Agrégation

Présentation de Nana

ARTICLE

Je proposerai, dans ces quelques pages, une sorte de bilan de ce que j'ai lu sur Nana, de ce que je sais et pense de ce roman. Ce sont donc quelques questions soulevées par le roman de Zola que je vais rappeler ici. Mon pari n'est pas d'originalité ou de spécialisation ; il n'est pas non plus d'exhaustivité ; il est encore moins comparatiste puisque je ne sortirai pas de mon texte. Je vais simplement m'efforcer de reprendre un certain nombre de points, pour éclairer et peut-être mettre en question la notion de « destinée féminine » dans Nana.

Le premier tiendra à l'insertion de Nana dans Les Rougon-Macquart et à sa relation avec Le Roman expérimental. Il sera donc centré sur le contexte zolien du roman, et en particulier sur son contexte théorique. Je m'efforcerai d'aller vite.

Le second concernera la question du sens de l'œuvre et de sa poétique. Poétique allégorique qui me paraît au centre du projet de Zola dès les Dossiers préparatoires - et qui est sans nul doute un de ses grands points communs avec le roman de Hardy. Je tenterai de montrer que le roman zolien, telle une Écriture profane et moderne, est structuré sur le principe de l'Écriture biblique et peut être lu selon quatre sens.

Le troisième point concernera la question de la médiation à l'œuvre dans la fabrication du mythe Nana, et nous conduira donc à terminer sur la figure du lecteur, telle que le roman la programme.

I. Histoire du texte et contextes

Dans le premier projet des Rougon-Macquart, le romancier prévoit d'écrire l'histoire d' « une famille centrale sur laquelle agissent au moins deux familles ». Il la définit ainsi dans les premières lignes des Notes générales sur la marche de l'œuvre :

Épanouissement de cette famille dans le monde moderne, dans toutes les classes. Marche de cette famille vers tout ce qu'il y a de plus exquis dans la sensation et dans l'intelligence. Drame dans la famille par l'effet héréditaire lui-même (fils contre père, fille contre mère) Épuisement de l'intelligence par la rapidité de l'élan vers les hauteurs de la sensation et de la pensée. Retour à l'abrutissement. Influence du milieu fiévreux moderne sur les impatiences ambitieuses des personnages. [...]

La caractéristique du mouvement moderne est la bousculade de toutes les ambitions, l'élan démocratique, l'avènement de toutes les classes (de là la familiarité des pères et des fils, le mélange et le côtoiement de tous les individus). Mon roman eût été impossible avant 89. Je le base/donc sur une vérité du temps : la bousculade des ambitions et des appétits. J'étudie les ambitions et les appétits d'une famille lancée à travers le monde moderne, faisant des efforts surhumains, n'arrivant pas à cause de sa propre nature et des influences, touchant au succès pour retomber, finissant par produire de véritables monstruosités morales (le prêtre, le meurtrier, l'artiste). Le moment est trouble. C'est le trouble du moment que je peins. [1]

Il y a beaucoup à dire sur ces remarques programmatiques : d'abord sur cette vision qu'a Zola de la démocratie, comparable à celle d'un Tocqueville : la démocratie est « mouvement », « élan », « marche ». Ce mouvement semble dégénérer en fièvre, en « bousculade », en agitation (voir déjà le t. II de De la démocratie en Amérique où Tocqueville décrit la stérile agitation de ces Américains aux désirs constamment éveillés et jamais satisfaits). C'est ce qu'on nomme sous l'Empire, l'éréthisme nerveux. Ce mouvement est en outre à l'origine du mélange, de la confusion, du « côtoiement de tous les individus », qui suppose à la fois la fin des hiérarchies sociales mais aussi la ruine de la famille. Enfin, Zola glisse du terme d'ambitions à celui d'appétits et c'est toute l'animalité qui s'impose ainsi, comme si, après l'élan déclenché par 89, l'Empire, pourtant dénoncé comme dictature par le journaliste Zola, avait servi d'accélérateur du mouvement démocratique à travers le corps social et de confusion des classes (c'est le fait des fortunes rapides, sous l'effet des spéculations immobilières, représentées dans La Curée en 1872 par exemple). Comme si l'Empire avait déchaîné la bête que 89 avait éveillée.

En abordant Nana, ce personnage mouvant, fluctuant, avec son parcours en dents de scie – comme le ministre Eugène Rougon dans le grand roman politique de 1876 - ; avec son nomadisme, c'est bien cet esprit démocratique, ces appétits et ce désir d'atteindre « tout ce qu'il y a de plus exquis » dont nous retrouvons la trace dans le dossier préparatoire de Nana en 1879. Nana est le mouvement, qui dégénère en fébrilité capricieuse du fait de l'ennui, d'un besoin de divertissement constant. Mais avant d'en venir à ce roman, il convient de reprendre ces réflexions préliminaires pour aller un peu plus loin. Dans la section intitulée « Détermination générale », Zola définit les quatre mondes plus un qui constituent la société : le Peuple, dans lequel il place l'ouvrier et le militaire, la Bourgeoisie dans laquelle il regroupe le Spéculateur, la femme d'intrigue, le haut commerce et l'industrie, le magasin de hautes nouveautés, le Grand Monde, c'est-à-dire les « fonctionnaires officiels », le monde politique, « et un monde à part : putain meurtrier prêtre artiste » (f°22). En résumant le livre du Dr Lucas sur l'hérédité, intitulé Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle [...] au moment où il prépare ce qui deviendra Les Rougon-Macquart, Zola s'enjoint : « Dans le roman ouvrier, ou autre faire naître une belle courtisane. À Rome, les plus belles courtisanes naissent du peuple » [2] . Le projet du roman de la putain est là dès les premiers plans du romancier : assimilée à un monstre social comme le prêtre, le meurtrier et l'artiste, la fille de joie, que le jeune Zola a déjà dépeinte dans La Confession de Claude en 1865 sous les traits de Laurence, se trouve de plus faire le lien avec le peuple : la « belle courtisane » naîtra « dans le roman ouvrier ». Le romancier tient là un de ces nœuds, celui qui serre le monde populaire que décrira L'Assommoir et le roman de la putain qui deviendra Nana.

Le romancier ne sait manifestement encore à quelle catégorie de prostitution appartiendra son personnage. Cependant, comme il est soucieux de « faire empire », c'est-à-dire de représenter des figures qui incarnent le Second empire, le type de la lorette s'impose. Ce sera donc le roman d'une « biche de haute volée » qu'il entreprendra d'écrire. De plus les publications en 1876 et 1877 de Marthe. Histoire d'une fille, premier roman de Huysmans, et de La Fille Élisa du vieil ami et concurrent Edmond de Goncourt, ne peuvent qu'inciter Zola à s'éloigner du territoire de la basse prostitution – qu'elle soit close comme dans le roman de Goncourt - ou bohème comme dans le roman huysmansien - où Marthe, actrice à Bobino, est un temps la maîtresse de l'artiste célibataire. Peindre la haute prostitution lui permet aussi d'écrire un roman mixte, un roman dans lequel le parcours de la cocotte l'amènera à traverser et côtoyer tous les milieux : financiers (les premiers entreteneurs qui seront des commerçants, la banque représentée par Steiner), les milieux aristocratiques ralliés (Vandeuvres, Chouard), les officiels (le comte Muffat, chambellan de l'Impératrice). Il n'écartera pas pour autant les réalités de la prostitution vulgivague : Nana, au cours de sa liaison avec Fontan, fera le trottoir sur les boulevards où elle régnait autrefois et où elle régnera de nouveau après cet intermède d'amour et de claques. C'est ainsi un vaste panorama de la prostitution parisienne que dresse le romancier, en choisissant comme milieu révélateur celui des petits théâtres qu'il connaît bien (L'Assommoir a été représenté un an plus tôt). Les actrices sont en effet bien souvent de grandes horizontales, Nana et ses amies l'exemplifieront.

Pour en revenir au « roman ouvrier », il va de soi que Nana, caractérisée comme l'ensemble de la famille des Rougon-Macquart par l'élan et les appétits, n'en est pas moins la fille de Gervaise. Il est rare dans le cycle qu'un personnage revienne aussi rapidement : Claude Lantier, personnage secondaire du Ventre de Paris (1873) devient le personnage principal de L'Œuvre (1886), Saccard, spéculateur immobilier dans La Curée (1872) se mue en spéculateur boursier dans L'Argent (1890). Nana, elle, naît dans L'Assommoir et disparaît, à la fin du roman, en voiture - ce qui signifie assez nettement qu'elle a quitté le pavé de la Goutte-d'Or et est passée de l'autre côté - mais l'enfance à la Goutte-d'Or détermine aussi a priori une destinée dysphorique. À ce roman parisien en succède un autre, Une Page d'amour publiée en 1878, histoire d'adultère sur fond de l'impossible découverte d'une ville, histoire d'une relation mère-fille qui tourne mal, que Zola qualifiait d'un peu « jean-jean » et qu'il semblait prétendre avoir écrit pour surprendre son public : après la violence de L'Assommoir, il montrait qu'il savait aussi faire de la psychologie et peindre les milieux bourgeois de Passy. C'était aussi retarder la suite, suivant un procédé de feuilletoniste : la suite de L'Assommoir n'est pas au prochain numéro, mais au suivant. C'était rendre plus désirable encore son roman de la courtisane, qui va être lancé comme aucun roman ne l'a encore été dans le siècle. [3]

Dans cette stratégie publicitaire intervient également un propos théorique et polémique : Le Roman expérimental qui paraît en 1880 et recueille des textes que le romancier a fait paraître dans la presse en 1879, accompagne la gestation et la rédaction de Nana. Le roman peut à ce titre sembler une sorte de réalisation immédiate de la théorie, du moins en poursuivre la réflexion, sur le plan de la fiction. Ainsi, parce que le naturalisme est une « méthode » qui s'applique « aussi bien aux duchesses qu'aux filles » comme Zola l'écrit à propos de la Préface des Frères Zemganno qu'Edmond de Goncourt a fait paraître en 1879, Nana offre justement l'immédiate actualisation de ce principe : la comtesse Muffat est aussi corrompue que Nana et plus destructive puisqu'abritée par le mariage et la reconnaissance sociale. C'est en tout état de cause bien la même méthode qui s'applique d'un bout de l'échelle sociale à l'autre ­et ce d'autant que tout le projet romanesque de Zola consiste à montrer la « bête humaine » sous la redingote comme sous la blouse. Surtout, « Le Roman expérimental », pièce centrale de la démonstration zolienne dans cet ensemble d'articles, revient longuement sur La Cousine Bette, défini comme le parangon du roman expérimental. Ce roman constitue, on le sait par la Correspondance et par les dossiers préparatoires de Nana, tout à la fois l'une des sources d'inspiration de Nana et un modèle dont il faut se défier. Le basculement du côté de la chair de la comtesse Muffat — là où l'Adeline Hulot de Balzac était un ange de vertu — est une des plus spectaculaires transformations du schéma balzacien.

Dans « Le Roman expérimental », Zola choisit La Cousine Bette comme terminus a quo. Il voit dans ce roman l'énoncé d'une loi que l'intrigue, les personnages viennent illustrer. Ainsi, « le fait général observé par Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d'un homme amène chez lui, dans sa famille et dans la société », et c'est à partir de ce principe que Balzac « a institué son expérience, en soumettant Hulot à une série d'épreuves, en le faisant passer par certains milieux, pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion ». Zola conclut : « Le problème est de savoir ce que telle passion agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l'individu et de la société ; et un roman expérimental, La Cousine Bette par exemple, est simplement le procès-verbal de l'expérience, que le romancier répète sous les yeux du public » [4] . Ces quelques citations pourraient s'appliquer à cette autre étude d'une passion, celle de Muffat, si Zola n'avait à la fois compliqué et inversé la donne balzacienne (multiplication de personnages victimes de la passion face à une créature unique, Nana, qui surclasse toutes ses compagnes). Dans ce dispositif, la Femme joue le rôle clef : c'est elle le cœur de l'expérience, la pierre de touche en quelque sorte. L'homme ou plutôt les hommes ne sont que les objets de l'expérience dont le principe est sans doute comparable à celui formulé à propos du roman balzacien et du tempérament amoureux. La réflexion sur le roman naturaliste est donc simultanément mise en fiction dans Nana : le corps de la courtisane est le produit réactif qui modifie la trajectoire des personnages qui entrent en contact avec lui. En suivant le schéma récurrent du nouveau introduit dans un milieu dont il ignore les lois, Zola récrit un modèle romanesque qui lui est familier depuis La Curée : comme Renée Béraud du Chatel sortie de sa vieille bourgeoisie pour être plongée dans le tapage de la spéculation avec « son bruit d'or sonnant », comme Florent évadé du bagne et famélique, submergé par la matière des Halles (Le Ventre de Paris) ou l'abbé Mouret en convalescence dans la nature foisonnante du Paradou, Muffat, le chaste, le religieux, est immergé dans le monde du théâtre, de ses feux et de ses fards, confronté à la Chair - « il n'y a que le cul et la religion ». En un sens, dans Nana, le personnage le plus intéressant, c'est bien lui.

II. « il n'y a que le cul et la religion »

Cette phrase que Zola inscrit au début de l'Ébauche, moment où se dégagent les grandes lignes de sa réflexion, exprime l'un des sens du roman, ce que Zola nomme son « sujet philosophique ». C'est sur ces mots que s'ouvre l'Ébauche :

Nana rêvant tout ce qu'il y a de beau, le gaspillage, les folies ruineuses, toilettes, meubles, bijoux, dentelles, voiture et chevaux, cuisines - Coulage effroyable – Régnant sur la bêtise de tous et prenant un malin plaisir à avilir. La vraie fille sans passion - Aimant ça pourtant. Bonne fille.

Il faudrait un crescendo comme je sais les faire - Histoire de Nana, début au théâtre, alors qu'elle n'est pas très lancée. Cela la lance complètement. Son astre monte. Elle a des entreteneurs de tous les côtés. Puis un coup de descente. Elle a fait une bêtise pour un jeune homme, avec lequel elle disparaît. Incident. Elle lâche son jeune homme et remonte - Alors, resplendissement complet, folie de l'or et de la dépense. Jusqu'à un dénouement, la mort ou autre chose.

Le sujet philosophique est celui-ci ; Toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne, qui n'est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. Le poème des désirs du mâle, le grand levier qui remue le monde. Il n'y a que le cul et la religion.

Ce sont trois éléments qui sont en germe ici : les désirs de Nana, ce goût du luxe et de l'exquis dont les Notes générales sur la marche de l'œuvre nous ont appris tout à l'heure qu'il caractérise l'homme démocratique selon Zola ; la poétique de l'œuvre (les hauts et les bas de la carrière de Nana qui dicte donc à la narration son rythme) ; « le sujet philosophique », à savoir « le cul », et plus précisément ce qu'en termes baudelairiens on nommerait une double postulation, charnelle et spirituelle. À ceci près que le roman de Zola ne cesse de montrer que c'est la même chose, et qu'en termes préfreudiens, c'est de libido qu'il s'agit dans l'un et l'autre cas. Mais avant de parler de l'homme et de ses désirs, le roman entreprend de peindre le Second empire et de proposer dans l'histoire de la fille de Gervaise le parcours exemplaire d'une fille du pavé devenue « marquise des hauts trottoirs » (Nana, p. 313). Le personnage de la cocotte incarne l'Empire et ce, d'abord dans ses dates de naissance et de mort : née en 1851 et morte au moment de la déclaration de guerre, Nana est biographiquement le Second empire, tout comme elle en représente la débauche, la dépense, la folie. Symptomatiquement, Zola condense la carrière de Nana en trois années : de l'Exposition Universelle de 1867 à la déclaration de la guerre, c'est bien la fin du régime, qui semble triomphant et destiné à durer encore fort longtemps, qu'il concentre ainsi, pour en mieux montrer l'effondrement brutal, lisible dans la décomposition du corps de la fille. C'est là sans doute le deuxième niveau de ce roman allégorique où, au-delà de l'histoire racontée (la lettre ou lecture littérale des exégètes de la Bible), c'est l'histoire d'une période qui est allégorisée dans un personnage (qui emblématiserait la fête impériale en même temps qu'il exprimerait cette confusion ou ce côtoiement de toutes les classes précédemment évoquées). Quant à la mort de Nana décomposée sous les yeux de ses amies et du lecteur, elle dit la corruption de l'Empire, tout comme elle rappelle un topos historiographique, celui de l'agonie royale (voir Saint-Simon, Michelet ou les Goncourt) qui dit la maladie de la nation tout entière. L'allégorie chez Zola est tout à la fois « double sens » et « personnification », ce qui constitue les deux définitions que retiennent les rhétoriciens, la seconde étant de fait subordonnée à la première [5] . Au troisième niveau de signification (la lecture tropologique), Nana dépeint une passion et ses ravages au sein d'une famille déjà minée, ce qui correspond à la reprise, mais avec une série de modifications dont certaines déjà mentionnées, du schéma de La Cousine Bette. Ce serait là le domaine de la morale, sujet capital dans Nana où le romancier s'acharne à démoraliser la morale, à ironiser tous les discours, en particulier par un très habile maniement des discours indirects [6] . Enfin le romancier nous parle de la Chair (l'héroïne étant désignée dans les Dossiers préparatoires comme « la chair centrale ») et le propos étant d'aborder un « sujet philosophique », « le poème des désirs du mâle ».

Cette savante composition feuilletée, qui fait toute la richesse d'un roman comme Nana, certainement l'un des plus forts de Zola, repose sur toute une série de procédés qui ressortissent au mode du déplacement analogique, de la réduction et de l'inclusion : la métaphore déplace, la synecdoque renvoie au tout, le burlesque dégrade et miniaturise. Nana est à la fois une métaphore de l'Empire - en ce que l'histoire impériale se dit à travers son parcours -, elle en fait également partie et fréquente ses dignitaires, qu'elle corrompt, son pouvoir sur les hommes dit celui de l'empereur sur ses sujets - pouvoir en somme d'origine sexuelle qu'exerce le maître sur la nation, sur cette France qu'il a prise de force en 1851. Le roman combine les trois modes [7] . De plus, Nana intervient elle-même à l'intérieur d'un système de signes et de personnages qui la répètent, la reflètent et la diffractent : tels des emblèmes ou des attributs mythologiques, Nana est entourée d'objets (les présents de ses amants par ex., son chien Bijou, son lit royal, son miroir, ses toilettes) et de doubles féminins (voir toute la galerie d'actrices et de prostituées qui l'encadrent dès le premier chapitre et qui accompagnent son ascension, voir le rôle joué par Satin et le lesbianisme). C'est dire qu'elle est partout : 

Il me faut donc montrer Nana, centrale, comme l'idole aux pieds de laquelle se vautrent les hommes, pour des motifs et avec des tempéraments différents - Je montrerai cinq ou six femmes autour d'elle (je pourrai en nommer un plus grand nombre.) (F° 208 de l'Ébauche)

La polarisation du roman sur ce personnage, chargé de lui donner son sens, d'incarner à la fois l'Empire, la corruption morale du siècle et la Chair, impose à la cocotte un carnet des charges extrêmement lourd. Nana est à ce titre un personnage éminemment fonctionnel. Et ce, d'autant que le schéma de l'intrigue est éternellement le même : Nana séduit un homme, se fait entretenir par lui, le ruine et s'en débarrasse. Certes il peut y avoir quelques variations : il n'est pas ruiné car il est sans le sou (Georges Hugon) et, découvrant la trahison de sa maîtresse, il se suicide. Mais globalement, comme le montre le chapitre XIII où le narrateur accélère le processus et montre Nana empilant les amants, les ruines et les désastres dans une sorte de dérive gargantuesque du texte, Nana récrit constamment le même scénario. Le romancier tend alors à transformer son récit en machine qui répéterait mécaniquement la même histoire avec un minimum de variations... Manière de peindre aussi l'éternelle renaissance du désir qui est comme la source énergétique qui alimente l'usine que devient le corps de Nana, et par extension, son hôtel et tout le personnel qui y est employé...  Au corps-machine correspond alors un texte-machine. C'est ce qui rend particulièrement importante la relation avec le comte Muffat qui, outre son exemplarité politique et historique (il appartient à la noblesse d'Empire et s'est rallié à Napoléon III en tant que bonapartiste ; il est honnête, chaste et contraste avec la débauche de la « fête impériale »), apporte au roman sa dimension philosophique.

Nana est pour Muffat une nouvelle divinité. Il entre dans sa chambre comme dans une chapelle. La cocotte complète et approfondit le travail accompli par la dévotion catholique du comte : en quelque sorte, parce que Muffat, avant de la connaître, ignore tout de la Femme et n'aime que Dieu, le pouvoir de la courtisane s'impose d'autant plus rapidement et efficacement que la voie est tracée. La dévotion de Muffat le prédispose à la passion, comme la passion le conduit inévitablement à revenir à Dieu. Le sexe est bien le soubassement de la religion, et la religion, l'aboutissement de la sexualité frénétique. Dès lors, les métaphores qui assimilent l'alcôve de Nana à une chapelle, la quête éperdue d'un amour exclusif (il voudrait n'avoir son Dieu qu'à lui, or sa chapelle est traversée par une « cohue de mâles », p. 444), la représentation d'un Muffat jouissant « avec le vague souvenir des saints dévorés de poux et qui mangeaient leurs excréments » (p. 445), n'est pas une dérive hyperbolique du texte mais la réalisation narrative de ce fameux « il n'y a que le cul et la religion ».

La conception zolienne de la religion se souvient bien sûr de la leçon de Michelet, et de son idée   d'une sexualisation profonde du catholicisme qui n'a cessé d'exploiter l'ambiguïté de ses représentations pour captiver plus aisément ses sectateurs. Parce que la dévotion est pour Zola d'origine libidinale, il est assez normal qu'elle mène directement le croyant chez une courtisane :

Lui, dévot, habitué aux extases des chapelles riches, retrouvait exactement ses sensations de croyant, lorsque, agenouillé sous un vitrail, il succombait à l'ivresse des orgues et des encensoirs. La femme le possédait avec le despotisme jaloux d'un dieu de colère, le terrifiant, lui donnant des secondes de joies aiguës comme des spasmes, pour des heures d'affreux tourments, des visions d'enfer et d'éternels supplices. C'étaient les mêmes balbutiements, les mêmes prières et les mêmes désespoirs, surtout les mêmes humilités d'une créature maudite, écrasée sous la boue de son origine. Ses désirs d'homme, ses besoins d'une âme, se confondaient, semblaient monter, du fond obscur de son être, ainsi qu'un sel épanouissement du tronc de la vie. Il s'abandonnait à la force de l'amour et de la foi, dont le double levier soulève le monde. Et toujours, malgré les luttes de sa raison, cette chambre de Nana le frappait de folie, il disparaissait en grelottant dans la toute-puissance du sexe, comme il s'évanouissait devant l'inconnu du vaste ciel. (p. 444-445)

Ce passage capital montre à quel point la foi se dit en termes physiques (des « sensations », des « joies aiguës », des « spasmes ») car le besoin de croire est physique et produit donc des effets qui le sont également. S'y représente aussi la divinisation du sexe, métonymisée dans la chambre de Nana. La métonymie a ici un pouvoir visuel : c'est l'image d'un enfant (« grelottant ») qui cherche à entrer dans le sexe de la femme qu'elle impose. L'inscription des équivalences signifie que la foi religieuse prend sa source dans la libido, dans le « fond obscur de son être ». Lorsque Nana le chasse pour la seconde et dernière fois, après qu'il a découvert son beau-père dans le lit monumental de la cocotte, « d'un élan extraordinaire, les mains toujours plus hautes, il cherchait le ciel, il appelait Dieu » (p. 449). Ce retour à Dieu lui fait goûter les mêmes extases que sa maîtresse (p. 451). Le « fond obscur », les « besoins obscurs », telle est la source de tous les désirs, des élans sexuels comme des élans vers Dieu.

Qu'il s'agisse de l'espace clos de la chapelle ou de ce hall traversé continuellement par un galop d'hommes, la chambre de Nana est un lieu de culte, hanté par de nombreux fidèles parmi lesquels un en particulier, Muffat, cherche à y restaurer une intimité (« Lorsqu'il entrait dans la chambre de Nana, il se contentait d'ouvrir un instant les fenêtres afin de chasser les odeurs des autres, des effluves de blonds et de bruns, des fumées de cigares dont l'âcreté le suffoquait », p. 443). Elle porte, à son seuil, les traces d'un sacrifice humain, constamment visibles dans la tache de sang sur le tapis (traces de suicide de Georges). Son autel est le lit de la courtisane, ce lit extravagant qui constitue un véritable emblème du personnage à la fin de son parcours. Objet kitsch également, qui à la fois renvoie au mauvais goût de l'ancienne fleuriste qui aime « le clinquant de l'article de Paris » (p. 218) et résume le goût des « folies ruineuses » posé dans l'Ébauche, le lit est l'autel de ce culte de la Chair que Nana incarne. C'est elle l'agent du destin, elle est elle-même la destinée.

III. Construction du personnage

Cependant, comment en arrive-t-on là ? Ou, pour citer Flaubert, comment « Nana tourne[t-elle] au mythe sans cesser d'être réelle » [8]  ? Cette mythification est programmée de l'intérieur, du fait des autres personnages qui font de Nana l'idole aux pieds de laquelle ils s'abattent éperdus et déposent leurs offrandes. C'est là le rôle capital de toute une série de médiations et de médiatisations : scénographies et rôles de la comédienne, chronique de Fauchery dans le Figaro, moments où le personnage est construit par le regard masculin. C'est pour le romancier jouer sur le deux tableaux car la séduction de l'actrice est ainsi relayée et imposée au lecteur, ce que le premier chapitre emblématise en réalisant la métaphore du Dossier préparatoire, celle de la meute derrière une chienne qui n'est pas en chaleur.

Tout comme les différents rôles endossés par Nana (Vénus, Petite Duchesse, Mélusine), l'article que Fauchery consacre à Nana -Mouche d'Or, participe à la constitution, de l'intérieur, de Nana et donc à sa réception par le lecteur. On a maintes fois relevé la disproportion entre la figure mythique assise sur son tas d'ossements comme dans les toiles de Mossa au début du XXe siècle (chap. XIII, p. 457), et la bonne grosse fille qui ramasse des pommes de terre sous la pluie à la Mignotte ou se dandine sans grâce sur les planches des Variétés. Il semble que la signification sociale du personnage soit semblablement plaquée sur le texte et donne au roman de Zola une dimension que le texte n'a guère, voire conteste [9] . En dehors en effet de la soirée où Satin et Nana rappellent aux hommes qui les entretiennent leur origine et la boue d'où elles viennent, Nana n'est jamais chargée de la moindre conscience politique : comme la famille des Rougon-Macquart, caractéristique du mouvement moderne et du « soulèvement de notre âge », elle ne songe qu'à jouir. Elle est déterminée par l'élan démocratique qui la pousse à travers le corps social comme tous les membres de sa famille et, en cela, s'avère bien une force « inconsciente », qui désorganise Paris « sans le vouloir elle-même ». Ce que pointe donc l'article de Fauchery, c'est cette détermination à laquelle est soumis le personnage, en même temps qu'il établit un lien plus étroit avec L'Assommoir. La Mouche d'Or en tant qu'incarnation mythique de plus, est contrairement aux autres Vénus, Circé, Mélusine, Salomé et j'en passe, une incarnation d'époque, ou si l'on préfère moderne. Participant ainsi au sens politique de l'œuvre, l'article du journaliste ne parle pas que de Nana et de ses effets sur tel ou tel autre personnage du roman : il offre un point de vue en surplomb sur le parcours d'une cocotte. En cela, il constitue une mise en abyme de la méthode du romancier Zola : il reflète la composition allégorique du roman et le rôle qui y est attribué aux personnages. Le personnage de Nana s'y inscrit comme exemplaire.

Il faut cependant tenter d'aller plus avant, en examinant la relation entre ce discours qui participe à la construction de Nana et d'autres moments, principalement visuels, où le personnage est élaboré en direct, sous les yeux du lecteur. Les scènes de représentations théâtrales sont à ce titre décisives. Dans le roman, il y en a deux : la première, qui permet au romancier de présenter tout le personnel romanesque et d'introduire sa jeune première ; la seconde, celle de Mélusine, que le lecteur ne découvre qu'à travers les propos des amies de la courtisane réunies au chevet de la mourante. Deux régimes donc : le direct et le différé [10] . À ces représentations publiques, il convient d'ajouter la scène du maquillage de l'actrice, en petit comité. La loge devient alors un espace scénique dans lequel une comédienne, avec quelques accessoires (un miroir, des instruments de maquillage), un costume (une chemise de percale et un pantalon bouffant), dans un lieu clos, se métamorphose en Vénus sous les yeux de quelques hommes manifestement émus.

Ces scènes sont aussi lestées d'une dimension métapoétique évidente et participent en effet à la construction du personnage : si Nana devient cette figure mythique, c'est bien par ce jeu de médiations, par cette représentation des pulsions scopiques qu'elle inspire. Nana, à la première de Blonde Vénus, est attendue et objet des propos masculins et des échanges avec Bordenave qui lance sa nouvelle comédienne. Les attentes qu'elle fait naître coïncident avec celles du lecteur, selon un habile procédé séductif que le romancier manie avec une grande habileté tout au long du chapitre d'ouverture : débuts d'une actrice, début d'une pièce, début d'un roman, avec excitation croissante du public des Variétés auquel le lecteur est en quelque sorte sommé de s'identifier. Dire qu'il est lui aussi réduit au rut et tend sa lorgnette vers la Vénus nue qui s'exhibe sur scène serait peut-être excessif mais il ne peut que partager l'attention fascinée des quinze cents spectateurs entassés là :

Un murmure grandit comme un soupir qui se gonflait. Quelques mains battirent, toutes les jumelles étaient fixées sur Vénus. Peu à peu, Nana avait pris possession du public, et maintenant chaque homme la subissait [...] La salle entière vacillait, glissait à un vertige, lasse et excitée, prise de ces désirs ensommeillés de minuit qui balbutient au fond des alcôves.

Le lecteur est donc condamné à la « subir » et le discours gnomique (« ces désirs [...] qui balbutient ») impose un peu plus nettement cette présence désirable du personnage. C'est en tout cas, comme dans un roman pornographique, sur l'excitation du lecteur que parie le romancier.

Dans Mélusine, Nana joue un rôle plastique et muet, une « simple figuration » (p. 458) dans une féerie [11] . Indépendamment du lien que le lecteur est tenté d'établir entre la magicienne Circé et la fée Mélusine, ce dernier rôle place de nouveau Nana presque nue, au centre des regards, sous un « large rayon électrique » qui la fait rayonner comme « un soleil avec sa peau et ses cheveux de flamme » (p. 464) :  « Paris la verrait toujours comme ça, allumée au milieu du cristal, en l'air, ainsi qu'un bon Dieu » (ibid.). Cette évocation, à quatre reprises dans le dernier chapitre, de Mélusine dans sa grotte de cristal, au milieu de miroirs – et l'on sait que le miroir est l'emblème de Nana – semble surtout servir de repoussoir au tableau final de la femme décomposée par la petite vérole. Comme si Zola montrait au lecteur l'envers de la beauté de Nana, ou plus exactement son intérieur, suivant un procédé d'inversion : ce qui est d'ordinaire caché, les organes, les viscères, les excréments est désormais visible, et ce qui était visible (les yeux, la bouche, les traits du visage) ne l'est plus. « C'était un charnier, un tas d'humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin » (p. 474). On a retourné Nana comme on retourne un gant. Ce dernier spectacle est l'envers de l'épiphanie de Mélusine où seules les surfaces et l'éclat apparaissaient. Ce procédé est fréquent dans le roman : la visite des coulisses par le comte Muffat au chapitre V en fournit un autre exemple. C'est là un topos réaliste conformément à l'idéal d'un romancier Asmodée dont le modèle, après Lesage, est bien sûr Balzac. C'est aussi, suivant le modèle scientifique du roman expérimental, une application des pouvoirs du logos sur le muthos [12] : contre le mythe de l'actrice ou de la fille au grand cœur, Zola dévoile la « vraie fille » [13] , tout comme derrière les décors, il met au jour la pauvreté des accessoires, la saleté des loges, les odeurs de sueur et de gaz qui se mêlent au parfum des fards. C'est, nous l'avons déjà vu, montrer que la façade brillante du Second empire dissimule la pourriture.

Le maquillage de Vénus participe de cette entreprise démystifiante et contribue simultanément à placer Nana au faîte de sa séduction : l'artifice, le jeu des fards, la fabrication de Vénus plongent les trois spectateurs privilégiés dans un état de « jouissance béate » (le mot qualifie le marquis de Chouard, p. 157) :

Elle avait trempé le pinceau dans un pot de noir ; puis, le nez sur la glace, fermant l'œil gauche, elle le passa délicatement entre les cils. Muffat, derrière elle, regardait. Il la voyait dans la glace, avec ses épaules rondes et sa gorge noyée d'une ombre rose. Et il ne pouvait, malgré son effort, se détourner de ce visage que l'œil fermé rendait si provocant, troué de fossettes, comme pâmé de désirs. Lorsqu'elle ferma l'œil droit et qu'elle passa le pinceau, il comprit qu'il lui appartenait. (p. 160)

Regardant (quelques pages plus loin) par le trou du rideau Nana sur scène, c'est l'image de Jean-Baptiste victime de la danseuse Salomé qui s'impose à Muffat dans l'image de « la tête du souffleur, une tête de vieil homme, [...] posée comme coupée » (p. 167). C'est dire qu'un processus de mythification du personnage est également à l'œuvre, lors même qu'il s'agit de dénoncer des mythes et de les mettre à bas. Une phrase comme « Vénus était prête » (p. 160) est tout à la fois ironique (c'est ce théâtre d'opérette que dénonce le satiriste Zola en haine d'Offenbach et de ces pièces bêtes) et mythifiant. L'ironie ne paralyse pas le processus de grandissement. Elle nous apprend que c'est du regard des hommes que naissent les mythes. En ce cas encore, le lecteur est contraint d'accepter la loi, même si l'ironie vient finement lui apprendre à se méfier des actrices.

En montrant en tout cas la transformation d'une femme ordinaire en déesse de l'Amour sous les yeux concupiscents d'un Prince, de deux représentants de l'aristocratie dont l'un chambellan à la Cour, le romancier nous incite à la regarder de même. Il y a dans Nana une pornographie évidente, qui n'est pas seulement dans les scènes de nu mais dans le fait qu'elles se déroulent sous les yeux de tiers, « empoignés par son galbe ». Comme les toutous assis en rond dans l'appartement du boulevard Haussmann le lendemain de son premier succès qui attendent patiemment l'apparition de leur nouvelle divinité, le lecteur est réduit à intégrer la meute et n'a pour se préserver de cette assimilation forcée que l'ironie, arme de la distance et de l'intelligence contre la pulsion et le désir. Les moments de cérémonial théâtral sont à ce titre redoutables car l'unisson de la foule (le public tout entier des Variétés) ou des visiteurs de la loge tend à impliquer le lecteur dans le groupe unanime.

Une scène enfin me retiendra car elle est un cérémonial et un spectacle, mais avec un seul spectateur. Dans cette scène d'onanisme au miroir, où Muffat est à la fois inclus (il voit sa maîtresse) et exclu (elle prend son plaisir sans lui), il la regarde se regardant après avoir lu la chronique de la Mouche d'or, mais son reflet n'apparaît pas dans le miroir. En tiers dans la scène, comme ces personnages dont on sait qu'ils sont sur scène quoiqu'ils n'aient aucun texte à prononcer, Muffat est le spectateur invisible, le relais du lecteur et comme lui, il est paralysé par l'impuissance. Le regard de Muffat participe bien sur là encore à la construction du mythe de Nana (elle est « la bête d'or, inconsciente comme une force, et dont l'odeur seule gâtait le monde », ce qui transpose la chronique du Figaro) mais c'est son impuissance narrative qui s'exprime dans la scène de viol qui suit immédiatement. N'est-ce pas là aussi une allégorie de la lecture ? Le lecteur n'est-il pas, comme Muffat présent et absent, figuré dans la chambre mais invisible dans la glace, à la fois dans le texte et hors du texte ? La charge métapoétique de la scène me semble bien jouer à la fois en interne – en contribuant à la fabrique du personnage – et en externe, en amont et en aval. C'est dire également à quel point la dimension pornographique du passage (le miroir accessoire obligé des romans libertins du XVIIIe siècle) s'imbrique dans le pacte de séduction qui est cependant déceptif (le narcissisme de Nana qui vit en autarcie, dans l'amour d'elle-même et se passe de l'homme). [14]

Le romancier, qui a longuement et inlassablement décrit le corps de son personnage ne nous ramène-t-il pas à l'essence même de la fiction, sa séduction ? Nana sert finalement à dire le pouvoir de la fiction, ce qu'inscrit plus nettement encore le rôle même joué alors par l'actrice, celui de la fée Mélusine qui se transforme en sirène. Comme si l'intrigue était inutile, comme si la fable elle-même comptait peu – et de fait le roman ne cesse de répéter les mêmes événements, de compter et de recompter les amants de Nana, les cadeaux qu'ils lui offrent, la ruine qui les attend, de raconter ses succès [15] –, comme si le personnage, et plus exactement son corps suffisaient, pour bâtir un livre et dire le fantasme. Ce n'est pas l'identification empathique que produit le récit, ironique, critique, mais à travers les regards portés sur un corps, une réflexion sur les pouvoirs du roman, et les effets de la lecture.

Notes

  • [1]

    F°2-3, Notes générales sur la marche de l’œuvre, La Fabrique des Rougon-Macquart, éd. des Dossiers préparatoires, C. Becker et V. Lavielle, Champion, 2003, t. I, p. 28.

  • [2]

    Résumé des notes prises par Zola dans l’ouvrage du Dr Lucas, Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle (f° 108/1), ibid., p. 136.

  • [3]

    Je renvoie à ce propos à l’Avant-Propos du commentaire de Nana que j’ai donné à la « Foliothèque » (Gallimard, septembre 2008) ainsi qu’à mon article : « Nana : la fabrique d’un personnage » (Excavatio, n°XXIII, décembre 2008).

  • [4]

    Zola, Le Roman expérimental, G.-F., 1971, p. 64.

  • [5]

    Comme le rappellent J. Gardes-Tamine et M.-A. Pellizza,« s’il arrive que l’allégorie entraîne une personnification, ce n’est pas un cas général. [….] Figuration, personnification, illustration concrète ne sont que des conséquences éventuelles d’un mécanisme de double sens » (« Pour une définition restreinte de l’allégorie », L’Allégorie : corps et âme, J. Gardes-Tamine éd., Presses universitaires de Provence, 2002, p. 9-28, p. 17).

  • [6]

    C’est un point capital, que je n’ai malheureusement pas le temps d’étudier ici. Voir, pour une ébauche de réflexion, quelques remarques dans le volume de la « Foliothèque », chap. VI.

  • [7]

    Je renvoie sur ce point au chapitre III de mon livre, consacré à l’écriture de l’histoire (La Chair de l’idée. Poétique de l’allégorie dans les Rougon-Macquart, Droz, 2007).

  • [8]

    « Nana tourne au mythe sans cesser d’être réelle. Cette création est babylonienne », écrit Flaubert à Zola le 15 février 1880.

  • [9]

    Ainsi Nana tape sur le peuple : « Que voulaient-ils donc, ces sales gens qui ne se lavaient jamais ? Est-ce qu’on n’était pas heureux ? Est-ce que l’empereur n’avait pas tout fait pour le peuple ? Une jolie ordure, le peuple ! Elle le connaissait, elle pouvait en parler ; et, oubliant le respect qu’elle venait d’exiger à table pour son petit monde de la rue de la Goutte-d’Or, elle tapait sur les siens avec des dégoûts et des peurs de femme arrivée » (p. 339).

  • [10]

    Il faudrait y adjoindre la trente-quatrième représentation de La Blonde Vénus (qui permet au romancier de montrer au lecteur les coulisses, chap. V) et la scène de répétition de La Petite Duchesse à laquelle Nana assiste cachée et où elle obtient ensuite, grâce à Muffat, le rôle principal (voir chap. IX).

  • [11]

    Sur Mélusine dans Nana, je renvoie à l’article de Gisèle Séginger : « Naturalisme et mythe : Nana et Mélusine », Mélusine moderne et contemporaine, A. Bouloumié éd., L’Âge d’homme, « Bibliothèque Mélusine », 2001, p. 115-124.

  • [12]

    Voir à ce propos la définition du naturalisme que propose Yves Chevrel dans Le Naturalisme. Étude d’un mouvement littéraire international, PUF, « Littératures modernes », 1993 (2e éd.), p. 56.

  • [13]

    « Nana est la mangeuse d’or, l’avaleuse de toute richesse ; les goûts les plus dispendieux, le gaspillage le plus effroyable. Elle se rue aux jouissances, à la possession, par instinct. Tout ce qu’elle dévore ; elle mange ce qu’on gagne autour d’elle dans l’industrie, dans l’agio, dans les hautes situations, dans tout ce qui rapporte. Et elle ne laisse que de la cendre. En un mot, la vraie fille » (Dossier préparatoire, Fiche Personnage « Nana », f° 193, La Fabrique des Rougon-Macquart, op. cit., t.III, p. 416).

  • [14]

    Voir à ce propos l’article d’Anna Gural-Migdal : « Nana, figure de l’entre et de l’autre », L’Écriture du féminin chez Zola et dans la fiction naturaliste, Bern, Peter Lang, 2003, p. 313-329.

  • [15]

    Sur Nana roman de la répétition, voir l’indispensable étude d’Auguste Dezalay dans L’Opéra des Rougon-Macquart. Essai de rythmologie romanesque, Klincksieck, 1983.