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ARTICLE
De nombreuses similitudes réunissent la littérature autochtone nord-américaine et la littérature australienne aborigène, à commencer par une parenté historique tragique. Profondément marqués par des conquêtes territoriales sanglantes, les Peuples Premiers ont subi de véritables ethnocides dont les stigmates persistent dans la littérature contemporaine. Très rapidement conscients de la disparition de leur culture orale, tant par l’éducation occidentale imposée aux Générations volées [1] que par l’hégémonie de la langue anglaise, les auteurs autochtones nord-américains et aborigènes ont déployé des stratégies littéraires tout à fait singulières axées sur la migration des formes, des genres et des pratiques artistiques. Si « un genre correspond à un territoire imaginaire, à un type de "lieu" [2] », quelle est la pertinence de ces catégories au sein d’espaces colonisés ? Comment la déterritorialisation subie par les peuples autochtones et aborigènes a-t-elle influencé la question des genres et des formes chez ces écrivains héritiers de la spoliation territoriale et de l’acculturation linguistique ? En tentant de se dégager de l’impérialisme colonial européen, ces pratiques littéraires interrogent les frontières formelles et renouvellent la conception occidentale de l’auteur.
Ainsi réfléchirons-nous à l’existence et à la pertinence des catégories de genres et de formes, héritages de la colonisation et de l’assimilation, dans la littérature autochtone nord-américaine et aborigène contemporaine, tout en examinant la manière dont les migrations, les transferts entre les langues, les traditions, les pratiques artistiques ouvrent la voie à de nouveaux espaces, à d’autres pratiques littéraires. Dans cette perspective, nous souhaitons tout d’abord nous concentrer sur la dimension idéologique et politique inhérente à toute réflexion menée sur le résultat littéraire contemporain de catégories européennes appliquées à des cultures natives à l’origine étrangères à ces codes, à ces normes. Nous observerons ensuite la redéfinition des catégories génériques et formelles de l’écrit mais aussi de la notion d’auteur proposée par deux œuvres emblématiques, Storyteller de Leslie Marmon Silko et My Place de Sally Morgan, avant de nous intéresser à la notion de storytelling qui, en se substituant aux catégories occidentales, permet de réinventer et de dépasser les antagonismes stériles.
Poétique et politique des genres
Pour cerner la portée idéologique et politique de cette réflexion sur les catégories littéraires, nous avons choisi de nous appuyer sur une anthologie de courts textes rédigés par des femmes autochtones éditée par les poétesses Joy Harjo, Muscogee, et Gloria Bird, Spokane. Joy Harjo est une figure très influente de la seconde vague de renouveau que le critique américain Kenneth Lincoln désigne sous le nom de Native American Renaissance et situe dans les années 1960-1970, entre la publication en 1969 de House Made of Dawn de Navarre Scott Momaday et celle de Ceremony de Leslie Marmon Silko, en 1977. Joy Harjo a étudié à l’Institute of American Indian Arts à Santa Fe, au Nouveau Mexique et obtenu l’équivalent d’une licence à l’Université de New Mexico en 1976 ainsi qu’un Master of Fine Arts en creative writing à l’Université d’Iowa. Enseignante dans de nombreuses universités américaines, elle est l’auteur de plusieurs recueils poétiques, dont A Map to the Next World (2000) et How we Became Human: News and Selected Poems 1975-2002 (2002). Lauréate de deux bourses dont celle de l’Oregon Institute of Literary Arts et membre fondatrice de la Northwest Native American Writers Association, Gloria Bird est également l’auteur de deux recueils poétiques, Full Moon on the Reservation (1993) et The River of History (1997).
En 1997, les deux écrivaines éditent une anthologie intitulée Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America. Ce recueil regroupe les textes de quatre-vingt-sept femmes autochtones, parmi lesquelles le lecteur retrouve certaines figures très connues de la littérature américaine contemporaine, comme Louise Erdrich, Leslie Marmon Silko ou Linda Hogan, et découvre d’autres voix publiées pour la première fois. Les éditrices commentent en introduction le choix du titre, particulièrement fort et connoté avec le terme « enemy », ainsi que la perspective politique et idéologique dans laquelle s’inscrit le recueil. Dès les premiers paragraphes, le lien entre colonisation européenne et littérature écrite est souligné pour mieux mettre en exergue la dichotomie entre l’écrit et l’oral. Loin d’être une catégorie stéréotypée ou pittoresque, un lieu commun fourre-tout et attendu, l’oralité des cultures des peuples natifs informe la création littéraire tant d’un point de vue éthique qu’esthétique :
To write is often still suspect in our tribal communities, and understandably so. It is through writing in the colonizers’ languages that our lands have been stolen, children taken away. We have often been betrayed by those who first learned to write and to speak the language of the occupier of our lands. Yet to speak well in our communities in whatever form is still respected. This is a dichotomy we will always deal with as long as our cultures are predominately expressed in oral literatures [3] .
Écrire est bien souvent une pratique encore suspecte dans nos communautés tribales et cela se comprend. C’est à travers l’écriture dans les langues des colons que nos terres ont été volées, nos enfants enlevés. Souvent nous avons été trahis par ceux qui apprirent très tôt à écrire et à parler le langage de l’occupant de nos terres. Néanmoins, l’art de la parole, quelle qu’en soit la forme, est encore respecté dans nos communautés. C’est une dichotomie à laquelle nous devrons faire face tant que les littératures orales seront les principaux moyens d’expression de nos cultures.
Ces langages des colons, aussi bien les langues que les normes littéraires apportées par les Européens en même temps que la culture de l’écrit, représentent l’usurpation des terres, des vies et des cultures. C’est pourquoi l’isotopie de la guerre est mise en œuvre, une guerre dont les prolongements se traduisent par l’usage de la langue, celle de l’« ennemi », et par la fragilité des langues maternelles exclues et oubliées :
We are coming out of one or two centuries of war, a war that hasn’t ended. Many of us at the end of the century are using the “enemy’s language” with which to tell our truths, to sing, to remember ourselves during these troubled times. Some of us speak our native languages as well as English, and/or Spanish or French. Some speak only English, Spanish, or French because the use of our tribal languages was prohibited in schools and in adoptive homes, or these languages were suppressed to near extinction by some other casualty of culture and selfhood [4] .
Nous sortons d’un ou deux siècles de guerre, une guerre qui n’est pas terminée. Nombre d’entre nous à la fin du siècle utilisent le « langage de l’ennemi » avec lequel nous disons nos vérités, chantons, nous souvenons de nous-mêmes pendant ces temps troublés. Quelques-uns parmi nous parlent leurs langues maternelles aussi bien que l’anglais, et/ou l’espagnol ou le français. Quelques-uns parlent seulement anglais, espagnol ou français parce que l’usage de nos langues tribales était interdit dans les écoles et les maisons adoptives, ou parce que ces langues furent presque éteintes par quelque autre accident de culture ou d’individualité.
Profondément liés à l’imposition par la violence de la colonisation politique, linguistique et culturelle, ces symboles politiques portent en eux la marque de l’autorité abusive et usurpée, ce dont témoignent aussi les réalités du marché de l’édition.
En effet, Joy Harjo et Gloria Bird soulignent combien le monde de l’édition, généralement dominé par des hommes, blancs de surcroît, est façonné par des règles d’écriture académiques héritées de l’Europe :
As women writers, we should note how native women’s “voice” has been shaped by the people who have control over the narrative production, and have functioned as editors. Often, the voice of the tribal, land-based women writers with ties to community, history, and language has been marginalized and silenced by those who control what is published. Native writers have not been well served by this process [5] .
En tant qu’écrivaines, nous devrions souligner combien la « voix » des femmes autochtones a été façonnée par ceux qui contrôlent la production narrative et qui ont fait office d’éditeurs. Souvent, la voix des écrivaines autochtones, ancrées dans la terre, avec des liens profonds à la communauté, à l’histoire et à la langue, a été marginalisée et réduite au silence par ceux qui contrôlent ce qui est publié. Les écrivains natifs ont été desservis par ce processus.
Sans s’exclure de cette grille de lecture inculquée par l’institution, Joy Harjo et Gloria Bird interrogent leurs propres représentations du littéraire en soulignant leur allégeance au système universitaire, aux standards académiques euro-américains séparant le bon grain de l’ivraie. Comme avec tout travail d’édition d’anthologie, elles reviennent sur la difficile tâche de sélection des textes et soulignent le pouvoir de la grille de lecture universitaire occidentale sur une production littéraire parfois étrangère à ces conventions, en particulier celui de faire exister ou de faire disparaître des productions d’auteurs natifs qui n’entrent pas dans ses cases :
I had to confront my own internalized views on what constituted literature and recognize the learned preference of written over oral literature in academia. […] Most published writers in North America are educated in the university system, which guarantees a “site of privilege” from which to speak. I am not questioning the integrity of educated native women writers, who have in many ways broken the ground for all of us, but we often reject other authentic stories and voices every time we judge their worth through conventional Euro-American standards of what constitutes good literature. […] How do we know what a good poem is, a good story? By whose definition, the community’s or the university’s? […] Are there new paradigms here other than patriarchal and hierarchical [6] ?
J’ai dû me confronter à mes propres vues intériorisées sur ce qui constituait la littérature et reconnaître la préférence accordée à la littérature écrite plutôt qu’à la littérature orale dans le monde universitaire et savant. […] La plupart des écrivains publiés en Amérique du Nord reçoivent une éducation universitaire qui garantit un « lieu privilégié » à partir duquel ils s’expriment. Je ne remets pas en question l’intégrité des écrivaines autochtones éduquées, qui ont de multiples façons ouvert la voie pour nous toutes, mais nous rejetons souvent d’autres histoires et d’autres voix authentiques à chaque fois que nous jugeons leur valeur à l’aune des standards conventionnels euro-américains définissant la bonne littérature. […] Comment savoir ce qu’est un bon poème, une bonne histoire ? Selon quelle définition, celle de la communauté ou celle de l’université ? […] Existe-t-il ici des paradigmes autres que patriarcaux et hiérarchiques ?
Dans cette perspective, la hiérarchie des genres et des formes est bien évidemment emblématique de la hiérarchie socio-politique et de l’héritage patriarcal : lutter contre cette hiérarchie poétique revient à lutter contre la domination politique et sociale des colons et contre leurs normes, domination ayant entraîné les conditions de vie déplorables d’une écrasante majorité de communautés autochtones aujourd’hui. Bien loin d’être une préoccupation esthétique purement formelle, la question des genres et des formes va de pair avec l’imposition et le maintien de cette suprématie culturelle européenne, de cette autorité de l’écrit privilégiant non seulement les catégories génériques et formelles mais aussi la notion d’auteur, deux piliers de la littérature occidentale que les œuvres autochtones nord-américaines et aborigènes nous permettent de repenser.
Réinvention des formes et des genres : Storyteller et My Place
Pour comprendre la manière dont les œuvres autochtones invitent à repenser ces catégories, nous avons choisi de prendre appui sur deux textes emblématiques de ces littératures extra-européennes contemporaines : Storyteller de l’écrivaine Laguna Pueblo Leslie Marmon Silko et My Place de l’écrivaine aborigène Sally Morgan. Avec la publication de My Place en 1987, la littérature aborigène prend un tournant décisif dans la mesure où elle accède à une reconnaissance critique nationale et internationale, aussi bien publique qu’universitaire En effet, jusqu’à la fin des années 1970, les œuvres aborigènes étaient souvent inconnues du grand public et considérées par les universitaires du point de vue de leur intérêt anthropologique. L’œuvre de Sally Morgan constitue un jalon essentiel dans l’histoire de la reconnaissance de la littérature autochtone, pleinement saluée dans les années 2000 avec l’obtention du prestigieux Miles Franklin Literary Award, plus grand prix littéraire d’Australie, par deux écrivains aborigènes, Kim Scott en 2000 et 2010 pour ses romans Benang: From the Heart et That Deadman Dance, et Alexis Wright en 2007 pour son magistral roman Carpentaria.
Sortis de la marginalisation et porteurs de la mémoire très vive des Stolen Generations, ces générations d’enfants qui, jusque dans les années 1970, étaient encore arrachés à leurs familles autochtones, les auteurs aborigènes vont privilégier dans les années 1990 le life writing, que l’on pourrait traduire par « récit de vie ». Avec ces textes collaboratifs et intergénérationnels mêlant témoignages non-fictifs, autobiographies, biographies individuelles, familiales et collectives, mélange entre poesis et praxis particulièrement signifiant dans ce contexte des Générations volées [7] , les catégories génériques et formelles tout comme l’auctorialité se trouvent interrogées : l’assignation poétique stricte est impossible et l’individualité de l’auteur tend à se fondre dans les voix de l’écriture collaborative, d’où le relatif désaveu premier des critiques et des éditeurs d’origine britannique qui n’en ont pas perçu la dimension littéraire. Le life writing devient donc un terrain littéraire particulièrement riche pour les écrivains aborigènes qui innovent paradoxalement sur la scène littéraire mondiale avec des formes d’expression collaborative traditionnelles, qu’il s’agisse de Sally Morgan avec Wanamurraganya: The Story of Jack McPhee (1989), Rita et Jackie Huggins avec Auntie Rita (1994), Kim Scott et Hazel Brown avec Kayang and Me (2013) [8] .
Dans My Place, Sally Morgan propose un récit de vie(s) en partie autobiographique étendu sur trois générations. En 1982, face au silence obstiné de sa mère et de sa grand-mère qui lui cachent ses origines aborigènes, Sally Morgan décide d’entreprendre un voyage la menant jusqu’au lieu de naissance de sa grand-mère, Corunna Downs Station dans l’Australie de l’Ouest. Commence alors un récit à la fois personnel et collectif empli de révélations, d’histoires des membres de la famille (Arthur, Gladys, Daisy Corunna) jusqu’ici gardées secrètes, dans un style d’écriture humoristique et touchant. À travers cette écriture collaborative, le life writing aborigène engage à se départir des frontières formelles et génériques et des catégories occidentales opposant traditionnellement le soi à la communauté, le témoignage à la littérature, ce que propose également Storyteller de Leslie Marmon Silko.
Fille du photographe Lee Marmon, Leslie Marmon Silko fait déjà figure d’auteure autochtone de premier plan lorsqu’elle publie en 1981 Storyteller. Avec ce livre, Leslie Marmon Silko propose une œuvre inclassable composée de huit nouvelles précédemment publiées à part, de fragments de lettres, de poèmes, de courts textes autobiographiques, d’anecdotes et de récits familiaux, de contes traditionnels et de récits mythologiques de la culture des Laguna Pueblo. L’engouement provoqué par la publication de Storyteller naît en partie de cette singularité générique [9] . L’ouvrage échappe en effet à toute classification formelle stricte : généralement répertorié en tant qu’œuvre de fiction, il relève également de l’autobiographie et de la poésie. Par ailleurs, dans son édition originale, Storyteller comporte vingt-six photographies tirées des archives personnelles de l’auteur, représentant des membres de la famille Marmon, mais aussi des paysages comme le village de Laguna, la mesa, les Tucson Mountains en Arizona ; une nouvelle édition parue en 2012 s’enrichit ensuite de nouvelles photographies. Si nous considérons cette édition de 2012, seulement trois photographies sont consacrées à Leslie Marmon Silko et représentent a priori davantage sa personne que son personnage d’auteure. Six autres représentent les conteuses ayant marqué son existence, à savoir Grandma A’mooh, Aunt Susie et Aunt Alice ; six photographies sont consacrées aux paysages de Laguna, du désert ou de la mesa ; six autres dépeignent sa famille, notamment son grand-père Hank, et les six dernières montrent des personnages autochtones, de ses voisins jusqu’au grand chef Apache Geronimo. À travers son inscription dans un environnement géographique, communautaire et familial, Leslie Marmon Silko souligne ainsi la substitution de la figure de l’auteur au profit de celle de storyteller. La dédicace ancre explicitement l’ouvrage dans la tradition orale et l’auteure dans la communauté des conteurs passés et présents : « Ce livre est dédié aux conteurs aussi loin que remonte la mémoire et au récit qui continue et à travers lequel ils vivent tous et nous avec eux [10] » [This book is dedicated to the storytellers as far back as memory goes and to the telling which continues and through which they all live and we with them]. Cette vision de l’auteur comme storyteller, conteur membre d’une communauté, relève d’une conception de l’existence dans laquelle chaque être humain fait partie d’un Tout dont il est indissociable [11] .
Vers un dépassement des frontières : les pouvoirs du storytelling
Avec la substitution de la conception de l’auteur à celle de storyteller, avec l’inadéquation entre les catégories génériques et formelles occidentales et les pratiques littéraires collaboratives telles le life writing, la littérature autochtone contemporaine invite à une redéfinition des catégories génériques et formelles et de la notion d’auteur. Mais si elle donne bien lieu à une interprétation politique difficile à éluder compte tenu de la violence de ces ethnocides, cette redéfinition ne doit pas masquer une réalité sociale bien plus pragmatique. En effet, certains écrivains natifs n’ont tout simplement pas eu accès aux études supérieures, n’ont jamais considéré la création littéraire sous l’angle des règles d’écriture et des conventions académiques et n’ont pas été influencés par les grands modèles occidentaux qu’ils n’ont pas lus et encore moins étudiés. En revanche, leur désir d’écrire naît de l’omniprésence du storytelling dans leur environnement culturel quotidien et familial. C’est bien ce que rappelle Gloria Bird lorsqu’elle évoque notamment les textes des auteures non professionnelles :
Native women living on the reservation often write in the first person. They appear to have no need to construct or reinvent themselves to accommodate a literary form outside themselves. There is no pretension, no mediation between their art and their readers. Within Euro-American educational systems we learn literary strategies, grammars, and techniques that mostly differ from tribal constructs that are culture bound. We then become more self-conscious in our literary inventions, mediating between literal and metaphorical place and time [12] .
Les écrivaines autochtones vivant dans les réserves écrivent souvent à la première personne. Elles n’ont apparemment pas besoin de se construire ou de se réinventer pour s’adapter à une forme littéraire existant en dehors d’elles-mêmes. Il n’y a ni simulacre, ni médiation entre leur art et leurs lecteurs. Dans les systèmes éducatifs euro-américains, nous apprenons les stratégies littéraires, les grammaires et les techniques qui diffèrent d’autant plus des constructions tribales qu’elles sont liées à la culture. Nous devenons ainsi plus conscients de nos inventions littéraires assurant la médiation entre l’espace-temps littéral et l’espace-temps métaphorique.
Pas d’art poétique, simplement le « moi » écrivant le monde qui l’entoure avec ses codes narratifs familiers, qu’il s’agisse du storytelling fait de contes, de légendes, d’histoires de la communauté ou, bien sûr, dans un environnement plus urbain, de la culture populaire et notamment télévisuelle.
C’est précisément ce qu’a souligné l’écrivaine d’origine aborigène Tara June Winch lors d’un entretien qu’elle m’a accordé le 8 septembre 2017. Jeune auteure du best-seller australien Swallow the air, son premier roman publié en 2003 [13] , Tara June Winch m’a expliqué que ce succès lui était arrivé très jeune et de manière inattendue ; elle a écrit ce texte, certainement en grande partie inspiré de sa vie, à la fin de son adolescence sans aucune culture littéraire, encore moins universitaire, affirmant n’avoir pas lu plus de cinq ou six œuvres de fiction avant d’écrire son roman. Elle a grandi dans un milieu pauvre, dans une région pauvre, et a arrêté ses études très tôt, à seize ans. Évidemment, les codes génériques et les stratégies narratives occidentales ont dépassé le cadre littéraire pour innerver tous les modèles narratifs télévisuels et cinématographiques. Mais, pour Tara June Winch, la question d’écrire comme ou contre les genres et les formes hérités de la culture occidentale n’est pas pertinente. En revanche, l’auteure a insisté sur un point fondamental dans la compréhension de la littérature aborigène contemporaine, à savoir l’omniprésence du storytelling dans la vie quotidienne [14] .
Non seulement omniprésente, la narration orale est évidemment dotée d’un pouvoir plus puissant que l’écrit dans ces cultures de l’oralité. C’est ce qu’explique l’écrivaine Navajo Grace Boyne :
Although my original means of expression was [sic] oral (as Navajo was not a written language until recently), I understand the necessity of the written expression. There is another aspect of the spoken word; it is the belief of the Navajos that oral expression can have a significant impact – that is, spoken words have power. Thus, it is more meaningful to speak rather than to place the words on paper [15] .
Bien que mes moyens d’expression originels soient oraux (puisque le Navajo n’est devenu une langue écrite que récemment), je comprends l’importance de l’expression écrite. Il existe un autre aspect du mot parlé ; c’est la croyance des Navajos selon laquelle l’expression orale peut avoir un impact significatif ; en d’autres termes, les mots parlés possèdent un pouvoir. C’est pourquoi il est plus important de parler que de mettre des mots sur le papier.
Les mots prononcés ont un pouvoir. Cette dimension performative du langage parlé est très bien explicitée dans le récit mythique de l’assemblée des sorciers qui figure dans Storyteller de Leslie Marmon Silko. L’histoire se situe « [i]l y a fort longtemps / au commencement / [quand] il n’y avait pas d’homme blanc sur cette terre / [quand] rien d’Européen n’existait [16] » [Long time ago / in the beginning / [when] there were no white people in this world / [when] there was nothing European]. L’histoire se déroule bien avant la colonisation, aux temps où l’homme blanc n’existait pas encore. Mais un rassemblement de sorciers vient troubler la paix du monde. Tandis qu’ils rivalisent de prouesses magiques dans l’espoir de remporter le tournoi, l’un d’eux se tient à l’écart : « Le sorcier se tenait debout dans l’ombre par-delà le feu / et personne ne sut d’où venait ce sorcier / de quelle tribu / ni si c’était une femme ou un homme. […] / Celui-ci leur dit simplement d’écouter : / “Ce que j’ai, c’est une histoire” [17] » [The witch stood in the shadows beyond the fire / and no one ever knew where this witch came from / which tribe / or if it was a woman or a man. […] / This one just told them to listen: / “What I have is a story”]. La parole magique est performative et maléfique : le sorcier raconte l’arrivée des hommes blancs, la colonisation du continent américain, les maladies, l’extermination des peuples et la mort du monde que les auditeurs connaissent. Devant un tel récit, les autres sorciers le prient de retirer ses mots :
"Take it back.
Call that story back”.
But the witch just shook its head
at the others in their stinking animal skins, fur
and feathers.
It’s already turned loose.
It’s already coming.
It can’t be called back [18] .« Reprends-la.
Rappelle cette histoire à toi ».
Mais le sorcier se contenta de hocher la tête
face aux autres dans leurs peaux d’animaux nauséabondes, leurs fourrures
et leurs plumes.
Elle est déjà lancée.
Elle s’approche déjà.
On ne peut pas la rappeler.
Le récit montre le danger de la parole lorsqu’elle est malveillante : l’histoire ne peut pas être rappelée, donnant ainsi naissance et forme à la tragédie de l’Histoire. À travers ce conte des sorciers, les pouvoirs du storytelling sont métaphoriquement rappelés : puisque la parole peut faire vivre, peut faire advenir, grande est la responsabilité du storyteller qui peut façonner le monde et écrire l’Histoire.
Ainsi, la métamorphose ou le dépassement des genres et des formes dans les littératures autochtones nous semble-t-elle signifiante à deux niveaux. Tout d’abord, pour les auteurs n’ayant pas suivi un parcours universitaire, cette métamorphose semble être la conséquence de l’adaptation de formes traditionnelles de récit oral au sein du cadre de l’écrit, avec peut-être l’imprégnation de trames narratives occidentales connues via les médias, la culture populaire et/ou les contraintes du marché éditorial. La visée est avant tout testimoniale et communautaire, puisqu’il s’agit de transmettre une culture en majeure partie détruite et de réfléchir sur la notion d’identité, aussi complexe soit-elle. Ensuite, pour les auteurs ayant suivi un parcours universitaire, académique et/ou pour les auteurs engagés, conscients de la portée idéologique de la poétique, le dépassement des genres et des formes, le jeu de la perméabilité, prend un sens identitaire et politique marqué. Parler la langue et les codes du colon, c’est aussi reprendre le pouvoir. C’est bien le cas du titre de l’anthologie éditée par Joy Harjo et Gloria Bird : réinventer le langage de l’ennemi, du colon, aussi bien sa langue que ses codes d’écriture, dans une perspective de décolonisation : « Nous espérons qu’en “réinventant” la langue anglaise, nous retournerons le processus de colonisation et que notre littérature sera vue et lue comme un processus de décolonisation [19] » [There is hope that in “reinventing” the English language we will turn the process of colonization around, and that our literature will be viewed and read as a process of decolonization].
Si la revendication identitaire est très marquée et souligne quelque chose comme un fossé entre « nous » et « eux », elle ne supprime pas pour autant les catégories discursives et narratives imposées par la colonisation, leur nécessaire prise en compte et, à terme, leur réappropriation. Par conséquent, les normes culturelles occidentales ne sont pas détruites, mais elles sont réinventées au profit d’une autre vision de l’espace littéraire. Celui-ci peut être le lieu du combat, mais il peut également être le lieu de la réunion, de l’apaisement. C’est dans cette perspective que s’inscrit le storytelling : celui-ci ne détruit pas, n’exclut pas, n’invalide pas l’existence de ces catégories, les genres, les formes, l’auteur. Il en interroge en revanche les limites, les frontières et leur donne un nouveau sens, une nouvelle signification et une nouvelle direction. « Le storytelling nous réunit en dépit des grandes distances existant entre les cultures, en dépit des grandes distances dans le temps [20] » [Storytelling brings us together despite great distances between cultures, despite great distances in time], écrit Leslie Marmon Silko, nous invitant précisément à participer à cette communauté humaine au-delà de l’altérité.
Bibliographie
BROCHARD, Cécile, « Éthique mémorielle du storytelling dans la littérature autochtone contemporaine : Storyteller (1981) de Leslie Marmon Silko », dans Figurations et ethos du conteur dans la littérature et les arts (XIXe et XXe siècles), revue Agon, Rivista Internazionale di Studi Culturali, Linguistici e Letterari, n°8, octobre-décembre 2016, p. 313-339.
CASTEJON, Vanessa, Les Aborigènes et l’apartheid politique australien, Paris, L’Harmattan, 2005.
HARJO, Joy, BIRD, Gloria (dir.), Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, New York, Londres, W.W. Norton & Company, 1997.
JASKOSKI, Helen, Leslie Marmon Silko. A Study of the Short Fiction, New York, Twayne Publishers, 1998.
MARMON SILKO, Leslie, Storyteller, Arcade Publishing, New York, 1981.
MORGAN, Sally, My Place (1987), Londres, Virago, 1998.
ROYOT, Daniel, Les Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Armand Colin, 2007.
WHEELER, Belinda (dir.), A Companion to Australian Aboriginal Literature, New York, Camden House, 2013.
WRIGHT, Alexis, Carpentaria (2006), Londres, Constable, 2009.
Notes
- [1]
Le 11 décembre 2007, le gouvernement de Kevin Rudd promet des excuses officielles au nom de l’État australien, excuses présentées le 13 février 2008 à ces Générations volées [Stolen Generations], expression désignant les enfants d’Aborigènes australiens et d’Indigènes du détroit de Torrès enlevés de force à leurs parents par le gouvernement australien à partir de 1869, placés dans des orphelinats, des internats ou confiés à des missions chrétiennes ou à des familles blanches. En 1997, le rapport Bringing them home a détaillé l’histoire de ces pratiques et publié de nombreux témoignages. URL : https://www.humanrights.gov.au/publications/bringing-them-home-report-1997 (consulté le 9 mars 2018).
- [2]
Selon les termes de l’appel à communication du Congrès.
- [3]
Joy Harjo, Gloria Bird (dir.), Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, New York, Londres, W.W. Norton & Company, 1997, p. 20. Sauf mention contraire, nous traduisons.
- [4]
Ibid., p. 21.
- [5]
Ibid., p. 22.
- [6]
Ibid., p. 28-29.
- [7]
« Against the western myth of art as the solitary production of an individual genius, much of the Indigenous praxis of life writing involves collaboration. […] Life writing draws from nonfiction sources, it is often written and edited collaboratively, and its value exceeds its status as text and draws from its dissemination in the Aboriginal and non-Aboriginal Australian circuits of reception. As such, life writing should be considered simultaneously a poetic craft and a praxis of restoring kinship and community in the face of the biopolitical disruption of the Stolen Generations ». Michael R. Griffiths, « Indigenous Life Writing: Rethinking Poetics and Practice », dans Belinda Wheeler (dir.), A Companion to Australian Aboriginal Literature, New York, Camden House, 2013, p. 20-24. [« Au contraire du mythe occidental de l’art perçu comme la production solitaire d’un génie individuel, la plupart des pratiques autochtones de récit de vie impliquent la collaboration. […] Le récit de vie puise dans des sources non fictionnelles, il est souvent écrit et édité de manière collaborative ; sa valeur excède son statut de texte et s’enrichit grâce à la diffusion dans les circuits de réception australiens aborigènes et non-aborigènes. En tant que tel, le récit de vie devrait être pensé à la fois comme un artisanat poétique et comme une pratique pour restaurer la parenté et la communauté face aux bouleversements socio-politiques des Générations volées. »]
- [8]
« Australian Indigenous writers are also leading innovators in collaborative expression across the generations, across art forms, in life writing, storytelling, film, performance, and video art, taking power in their responsibility for custodianship and transmission of culture. », Nicholas Jose, « Foreword », dans Belinda Wheeler (dir.), A Companion to Australian Aboriginal Literature, op. cit., avant-propos non paginé. [« Les écrivains australiens aborigènes sont également des figures de proue de l’innovation en termes d’expression collaborative entre générations, entre les formes artistiques, que ce soit dans le récit de vie, la narration, le film, la performance et la vidéo artistique, prenant les rênes de leur responsabilité en termes de protection et de transmission de la culture. »]
- [9]
« [The] mixed-genre fabric and experimental structure of Storyteller have intrigued critics, and several studies have concentrated on finding thematic or structural principles that unify the text into a coherent whole. » Helen Jaskoski, Leslie Marmon Silko. A Study of the Short Fiction, New York, Twayne Publishers, 1998, p. 126. [« [La] structure expérimentale et multi-générique de Storyteller a intrigué les critiques et de nombreuses études ont cherché à repérer des principes thématiques ou structurels qui unifieraient le texte en un ensemble cohérent. »]
- [10]
Leslie Marmon Silko, Storyteller, Arcade Publishing, New York, 1981, dédicace.
- [11]
Sur l’importance de la figure du storyteller chez Leslie Marmon Silko, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Éthique mémorielle du storytelling dans la littérature autochtone contemporaine : Storyteller (1981) de Leslie Marmon Silko », dans Figurations et ethos du conteur dans la littérature et les arts (XIXe et XXe siècles), revue Agon, Rivista Internazionale di Studi Culturali, Linguistici e Letterari, n° 8, octobre-décembre 2016, p. 313-339.
- [12]
Joy Harjo, Gloria Bird (dir.), Reinventing the enemy’s language. Contemporary Native Women’s writings of North America, op. cit., p. 28.
- [13]
Lauréate du prix Rolex avec Swallow the air, Tara June Winch a été dans ce cadre parrainée par l’écrivain nigérian Wole Soyinka. Preuve du succès public et critique du roman, Swallow the air fut au programme du baccalauréat australien en 2017.
- [14]
Lors de notre entretien, Tara June Winch a longuement évoqué « le fait de raconter quotidiennement des histoires » [the everyday storytelling], qualifiant son environnement quotidien de « véritable culture de la parole » [real chatting culture], par exemple lorsque son père aborigène lui racontait son enfance dans le bush.
- [15]
Grace Boyne, « Invocation: Navajo Prayer », dans Joy Harjo, Gloria Bird (dir.), Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, op. cit., p. 32.
- [16]
Leslie Marmon Silko, Storyteller, op. cit., p.
- [17]
Ibid., p. 125.
- [18]
Ibid., p. 129.
- [19]
Joy Harjo, Gloria Bird (dir.), Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, op. cit., p. 25.
- [20]
Leslie Marmon Silko, Language and Literature from a Pueblo Indian Perspective, cité dans Helen Jaskoski, Leslie Marmon Silko. A Study of the Short Fiction, op. cit., p. 13.
Pour citer cet article
Cecile Brochard, « La littérature autochtone nord-américaine et australienne aborigène contemporaine : la métamorphose des genres », SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le 27/03/2019, URL : https://sflgc.org/acte/brochard-cecile-la-litterature-autochtone-nord-americaine-et-australienne-aborigene-contemporaine-la-metamorphose-des-genres/, page consultée le 22 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
BROCHARD Cécile
Cécile Brochard s’intéresse aux relations entre littérature et politique au sein des littératures extra-européennes. Elle a publié Écrire le pouvoir : les romans du dictateur à la première personne (Champion, 2015) et Le roman de la dictature contemporain. Afrique – Amérique (Champion, 2018), et ouvre actuellement ses recherches aux littératures autochtones et australiennes aborigènes contemporaines. http://lamo.univ-nantes.fr/_Cecile-Brochard