Agrégation

Quelques remarques concernant les traductions françaises de Don Quichotte

ARTICLE

Il ne s’agit point ici de théoriser sur les problèmes de traduction, même appliqués à l’œuvre de Cervantès, mais d’insister sur deux extraits dont la lecture en français peut induire en erreur, soit que leur traduction s’éloigne délibérément de l’original [1] , soit que le passage d’un mot particulier de l’espagnol au français se révèle délicat. Difficulté qui s’accroît lorsque le travail du texte porte sur une réflexion concernant la naissance du roman et le regard que porte celui-ci sur les instances de la narration ou la définition du genre, à un moment où le roman n’existe pas encore en tant que genre reconnu et tandis qu’un laxisme réel règne dans la taxinomie littéraire. C’est peu dire que Rabelais, Marguerite de Navarre ou Cervantès n’avaient pas lu Genette : le plus grand flou règnait alors dans l’usage de termes comme conte, histoire ou nouvelle, par ex.

Pour simplifier le propos, on considèrera l’incipit du Quichotte et les dernières pages du chapitre final (II, 74), en confrontant trois des traductions les plus courantes : celle, quasi contemporaine de Cervantès par Oudin (Première partie, 1614) et François de Rosset (Deuxième partie, 1618), reprise et « modernisée » par Jean Cassou [2] dans la première édition de la Pléiade (1949 et reprise en Folio avec Préface par Jean Canavaggio) ; celle que l’on considère volontiers comme plus « romantique » par Louis Viardot (1836-1837) ; celle, toute récente, enfin, de Jean Canavaggio dans la nouvelle éditiion de la Pléiade (2001), accompagnée d’un important apparat critique, qui, alliant érudition et précision, manquait au domaine éditorial français.

D’ailleurs, à propos du Quichotte, avons-nous affaire à un roman ? Si, pour nous, la réponse ne fait pas de doute, il n’est pas sûr qu’il en ait été ainsi à l’époque de Cervantès, lequel écrivit, d’abord, une œuvre de dérision du roman de chevalerie, plus tributaire de la liberté désinvolte du romanzo de l’Arioste (Le Roland Furieux) que d’une forme canonique et constituée, ce que semble impliquer le terme « roman » à nos yeux.

On ne peut guère voir plus clair en s’appuyant sur les déclarations de Cervantès lui-même. Le Prologue de la Première partie ne nous promet qu’une « tant naïve et sincère histoire… qu’en la lecture de votre histoire, le mélancolique soit ému à rire… l’histoire du fameux Don Quichotte de la Manche » (historia). Que faut-il entendre par ce terme à l’aube du XVIIe s. en Espagne ? Le lecteur de ce début du XXIe s. est victime de son esprit de sérieux, plus ou moins positiviste, et ne commet-il pas d’emblée un contre-sens en exigeant, en héritier du travail critique de ces 50 dernières années, une rigueur dans l’auto-définition contre laquelle Cervantès a pourtant tenté de nous prévenir ?

Le Prologue au lecteur de la Deuxième partie nous promet d’ « aimables folies » (J. Cassou) ou de « discrètes folies » (J. Canavaggio) : discretas locuras. Comment  rendre cette expression oxymorique ? « Prudentes folies » ou « folies pleines de discernement » ? Car le mot discreto  est lourd de sens au Siècle d’Or : rien à voir avec la « discrétion » française ; il s’agit plutôt de l’exercice de l’entendement (ingenio) avec finesse et discernement, dans le cadre d’une problématique de la connaissance, voire de la création littéraire [3] . L’exercice de la discreciòn s’étend à tous les domaines qu’aborde l’ingenio, ce qui fit que le traducteur du Discreto de Baltasar Graciàn (1646), Joseph de Courbeville, se crut autorisé à proposer comme titre en français : L’Homme universel. De plus, la page de titre du Quichotte qualifie le protagoniste d’ingenioso ; or, l’ingenio n’est pas seulement l’entendement tel qu’on l’implique dans le cadre d’une philosophie de la connaissance, c’est aussi une capacité d’invention qui s’exerce encore dans le domaine poétique et artistique – ce que montre la définition de Covarrubias. Une chose est certaine : le dessein de l’auteur est de mêler la plus franche bouffonnerie (locuras) à l’exercice de l’intelligence (ingenio) ; il convient donc de ne pas s’enfermer dans l’une ou l’autre catégorie, mais de savoir jouer sur les deux plans à la fois. Exercice périlleux, dont témoigne la longue histoire des variations de la réception du Quichotte dans le temps et dans l’espace.

Les premières lignes du Quichotte n’éclairent pas plus le lecteur sur les intentions de l’auteur ; le premier paragraphe s’achève par : « mais ceci importe peu à notre histoire » (Viardot et Canavaggio), « à notre conte » (Cassou) ; le terme espagnol est nuestro cuento. On penchera pour cette dernière traduction, dans la mesure où il y a un glissement d’historia, terme utilisé jusqu’ici, au conte. Le mot permet d’ailleurs immédiatement à Cervantès une première facétie pour troubler son lecteur : sachant que le terme désigne un récit (oral ou écrit) d’histoires merveilleuses et purement fictives, il ajoute : « il suffit qu’en la narration d’icelui on ne sorte un seul point de la vérité ».

Alors : histoire ou conte ?

L’arrivée de Cid Hamet permettrait-elle de choisir ? Celui-ci se présente (I, 9) comme auteur de l’ « Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamet Ben Engeli, historien arabique ». Que notre homme soit un historiador impliquerait logiquement que l’on se trouve devant un récit à prétention historique, tout comme ce narrateur de la première sortie en solitaire du protagoniste qui prétend vérifier ses dires dans « les Annales de la Manche » (I, 2). Problème : on sait que l’histoire comme nous l’entendons n’existe pas en 1605 et qu’il faut attendre la fin du XVIIe s. pour qu’apparaisse une préoccupation « scientifique » dans la collecte des documents et leur interprétation. Jusqu’alors, l’histoire est affaire de rhétorique (écrire de beaux discours à la manière de Tite Live ou de Tacite), quand il ne s’agit pas simplement de couler la narration dans le moule de l’épopée ou de l’histoire religieuse édifiante, pour illustrer le règne de la Providence. D’ailleurs, que peut on attendre de ce « chien d’auteur » et de son histoire, vu que « son auteur était arabique, étant fort propre à cette nation-là d’être menteurs » (I, 9) ? Cid Hamet sera donc un historien menteur, par définition.

On conclura en disant que le mot « histoire » joue d’une ambiguïté, qui ne peut que ravir Cervantès, entre l’enquête moderne, telle que l’avait proposée, à l’origine, Hérodote, et le sens plus simple de récit d’événements (diégèse ) – réels ou fictifs.

Le mensonge de l’un, l’historien, rejoint alors l’envahissement par l’imaginaire qui domine l’autre, le personnage. Contes que tout cela.

Le déssèchement du cerveau de don Quichotte naît d’un imaginaire possédé par le monde de la fiction chevaleresque : « il emplit sa fantaisie (fantasìa) de tout ce qu’il lisait en ses livres… et il lui entra tellement en l’imagnation (imaginaciòn) que toute cette machine [4] de songes et d’inventions (aquella màquina de aquellas soñadas invenciones) qu’il lisait était vérité que pour lui il n’y avait autre histoire (historia) plus certaine en tout le monde… Le pauvre homme s’imaginait (imaginabase) déjà être, par la valeur de son bras, couronné pour le moins emprereur de Trébizonde » (I, 1).

« Du peu dormir et beaucoup lire, son cerveau se sécha » : désormais, Cervantès marque nettement que son héros entre dans le domaine du rêve et (en accord avec le topos qui traverse toute la littérature européenne du temps), comme « la vie est un songe », il ne parviendra plus à séparer le « rêve » de la réalité – ou de ce qu’il est convenu de considérer comme tel.

Cette donnée initiale, par les termes qu’elle utilise, puisque la littérature chevaleresque n’est  qu’une « machine de songes », renvoie le lecteur à la fin du protagoniste, qui achève la Deuxième partie (II, 74).

Le retour à la raison y est précédé par un long sommeil dont la valeur symbolique ne doit pas échapper : « L’avis du médecin fut que mélancolies et peines le faisaient mourir. Don Quichotte pria qu’on le laissât seul, parce qu’il voulait un peu dormir. On le fit, et il dormit tout d’une traite, comme on dit, plus de six heures ». Voilà un sommeil qui tranche avec d’autres, comme celui où est plongé le protagoniste durant la lecture de la nouvelle du Curieux impertinent (I, 33)  ou celui qui l’accable durant l’épisode de la grotte de Montesinos (II, 22) : l’esprit de Don Quichotte est alors envahi par son imaginaire, d’où le massacre des outres de vin au lieu de géants et la rencontre des héros de la fiction chevaleresque. Ici, point de rêve, mais le retour au discernement, quand le jugement l’emporte enfin sur fantasia et imaginaciòn : « Il s’éveilla pourtant au bout de ce temps, et poussant un cri, se mit à proférer ces paroles : …Je possède à cette heure un jugement (juicio) libre et clair … Je n’ai qu’un regret, c’est que cette désillusion (desengaño) soit venue si tard… ». 

Cervantès se sert ici du mot desengaño, qui est, sans doute, la notion-clef de la vision philosophico-religieuse du Siècle d’Or ; la traduction n’en est pas aisée : désillusion, dit Jean Cassou ; Viardot et Jean Canavaggio préfèrent désabusement, qui a l’avantage de se situer dans la logique ascétique du XVIIe s. En un mot, toute la démarche contemporaine marque le nécessaire passage de la fascination des apparences et de l’abandon fallacieux aux données des sens à la renonciation, la détestation des erreurs passées et la conversion (au sens étymologique : se tourner vers) vers ce qui échappe au temps et à l’erreur :

Allons à ce qui est éternel, gloire impérissable, où ni les félicités ne s’évanouissent, ni les grandeurs ne s’effacent. [5]

Alors, un clair jugement (juicio) dicte à la volonté un choix : illustration du libre-arbitre que possède toute créature, selon la théologie tridentine que Cervantès suit scrupuleusement pour décrire la mort de son héros.

Rappelons que ce désabusement est tout aussi bien celui de Philippe II, plaçant au centre de l’Escurial l’église de son palais-monastère, que celui de Cervantès lui-même, qui, en 1609, entre dans la Congrégation des esclaves du Très-Saint –Sacrement et, en 1613, prend l’habit du tiers ordre de Saint François. Le desengaño de don Quichotte contribue à rapprocher le personnage de son créateur : d’ailleurs, une fois le protagoniste mort, le roman ne s’arrête pas là et éprouve la nécessité de revenir sur l’instance auctoriale et sur son lien énigmatique avec la matière du livre.

Car c’est bien d’une telle démarche dont il s’agit dans les dernières lignes du Quichotte, qui accumulent les difficultés pour le traducteur, au cours d’une série de mises en perspective du protagoniste selon différents regards.

Tout d’abord, par l’entremise du bachelier Samson Carrasco, celui qui a ramené don Quichotte à la raison et à sa véritable identité ; il est donné comme l’auteur de l’épitaphe. Il s’agit d’un poème de dix vers qui pose l’éternel dilemme entre suivre le sens mot à mot ou tenter de restituer en français la forme poétique et les rimes. Aussi, Jean Cassou a-t-il choisi la seconde option en reprenant in extenso la version poétique de Viardot, fort réussie en elle-même, mais qui, surtout au début du second quatrain français, prend quelque liberté avec le texte : les géants et les moineaux sont pure invention. Jean Canavaggio a choisi de coller au texte, ce qui donne, pour la seconde partie du poème :

D’autrui, il fit fort peu de cas,
épouvantail du monde il fut,
croque-mitaine de surcroît,
tirant son crédit et sa gloire
de mourir sage et vivre fou.

On devine peut-être ce qui a conduit Viardot à prendre des libertés avec le texte espagnol : comment entendre « épouvantail » et « croque-mitaine » pour qualifier don Quichotte, en un moment où le personnage doit prendre toute sa valeur (éminente) ? On avancera l’hypothèse d’un jeu entre sens propre et sens figuré : l’apparence peu flatteuse du Chevalier à la Triste Figure en fait un épouvantail (espantajo) ; son exigence éthique et le constat qu’il a profondément raison contre tous les compromis du monde font qu’il remet en cause ce monde et sème le désarroi dans les consciences. Car le texte espagnol insiste sur la généralité de la remise en cause qui vise tout le monde, c’est-à-dire chacun et le monde dans sa totalité :

Tuvo a todo el mundo en poco ;
Fue el espantajo y el coco
                                               Del mundo

C’est ensuite au tour de Cid Hamet de prendre la parole et de s’adresser à sa plume : « Tu ne bougeras plus d’ici, pendue à ce râtelier… » ; il l’invite à s’opposer aux téméraires qui voudraient à nouveau se saisir d’elle (comme un vulgaire Avellaneda, « le menteur écrivain tordésillesque ») : « Arrière, arrière, coquins… ».

Contrairement à ce qu’indiquent les traductions françaises récentes (Folio et Pléiade 1949 et 2001), il faut lire ensuite : « pour moi seule naquit don Quichotte… » ; c’est donc la plume (Para mì sola naciò Don Quijote …) qui continue à parler ainsi [6] . La question se pose alors de discerner l’endroit où l’on assiste à une identification claire de la voix qui se fait entendre à l’instance auctoriale elle-même. On peut imaginer que la plume de Cid Hamet règle d’abord son compte à « la plume d’autruche mal taillée » (d’Avellaneda), mais que Cervantès reprend bientôt la parole (sous le masque de Cid Hamet !) pour s’adresser à ladite plume, cette fois : « Si par fortune tu le [Avellaneda] connais, tu l’avertiras qu’il laisse reposer dans le sépulcre… ». Cependant, comme cette plume, « pendue à ce ratelier », doit y vivre « de longs siècles », elle devient maintenant un double du lecteur, afin que le texte s’achève sur une adresse de l’auteur au lecteur.

On se sent d’autant plus autorisé à parler d’une substitution de Cervantès à Cid Hamet, en un troisième temps, que le ton devient franchement personnel en évoquant la « jouissance » véritable que l’auteur a su retirer de l’acte d’écrire : « Quant à moi, je demeurerai content et satisfait d’avoir été le premier qui ait joui du fruit de ses écrits (el primero que gozò el fruto de sus escritos) pleinement et selon mon désir (como deseaba), puisque je n’ai jamais désiré autre chose (no ha sido otro mi deseo) que de faire abhorrer aux hommes les fabuleuses et extravagantes histoires des livres de chevalerie… ». Le verbe gozar est celui qu’emploie Don Juan dans le Burlador pour exprimer ce qu’il attend des femmes qu’il séduit (ou force) :  

Bien lo supe negociar :
Gozarla esta noche espero (III, 113).

Or, il convient de s’interroger sur la nature de cette jouissance si liée à l’authenticité du désir (mot répété) : apparemment, Cervantès prétend n’avoir eu d’autre satisfaction que celle née du désir de réussir à anéantir les vains prestiges du romanesque chevaleresque. On en serait beaucoup plus convaincu si la plume ne jetait pas à la figure de l’intrus supposé un court poème qui parodie un romance  (Le Siège de Grenade), où l’histoire s’allie à l’épopée nationale, et si Cervantès n’avait pas achevé avant de mourir Los trabajos de Persiles y Sigismunda [7] , où triomphent l’idéalisme des sentiments et le romanesque à la manière des Ethiopiques. A ce propos, selon J. Canavaggio, « il ouvrait ainsi à l’imagination les deux voies d’accès – celle de l’insolite et du hasard et de la surprise – à ce qu’Aristote, dans sa conception du vraisemblable, appelait le possible extraordinaire » [8] . Autant reconnaître indirectement l’inavouable et montrer que l’on ne saurait dire que la jouissance est bien dans l’abandon à l’imaginaire et que, malgré le desengaño, le désir nous ramène toujours vers une littérature qui, seule, peut réenchanter le monde : don Quichotte est bien mort parce qu’il ne pouvait plus vivre en accord avec son imaginaire.

Cervantès chérit ce qu’il condamne comme un mal, il aime le songe de la littérature que le jugement rejette, et c’est sans doute le sens caché de l’anecdote fictive qui sert de curieux Prologue aux Travaux de Persiles et Sigismonde, derrière la pathétique conscience de l’agonie et de la mort imminente. Un étudiant, rencontrant l’écrivain sur la route d’Esquivias à Madrid et le voyant malade, lui déclare :

« - Cette maladie est d’hydropisie, que ne guérirait point toute l’eau de l’Océan … Monsieur Cervantès, prenez garde de ne boire qu’avec mesure … »
Et l’auteur de répondre : «  …mais je ne peux pas plus m’empêcher de boire mon saoûl, que si j’étais né tout exprès pour ce faire ». [9]

Notes

  • [1]

    texte espagnol de référence : éd. par Francisco Rico, Barcelona, 1998, 2 vol.

  • [2]

    « j’ai donc tâché de conserver l’aspect général de la traduction, aspect général, justement, si proche de l’original, tout en corrigeant certains excès » (op. cit. p. 13).

  • [3]

    ingenio : « force naturelle de l’entendement, investigatrice de ce qui par raison et discours se peut atteindre en toute espèce de sciences, disciplines, arts libéraux et mécaniques, subtilités, inventions et tromperies », Covarrubias, Tesoro (traduction par l’auteur de l’article) ; pour les citations de Don Quichotte qui suivent, elles sont, sauf indication contraire, empruntées à la version de Jean Cassou.

  • [4]

    machine constitue la littérature en artefact, construit intentionnellement pour produire du rêve, i. e. une entrée dans l’imaginaire, de même que le théâtre produit des effets merveilleux grâce à des machines .

  • [5]

    Calderòn, La Vie est un songe, v. 2982 et s., trad. D. Souiller, éd. Livre de poche classique, 1996.

  • [6]

    Viardot écrit bien : « Oui, pour moi seule naquit don Quichotte » ; Jean Canavaggio, consulté sur ce point, a aimablement reconnu qu’il y avait là une coquille à corriger dans la prochaine réédition de la Pléiade.

  • [7]

    œuvre commencée depuis longtemps, semble-t-il, et dédiée au comte de Lemos, tout comme la Seconde partie du Quichotte.

  • [8]

    Cervantès, Œuvres romanesques complètes, t. I, op. cit., p. XLI.

  • [9]

    traduction M. Molho, éd. Corti, 1994.