Agrégation

Romans de la fin d’un monde : Le Temps retrouvé de Marcel Proust, La Marche de Radetzky de Joseph Roth et Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa

ARTICLE

Dans l’intitulé du programme [1] , peut-être est-ce l’article indéfini – un – qu’il faut tout d’abord relever. Celui-ci suggère en effet l’ouverture et la polysémie du sujet proposé.

La « fin d’un monde » peut être entendue dans un sens objectif et évoquer la fin d’une classe, d’un régime politique ou plus largement d’une époque dans les trois romans. La notion de monde a sans doute une acception moins large que celle de civilisation, mais elle induit néanmoins l’idée d’une totalité, associant un ensemble de valeurs ou de faits de culture à l’époque et au milieu décrits. Le Temps retrouvé et La Marche de Radetzky paraissent après la guerre de 14, dans un contexte où la critique des valeurs inspire plusieurs ouvrages célèbres sur le déclin européen (La Crise de l’esprit de Paul Valéry paraît en 1919, Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler en 1918 et 1922 et Malaise dans la civilisation de Freud en 1929). Dans ce premier sens objectif, la fin d’un monde correspond à une vision réaliste ou historique qui serait commune aux trois romans.

Mais l’expression a également une signification subjective : la fin d’un monde c’est aussi celle du monde où le, ou les personnages principaux, le narrateur, et bien sûr l’auteur lui-même auront vécu. En ce sens, elle est inséparable des motifs de la vieillesse, de la mort et d’une forme de nostalgie : dans La Marche de Radetzky, Joseph Roth crée par exemple un parallèle entre l’échec personnel du héros, Charles-Joseph von Trotta, et la fin de la double monarchie ; dans Le Temps retrouvé et Le Guépard, le déclin de l’aristocratie est décrit à travers la conscience d’un personnage-témoin vieillissant, au seuil de la mort. En ce sens subjectif, les romans de la fin d’un monde sont aussi des « romans de la conscience malheureuse » selon le titre de l’ouvrage de Philippe Chardin. [2]

Le roman de la fin d’un monde renvoie en outre à la question de la fin du roman, en jouant sur la double signification possible du complément du nom. On peut songer ici à l’ouvrage de Franck Kermode, The Sense of an Ending, et à son analyse par Paul Ricœur  dans Temps et récit [3] . Franck Kermode a montré l’importance du mythe apocalyptique dans les attentes liées à la fin de tout récit : selon ce paradigme mythique, la fin du récit devrait conduire à la victoire de l’ordre sur le chaos, du sens sur le non-sens. Or la fiction moderne peut se définir comme un « mythe brisé » selon Paul Ricœur. A mesure que la foi en une fin imminente fait place au scepticisme, le modèle apocalyptique est remplacé par celui de la crise sans fin ou « fin immanente ».

Les analyses de Frank Kermode attirent d’abord notre attention sur l’importance de la fin des trois romans. C’est bien sûr un enjeu essentiel dans le Temps retrouvé, où Proust achève un cycle romanesque, mais on se demandera plus largement comment la fin d’un monde se trouve reflétée, ou au contraire mise en question, par la conclusion des trois textes : quel rapport, par exemple, entre la mort du prince Salina et la dernière section de la huitième partie du roman de Lampedusa, intitulée « Fin de tout », au cours de laquelle le chien empaillé Bendico est jeté aux ordures avec les reliques conservées par les descendantes de la famille ? Comment comprendre, à la fin du Temps retrouvé, l’articulation entre les révélations de « l’adoration perpétuelle » et la scène funèbre du « bal des têtes » ? Comment comprendre le lien entre La Marche de Radetzky, qui décrit la fin de l’Autriche-Hongrie et des von Trotta, et sa suite supposée, La Crypte des capucins, qui évoque cette même famille au lendemain de la première guerre mondiale ?

On peut aussi s’interroger sur la notion de fin du roman en se plaçant dans la perspective d’une histoire du genre à l’époque de la modernité et des avant-gardes. Le roman de la fin d’un monde peut-il se définir comme un roman somme, ou comme une forme testamentaire ? On opposera, par exemple, la manière dont Proust convoque et dépasse ou, peut-être, mène à son achèvement, toute une tradition littéraire française et dont Lampedusa écrit, à la fin des années 1950, un hommage à la fois tardif et décalé au roman français du XIXe siècle et au roman moderniste européen.

Reprenant la conclusion de Paul Ricœur sur l’essai de Frank Kermode, on retiendra donc la « surdétermination » du mot fin :

La fin, c’est à la fois la fin du monde : l’Apocalypse ; la fin du Livre : le livre de  l’Apocalypse ; la fin sans fin de la Crise : le mythe de la fin de siècle ; la fin de la tradition des paradigmes : le schisme ; l’impossibilité de donner une fin au poème : l’œuvre inachevée ; enfin la mort : la fin du désir. [4]

Cet article proposera deux éclairages du programme : on précisera tout d’abord la signification du paradigme historique de la fin dans les œuvres, puis on montrera comment la fin d’un monde est intériorisée à travers le jeu des voix et des points de vue, ainsi que dans la configuration des temps narratifs. La conclusion esquissera une mise en perspective des trois romans dans une histoire du genre au XXe siècle.

Le paradigme historique de la fin

À première vue, les trois romans ont en commun une thématique historique, politique et sociologique : la fin ou la décadence d’une classe aristocratique pour Proust et Lampedusa, d’un Empire supranational pour Roth, sont associées à un contexte de guerre ou de bouleversement historique : 14-18, le mouvement du Risorgimento. La genèse des trois œuvres peut éclairer cette vision de la rupture et de la fin.

Joseph Roth commence à écrire La Marche de Radetzky à la fin des années 1920, dans un contexte de crise en Autriche et de montée du parti national-socialiste en Allemagne. Il est alors un journaliste renommé dans les deux pays et, le 6 mars 1928, il publie un article intitulé : « Sa Majesté apostolique impériale et royale » dans la Frankfurter Zeitung. L’article relate l’enterrement de l’empereur François-Joseph dans la Crypte des capucins, à Vienne, en novembre 1916. Joseph Roth se souvient d’avoir assisté à la cérémonie le jour où il venait d’être incorporé dans l’armée et s’apprêtait à partir pour le front :

Lorsqu’il fut inhumé, j’étais là, un maillon de la longue chaîne qui ourlait les rues, au milieu de ses nombreux soldats de la garnison de Vienne, vêtu du nouvel uniforme vert-de-gris dans lequel nous devions partir en campagne quelques semaines plus tard. J’étais bouleversé par la conscience de vivre un jour historique et, en même temps, j’étais en proie à une tristesse ambiguë : cette patrie qui s’effondrait n’avait-elle pas poussé ses propres fils dans l’opposition ? Et tandis que je condamnais cette patrie, je commençais déjà à pleurer sa perte. Et tandis que je considérais avec amertume la proximité de la mort au-devant de laquelle l’empereur défunt m’envoyait encore, je fus saisi par la cérémonie qui accompagnait la mise au tombeau de sa Majesté – c’est-à-dire de l’Autriche-Hongrie. Je percevais clairement ce que les dernières années de sa vie avaient eu d’absurde ; pourtant, cette absurdité représentait indéniablement une partie de mon enfance. Le froid soleil des Habsbourg s’éteignait, mais il avait été un soleil. [5]

Stephane Pesnel analyse les écrits journalistiques de Roth à la fois comme « un laboratoire d’écriture » et un recueil de « cellules matricielles » de ses romans [6] . Il présente ce texte, dédié à Stefan Zweig, comme le premier pas vers l’exploration du monde d’hier que le romancier poursuivra dans La Marche de Radetzky. L’essai de Roth suggère bien l’ambiance crépusculaire du roman qui semble ici naître de sa fin puisque l’enterrement de l’empereur est évoqué dans le dernier chapitre de l’œuvre. Roth se présente comme le témoin conscient de l’ampleur historique de l’événement dont il évoque en même temps les résonances intimes. On voit enfin que la nostalgie n’exclut pas, au contraire, le sens critique, comme le souligne la métaphore finale constamment reprise dans La Marche de Radetzky. En juin 1955, quelques mois avant de commencer à rédiger le Guépard, Lampedusa entame un texte de souvenirs qu’il intitule : « Les lieux de ma première enfance » [7] . Dans ce texte resté inachevé, l’évocation se concentre sur la description des propriétés familiales : la maison de Palerme,  « Casa Lampedusa », et la villégiature de Santa Margherita qui deviendra Donna Fugata dans le roman. Avant même de décrire la maison palermitaine, Lampedusa évoque sa destruction en avril 1943 par les bombardements américains [8] . Ce détail autobiographique est directement repris dans le roman, lors de la scène du bal, où la description des fresques du palais Ponteleone donne lieu à un anachronisme saisissant :

Au plafond les Dieux, penchés sur leurs sièges dorés, regardaient en bas, souriants et inexorables comme le ciel d’été. Ils se croyaient éternels : une bombe fabriquée à Pittsburgh, Penn., leur prouverait le contraire en 1943. (LG, p. 237).

Le point de vue rétrospectif et distant souligne ici les illusions d’une aristocratie sicilienne persuadée de son éternité et cruellement démentie par l’histoire. Les anachronismes de ce types sont fréquents chez Lampedusa comme d’ailleurs chez Roth, et ils permettent de mettre à distance le monde représenté.

La genèse révèle donc des romans écrits du point de vue de la fin, dans lesquels l’instance narrative se situe à l’extérieur du monde décrit : le monde d’hier, pourtant proche chronologiquement, apparaît révolu, clos sur lui-même, ce qui permet d’en dresser une sorte d’inventaire et favorise un regard ironique. L’ironie est perceptible dans une vision parfois stéréotypée qui tend à figer le monde décrit dans une multitude de détails pittoresques et symboliques, allant des codes vestimentaires aux habitudes alimentaires. La Marche de Radetzky comme Le Guépard développent ainsi une mémoire concrète, presque fétichisée, accumulant les synecdoques particularisantes du monde disparu [9] . Parallèlement à cette réification du passé, l’ironie met en valeur les illusions, parfois même l’aveuglement des acteurs de la fin.

La genèse du Temps retrouvé révèle un statut différent de l’événement historique. En effet, si la structure d’ensemble de La Recherche a été conçue dès l’origine, la guerre de 14-18, survenue en cours de rédaction, ne faisait évidemment pas partie du plan initial du roman. Elle a même pu constituer un obstacle à son achèvement dans la mesure où l’ampleur de l’événement collectif semblait remettre en cause la légitimité d’une œuvre centrée sur la quête esthétique d’un individu [10] . Si Proust écrivain se situe bien entre deux siècles, selon le titre de l’essai d’Antoine Compagnon, la guerre le sommait en quelque sorte de choisir son siècle, au risque de voir son œuvre d’emblée jugée obsolète. On sait la place considérable accordée finalement à la guerre dans le Temps Retrouvé. Proust se saisit de l’actualité historique pour réorienter le cours de son roman, suivant en cela les conseils que semble lui donner Saint-Loup lorsqu’il compare le général à un écrivain :

Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un certain livre, et que le livre lui-même, avec les ressources inattendues qu’il révèle ici, l’impasse qu’il présente là, fait dévier extrêmement du plan préconçu. (TR, p. 69)

En véritable stratège, Proust intègre la guerre à la série des événements romanesques [11] . Conformément au point de vue du narrateur, la guerre est uniquement décrite depuis l’arrière, indirectement. Proust confronte les multiples discours des personnages, mais aussi de la presse contemporaine sur l’événement, en montrant à quel point ceux-ci participent de sa construction. Il oppose enfin radicalement ces discours au mutisme des gens du front. Il montre également comment, depuis l’arrière, la guerre est vécue « comme une passion » et contribue à déformer, parfois même à métamorphoser radicalement la perception du réel. La description de Paris sous les bombes réactive cependant une métaphore infernale déjà présente dans Un amour de Swann, lorsque le héros recherchait Odette dans les rues de la capitale. La guerre apparaît surtout comme un puissant accélérateur du changement, en particulier du changement social : elle participe de la nouvelle distribution des cartes qui permet par exemple à la duchesse de Guermantes et à madame Verdurin, devenue princesse, d’échanger leurs rôles lors du bal des têtes. Là encore, cependant, l’événement n’est pas appréhendé dans sa spécificité, mais constamment rapproché de l’affaire Dreyfus longuement évoquée dans les volumes précédents.

On conclura donc, peut-être, que si la fin advient véritablement dans le Guépard ou la Marche de Radetzky, Proust relativise  au contraire le paradigme historique de la rupture ? [12] Le Temps retrouvé et La Marche de Radetzky partagent en revanche un même refus de l’exaltation héroïque de la guerre ou de l’armée, tandis que Le Guépard propose une relecture critique du mythe national du Risorgimento. Les trois romans interrogent ainsi les liens de fidélité complexes et contradictoires qui unissent les individus à une classe, à un peuple ou à un régime politique. À ce titre, les analyses de Benedict Anderson sur l’essor du nationalisme moderne à travers la constitution d’un imaginaire spécifique peuvent être éclairantes [13] . La question est évidemment centrale chez Roth et Lampedusa qui décrivent l’émergence de modèles nationaux opposés aux modèles dynastiques traditionnels ; elle est également présente dans Le Temps retrouvé où le patriotisme ne se réduit pas à la haine de l’ennemi et  à son incarnation grotesque par Mme Verdurin. On retiendra ainsi les exemples contradictoires du baron de Charlus et de Saint-Loup, tous deux membres du gotha : alors que le premier est réticent à toute forme de patriotisme, la mort sacrificielle du second évoque celle du héros de Roth. On peut également penser au passage surprenant dans lequel Proust exalte l’héroïsme ordinaire des époux Larivière. Si Proust décrit les rapports humains sur un mode conflictuel – d’où une consonance entre son évocation de la guerre de 14 et les autres événements romanesques – il reste que la question du patriotisme, plus précisément celle du sacrifice, de la solidarité et des formes d’engagement possibles en temps de guerre est posée.

La place donnée à l’événement historique comme à ses répercussions sur le groupe social peut-elle amener à définir ces œuvres comme des romans historiques ? à première vue, la question se pose plus pour Roth et Lampedusa que pour Proust. Encore faut-il préciser que le narrateur lui-même se découvre un intérêt d’historien pour les mutations de la société de son époque [14] . À propos de son œuvre à venir, il évoque d’ailleurs certaines formes d’écriture historique, en particulier celle des mémoires de Saint-Simon ou Chateaubriand.

La Marche de Radetzky et Le Guépard semblent cependant mieux correspondre à la définition classique de ce genre par Lukacs. Le critique a d’ailleurs salué les deux textes comme répondant à sa vision du roman historique [15] . Dans un article publié en 1939, Lukacs affirme ainsi que  Roth a fait preuve de « réalisme » dans la peinture des fonctionnaires et des officiers de la double monarchie, tout en restituant le processus de leur décadence sociale et morale [16] . Il reste que certains principes de Lukacs, l’impératif réaliste, la nécessité de montrer le passé comme préhistoire concrète du présent, se heurtent dans ces romans à la vision rétrospective, délibérément anachronique, du narrateur, qui réinterprète au contraire le passé en fonction du présent de l’écriture. Dans son étude parue en 1996, Michel Vanoosthuyse définit le roman historique comme un genre hybride [17] . D’une part, il résulte d’un processus de fictionnalisation des événements historiques qui l’oppose radicalement au récit historique - dans la Marche de Radetzky ce processus est manifeste avec le personnage de François-Joseph. D’autre part, le roman historique partage avec l’historiographie une visée argumentative. Michel Vanoosthuyse évoque alors les romans historiques écrits après 1933 par des écrivains de langue allemande contraints à l’exil. Par bien des aspects, La Marche de Radestzky, qui paraît en 1932, partage les caractéristiques de ces romans de l’exil [18] . La nostalgie de la double monarchie ne peut se comprendre qu’en regard de l’actualité présente : l’affirmation de l’idéologie nazie en Allemagne, inséparable du nationalisme et de l’antisémitisme. Cette façon de faire témoigner le passé dans le présent conduit également les auteurs à convoquer et à superposer des temps historiques différents : ainsi la guerre de 14 voit-elle resurgir l’époque de la Révolution et du Directoire au début du Temps retrouvé ;  dans Le Guépard, la Révolution française, référence fondatrice du Risorgimento, est ironiquement évoquée à travers la comparaison héroï-comique de don Calogero Sedàra avec Napoléon Bonaparte. [19]

Dans les trois romans enfin, l’illustration d’une situation historique, la description d’une société à un moment donné, s’incarnent dans des figures allégoriques, associant étroitement « temps vécu » et « temps monumental ». Dans le dernier paragraphe du Temps retrouvé, le vieux duc de Guermantes apparaît soudain tel un géant juché sur des échasses, à la fois imposant et fragile. Cette ultime apparition révèle au narrateur le sujet principal de son œuvre à venir qui est aussi la dernière phrase du roman de Proust. Il sait désormais qu’il lui faudra avant tout :

[…] décrire les hommes, cela dût-ils les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. (TR, p. 353)

Cette célèbre image du « temps incorporé » trouve un écho dans les portraits du prince Salina, « géant émacié », et de l’empereur François-Joseph, présenté comme « le plus vieil empereur du monde » [20] . Tels les patriarches bibliques, les trois personnages incarnent à la fois la fin et la mémoire d’une époque historique révolue. Cette vision intériorisée de l’histoire associant la fin d’un monde à l’expérience intime des personnages est au centre des trois romans dont elle éclaire la configuration narrative originale.

La fin narrée : voix, points de vue et temps du récit

Dans La Transparence intérieure, Dorrit Cohn remarque qu’un narrateur doué d’une excellente mémoire peut nous dire ce qu’il pensait au début de sa vie mais qu’aucun narrateur ne peut nous dire ce qu’il pense quand il en est à sa dernière extrémité, à moins d’exclure toute prétention de vraisemblance. A l’inverse, le récit à la troisième personne est caractérisé par une autre limite : le personnage ne peut, a priori, connaître son avenir, ni savoir comment par la suite sa subjectivité sera affectée par l’expérience présente. Ces contraintes, ou ces libertés, ont des répercussions remarquables dans les romans où il est question de la fin d’un monde. [21]

La Recherche, tout d’abord, est l’exemple par excellence de l’auto-récit où une subjectivité ancienne se trouve éclairée par un narrateur à la compétence souveraine [22] . Mais dans Le Temps retrouvé les pensées du moi de l’action rattrapent la clairvoyance dont le narrateur fait preuve depuis le début. Le héros vieillissant travaille ainsi constamment à relativiser le sentiment de fin. Le « end feeling », pour reprendre l’expression de Kermode, correspond à une appréhension superficielle de la réalité et il est généralement le fait de personnages autres que le narrateur. Les réflexions du narrateur sur la mort de M. Verdurin constituent un bon exemple de la perception proustienne du sentiment de la fin :

J’avais pu étudier son œuvre à un point de vue en quelque sorte absolu. Mais lui, surtout au fur et à mesure qu’il vieillissait, la reliait superstitieusement à la société qui avait fourni ses modèles ; et après s’être ainsi, par l’alchimie des impressions, transformée chez lui en œuvre d’art, lui avait donné son public, ses spectateurs. De plus en plus enclin à croire matérialistement qu’une part notable de la beauté réside dans les choses, ainsi que, pour commencer, il avait adoré en Mme Elstir le type de beauté un peu lourde qu’il avait poursuivi, caressé dans ses peintures, des tapisseries, il voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable — aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie — qui soutient un art, certifie son authenticité, comme la Révolution en détruisant les élégances du XVIIIe siècle aurait pu désoler un peintre de fêtes galantes, ou affliger Renoir la disparition de Montmartre et du Moulin de la Galette ; mais surtout en M. Verdurin il voyait disparaître les yeux, le cerveau, qui avaient eu de sa peinture la vision la plus juste, où cette peinture, à l’état de souvenir aimé, résidait en quelque sorte. (TR, p. 77)

Elstir pense donc qu’un art est lié à une époque, qui lui fournit ses modèles et ses spectateurs. On remarquera d’ailleurs que ce sentiment s’accentue chez le peintre au fur et à mesure qu’il vieillit. Le narrateur proustien sait, lui, que la beauté ne réside pas dans les choses et que la fin de la Belle époque ne rendra pas caduque La Recherche, à laquelle elle a fourni modèles et public. Il sait  — plus exactement il croit  — qu’une fois morts Swann, les Guermantes, les Verdurin et autres, après sa propre mort enfin, on continuera à lire La Recherche. Le Temps retrouvé peut ainsi s’ouvrir sur l’œuvre à venir et sur la confiance dans le caractère intemporel de celle-ci. Même s’il s’agit d’une intemporalité somme toute relative :

Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes. (TR, p. 348-349)

Le cas de la Marche de Radetzky est différent puisque le récit s’y déroule à la troisième personne et épouse le point de vue de plusieurs personnages. Charles-Joseph en constitue la focale privilégiée, mais le Préfet et l’Empereur peuvent aussi endosser ce rôle. Le récit à la troisième personne n’affaiblit aucunement la restitution de la vie intérieure [23] . Le psychorécit permet, par exemple, de rendre compte d’états hallucinatoires et d’étirer un instant, empreint de rêverie et de sensualité. Ainsi lorsque Charles-Joseph contemple en imagination le pays de ses ancêtres :

La grande mélancolie de cette musique filtrait à travers les fenêtres fermées, et l’image radieuse du pays natal, de la maison, de la femme et des enfants remplissait les ténèbres. Au pays, ils habitaient de petites chaumières. La nuit, ils fécondaient leurs femmes et le jour leurs champs. L’hiver, la neige blanche s’amoncelait autour de leurs huttes. L’été, le blé mûr déferlait autour de leurs hanches. Ils étaient des paysans, des paysans ! Et la race des Trotta n’avait pas vécu autrement ! Pas autrement ! (MR, chap. V, p. 80-81)

Ces visions comme au ralenti confèrent au roman sa tonalité poétique mais aussi sa dimension mythique. Mythique parce que la mémoire du petit-fils du héros de Solférino plonge ici bien au-delà des limites de son souvenir : le jeune homme n’a jamais connu ni le pays ni l’époque où ses ancêtres menaient une vie de paisibles paysans. à l’autre extrémité, Charles-Joseph se plaît à s’imaginer, dans un monologue rapporté, sa propre mort : « On enterrera tout avec moi, je suis le dernier Trotta ! » (MR, chap. XI, p. 193). Grâce au relais de l’imagination, que le récit laisse se déployer de différentes manières, la conscience du personnage peut se déplacer à loisir sur la ligne du temps sans jamais rencontrer de limites.

Dans La Marche de Radetzky cependant, il y a aussi un narrateur omniscient dont la perspective diffère de celle des personnages. Tout ce que ces derniers sentent, pensent ou imaginent est sous-tendu par une ironie ambivalente. Chez le Préfet, au début du roman, avant qu’il n’intériorise la vision du naufrage à venir, il s’agit de dénoncer une foi inébranlable dans l’éternité de la double monarchie. Chez Charles-Joseph, en revanche, il s’agit plutôt de relativiser le sentiment de fin. Ainsi lorsque Charles-Joseph se dit qu’« [o]n enterrera tout avec [lui] », le narrateur commente aussitôt :

Il était assez jeune pour puiser dans sa tristesse une douce volupté et, dans sa certitude d’être le dernier, une douloureuse dignité. (MR, chap. XI, p. 193).

Ce commentaire désabusé fait écho à une réflexion antérieure du narrateur à propos de la mort du docteur Demant :

Autrefois, avant la grande guerre, à l’époque où se produisirent les événements relatés dans ces pages, la vie où la mort d’un homme n’était pas encore chose indifférente. (MR, chap. VIII, p. 139)

La fiction apparaît bien ici comme le lieu d’une tension entre désespoir et persistance d’une attente, entre exigence de vérité et recherche de consolation, ainsi que le suggère Franck Kermode. Dans les deux cas cependant (cécité du Préfet, obsession de la mort chez François-Joseph), le narrateur, dont la voix s’affirme au fur et à mesure que le récit progresse, cherche avant tout à dévoiler le grand vide qui caractérise l’intériorité des personnages et qui contraste avec leur obsession des apparences [24] . Roth partage ici une analyse du déclin de l’Empire austro-hongrois courante chez les penseurs et les romanciers de l’entre-deux-guerres — on pense en particulier à Musil — et qui voit sa chute comme l’éclatement d’une baudruche. En fin de compte — surtout — l’ironie corrode tous les discours. Ainsi, les personnages de Roth n’appellent pas l’identification, pas plus qu’ils ne sont des porte-parole. Sans doute faudrait-il parler plutôt de personnages allégoriques. Et si le roman de Proust se termine sur la conviction que La Recherche continuera à être lue, la noirceur de Roth pourrait être mise en rapport avec le sentiment qu’advient un monde où il n’y a aura plus personne pour lire La Marche de Radetzky, personne pour se souvenir, un monde de la perte absolue, sans aucun lien avec le monde d’avant 1914. Le début de La Crypte des Capucins confirme une telle lecture :

Nous nous appelons Trotta (…) Dans l’Autriche actuelle, et dans les anciens pays de la Couronne, il ne doit plus se trouver beaucoup de gens chez lesquels le nom de notre race éveille un souvenir quelconque. [25]

On ne peut pourtant s’empêcher de se poser la question : « d’où parle le narrateur », puisque la fin de son monde est advenue ? Comment, à qui, pourquoi, parler depuis ce lieu qui se situe après la fin ? Quelle est donc cette voix qui dit « nous » mais qui appartient en même temps à un passé oublié ?

Dans Le Guépard, on peut avoir l’impression, à première vue, que le récit est entièrement filtré par la conscience du prince, mais en réalité le narrateur se fond aussi dans d’autres consciences pour changer de point de vue. Le prince est ainsi totalement absent de certains épisodes (l’exploration du palais par Tancredi et Angelica, le retour du Père Pirrone dans son village, etc.). Cependant, le caractère fragmentaire et introspectif du récit participe sans doute à l’impression dominante de subjectivité que laisse le roman, d’autant plus que le personnage du prince manifeste une intelligence exceptionnelle et est capable d’analyses lucides en même temps que d’un important recul vis-à-vis de lui-même. Surtout, la dimension autobiographique du roman encourage le lecteur à confondre le prince Salina et Lampedusa lui-même. L’effet de consonance est souvent maximal, mais il n’est pas total. Il arrive en effet que le prince soit traité avec une ironie qui, pour être subtile, n’en est pas moins franche. L’ironie vise en particulier, comme chez Roth, la tendance à s’exagérer l’importance de sa propre mort. Le prince Salina pense ainsi qu’ « en fin de compte, sa mort était en premier lieu celle du monde entier » (LG, p. 240) ou encore que « le dernier Salina, c’était lui, le géant émacié qui agonisait à présent sur le balcon d’un hôtel » (LG, p. 263). Mais l’ironie est peut-être plus remarquable encore lorsque le récit se poursuit au-delà de la mort du prince, démentant ainsi l’assimilation que fait Don Fabrizio entre sa propre mort et la fin d’un monde. L’effet n’en est pourtant pas moins pathétique parce que, en fin de compte, l’ironie est ici aussi auto-ironie : c’est bien Lampedusa — le lecteur ne peut s’empêcher de le penser — qui imagine sa propre mort, dans cette œuvre dont on sait qu’elle est posthume.

Les temps du récit participent aussi de la configuration narrative de la fin. Paul Ricœur affirme que le jeu avec les temps dans un récit correspond nécessairement à une manière d’habiter le monde projeté par le texte et suppose donc une confrontation avec le monde du lecteur :

Il est clair qu’une structure discontinue convient à un temps de dangers et d’aventures, qu’une structure linéaire plus continue convient au roman d’apprentissage dominé par les thèmes du développement et de la métamorphose, tandis qu’une chronologie brisée, interrompue par des sautes, des anticipations et des retours en arrière, bref une configuration délibérément pluridimensionnelle, convient mieux à une vision du temps privée de toute capacité de survol et de toute cohésion interne. [26]

Que disent les structures temporelles des trois romans de notre corpus sur les façons d’habiter le temps de la fin ?

Le Temps Retrouvé est marqué par un relatif recul de l’itératif au profit de scènes singulatives. Ce changement suggère le passage à une expérience du temps plus distendue, caractéristique de la vieillesse. Il est d’ailleurs renforcé par un effet de rythme remarquable : les deux ellipses qui correspondent aux séjours du narrateur dans une maison de santé pendant la guerre et produisent une accélération du temps vécu, parallèle à celle du changement historique. Certes, dans Le Temps retrouvé, le narrateur accède enfin à l’extra-temporel, grâce à l’impression retrouvée qu’il reste à fixer dans l’œuvre d’art. Cependant, la dernière figure du temps retrouvé est celle des hommes « […] juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombaient » (TR, p. 353). Ce n’est pas sur un cri de triomphe que se termine la Recherche, mais sur  « un sentiment de fatigue et d’effroi » (TR, p. 352). Comme le rappelle Paul Ricœur, paraphrasant Hans Robert Jauss, « La Recherche n’a engendré […] qu’un temps interim, celui d’une œuvre encore à faire et que la mort peut ruiner. » [27] Un temps qui est donc toujours susceptible de finir, au point de vue individuel mais aussi, peut-être, collectif.

Le Guépard use également de l’art de l’ellipse. Le rythme dominant est toutefois celui de la scène, parfois étendue aux dimensions d’une partie tout entière. Comme Proust ou Virginia Woolf, dont la technique narrative l’inspire manifestement, Lampedusa amplifie la durée de la scène en faisant intervenir le discours intérieur du prince sous la forme de méditations et de longs retours en arrière. à ce bouleversement de l’ordre des événements narrés, s’ajoutent les interventions du narrateur qui profite de son avance interprétative sur les personnages pour annoncer les conséquences des événements sur le cours de l’histoire à venir.

Le désordre chronologique qui produit un sentiment de temps éclaté est néanmoins corrigé par la structure du roman, organisée en huit parties, précisément datées et correspondant aux dernières années du prince. Entre les parties interviennent des ellipses dont l’ampleur s’accentue, produisant un effet analogue aux ellipses proustiennes : à l’accélération du changement historique correspond un évidement du temps biographique. Chez Lampedusa, il n’est jamais question d’accéder à l’extra-temporel et encore moins de fixer l’impression retrouvée. C’est la mélancolie qui s’impose, au bout de la confrontation entre éclatement et chronologie, entre temps individuel et temps monumental.

Dans La Marche de Radetzky, on relèvera au contraire l’importance de l’itératif. C’est le cas surtout au début du roman, dans l’évocation de la vie du préfet, puis de l’éducation et de la jeunesse de son fils ou encore dans les souvenirs fantasmatiques de l’univers paysan de Sipolje. Si l’itératif suggère à la fois la sécurité de l’enfance et le sentiment de pérennité propre à l’ancien monde, décrit au début de l’essai de Stefan Zweig, la répétition signifie aussi la routine et l’ennui. Ainsi le temps vide, homogène et aliénant de la caserne et des exercices militaires donne un aspect sépulcral à la vie des officiers :

Tous les jours se ressemblaient comme des flocons de neige. Les officiers du régiment de ulhans attendaient on ne sait quel événement extraordinaire qui viendrait rompre la monotonie de leurs journées. à vrai dire, personne ne savait de quelle nature serait cet événement. Mais cet hiver-là paraissait receler en son sein quelque terrible surprise. Or, un jour, elle en surgit comme un éclair rouge de la neige blanche. (MR, chap. VII, p. 114)

Comme le suggère ce passage, sur fond de répétition, l’événement attendu surgit toujours de manière catastrophique : ce sont les multiples morts qui scandent le destin de Charles-Joseph et annoncent la sienne aux premiers jours de la guerre. En parallèle, les interventions du narrateur prennent souvent la forme de prophéties apocalyptiques ou placent l’histoire narrée sous le signe d’un passé déjà lointain. Les personnages intériorisent progressivement cette vision apocalyptique. Ainsi l’annonce prophétique du « naufrage du monde » qui apparaît pour la première fois lors de la rencontre grandiose entre l’empereur et la communauté juive, revient ensuite étrangement hanter le préfet von Trotta qui répète l’expression jusqu’à la réduire à un cliché. Le thème apocalyptique, comme l’écrit Carole Matheron, « […] fait partie des moyens de mise en perspective ironique, ou si l’on veut tragi-comique, de la vision historique. » [28] La fin semble ainsi à la fois à venir et déjà advenue, produisant par son traitement même un sentiment de chaos vertigineux.

Si la fin d’un monde s’inscrit d’abord dans un temps historique et biographique à travers les motifs du vieillissement et de la mort, elle revêt donc aussi une dimension mythique qui n’est pas dénuée d’ironie. Elle se mesure enfin à l’aune d’un temps naturel et cosmologique, doté lui aussi de significations ambiguës. Le prince Fabrizio cherche ainsi une consolation dans la belle mathématique des étoiles qu’il oppose aux aléas de l’histoire, mais la cruauté du paysage sicilien lui paraît être l’image d’une « création démente ». Par son caractère énigmatique, la nature contribue au sentiment d’aliénation, de basculement dans un monde radicalement autre : la métamorphose de la campagne ukrainienne pendant l’été 1914 à la fin du roman de Roth répond ainsi à la vision fantastique de Paris en guerre chez Proust. La diversité des images du temps, leur brouillage et leur dissonance, chez Roth, par exemple, qui multiplie les signes d’un dérèglement fantastique du temps, contribuent à l’ambiguïté d’une fin saisie à distances multiples. Elles confèrent aux romans une tonalité baroque, entre fête funèbre et apocalypse ironique.

Les trois romans proposent ainsi des articulations différentes entre la fin d’un monde et la fin d’un individu. Chez Proust prédomine l’acceptation de sa propre fin, de sa fin en tant qu’individu, mais cette acceptation est rendue possible par l’ouverture, même hypothétique, sur l’œuvre à venir et l’espoir d’une deuxième vie — dont la durée est certes limitée — grâce à l’œuvre. Le narrateur proustien croit en son devoir envers les hommes, qui est de rendre intelligible aux autres une expérience du monde singulière. Voilà qui n’est jamais affirmé de façon explicite chez Roth ni chez Lampedusa. Chez l’Italien domine la mélancolie personnelle d’un sujet rejeté en marge de l’histoire, mettant en scène une situation anachronique, sans sentimentalité ni nostalgie [29] . C’est sans doute chez Roth que le sentiment de la fin d’un monde est le plus prégnant, peut-être en raison de l’ambiguïté extrême qui est la sienne. La fin est-elle, chez lui, fin de la totalité ou aboutissement d’un processus de déclin ? Est-elle déjà advenue ou toujours à venir ? Ces questions constituent précisément le ressort majeur d’un roman vertigineux.

Fin d’un monde et modernité romanesque

Dans une perspective de réception comparée des œuvres, il faut d’abord souligner l’influence de Proust sur Roth et Lampedusa. Au cours d’une conversation avec son ami Soma Morgenstern, Roth a d’ailleurs insisté sur l’importance de la découverte de Proust dans la genèse de son œuvre :

Pendant des années, après chaque article que je venais d’écrire, j’avais ce sentiment terrible : c’est le dernier comment pourrais-je écrire le prochain ? Il en a été ainsi jusqu’à ce que je lise Proust. Alors, en lisant Proust, s’est produit le déclic : j’ai su comment je devais écrire. Bien que je n’imite pas du tout Proust […]. [30]

Ces propos suggèrent que l’influence de Proust a permis le passage d’une écriture journalistique éphémère à une forme littéraire durable. On peut en outre trouver des échos précis de La Recherche dans La Marche de Radetzky. Le docteur Demant et sa femme infidèle évoquent Swann et Odette (en particulier le geste du docteur consistant à rajuster ses lunettes). La Marche de Radetzky, un peu à la manière de la petite phrase de Vinteuil, resurgit comme un souvenir involontaire lors de la mort du héros. Plus largement on peut rapprocher de l’esthétique proustienne, l’attention portée aux détails concrets, l’importance des descriptions poétiques d’objets en apparence anodins : la nourriture (le Tafelspitz évoquant le bœuf en gelée de Françoise), les uniformes de l’armée impériale, les cartes, la démarche élastique des hommes de l’ancien empire qui portaient des pantalons à sous-pied. Dans Le Guépard l’inspiration proustienne est sans doute encore plus évidente. Des scènes entières constituent des réécritures de passages de La Recherche, comme par exemple la scène du bal et la méditation du prince dans la bibliothèque [31] . On pense aussi à Proust lorsque, après la signature du contrat de mariage, le romancier évoque la manière dont Fabrizio et don Calogero, à la suite de « leurs contacts plus fréquents » (LG, p. 143) se mettent à évoluer chacun sous l’influence de l’autre : l’un apprend le pragmatisme, tandis que l’autre acquiert un certain savoir-vivre. On trouvera aussi chez Lampedusa des clins d’œil ironiques à Proust. Ainsi au cours de la scène du contrat de mariage, lorsque le prince prend le père d’Angelica dans ses bras :

Le gentilhomme se leva, fit un pas vers don Calogero étonné, le souleva de son fauteuil, le serra contre sa poitrine : les petites jambes du Maire restèrent suspendues en l’air. Dans cette pièce de la province sicilienne reculée se dessina une estampe japonaise où un gros bourdon velu pendait d’un énorme iris violacé. (LG, p. 133)

L’anamorphose fait ici surgir le souvenir de la fameuse scène d’ouverture de Sodome et Gomorrhe (SG, p. 8). Comme dans cette scène, Calogero figure le bourdon qui fécondera la race déliquescente des Salina. Mais par sa dimension kitsch, l’image souligne la distance et le décalage entre la Sicile et le Paris décadent de Proust. Elle constitue ainsi une mise an abyme, auto-ironique, du roman de Lampedusa par rapport à son modèle proustien.

La référence à Proust invite donc finalement à poser la question de la place des œuvres du  corpus dans l’histoire de la modernité romanesque. à la Recherche du temps perdu est un roman tourné aussi bien vers le futur que vers le passé. Vers le passé, parce que c’est un roman-somme, récapitulatif de la littérature française. Vers le futur, parce que A la Recherche du temps perdu renouvelle en profondeur le genre dans lequel il s’inscrit et incarne ainsi dans le monde entier une certaine idée de la modernité romanesque. Écrit après la phase moderniste des années 1920, La Marche de Radetzky, appartient à une autre période de l’histoire du roman ou, si l’on préfère, à un autre courant dans celle-ci. Dans La Pensée du roman Thomas Pavel distingue ainsi le roman moderniste des années 20 — Virginia Woolf et Proust — qu’il dit pris « par le vertige égocentrique de l’esthétisme et du modernisme. » [32] Selon Pavel, Joseph Roth, fait au contraire partie des romanciers qui au XXe siècle font le « choix de la lisibilité » et perpétuent « avec succès l’art de l’observation sociale ». Il n’empêche qu’on ne peut pas réduire La Marche de Radetzky à un roman de l’observation sociale. On retiendra son caractère singulier et inclassable : la dimension référentielle y côtoie un monde aux allures hallucinatoires voire fantastiques, les techniques au service de la description du vide intérieur y sont inédites, l’ironie confère au propos une ambivalence indépassable. Enfin, Roth est peut-être surtout un moderne par son refus de la somme et par le choix d’une composition résolument fragmentaire malgré le recours à la forme de la fresque [33] . En d’autres mots, Roth explore sans doute une autre voie de la modernité, dont la critique a tardé à percevoir la puissance. Lampedusa, quant à lui, a souligné le caractère anachronique de son roman. Il s’est dit incapable de refaire l’Ulysse de Joyce, mais on perçoit bien dans Le Guépard l’influence du modernisme anglais, en particulier de l’écriture de Virginia Woolf : phrases longues, sinueuses, point de vue mouvant, attachement apparemment inexplicable au détail, fragmentarité du récit. Lampedusa cherche, semble-t-il, à saisir le halo lumineux [34] (luminous halo) dont Virginia Woolf disait qu’il était la vie elle-même, qui n’a rien à voir avec le temps monumental. Le romancier italien convoque ainsi, en connaissance de cause, une forme moderne autrefois mais révolue dans les années 50, au moment où il écrit. C’est d’ailleurs en partie ce décalage qui est l’origine de la réception négative du roman en Italie lors de sa parution. L’anachronisme pourrait constituer une façon pour Lampedusa de dire son désaccord avec son temps, à l’image du désaccord avec son temps du prince Salina. Ainsi c’est la place même de nos romans dans l’histoire du genre qui invite à les interroger sous l’angle de la fin.

Notes

  • [1]

    Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927), éd. établie par P.-E. Robert, Paris, Gallimard, « Folio-Classique », 1990 ; Joseph Roth, La Marche de Radetzky (1932), trad. de l’all. par Blanche Gidon, Paris, Seuil, « Grands romans points », 1995 [éd. originale : Radetzkymarsch, Berlin, Kiepenheuer] ; Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard (1957), trad. de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, « Grands romans points », 2007 [éd. originale : Il Gattopardo, Milan, Feltrinelli, 2002]. Les romans seront désormais cités d’après ces éditions.

  • [2]

    P. Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse [Droz, 1982], éd. augmentée, Genève, Droz, col. « Titre courant », 1998.

  • [3]

    F. Kermode, The Sense of an Ending : Studies in the Theory of Fiction, London-Oxford-New York, Oxford University Press, 1968 et P. Ricœur, Temps et récit, 2. La Configuration dans le récit de fiction, Seuil, « Points-Essais », 1984, « Déclin : fin de l’art de raconter ? », p. 40-58.

  • [4]

    Ibid., p. 53, note 2. Paul Ricœur ajoute ce commentaire sur le titre de l’essai de Kermode : « Cette surdétermination explique l’ironie de l’article indéfini dans The Sense of an Ending. Avec la fin, on n’en a jamais fini : « The imagination dit le poète Wallace Stevens, is always at the end of an era » ». (Ibid., p. 53).

  • [5]

    « Sa Majesté apostolique, impériale et royale », Cabinet des figures de cire, précédé d’Images viennoises, trad. de l’allemand et présenté par Stéphane Pesnel, Paris, Seuil, 2009, p. 159-160.

  • [6]

    Ibid., Présentation, p. 13.

  • [7]

    « Les lieux de ma première enfance », texte recueilli dans Le Professeur et la sirène, trad. de l’italien par Louis Bonalumi, Paris, Seuil, « Points », 1962, p. 17-77.

  • [8]

    « Casa Lampedusa », ibid., chap. 2, p. 27 : « Tout d’abord, notre maison. Je l’aimais éperdument, et continue de l’aimer alors que, depuis douze ans, elle n’est plus qu’un souvenir. Peu de mois avant qu’elle ne soit détruite, je dormais encore dans la chambre où je suis né, à quatre mètres de l’endroit qu’occupait le lit de ma mère en couches ; et la certitude de pouvoir mourir là, sous ce toit, dans cette chambre, me souriait. Mes autres demeures (peu nombreuses, du reste, à part les hôtels) ont été de simples havres, destinés à m’abriter de la pluie ou du soleil, non des maisons dans le sens archaïque et vénérable du terme. »

  • [9]

    Sur le statut des objets et leur rapport aux personnages dans Le Guépard, voir l’ouvrage de Francesco Orlando, Les Objets désuets dans l’imagination littéraire, trad. de l’italien par P.-A. et A. Claudel, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 634-640, ainsi que L’Intimità e la Storia, Lettura del Gattopardo, Torino, Einaudi, 1998, en particulier le chap. 2 : « Sicilia : una singolare periferia tra le periferie ». Sur Roth, voir l’ouvrage de Stéphane Pesnel, Totalité et fragmentarité dans l’œuvre romanesque de Joseph Roth, Bern, Peter Lang, « Contacts », 2000, chap. 4, « Les signes du monde sensible », p. 187-244, en particulier la fin du chapitre consacrée à La Marche de Radetzky (« L’effacement et l’évidement des signes dans Radetzkymarsch », p. 209-244.)

  • [10]

    Sur l’ampleur des modifications apportées entre 1914 et 1918 au Temps retrouvé, voir la préface de P.-L. Rey et Brian G. Rogers à l’édition folio du roman, en particulier « Quelque chose sur la guerre », p. XIV-XVI.

  • [11]

    Selon Vincent Ferré, Proust ferait même de la guerre « le paradigme de tous les événements » contenus dans le roman. (Voir son article : « La guerre et la réflexion sur l’événement dans USA, Les Somnambules et A la Recherche du temps perdu » dans Que m’arrive-t-il ? Littérature et événement, E. Boisset, Ph. Corno (éd.), Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 63-78.

  • [12]

    Voir notamment le passage du Temps retrouvé où le narrateur commente l’idée alors à la mode selon laquelle l’avant-guerre serait séparée de la guerre par « quelque chose d’aussi profond, simulant autant de durée, qu’une période géologique » : « à vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d’un certain degré. Tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir, ne s’occupaient pas qu’il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante ont peu égard à l’importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l’ordre des pensées c’est bien plutôt quelque chose qui semble en soit n’avoir aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du temps en les faisant contemporains d’un autre temps de leur vie. On peut s’en rendre compte pratiquement à la beauté des pages qu’il inspire : un chant d’oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l’odeur de réséda, sont évidemment des événements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l’Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-Tombe, des pages d’une valeur infiniment plus grande. » (op. cit., p. 34).

  • [13]

    Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], trad. de l’anglais par P.-E. Dauzat, Paris, La Découverte, 1996.

  • [14]

    Lors de l’épisode du « bal des têtes », la conversation difficile avec une nouvelle venue dans les salons parisiens suscite cette réflexion du narrateur : « Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s’écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps,  l’immobilise au contraire. […] Dans un champ plus restreint et de mondanité pure, comme dans un problème plus simple qui initie à des réalités plus complexes mais de même ordre, l’inintelligibilité qui résultait dans notre conversation avec la jeune femme du fait que nous avions vécu dans un certain monde à vingt-cinq ans de distance, me donnait l’impression et aurait pu fortifier en moi le sens de l’Histoire. » (op. cit., p. 270).

  • [15]

    Le jugement concernant Le Guépard, se trouve dans la préface de l’édition anglaise du Roman historique parue en 1960. Référence donnée par Francesco Orlando,  L’Intimità e la storia, Lettura del Gattopardo, op. cit., 1998, chap. 2, « Sicilia : una singolare periferia tra le perifierie », note 2, p. 84.

  • [16]

    Georg Lukacs, « Marsch Radetzkovo » in Literaturnaja gazeta, 15. VIII 1939, Moscou. Trad. allemande par M. Enberg in Fritz Hackert, Kulturpessimismus und Erzählform, Bern, Peter Lang, 1967, p. 147-151. Pour cette référence et plus largement sur la question de l’histoire dans La Marche de Radetzky, voir l’article de Robert Kahn, « L’Empire du chagrin : l’histoire dans La Marche de Radetzky, de Joseph Roth », in Les Réécritures de l’histoire, Publications de l’université de Rouen, 2003, p. 25-33.

  • [17]

    Michel Vanoosthuyse, Le Roman historique : Man, Brecht, Döblin, Paris, PUF, 1996.

  • [18]

    Pour Michel Vanoosthuyse, au-delà de la réalité matérielle de l’exil, ces romans partagent une même stratégie hypertextuelle : ils offrent un démenti à toute une tradition de romans historiques allemands des décennies précédentes, exaltant le grand rêve germanique. Outre les auteurs étudiés, l’ouvrage mentionne d’autres romans de l’exil parmi lesquels Le Roman des Cent-Jours (1936) et La Crypte des capucins (1939) de Roth ou encore certaines biographies de Zweig comme celle d’Erasme (1934).

  • [19]

    Don Ciccio le qualifie de « fléau de Dieu », au cours de la scène de chasse et don Fabrizio lui-même le compare à Napoléon lors de la demande en mariage d’Angelina. (Le Guépard, op. cit., p. 124 et p. 129-130).

  • [20]

    Cf. La Marche de Radetzky : « L’Empereur était un vieil homme. C’était le plus vieil empereur du monde. Autour de lui, la mort traçait des cercles, des cercles, elle fauchait, fauchait. Déjà le champ était entièrement vide et, seul, l’Empereur s’y dressait encore, telle une tige oubliée, attendant. » (op. cit., chap. XV, p. 261) et Le Guépard : « Il était inutile de s’efforcer de croire le contraire, le dernier Salina c’était lui, le géant émacié qui agonisait à présent sur le balcon d’un hôtel. Car la signification d’une maison noble n’était que dans les traditions, dans les souvenirs vitaux ; et lui, il était le dernier à posséder des souvenirs inhabituels, distincts de ceux des autres familles. » (op. cit., p. 263).

  • [21]

    Dorrit Cohn, La Transparence intérieure, trad. de l’anglais par Alain Bony, Paris, Seuil, « Poétique », 1981 (Transparent Minds), 1978, p. 169.

  • [22]

    Dorrit Cohn, op. cit., p. 171.

  • [23]

    « Contrairement au préjugé selon lequel ce serait de la confession et de l’examen de conscience d’un sujet par lui-même que dériverait le pouvoir de décrire de l’intérieur des sujets d’action, de pensée, de sentiment et de discours, elle [Käte Hamburger] va même jusqu’à suggérer que c’est le roman à la troisième personne, c’est-à-dire le roman qui raconte les pensées, les sentiments et les paroles d’un autrui fictif, qui a été le plus loin dans l’inspection de l’intérieur des esprits. », rappelle Paul Ricœur, Temps et récit 2, op. cit., p. 167.

  • [24]

    Voir l’article de R. Kahn, « L’Empire du chagrin : l’histoire dans La Marche de Radetzky ».

  • [25]

    La Crypte des capucins, trad. et préface, B. Gidon, Paris, Seuil, 1983, p. 17.

  • [26]

    Paul Ricœur, Temps et récit, 2, op. cit., p. 150-151.

  • [27]

    Paul Ricœur, Temps et récit, 2, op. cit., p. 285.

  • [28]

    Carole Ksiazenicer-Matheron, Les Temps de la fin. Roth, Singer, Boulgakov, Paris, Champion, 2006, p. 25.

  • [29]

    C’est l’analyse d’Edward Saïd, Du style tardif, Musique et littérature à contre-courant, trad. de l’américain par M-V. Tran Van Khai, Actes Sud, 2012 (chap. V « Survivance d’un ordre ancien », consacré à Lampedusa).

  • [30]

    Soma Morgenstern, Fuite et fin de Joseph Roth, trad. de l’allemand par D. Authier, Paris, Liana Levi, 1997, p. 116.

  • [31]

    Isabelle Guillaume, « écrire le changement historique : Le Temps retrouvé de Marcel Proust, Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa », Bulletin Marcel Proust, n° 62, déc. 2012, p. 31-47.

  • [32]

    Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2003, p. 398-399.

  • [33]

    C’est le sujet de la monographie de Stéphane Pesnel, Totalité et fragmentarité dans l’œuvre romanesque de Joseph Roth, Berne, Peter Lang, 2000.

  • [34]

    « La vie n’est pas une série de lanternes de voiture disposées symétriquement ; la vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du début jusqu’à la fin de notre état conscient. N’est-ce pas la tâche du romancier de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises, si aberrant et complexe qu’il se puisse montrer, en y mêlant aussi peu que possible l’étranger et l’extérieur. », Virginia Woolf, « Le roman moderne », in L’Art du roman, trad. de l’anglais par Rose Celli, Paris, Seuil, 1962, p. 15 (Le titre original de l’essai est « Modern Fiction » et il date de 1919).

Biographie de l'auteur

SAIGNES, Anna

E. A. 3748 Traverses 19-21