Agrégation
ARTICLE
Carson McCullers est née en 1917 dans l’État de Géorgie. Comme de nombreux écrivains du Sud, sa région natale est au cœur de la plupart de ses récits. Elle explique, dans son essai "Un rêve qui s’épanouit" : "L’action de mes livres se situera probablement toujours dans le Sud, il sera toujours ma patrie. J’aime la voix des Noirs – comme le flot sombre d’un fleuve. Chaque fois que j’y vais, je comprends, par mes souvenirs et par la lecture des journaux, que là réside toujours ma réalité" (Cœur 495). Pour elle, "le travail de l’écrivain est conditionné non seulement par sa personnalité mais par le lieu de sa naissance" (497). McCullers décrit la vie dans les petites villes du Sud, les tourments de ceux qui les peuplent, et surtout le sentiment de solitude qui les définit. L’originalité de cette œuvre réside dans le choix qu’opère l’écrivaine de faire parler le marginal quelle que soit son identité : l’enfant, le Noir, le muet… c’est la voix de l’autre Amérique, une Amérique de l’intérieur, qui résonne au fil des pages et donne naissance à une communauté singulière composée de chasseurs au cœur solitaire, pour reprendre le titre de son premier roman.
L’œuvre de McCullers, si elle n’est pas aussi foisonnante que celle d’un William Faulkner ou d’un Erskine Caldwell, a pourtant marqué son temps. Reconnue par ses contemporains, comme Richard Wright, Tennessee Williams ou Gore Vidal, McCullers a d’abord été remarquée pour l’originalité de sa prose. Aujourd’hui, des écrivains tels que Joyce Carol Oates voient en elle une enfant prodige ("You are the We of Me" 275), propulsée au rang des plus grands à la sortie de son premier opus, The Heart is a Lonely Hunter, en 1940. Oates la perçoit comme l’une des écrivaines les plus originales de son pays, la présentant comme l’héritière de Henry David Thoreau et Emily Dickinson et dans la même lignée que Sherwood Anderson ou Edward Hopper qui, comme elle, se sont intéressés à la “poésie de la solitude américaine” (voir "Introduction to the Mariner Edition" xiii). Dans sa biographie, McCullers raconte que c’est grâce à un piano offert par son père qu’elle a surmonté le sentiment de solitude qu’elle avait éprouvé après la naissance de son frère, puis de sa sœur (Illuminations 12), pensant qu’elle allait perdre l’attention de ses parents. La musique occupe d’ailleurs dans son œuvre une place bien particulière tantôt pour accentuer l’isolation de l’individu par rapport à sa communauté, tantôt pour insister sur l’expérience collective du partage. Avant sa naissance, la mère de McCullers imaginait déjà sa fille comme une grande musicienne (Tournier 14) et si elle n’a pas poursuivi une carrière dans la musique, son écriture est empreinte de sons et de rythmes qui évoquent une partition musicale. L’écrivaine Joan Williams reconnaît même lors d’un entretien : "J’avais pour habitude de copier et recopier des phrases et des phrases de McCullers, espérant d’une certaine façon que grâce au mouvement du crayon, j’apprendrais comment elle faisait" ("Joan Williams : Struggling Writer" 549). Pour sa part, Truman Capote, qui était proche de McCullers, invitait de jeunes écrivains prometteurs à la lire pour développer leur sensibilité et leur imagination (Letters 398).
Tout au long de son œuvre, McCullers creuse la marge pour la ramener au centre ; elle fait parler ceux que l’on n’entend pas, notamment par le biais de la focalisation interne. Elle avait grâce à cela séduit l’écrivain noir américain Richard Wright avec Le Cœur est un chasseur solitaire. Pour Wright, "l’aspect le plus impressionnant du [roman] est l’étonnante humanité qui permet à un écrivain blanc, pour la première fois dans la fiction sudiste, de traiter les personnages noirs avec autant de facilité et de justesse que ceux de sa propre race" (195). Décrire la différence, l’autre plutôt que le même, était le projet de McCullers qui se retrouvait derrière les traits de personnages souvent grotesques et incompris : "je deviens les personnages sur qui j’écris. Je m’immerge tellement en eux que leurs motivations deviennent les miennes" ("Un rêve qui s’épanouit", Cœur 492). Pour sa sœur, Margarita G. Smith, "[de] tous les personnages de l’œuvre de Carson McCullers, c’est Frankie Addams, l’adolescente vulnérable, exaspérante et attachante de The Member of the Wedding [Frankie Addams, en français] qui cherchait son “nous à elle” [“the we of me”], qui ressemble le plus, pour sa famille et ses amis, à l’écrivaine elle-même" (Mortgaged Heart xi). Il est intéressant de noter que même aujourd’hui McCullers, à l’instar de Frankie, ne fait "partie d’aucun club" (443) bien que la critique tente de la lire en compagnie d’autres écrivains de sa génération ou de sa région. Si l’on cherche des rapprochements thématiques et géographiques, c’est certainement vers Walker Percy qu’il faudrait se tourner : le cinéphile qui donne son titre à son premier roman publié en 1961 est un solitaire en quête de sens, en quête d’un "nous".
Les textes de McCullers sont à l’image de ce "we of me", une quête interminable ayant pour but de gommer les marges, d’accepter de n’être pas un mais plusieurs, de ne pas se complaire dans une case mais d’en franchir le cadre. Dans "Un rêve qui s’épanouit", l’écrivaine précise : "Que John Singer, dans Le Cœur est un chasseur solitaire, soit sourd-muet est symbolique […]. Le sourd-muet, Singer, symbolise l’infirmité, et il aime une personne incapable d’accepter cet amour" (492). L’amour est un autre thème central chez McCullers : "L’amour, spécialement l’amour pour une personne incapable de le rendre ou de le recevoir, est l’élément déterminant à partir duquel j’échafaude les personnages incongrus de mes romans – des gens dont l’incapacité physique symbolise leur incapacité spirituelle à aimer ou à accepter d’être aimé – leur isolement moral" (489). L’amour que ressent Singer pour Antonapoulos dans Le Cœur est un chasseur solitaire illustre bien cette conception de l’être aimant incompris. Singer est aussi perçu comme différent, ce qui fait de lui aux yeux de tous, mais pas aux yeux de celui qu’il aime, un homme exceptionnel. Pierre Dommergues parle d’une "géométrie des cœurs" et observe : "Dans ce chassé-croisé de personnages qui se poursuivent sans pouvoir s’atteindre, la seule constante semble être le hasard, l’étrange, l’absurde" (Écrivains américains 58). Cette constante se retrouve notamment dans l’incident qui coûte presque sa vie à Baby Wilson : Bubber qui voue un culte particulier à la fillette lui tire involontairement une balle en pleine tête... un signe que si le cœur ne peut être atteint, la tête, elle, peut l’être.
Tennessee Williams qui reconnaît sans doute son propre projet dans l’écriture de celle qu’il appelait sa "Sister-Woman" (Spoto, The Kindness of Strangers: The Life of Tennessee Williams 165), écrit dans la postface à Reflections in a Golden Eye : "les artistes sont snobs […] non pas parce qu’ils veulent être différents, et qu’ils espèrent et croient qu’ils le sont, mais parce qu’ils sont à jamais douloureusement frappés au visage par le fait inéluctable de leur différence qui les rend blessés et assez seuls [lonely] pour vouloir entreprendre la vocation d’artistes" ("Afterword" 131). Williams, qui formule ici un commentaire général sur l’écrivaine, évoque deux autres thèmes indissociables du corpus mccullersien : la souffrance et la solitude, les deux résultant d’une trajectoire qui fuit plus qu’elle ne rejoint celle que préconise la société. Singer revient à nouveau à l’esprit mais comment ne pas songer également au docteur Copeland, à Biff ou même à Jake ou Mick ? Ils souffrent chacun à leur façon de ne pas pouvoir exprimer leurs désirs les plus intimes, leur besoin d’être un "nous" sans pour autant sacrifier leur "je".
Le Cœur est un chasseur solitaire inaugure une œuvre où la marge est centrale. On y croise des sourds-muets, des Noirs et des adolescents égarés mais aussi des êtres aux formes peu avenantes. Pour McCullers, "il n’y a rien d’anormal dans la nature : seule l’absence de vie est anormale. Tout ce qui se bat, tout ce qui bouge, tout ce qui marche, tout ce qui est humain est naturel aux yeux de l’écrivain" (citée dans Dommergues, Les USA à la recherche de leur identité 215). Ce sont ces êtres qui, à l’image de Miss Amelia dans la novelette désormais canonique "The Ballad of the Sad Café", rappellent le Misfit de Flannery O’Connor, tant ils sont attachés à l’image décalée qu’ils reflètent. Des personnages comme Frankie Addams, eux, vivent mal leur statut marginal, comme le suggère la première page de The Member of the Wedding : "Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle était devenue un être sans attache, qui traînait autour des portes, et elle avait peur" (443). La marge peut ainsi symboliser l’attraction ou la répulsion : pour certains, elle est synonyme de confort, pour d’autres, elle est source d’inquiétudes. C’est grâce à cette identité fluctuante que McCullers introduit une tension dans ses textes car pour elle, "chaque homme doit trouver sa forme d’expression personnelle – mais ce droit lui est souvent refusé par une société prodigue et imprévoyante" (Esquisse, Cœur 407-08). Par le biais de personnages difformes voire informes, McCullers semble exprimer sa vision du monde moderne, inapte à s’ouvrir à l’inconnu. Dans son autobiographie, elle déclare : "Je souhaite pouvoir écrire que je sois souffrante ou en bonne santé, car en fait, ma santé dépend presque totalement de l’écriture" (38). C’est avec ses lecteurs que McCullers envisage sa communauté.
Pour citer cet article
Gérald Préher, "Le Cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers : présentation", SFLGC, Agrégation, publié le 20 Juin 2019 , URL : https://sflgc.org/agregation/preher-gerald-le-coeur-est-un-chasseur-solitaire-de-carson-mccullers-presentation/, page consultée le 30 Octobre 2024.