autre.

Cette séparation décrétée et voulue ne doit pas dissimuler la persistance d’autres pratiques et d’autres définitions du discours savant. S’attardant sur l’influence des écrits de Buffon sur les écoliers, les érudits et les écrivains, tout au long du XIXe siècle, Wolf Lepenies, dans Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, souligne l’utilité de la notion de « stockage » : les historiens des sciences entendent par là désigner la manière dont un programme théorique qui a été réfuté ne disparaît pas tout simplement de la discipline, ne se perd pas, mais peut « hiberner » dans des abris d’où il lui arrive de revenir dans le discours scientifique [84] . Cette notion peut s’avérer efficace aussi dans le domaine de l’histoire de la littérature, en particulier lorsqu’on étudie la manière dont l’histoire des sciences a pu influencer sa constitution ou la nuancer. Elle est l’un des outils possibles de l’analyse de la manière dont non seulement la science et la littérature constamment se définissent l’une par rapport à l’autre, mais aussi du rôle que peuvent jouer des théories savantes dans le renouvellement de théories poétiques, voire de la manière dont des savants composent des histoires de la littérature, au nom de préceptes savants, pour en exclure ou, au contraire, pour y inclure des textes qu’ils tiennent pour savants.

Au cours de notre étude, nous avons observé la manière dont un savant pouvait qualifier de littéraire le genre du récit de voyage pour l’exclure de la sphère de la science ou, au contraire, réinventer la notion d’unité de composition pour justifier que le récit de voyage descriptif puisse relever de plein droit de la sphère de la littérature et, mieux encore, proposer une catégorie nouvelle de « littérature descriptive » pour revendiquer pour ses écrits savants l’appartenance à la littérature. Les savants, se heurtant à la nécessité de diffuser leurs écrits au-delà des murs des institutions, s’interrogent sur les limites heuristiques des genres imposés et tentent d’en renouveler l’usage, la nature et la visée. Ils élaborent également, au nom du progrès des sciences qu’ils défendent, une ou des histoires de la littérature qui font apparaître des relations nouvelles entre des ouvrages français et étrangers. Et il ne faut en aucun cas négliger la portée de leur discours sur le public érudit de leur temps.

L’étude des rapports complexes qu’entretiennent l’histoire naturelle et la littérature dans la première moitié du XIXe siècle est l’un des premiers jalons d’une élaboration plus systématique de l’histoire, dans les textes littéraires et savants, de la séparation de la science et de la littérature. La complexité d’un tel champ d’études tient à la nécessaire analyse préalable de ce que les savants et les écrivains entendent alors par « science » et « littérature ». Et le risque est alors de ne pouvoir aboutir à une vue exhaustive, systématique et globale de cette séparation. Il se double du fait qu’il faut se méfier sans cesse de l’imposition, sur un état des savoirs, d’une définition des disciplines qui n’avait pas cours alors et qui parfois est née elle-même d’une vision trop rapide et trop caricaturale de la séparation de certains champs disciplinaires.

En 1807 déjà, au cœur même du dialogue entre Cuvier et Humboldt, Louis de Bonald déplorait, dans un opuscule intitulé « Des sciences, des lettres et des arts », que triomphe peu à peu non la séparation des sciences et de la littérature, mais l’idée de la séparation des sciences et de la littérature. Le danger le plus grave d’une telle confusion était selon lui que l’État fasse sienne cette opinion et « en déduise les principes fondamentaux de sa politique éducative » [85] . Les futurs savants alors n’auraient plus les moyens d’appréhender l’histoire même de leur discipline ; une formation trop spécialisée allait en quelque sorte transformer en un état de fait ce qui n’était qu’une opinion. En 1986, dans Languages of Nature : Critical Essays on Science and Literature, Ludmilla Jordanova constate les limites imposées par l’actuelle division des disciplines universitaires à l’appréhension de l’histoire des sciences et se justifie, pour tenter de les dépasser, de faire appel à des méthodes relevant davantage de la critique littéraire que de l’histoire des sciences :

A fully historical view of science is hard to attain, because virtually everything in our culture conspires to reinforce a separation between the study of science and the pursuit of the humanities, both of which are needed to understand the social and cultural history of science. [...] The following essays represent interdisciplinary approaches to science and literature that owe more to methods of literary criticism than to those of history of science as traditionnally conceived. This is because our primary object of study is language. [86]

La proposition vaut toujours si l’on change de repère. Il faut sans doute pouvoir faire appel aux méthodes et aux outils de l’histoire des sciences pour appréhender l’histoire de la littérature dans son entier.

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  • Wenger, Alexandre, La Fibre littéraire. Le discours médical sur la lecture au XVIIIe siècle, Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2007.

     

Notes

  • [1]

    Jean-François Chassay, Si la science m’était contée. Des savants en littérature, Paris, Éditions du Seuil, 2009.

  • [2]

    Charles Darwin, Diary of the Voyage of H. M. S. Beagle, in The Works of Charles Darwin, Londres, William Pickering, 1986, t. I, p. 38 : « I believe from what I have seen Humboldt’s glorious descriptions are & will for ever be unparalleled : but even he with his dark blue sky and the rare union of poetry with science which he so strongly displays when writing on tropical scenery, will all this falls far short of the truth »; « Je crois que j’ai vu que les glorieuses descriptions de Humboldt sont et demeureront toujours inégalées : mais même lui, malgré ses cieux d’un bleu profond et l’union rare de la poésie avec la science dont il fait preuve quand il décrit les paysages tropicaux, malgré tout cela, est loin de la vérité ». Nous traduisons.

  • [3]

    « Lettre à Charles Darwin du 28 octobre 1833 », in The Correspondence of Charles Darwin, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, t. I, p. 314 : « I thought in the first part (of this last journal) that you had, probably from reading so much of Humboldt, got his phraseology and occasionnally made use of the kind of flowery french expressions which he uses, instead of your own simple straight forward and far more agreeable style. I have no doubt that you have without perceiving it got to embody your ideas in his poetical language and from his being a foreigner it does not sound unnatural in him» : « J’ai pensé, en lisant la première partie de [ce dernier journal] que tu avais probablement, à force de lire tant de Humboldt, pris sa phraséologie et fait usage de temps en temps de cette sorte d’expressions en français fleuri dont il use, plutôt que de ton propre style direct et simple et bien plus agréable. Je suis sûre que, sans t’en apercevoir, tu as voulu donner corps à tes idées dans son langage poétique, qui, chez lui, parce qu’il est un étranger, ne semble pas artificiel ». Nous traduisons.

  • [4]

    Michel Pierssens, Savoirs à l’œuvre. Essais d’épistémocritique, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990. Citons également, en guise d’illustration de l’étude du mode d’insertion des savoirs dans l’œuvre littéraire, la monographie de Laurence Dahan-Gaida, Le Savoir et le secret. Poétique de la science chez Botho Strauss, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008 ou encore les études réunies par Chantal Foucrier dans Les Réécritures littéraires des discours scientifiques, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2005.

  • [5]

    Michel Pierssens, « Description du site », Épistémocritique. Revue d’études et de recherches sur la littérature et les savoirs, http ://www.epistemocritique.org.

  • [6]

    Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, trad. fr. Henri Plard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990, p. 4.

  • [7]

    Elenor S. Schaffer (éd.), The Third Culture : Literacy and Science, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1998, p. 3.

  • [8]

    De même que Joëlle Prungnaud, dans « Lexique architectural et langue littéraire à la fin du XIXe siècle », analyse d’abord le problème des conditions de l’appartenance de l’architecture aux Beaux-Arts avant de mettre en évidence les passerelles critiques et lexicales entre ces deux sphères, nous étudierons les liens de la littérature à la science en nous interrogeant toujours sur ce que « littérature » et « science » signifient pour ceux qui les distinguent. Cf. Joëlle Prungnaud, « Lexique architectural et langue littéraire à la fin du XIXe siècle », in Marie-Madeleine Castellani et Joëlle Prungnaud (éd.), Architecture et discours, Lille, Éditions du Conseil Scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille3, coll. « Travaux et recherches », 2006, p. 183-195.

  • [9]

    Fernand Hallyn, La Structure poétique du monde : Copernic, Kepler, Paris, Éditions du Seuil, 1987.

  • [10]

    Evanghélia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus. Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-Siècle, Genève, Droz, 2004.

  • [11]

    Philippe Zard, « Avant-Propos », in Anne Tomiche et Philippe Zard (éd.), Littérature et Philosophie, Arras, Artois Presses Université, 2002, p. 26.

  • [12]

    T. E. Bowdich, Excursions dans les Isles de Madère et de Porto Santo, 1823, pendant son troisième voyage en Afrique par T. E. Bowdich, Paris, Levrault, 1826, note 2), annotation a), p. 190.

  • [13]

    Ibid., note 1), annotation c), p. 191.

  • [14]

    Voir, notamment, Marie-Noëlle Bourguet, « Voyage, collecte, collections. Le catalogue de la nature (fin XVIIe-début XIXe siècles) », in Danielle Lecocq et Antoine Chambard (éd.), Terre à découvrir, terres à parcourir, Paris, Publications de l’Université de Paris VII-Denis Diderot, 1996, p. 184-209.

  • [15]

    Marie-Noëlle Bourguet, art. cit., p. 204.

  • [16]

    Georges Cuvier, Lettre citée par Dorinda Outram, Georges Cuvier. Vocation, Science and authority in post-revolutionary France, Manchester, Manchester University Press ND, 1984, p. 61.

  • [17]

    Georges Cuvier, Éloges historiques, Paris, E. Ducrocq, 1860, p. 73.

  • [18]

    Ibid., p. 171.

  • [19]

    Ibid., p. 75-76.

  • [20]

    Ibid., p. 85.

  • [21]

    Ibid., p. 175.

  • [22]

    Les Tableaux de la nature ou, originellement, les Ansichten der Natur sont sans doute l’une des œuvres les plus connues d’Alexander von Humboldt. Il en eut, en France et en Allemagne, de 1807 à 1866, trois versions remaniées et retraduites qui, elles-mêmes connurent des rééditions. La première version allemande de 1807 des Ansichten der Natur fut traduite en 1808 par Jean-Baptiste Benoît Eyriès et publiée chez F. Schoell à Paris, Humboldt remania en 1826 la version allemande que traduisit de nouveau Eyriès. En 1849, la troisième version allemande fut publiée. Humboldt insista pour qu’en soit confiée la traduction en 1866 à Charles Galusky, qui avait traduit le second tome de Kosmos en 1848. Les traductions françaises diffèrent du texte original en ce qu’Humboldt leur réserve souvent de nombreuses notes et de multiples ajouts. La traduction de la première et de la dernière préfaces, de 1808 et de 1808, est révélatrice de la manière dont l’auteur fait de ses Tableaux de la nature ou considérations sur les déserts, sur la physionomie des végétaux et sur les cataractes la preuve même de la possible articulation de la science et de l’esthétique : « Préface de Humboldt pour la première édition », in Tableaux de la nature, Paris, L. Guérin, 1866, t. I, p. 3 : « Chacun de ces tableaux devait à lui seul composer un ensemble, et dans tous devait se faire sentir une tendance unique. Cette application de l’esthétique aux objets de l’histoire naturelle offre, malgré la puissante énergie et flexibilité de la langue allemande, de grandes difficultés de composition » ; et, « Dernière préface de Humboldt pour les tableaux de la nature », ibid., p. 5 : « J’indiquais, il y a près d’un demi-siècle, dans la préface de la première édition, la double tendance de ce livre, qui, tout en s’efforçant de rendre plus sensibles, à l’aide de peintures vivantes, les jouissances de la nature, se propose aussi de dévoiler, autant que le permet l’état actuel de la science, l’action commune et harmonieuse des forces qui animent le monde […]. L’alliance de préoccupations littéraires et d’un but purement scientifique, le désir d’attacher l’imagination et d’enrichir la vie d’idées et de connaissances nouvelles, rendent bien difficile d’ordonner les différentes parties et de satisfaire à ce qu’exige l’unité de composition. Si périlleuse pourtant que fût l’entreprise, le public a bien voulu persévérer dans l’accueil bienveillant qu’il avait fait à cet ouvrage ».

  • [23]

    Georges Cuvier, « Éloge historique de M. de Lacépède », Éloges historiques, Flourens (éd.), Paris, E. Ducrocq, p. 382.

  • [24]

    Georges Cuvier, Histoire des progrès des sciences naturelles depuis 1789 jusqu’à nos jours, in Buffon, Œuvres complètes, Paris, Baudoin Frères Editeurs, « Compléments », 1826, t. I, p. 251.

  • [25]

    Georges Cuvier, « lettre de 1800 à Adrien Gilles Camper », citée par William Coleman, « Abraham Gottlob Werner vu par Alexandre de Humboldt, avec des notes de Georges Cuvier », Sudhoffs Archiv. Zeitschrift für Wissenschaftsgeschichte, n°57, 1963, p. 477.

  • [26]

    Alexander von Humboldt, « Introduction », Relation historique du voyage fait aux Régions équinoxiales du Nouveau Continent, Paris, F. Schoell, 1814, t. I, p. 30.

  • [27]

    Ibid, p. 4-5.

  • [28]

    Ibid., p. 15.

  • [29]

    Alexander von Humboldt, cité par Marie-Noëlle Bourguet, « Voyage, collecte, collections. Le catalogue de la nature (fin XVIIe-début XIXe siècles) », art. cit., p. 202.

  • [30]

    Alexander von Humbolt, « Introduction », Relation historique du voyage fait aux Régions équinoxiales du Nouveau Continent, op. cit., p. 29-30.

  • [31]

    Ibid., p. 32.

  • [32]

    Ibid., p. 30.

  • [33]

    Alexander von Humboldt, Kosmos. Entwurf einer physikalischen Weltbeschreibung, Stuttgart und Tübingen, Cotta, 1847, t. II, p. 70 ; Cosmos, trad. fr. Charles Galusky, Paris, Gide et Baudry, t. II, 1848 ; rééd. Utz, Dijon, t. I, 2000, p. 401-402.

  • [34]

    Alexandre Wenger, La Fibre littéraire. Le discours médical sur la lecture au XVIIIe siècle, Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2007.

  • [35]

    Alexander von Humbolt, « Introduction », Relation historique d’un voyage fait aux Régions équinoxiales du Nouveau Continent, op. cit., p. 31-32.

  • [36]

    Georges Cuvier, « Éloge historique de Lacépède, lu le 5 juin 1826 », in Recueil des éloges historiques lus dans les séances publiques de l’Institut de France, Paris, Firmin-Didot Frères, 1861, t. III, p. 374.

  • [37]

    Ibid., p. 386-387.

  • [38]

    Georges Cuvier, Éloges historiques, op. cit., p. 179-181.

  • [39]

    Ibid., p. 377.

  • [40]

    Ibid., p. 378.

  • [41]

    Ibid., p. 381.

  • [42]

    Ibid., p. 382-383.

  • [43]

    Ibid., p. 397.

  • [44]

    Ibid., p. 394.

  • [45]

    Georges Cuvier, « Éloge historique de Charles Bonnet et Horace-Bénédict de Saussure », in Recueil des éloges historiques lus dans les séances publiques de l’Institut de France, Paris, Firmin-Didot Frères, 1861, t. I, p. 387-388.

  • [46]

    Ibid., p. 394.

  • [47]

    Ibid., p. 394-395.

  • [48]

    En guise d’introduction à la formation d’Alexander von Humboldt et aux liens qu’il a entretenus notamment avec les romantiques allemands, nous renvoyons notre lecteur à Wolfgang-Hagen Hein (éd.), Alexander von Humboldt. Leben und Werk, Frankfurt am Main, Weisbecker Verlag, 1985. Pour ce qui concerne Georges Cuvier, nous renvoyons notamment à sa correspondance allemande : Georges Cuvier, Lettres de Georges Cuvier à C. M. Pfaff sur l’histoire naturelle, la politique et la littérature (1788-1792), Paris, Librairie Victor Masson, 1838 ; et aux annotations qu’il fit aux poèmes de Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature, Paris, Mame, 1808.

  • [49]

    Georges Cuvier, « Lettre du 22 juin 1789 », in Lettres de Georges Cuvier à C. M. Pfaff sur l’histoire naturelle, la politique et la littérature (1788-1792), Paris, Libraire Victor Masson, 1838, p. 99.

  • [50]

    Georges Cuvier, « Discours de réception de M. Cuvier à l’Académie Française », in Recueil des éloges historiques lus dans les séances publiques de l’Institut de France, Paris, Firmin-Didot, 1861, t. III, p. 214.

  • [51]

    Ibid., p. 215.

  • [52]

    Ibid., p. 214-215.

  • [53]

    Ibid., p. 217.

  • [54]

    Ibid., p. 218.

  • [55]

    Ibid., p. 220. C’est là, sans doute, une référence à Phédon, 97c, où Socrate dit sa déception à l’égard d’Anaxagore.

  • [56]

    Ibid., p. 220.

  • [57]

    Ibid., p. 221.

  • [58]

    Ibid., p. 222.

  • [59]

    Ibid., p. 224.

  • [60]

    Jean-François de Laharpe, Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, Paris, H. Agasse, 1813, t. III, p. 37-38.

  • [61]

    Ibid., p. 151.

  • [62]

    Jean-François de Laharpe, « Introduction ou Discours sur l’état des Lettres en Europe, depuis la fin du siècle qui a suivi celui d’Auguste, jusqu’au règne de Louis XIV », in Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne, op. cit.,  t. III, p. 25.

  • [63]

    Georges Cuvier, « Discours de réception de M. Cuvier à l’Académie Française », in Recueil des éloges historiques lus dans les séances publiques de l’Institut de France, Paris, Firmin-Didot, 1861, t. III, p. 226.

  • [64]

    Ibid.

  • [65]

    Ibid., p. 227.

  • [66]

    Jean-François de Laharpe, Lycée, op. cit., t. VIII, p. 143.

  • [67]

    Ibid., p. 144.

  • [68]

    Ibid., p. 144.

  • [69]

    Alexander von Humboldt, Kosmos, Stuttgart et Tübingen, Cotta,1845, t. II, p. 3-4 ; Cosmos, trad. fr. Charles Galusky, Paris, Gide et Baudry, t. II, 1848, rééd. Paris, Utz, 2000, t. I, p. 343.

  • [70]

    Alexander von Humboldt, Kosmos, op. cit., t. II, p. 7.

  • [71]

    Alexander von Humboldt, Cosmos, op. cit., t. I, p. 350.

  • [72]

    Alexander von Humboldt, Cosmos, op. cit., t. I, p. 351 ; Kosmos, op. cit., t. II, p. 9 : « […] ergoß sich die Rhetorik in die beschreibende wie in die belehrende didaktische Poesie ».

  • [73]

    Alexander von Humboldt, Cosmos, op. cit., t. I, p. 351 ; Kosmos, op. cit., t. II, p. 9 : « […] Naturbeschreibung sei die Darstellung des Reichthums und der Ueppigkeit der Tropischen Vegetation, sei sie lebendige Schilderung der Sitten der Thiere ».

  • [74]

    Ibid., p. 352-353.

  • [75]

    Alexander von Humboldt, Kosmos, op. cit., t. II, p. 16 ; Cosmos, op. cit., t. I, p. 356.

  • [76]

    Alexander von Humboldt, Kosmos, op. cit., t. II, p. 35 ; Cosmos, op. cit., t. I, p. 374.

  • [77]

    Alexander von Humboldt, Cosmos, op. cit., t. I, p. 398 ; Kosmos, op. cit., t. II, p. 65 : « die darstellende Prosa ».

  • [78]

    Alexander von Humboldt, Cosmos, op. cit., t. I, p. 398 ; Kosmos, op. cit., t. II, p. 65 : « der beredte und dabei jeder Verallmeinung der Naturansicht glücklich zugewandte Georg Forster ».

  • [79]

    Georg Gottfried Gervinus, Geschichte der deutschen Dichtung, quatrième édition, Leipzig, Wilhelm Engelmann, 1853, t. V, p. 78-79.

  • [80]

    Ibid., p. 78.

  • [81]

    Alexander von Humboldt, Kosmos, Stuttgart et Tübingen, Cotta, 1845-1862, t. II, p. 72-73.

  • [82]

    Alexander von Humboldt, Cosmos, trad. fr. Charles Galusky, Paris, 1848, t. II, rééd. Paris, Utz, 2000, t. I, p. 403-404.

  • [83]

    Alexander von Humboldt, « Lettre du 20 août 1827 à Arago », cité dans Juliette Grange, « préface », in Alexander von Humboldt, Cosmos, Paris, Utz, 2000, t. I, p. 12.

  • [84]

    Pietro Corsi, Lamarck. genèse et enjeux du transformisme 1770-1830, trad. fr. Diane Ménard, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 29.

  • [85]

    Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, trad. fr. Henri Plard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990, p. 5-6.

  • [86]

    Louis de Bonald, « Des sciences, des lettres et des arts » (1807), in Œuvres. Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, Paris, A. Le Clère, 1819, p. 294.

  • [87]

    Ludmilla Jordanova (éd.), Languages of Nature : Critical Essays on Science and Literature, London, Free Association Books, 1986, p. 15 et p. 17.

Pour citer cet article

Anne-Gaëlle Robineau-Weber,"La littérature et son histoire du point de vue des savants : un dialogue entre Georges Cuvier et Alexander von Humboldt (1800-1845)", Bibliothèque comparatiste, n. 7, 2011., URL : https://sflgc.org/bibliotheque/robineau-weber-anne-gaelle-la-litterature-et-son-histoire-du-point-de-vue-des-savants-un-dialogue-entre-georges-cuvier-et-alexander-von-humboldt-1800-1845/, page consultée le 25 Avril 2024.