Agrégation

La misanthropie dans Timon d'Athènes

ARTICLE

« I am Misanthropos, and hate mankind »
(XIV.53)

Timon d’Athènes [1] est un peu la mal aimée et certainement la moins connue des pièces de Shakespeare et il faut beaucoup d’audace ou d’optimisme pour la porter à la scène. Peter Brook s’y était risqué, avec le succès qu’on sait, au théâtre des Bouffes du Nord, en jouant à la fois sur le minimalisme qui est devenu sa marque de fabrique et en mettant en avant le thème de la critique de l’argent et de la consommation qui pouvait encore, quelque six années plus tard, faire vaguement écho aux revendications de mai 68.

Si l’auteur de L’espace vide [2] a pu ainsi redonner une nouvelle vie à l’œuvre, il en a aussi  gommé certains aspects dérangeants et subversifs qui, pour se situer dans le sillage de la veine satirique de Jaques dans Comme il vous plaira, de Thersite dans Troilus et Cressida ou de Pompey dans Mesure pour mesure, radicalisent tout de même le pessimisme d’Hamlet. Timon est une pièce qui possède de nombreux points communs avec Le roi Lear et Coriolan, tragédies où la véhémence et la rage des personnages-titres les isole de leur entourage pour les faire sombrer dans la folie ou dans une forme d’auto-destruction qui confine au nihilisme.

En fait, l’originalité de Timon d’Athènes vient de sa composition à quatre mains, où Thomas Middleton [3] se charge de tout ce qui concerne le monde de la « city comedy » [la comédie citadine] avec sa satire grinçante de l’argent, de la dette, des duperies, filouteries ou folies qui lui sont liées, tandis que Shakespeare, de son côté, s’attache à la mise au point d’une rhétorique de la rage, où va exceller un Timon passé du statut de bienfaiteur à celui d’imprécateur violent mais non dénué d’une forme d’humour noir. [4]

La structure binaire de l’œuvre, qui oppose tour à tour et terme à terme les deux Timon qui se situent aux antipodes l’un de l’autre, à savoir le mondain philanthrope et l’ermite misanthrope, mais aussi le nombre de personnages anonymes – Sénateur, voleur, poète, peintre, bijoutier, marchand etc…, — le recours au schéma répétitif de la visite (à domicile d’abord, puis dans la grotte au beau milieu des bois), tout cela ramène la dimension proprement dramatique à peu de choses, alors que la déclamation, la langue, le discours occupent une place presque disproportionnée par rapport à une action réduite à sa plus simple expression. On le voit bien dans l’édition de John Jowett, où la scène XIV, composée d’un monologue et des six visites successives faites au misanthrope, représente plus de 760 lignes de texte, soit près du tiers d’un ensemble qui en compte 2298. En outre, le caractère allégorique, quasi-didactique, de l’œuvre apparaît dans la généralité un peu vague de la première scène, autant qu’il frappe dans tout ce que l’invective de Timon peut avoir de global, sinon d’universel. Shakespeare s’inscrit ainsi dans la tradition de la Moralité et du débat mais il en inverse le schéma instructeur ou rédempteur comme Marlowe l’avait déjà fait dans Le docteur Faust [5] . Le vengeur par le verbe qu’est Timon ne s’en prend pas seulement aux faux-amis qui l’ont trahi mais à l’humanité tout entière.

C’est un cas extrême et tout à fait particulier de la vengeance sénéquéenne, la grande source de la tragédie de vengeance élisabéthaine, puisque Timon se venge de l’homme, unique objet de son ressentiment, et pas seulement de Lucius, Lucullus ou Sempronius. Contrairement à Alcibiade ou à Coriolan, l’exil du héros est auto-décidé, car personne ne l’oblige à quitter Athènes. Et, à l’inverse de Lear, Timon ne reviendra ni ne pardonnera, allant jusqu’au bout de sa haine du monde, aussi extrême qu’inexpiable, pour disparaître à jamais et faire en sorte que sa voix se confonde désormais avec celle de l’océan.

I.    Voix et visages de la misanthropie

Au sein de l’euphorie dans laquelle semblent baigner les deux premières scènes, Apemantus, le philosophe bourru adepte de Diogène et des Cyniques, fait entendre sa différence, sa voix dissonante. Comme le fou de Lear, il s’efforce de ramener Timon sur terre, de lui faire toucher du doigt la manière éhontée dont la foule de parasites qui gravite autour de lui profite de sa folle générosité pour le conduire immanquablement sur le chemin de la ruine. Il dénonce les flatteurs dont toutes les douceurs sont aussi feintes que perfides :

Apemantus (aside) So, so, there.
Achës contract and starve your supple joints!
That there should be small love amongst these sweet knaves,
And all this courtesy! The strain of man’s bred out
Into baboon and monkey. (I.251-55)

Apemantus (à part) Et allez donc !
Que les rhumatismes enrayent votre souplesse !
Dire qu’il y a si peu d’amour chez ces suaves crapules
Et tant de politesses ! Les hommes dégénèrent
Pour devenir des babouins et des singes. [6]

Apemantus va plus loin encore dans la scène II, où le banquet que donne Timon laisse entrevoir en filigrane un festin cannibale, un rendez vous des buveurs de sang:

Apemantus  I scorn thy meat. ’Twould choke me, for I should ne’er flatter thee. O you gods, what a number of men eats Timon, and he sees ’em not! It grieves me to see so many dip their meat in one man’s blood; and all the madness is, he cheers themp up, too.
I wonder men dare trust themselves with men.
Methinks they should invite them without knives:
Good for their meat, and safer for their lives.
There’s much example for’t. The fellow that sits next
Him, now parts bread with him, pledges the breath of
him in a divided . If I were a huge man, I should fear to drink at meals,
Lest they should spy my windpipe’s dangerous notes.
Great men should drink with harness on their throats. (II.38-52)

Apemantus
Fi de ces plats ! Ils m’étouffent car jamais je ne pourrai te flatter. Dieux, que de gens dévorent Timon sans qu’il s’en rende compte ! Cela m’afflige de les voir tous saucer dans le sang d’un homme ; mais ce qui est fou c’est qu’il a l’air de s’en réjouir.
Je m’étonne de voir les hommes se faire confiance.
On devrait leur dire de venir sans leur couteau :
Meilleur pour la santé  et plus sûr pour leur peau.
On en a mille exemples. Le convive qui est assis
Près de lui, partage son pain, boit à sa santé dans le même verre, est celui qui est le plus prêt à le tuer.
Cela est prouvé. Si j’avais du pouvoir, j’aurais peur de boire à table,
De peur qu’on épie les notes de ma trachée où se loge
Le danger. Les grands doivent bien protéger leur gorge.

Cette vision très noire du banquet et de la convivialité, où l’hôte serait donné en pâture à ses invités, retourne le banquet où l’on mange en une fête où l’on est mangé. Ce passage reprend, en la développant, la remarque misogyne qu’Apemantus avait faite au sujet des femmes :

Timon Wilt dine with me, Apemantus?

Apemantus  No, I eat not lords.

Timon   An thou shouldst, thou’dst anger ladies.

Apemantus  O, they eat lords. So they come by great bellies.

Timon  That’s a lascivious apprehension. (I.207-211)

 

Timon Tu viens dîner avec moi, Apemantus ?

Apemantus  Non, je ne mange pas de seigneurs.

Timon  Si c’était le cas, leur femme serait furieuse.

Apemantus  Mais elles les mangent bien, elles, avec leur gros ventre.

Timon  Tu as l’esprit mal tourné.

Comme la pièce le montre par la suite, Apemantus n’a pas tort de ne nourrir aucune illusion sur les « amis » de Timon, dont il voit bien la nature prédatrice, mais ses avertissements qui ne peuvent naturellement pas être entendus à ce stade, montrent néanmoins chez lui un pessimisme proche de la misanthropie. Comme le dit le Premier Seigneur, « He’s opposite to humanity » (I.276) [Il déteste le genre humain]. Même Timon se montre agacé par ses critiques incessantes des fêtes somptueuses qu’il donne pour ses amis :

Apemantus  Thou giv’st so long, Timon, I fear me thou wilt give away thyself in paper shortly. What needs these feasts, pomps and vainglories?

Timon  Nay, an you begin to rail on society once, I am sworn not to give regard to you. Farewell, and come with better music. (II.242-48).

Apemantus  Tu donnes depuis si longtemps, Timon, que j’ai peur que tu te donnes toi-même à crédit sous peu. À quoi bon ces fêtes, ces fastes, ces vaines dépenses ?

Timon Ah, si tu te mets à railler la société, ne compte pas sur moi pour écouter. Adieu, reviens avec une musique plus agréable.

Le masque des amazones, qu’Apemantus qualifie de « sweep of vanity » (II.128)[douce folie], n’est aux yeux de ce dernier, qu’une forme de danse macabre où les danseurs finiraient par venir piétiner son cadavre (II.139-40). C’est un rabat-joie, un pessimiste professionnel qui a pour qualités principales la faculté de lire entre les lignes et surtout celle d’anticiper, là où Timon se laisse totalement fasciner et absorber dans le moment présent, tout consumé qu’il est par l’ivresse d’une jouissance altruiste qu’il vit dans le regard et les paroles de ses « amis ».

Quand il le rencontre dans sa retraite à la scène XIV, Apemantus ne voit en Timon qu’un misanthrope d’occasion qui tente de l’imiter mais qui cache un ressentiment profond sous l’apparence d’un satiriste professionnel :

This is in thee a nature but infected,
A poor unmanly melancholy, sprung
From change of fortune. Why this spade, this place,
This slave-like habit, and these looks of care?
Thy flatterers yet wear silk, drink wine, lie soft,
Hug their diseased perfumes, and have forgot
That ever Timon was. Shame not these woods
By putting on the cunning of a carper.
Be thou a flatterer now, and seek to thrive
By that which has undone thee. Hinge thy knee,
And let his very breath whom thou’lt observe
Blow off thy cap. Praise his most vicious strain,
And call it excellent. Thou wast told thus.
Thou gav’st thine ears, like tapsters that bade welcome,
To knaves and all approachers. ’Tis most just
That thou turn rascal. Hadst thou wealth again,
Rascals should have’t. Do not assume my likeness. (XIV.203-19)

Cela n’est chez toi qu’une infection naturelle,
Une forme de lâche dépression qui résulte
De tes revers de fortune. Pourquoi cette bêche, ce lieu,
Ces habits d’esclave et ces regards soucieux ?
Tes flatteurs sont toujours dans la soie, boivent du vin,
Et ils t’ont oublié. N’offense pas ces bois
En te déguisant en censeur professionnel.
Sois flatteur à ton tour et chercher à prospérer
Grâce à ce qui t’a perdu. Aies le genou souple,
Et que le moindre souffle de celui que tu courtises
T’enlève le chapeau. Flatte le pire de ses vices,
Dis-lui qu’il est parfait. C’est comme ça qu’on t’a eu.
Tu prêtais l’oreille, comme un serveur à l’auberge,
A des canailles, au tout venant. Il est normal
Que tu deviennes une crapule. À nouveau millionnaire,
Tu abreuverais d’autres crapules. Ne m’imite donc pas.

Apemantus reste un donneur de leçons. Il n’a pas pris la mesure de l’altération radicale qui a affecté le comportement de Timon, lequel a déjà dépassé le monde ancien pour se vouer à une exécration sans retenue de tout ce qui avait auparavant fait sa joie et son bonheur. La confrontation du cynique et du misanthrope, à la scène XIV, permet justement de bien mesurer l’évolution qui s’est produite en lui.

L’autre personnage auquel Timon est comparé et mesuré est Alcibiade. Timon, dans une remarque assez ambiguë, suggère que ce dernier se nourrit plus d’hostilité que d’amitié :

You had rather be at a breakfast of enemies than a dinner of friends. (II.75-76)

Tu préfères manger des ennemis au petit déjeuner que dîner avec tes amis.

Par la suite, une fois tombée la sentence de son bannissement par le Sénat, Alcibiade, comme Timon, va se trouver confronté à l’injustice :

Banish me?
Banish your dotage, banish usury
That makes the senate ugly […]
I’m worse than mad. I have kept back their foes
While they have told their money and let out
Their coin upon large interest, I myself
Rich only in large hurts. All those for this?
Is this the basalm that the usuring senate
Pours into captains’ wounds? Banishment!
It comes not ill; I hate not to be banished.
It is a cause worthy my spleen and fury,
That I may strike at Athens. (X.95-112)

Me bannir, moi ?
Bannissez vos radotages, bannissez l’usure
Qui enlaidit le sénat […]
Je suis plus que furieux. Moi qui ai chassé leurs ennemis
Pendant qu’ils comptaient leurs sous, qu’ils prêtaient
Leur argent avec de gros intérêts, moi qui
Ai mes blessures pour unique richesse. A quoi bon ?
Est-ce là la pommade qu’un sénat d’usuriers
Verse sur les plaies d’un soldat ? Le bannissement ?
Ce n’est pas un mal ; je me fiche d’être banni.
Voilà de quoi exciter ma bile et ma fureur,
Et me retourner contre Athènes.

Il y a, dans cette condamnation du politique, toute l’amertume du militaire qui déplore le manque de reconnaissance de la république face à ses actions, quelque chose qui annonce les invectives de Coriolan décidant, lui aussi, de se vouer à la ruine de son pays natal après la sentence d’exil qui le frappe. D’une certaine façon, Alcibiade est un double de Timon puisqu’il subit de plein fouet l’ingratitude de ses obligés, les sénateurs, et qu’il décide de se venger d’eux en entraînant la ruine d’Athènes. Mais c’est un double actif car Timon, lui, cantonnera sa vengeance au niveau du verbe et de l’imprécation, comme le fait Hamlet avant son exil en Angleterre, qui est le moment charnière où il se voit contraint de précipiter les choses et de se lancer dans l’action. En un sens, Alcibiade est un peu le bras armé du misanthrope, comme Fortinbras était celui du prince de Danemark et, dans un cas comme dans l’autre, l’issue n’est pas celle qui était espérée.

Au début, Timon est présenté comme un magicien, un faiseur de miracles et de merveilles à partir de son goût du don, du mécénat et de l’hospitalité :

Poet […] Magic of bounty, all these spirits thy power
Hath conjured to attend. (I.6-7)

Le poète […] Magie de la munificence, tous ces esprits
Ta force les a invoqués pour les réunir.

Dans ces deux vers, Timon serait une sorte de Faust athénien, disposant d’esprits à son service pour répandre des bienfaits qui semblent quasiment divins aux dires de ses amis :

First Lord […] Come, shall we in,
And taste of Lord Timon’s bounty? He outgoes
The very heart of kindness.

Second Lord  He pours it out. Plutus the god of gold
Is but his steward; no meed but he repays
Sevenfold above itself; no gift to him
But breeds the giver a return exceeding
All use of quittance. (I.276-83)

Premier Seigneur  Venez, entrons 
Goûter la générosité de Timon. Il est
Plus que la bonté faite homme.

Deuxième Seigneur  Il la déverse à flots. Plutus, dieu de l’or
Est son esclave. Nul service qu’il ne rende
A sept fois sa valeur. Jamais on ne lui donne
Sans qu’il rende au donneur un cadeau qui dépasse
Toute reconnaissance ordinaire.

Ce qui est décrit dans ce passage c’est une économie du don et du contre-don, où l’esprit de munificence aristocratique se doit de faire assaut de générosité quand il s’agit de donner ou de rendre la politesse, et il est possible que le mot « steward », par ailleurs réservé au personnage de Fulvius, l’intendant au grand cœur, fasse ici allusion au premier des Stuarts, le roi Jacques Ier, qui était friand de fêtes et coutumier de cadeaux somptueux faits à ses amis. On peut difficilement ne pas voir là une manière d’écho aux critiques des puritains face aux extravagances somptuaires de la cour de Jacques Ier :

[…] there is in Timon of Athens a strong Calvinist critique of both a culture of debt and a culture of wasteful extravagance. Both were seen to typify the court of King James, who was notorious for giving jewels and other rich presents to attractive younger men […] The play’s attack on values associated with the court is underpinned by the social role of the Steward… [7]

[…] on trouve dans Timon d’Athènes une critique sévère, d’inspiration calviniste, de la culture de l’endettement et de la dépense excessive. Toutes deux étaient jugées refléter les pratiques de la cour de Jacques Ier, notoirement connu pour les bijoux et autres cadeaux somptueux qu’il offrait à des hommes jeunes et beaux. Dans la pièce, la critique de ces valeurs associées à la cour est étayée par le rôle social joué par l’Intendant.

Dès lors, le passage de la philanthropie un peu folle à la misanthropie la plus noire s’effectue par le biais de la brusque succession de la fête et de l’anti-fête, selon la formule lapidaire et quasiment intraduisible de l’Intendant : « Feast won, fast lost » (IV.166) [Ce que la fête a fait, le jeûne l’a défait]. On passe ainsi sans transition, ou presque, du carnaval au carême. Et, pour mieux illustrer la symétrie de ces deux mondes, où le nouveau Timon est l’envers de l’ancien, on va assister à un faux banquet qui annonce celui que Prospéro organisera pour punir ses ennemis dans La Tempête. Et c’est au terme de cette cérémonie expiatoire, où il dénonce dans ses invectives l’ingratitude de ses anciens obligés qu’il prenait pour des amis, que Timon fait sa profession de foi misanthrope :

Burn house! Sink Athens! Henceforth hated be
Of Timon man and all humanity… (XI.103-104)

Brûle maison ! Croule, Athènes ! Que soient désormais haïs
De Timon l’homme et toute l’humanité…

Les trois subjonctifs, « burn, sink, be » ont ici quasiment la valeur d’une proclamation, tandis que le rejet de « be » en fin de vers transforme la haine en une sorte d’état permanent. Par ailleurs, l’opposition entre la rapidité de l’actif « Burn house », « Sink Athens » et l’allongement du passif encore souligné par le caractère artificiel de l’inversion et du rejet du sujet au vers suivant (« hated be/Of Timon ») marque bien l’entrée dans le règne du négatif, l’utopie généreuse du début faisant désormais place à la dystopie du désenchantement amer.

Mais, c’est dans la scène suivante que Timon va dépasser le stade de la simple déclaration pour décliner en détail le programme de sa misanthropie. L’homme va redevenir un loup pour l’homme dans une nouvelle loi de la jungle, les femmes, mères et filles vont se livrer à l’indécence et à l’incontinence la plus complète, les rôles et les positions sociales seront inversées, mettant ainsi l’ordre cul par dessus tête comme pendant les Saturnales. Mais il s’agit ici de Saturnales non festives [8] . Les parents seront humiliés par leurs enfants, les faillis ne paieront plus leurs dettes, les serviteurs voleront leurs maîtres et toutes les valeurs seront ainsi inversées :

[…] Piety and fear,
Religion to the gods, peace, justice, truth,
Domestic awe, night rest, and neighbourhood,
Instruction, manners, mysteries, and trades,
Degrees, observances, customs and laws,
Decline to your confounding contraries,
And yet confusion live! (XII.15-21)

[…] Pitié et peur,
Adoration des dieux, paix, justice, vérité,
Respect familial, sommeil nocturne, bon voisinage,
Education, mœurs, métiers, négoce,
Rang social, rites, coutumes et lois,
Sombrez dans le chaos de vos contraires,
Et que vive l’anarchie.

Les épidémies s’abattront sur le monde avec leur cortège de plaies et de prurits, la jeunesse se livrera sans frein à l’intempérance et à la débauche, l’amitié deviendra un poison et la compagnie des bêtes infiniment préférable à celle des hommes. Timon, qui s’exclut ainsi de la compagnie des hommes, rejoint Aristote qui déclarait dans sa Politique que

[…] he that cannot abide to live in company, or through sufficiency hath need of nothing, is not esteemed a part or member of a city, but is either a beast or a god. [9]

[…] celui qui ne peut vivre en société ou qui se suffit à lui-même, n’est pas considéré comme un citoyen mais comme une bête ou comme un dieu.

Ceci explique peut-être, au moins en partie, les nombreuses répétition du mot « dog » (à titre d’insulte autant que comme application littérale du « cynisme ») et du mot « god », deux mots réversibles qui deviennent quasiment interchangeables dans la pièce. Ils constituent les deux pôles d’un régime où l’on passe d’un extrême à l’autre, comme Apemantus l’a parfaitement vu :

The middle of humanity thou never knewest, but the extremity of both ends. When thou wast in thy gilt and perfume, they mocked thee for too much curiosity; in thy rags thou know’st none, but art despised for the contrary. (XIV.302-306)

L’humanité moyenne t’a toujours été étrangère et tu n’auras connu que les extrêmes. Quand tu étais dans les dorures et le parfum, on se moquait de toi pour ton raffinement excessif ; en haillons, il n’en est plus question, mais on te méprise pour tes excès contraires.

L’exil volontaire de Timon révèle le revers de la médaille, l’autre face d’un personnage excessif dans la bonté comme dans la détestation, et il n’est dès lors guère surprenant que le programme du misanthrope épouse à peu près toutes les configurations du monde à l’envers.

II.      Le monde à l’envers [10]

A sa manière la pièce reprend l’idée platonicienne selon laquelle le monde, créé parfait à l’origine, se dégrade progressivement avec le temps, l’âge de fer nous éloignant irrémédiablement de l’âge d’or des commencements. On en trouve des échos dans la réplique du peintre à la question du poète :

Poet  How goes the world ?

Painter  It wears, sir, as it grows… (I.2-3)

 

Le poète  Comment va le monde ?

Le peintre  Il s’use, monsieur, en vieillissant…

Et, aux yeux d’Apemantus qui s’exclame “Who lives that’s not depraved or depraves” (II.136) [Qui, dans la vie, n’est pas corrompu ou n’a pas corrompu ?], cela semble quasiment aller de soi. Dans leur discussion à propos de l’allégorie de la Fortune, le peintre complimente le poète en termes ambigus et dans une image qui évoque la dégringolade :

Painter          […] yet you do well
To show Lord Timon that mean eyes have seen
The foot above the head… (I.93-95)

Le peintre             […] pourtant vous faites bien
De montrer au seigneur Timon que des regards envieux
Ont vu les pieds au-dessus de la tête…

Mais, de façon plus générale, la dégradation est signalée par des catastrophes et des expressions délibérément ambiguës comme « great flood » (I.42) [flot incessant], prolongées par d’autres à valeur analogue comme « his flow of riot » (IV.3) [torrent de ses plaisirs] ou « your great flow of debt » (IV.137) [l’avalanche des dettes], qui annoncent quelque déluge à venir. De même, les larmes que Timon verse sous le choc de l’émotion quand il célèbre les plaisirs que lui procure l’amitié, où le deuxième Lord voit une forme d’accouchement après que la joie a ensemencé l’œil, préfigurent en réalité l’anéantissement futur, quand les vagues de l’océan viendront battre la tombe de Timon :

Timon  Come not to me again, but say to Athens,
Timon hath made his everlasting mansion
Upon the beachèd verge of the salt flood,
Who once a day with his embossèd froth
The turbulent surge shall cover. (XIV.749-53)

Timon  Ne venez plus me voir, mais dites à Athènes
Que Timon a bâti sa demeure éternelle
Sur une plage au bord des flots salés,
Qu’une fois par jour la houle turbulente
Vient couvrir de sa mousse écumante.

Dès lors, les images de ruine, réelle ou métaphorique, prédominent :

Steward  Is yon despised and ruinous man my lord,
Full of decay and failing? O monument
And wonder of good deeds evilly bestowed! (XIV.459-61)

L’Intendant Cet homme méprisé là-bas, cette ruine, c’est mon maître, Si délabré, si décrépit ? Quel mémorial
Des bienfaits dispensés à tort et à travers !

En faisant rimer “epitaph” et “laugh”, Timon évoque le rictus macabre du crâne et l’hystérie à venir de la danse de mort au milieu des épidémies de peste :

[…] Make thine epitaph,
That death in me at others’ lives may laugh. (XIV.380-81)

[…] Compose ton épitaphe
Pour qu’avec moi la mort, face aux autres, s’esclaffe !

Désormais, à ses yeux,  tout va de travers, tout est biaisé dans ce monde corrompu où les valeurs se sont définitivement effondrées :

All’s obliquy;
There’s nothing level in our cursed natures
But direct villainy.. (XIV.18-20)

Tout est oblique ;
Rien n’est droit dans notre maudite nature
Si ce n’est la franche bassesse.

La civilité en crise abandonne le terrain à la sauvagerie (« Destruction fang mankind », XIV.23, [Que la destruction se fasse les dents sur l’humanité], création verbale aussi audacieuse que compacte puisque « fang » en anglais désigne le croc de l’animal) et ce sont désormais les bêtes qui prennent le pas sur l’humain :

The commonwealth of Athens is become a forest of beasts… (XIV.347-48)

La république d’Athènes est devenue une forêt pleine de bêtes sauvages.

Cette même idée se retrouve dans la longue tirade de Timon à la scène XII (ll. 1-3 et 35-36).
Le programme que le misanthrope détaille pour Alcibiade opère en effet par le biais d’un retournement des valeurs ordinaires, pour montrer que le mal prend le visage de la respectabilité ou de l’innocence et semer ainsi la confusion dans son esprit :

Pity not honoured age for his white beard;
He is an usurer. Strike me the counterfeit matron;
It is her habit only that is honest,
Herself’s a bawd. Let not the virgin’s cheek
Make soft thy trenchant sword; for those milk-paps
That through the window-bars bore at men’s eyes
Are not within the leaf of pity writ;
But set them down horrible traitors. (XIV.112-19)

Pas de pitié pour la barbe blanche du noble vieillard ;
C’est un usurier. Bats l’hypocrite matrone ;
Elle n’a d’honnête que ses habits,
C’est une maquerelle. Que la joue de la vierge
N’émousse pas la lame de l’épée ; car ses seins blancs
Qui, à travers le corsage, tapent dans l’œil des hommes,
Ne doivent pas figurer dans le livre de la pitié ;
Ce sont, sache-le, des traîtres infâmes.

Timon procède à une perversion de la couleur blanche (« white beard », « milk paps »), normalement associée à la vénérabilité de l’âge et à la maternité, et qui devient ici synonyme d’usure et de péché, voire de vice secret. Face à cela, il encourage la prostitution qu’il récompense à grand renfort d’or, pour que ces femmes propagent la syphilis qui va ronger les os et ravager les corps en détruisant le nez et en occasionnant la calvitie qui était provoquée par le traitement au mercure :

     […] Be whores still,
And he whose pious breath seeks to convert you,
Be strong in whore, allure him, burn him up.
Let your close fire predominate his smoke;
And be no turncoats. […]
whore still […]
Consumptions sow
In hollow bones of man…
[…] Crack the lawyer’s voice,
That he may never more false title plead,
Nor sound his quillets shrilly. Hoar the flamen
That scolds against the quality of flesh
And not believes himself. Down with the nose,
Down with it flat; take the bridge quite away
Of him that his particular to foresee
Smells from the general weal…
[…] Plague all,
That your activity may defeat and quell
The source of all erection… (XIV. 147-64)

[…] Putains soyez-le toujours,
Et celui qui essaiera de vous convertir avec son souffle pieux,
Excitez-le, enflammez-le avec vos putasseries.
Que votre feu intime subjugue sa fumée,
Et pas de volte face…
[…] toujours en bonnes putains..
[…] Semez le mal
Dans les os creux des hommes…
[…] Cassez la voix de l’avocat,
Qu’il ne plaide plus de causes frelatées,
Que cessent ses arguties sur un ton suraigü.
Vérolez le grand prêtre qui s’en prend à la chair,
Et n’en croit rien lui-même. Qu’il s’affaisse,
Qu’il s’effondre, que son arête s’écroule,
Le nez de celui qui, flairant son avantage,
S’écarte de l’intérêt général …
[…] Infectez-les tous,
Que votre activité détruise et tarisse
La source de toute érection…

Le chancre du nez et l’effondrement de l’arête nasale, symptôme connu de la syphilis, sert de signe d’impuissance sexuelle généralisée du fait de l’équivalence symbolique du nez et du pénis et du jeu de mots sur « bridge », au double sens d’arête nasale et de pont. Timon rêve donc de tarir la sexualité à la source du fait de la propagation de l’infection et de mettre ainsi un terme à l’espèce humaine.

En dehors de la prostitution, l’autre agent de corruption généralisée est l’or qu’il distribue avec plus de prodigalité encore qu’il ne l’avait fait dans sa vie antérieure. Car Timon n’est pas misanthrope parce qu’il est ruiné mais parce que son rêve de munificence a pris fin et que sa thélème de l’amitié éternelle a été mise à bas par la trahison de ceux qu’il aimait. Il n’utilise plus l’or pour se faire aimer mais pour détruire les racines de l’amour. Sa tirade est donc un éloge paradoxal des capacités de nuisance de l’or, séducteur protéen et polyglotte, dont la « vertu » est de dresser les cœurs les uns contre les autres jusqu’à l’annihilation finale qu’il appelle de ses voeux :

        He looks on the gold
O, thou sweet king-killer, and dear divorce
’Twixt natural son and sire; thou bright defiler
Of Hymen’s purest bed; thou valiant Mars;
Thou ever young, fresh-loved, and delicate wooer,
Whose blush doth thaw the consecrated snow
That lies on Dian’s lap; thou visible god,
That sold’rest close impossibilies
And mak’st them kiss, that speak’st with every tongue
To every purpose; O, thou touch of hearts:
Think thy slave man rebels, and by thy virtue
Set them into counfounding odds, that beasts
May have the world in empire… (XIV.382-93)

Il regarde l’or
Ô toi, cher tueur de rois, cher semeur de discorde
Entre père et fils ; toi, brillant profanateur
Du lit de l’Hymen le plus pur ; toi, vaillant Mars ;
Toi, séducteur toujours jeune, bien aimé, raffiné,
Dont l’ardeur fait fondre la neige consacrée
Qui protège le giron de Diane ; toi, dieu visible,
Qui soudes les incompatibilités les plus fortes
Et les fait s’embrasser, qui parle avec toutes les langues
Pour toutes les causes ! Toi, pierre de touche des cœurs :
Imagine que l’homme, ton esclave, se révolte, et que ta vertu
Dresse les hommes les uns contre les autres et que les bêtes
Sauvages héritent de l’empire du monde…

Les oxymores du début (“sweet king-killer”, “dear divorce”, “bright defiler”) soulignent cet aspect paradoxal, tout comme ses pouvoirs contraires, mais non contradictoires, favorisent la dissension et l’union impossible des extrêmes qu’il fait s’embrasser. Les termes de « divorce », « defiler », « fresh-loved », « wooer », « blush », « Dian’s lap », « kiss » et « tongue » évoquent en filigrane la séduction adultère, la défloration et la transgression érotique et servent de métaphore à la notion de trahison secrète qui va mettre le monde à feu et à sang.

On voit donc que le discours misanthrope de Timon recourt à l’entropie généralisée ainsi qu’aux tropes d’une rhétorique classique, mais dont il dévie ou dévoie la finalité profonde. Il s’agit de ne donner que pour corrompre, de ne séduire et cajoler que pour mieux semer la discorde, la destruction et la mort. L’œuvre du misanthrope est bien une œuvre au noir, une nigredo d’alchimiste à l’envers, puisqu’il entend à tout prix transformer l’or qu’il détient en un plomb qui ne servira qu’à sceller le cercueil de l’humanité. Pareille volonté d’annihilation recourt systématiquement aux figures du nihilisme.

 

Les figures du nihilisme

L’itinéraire de Timon est présenté comme aussi singulier que paradoxal. A l’époque de sa splendeur, il distribuait l’argent qu’il n’avait pas, puisqu’aux dires de l’Intendant, il ne réussissait qu’à accumuler les dettes. Il évoluait dans un monde de semblants et d’artifices où il confondait trop volontiers amis et obligés, générosité et prodigalité. Qu’il quitte Athènes pour vivre en ermite vengeur dans une caverne au milieu des bois, il tombe aussitôt sur une véritable mine d’or qui va lui servir cette fois à inverser le processus précédent. Prodigue il reste, mais pour mieux confondre et corrompre, transformant ses bienfaits du début (paiement d’une dette considérable pour tirer un ami de prison, versement d’une dot pour permettre à son serviteur d’épouser celle qu’il aime) en malfaisance systématique et radicale. Le philanthrope une fois retourné et converti à la misanthropie va changer l’utopie de l’amitié en dystopie de la haine et de l’exécration de l’homme en général. On peut dire que Timon est devenu son propre contraire, cela de manière irréversible, un peu comme si le docteur Jekyll s’était définitivement transformé en Mr Hyde.

Contrairement à ce qu’affirme le Quatrième Sénateur (« naught but humours sways him », XII.108-109) [il est tout entier la proie de ses humeurs], Timon n’est pas la simple proie d’une humeur mélancolique, comme s’il avait été soudainement et entièrement submergé par un flux de bile noire. Il a opéré une conversion, au sens quasi-religieux du terme, mais sa religion est désormais une religion du mal. Au lieu de choisir le salut et la voie de la rédemption après l’abandon de ses amis, Timon, contrairement à Everyman [11] dans la moralité du même nom, va délibérément emprunter la voie du désespoir et de la damnation dans un voyage sans retour au pays de la misanthropie la plus radicale. Timon est un jusqu’au-boutiste, il ne fera pas demi-tour.

Rhéteur de l’impossible, il va donc s’ingénier à figurer le rien, le néant dans le programme d’anéantissement qu’il expose à la scène XII et détaille ensuite auprès de ses visiteurs successifs. La figure la plus classique et qui n’est pas la plus efficace est celle qui porte l’invective et l’imprécation et qui consiste en une série d’apostrophes qui accumulent épithètes et adjectifs :

        Live loathed and long,
Most smiling, smooth, detested parasites,
Courteous destroyers, affable wolves, meek bears,
You fools of fortune, trencher-friends, time’s flies,
Cap-and-knee slaves, vapours, and minute jacks! (XI.92-6)

Vivez honnis pendant longtemps,
Parasites souriants, suaves et détestés.
Aimables destructeurs, loups affables, ours mielleux,
Bouffons de la fortune, pique-assiette, profiteurs,
Lèche-bottes serviles, ectoplasmes, marionnettes !

Il y a néanmoins un sens de la contrariété, mâtiné d’ironie amère, dans les oxymores du vers 94 qui dénoncent la comédie des apparences tout en annonçant la venue de la loi de la jungle, lorsque les bêtes féroces règneront en maîtres.
Un autre effet d’oxymore, plus spectaculaire encore, aboutit à une juxtaposition des contraires à l’intérieur de deux vers d’une tension extrême, où se trouve condensé l’impact produit par ce choc des extrêmes qui caractérise l’œuvre :

[…] Thus much of this will make
Black white, foul fair, wrong right,
Base noble, old young, coward valiant… (XIV.28-30)

[…] Un peu de cet or va rendre
Blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste,
Noble le bas, jeune le vieux, vaillant le lâche…

On a là un exemple frappant de cette fusion des impossibilités que l’on fait s’embrasser (XIV.388-89), montrant ainsi qu’il n’y a pas que l’or, ce dieu visible, pour faire des « miracles », et que la véritable alchimie de Timon est d’abord une alchimie du verbe. Confondant Plutus, dieu de l’or, et Pluton, dieu des enfers, Timon s’enferme dans une sorte de rêve démiurgique infernal et s’affirme comme force satanique vouée à accroître l’empire et la puissance du négatif. Il est passé sans transition ou presque du printemps de l’abondance (« bounty », «supply ») à l’hiver du dépouillement misanthrope, comme il l’explique à Apemantus :

But myself,
Who had the world as my confectionary,
The mouths, the tongues, the eyes and hearts of men
At duty, more than I could frame employment,
That numberless upon me stuck, as leaves
Do on the oak, have with one winter’s brush
Fell from their boughs, and left me open, bare
For every storm that blows… (XIV.260-67)

Mais moi,
Qui avais le monde entier pour me faire des douceurs,
Les bouches, les langues, les yeux, les cœurs, à mon service,
Plus que je pouvais en utiliser,
Innombrables, attachés à moi comme les feuilles
Au chêne, en un seul coup de vent d’hiver,
Je les ai vu tomber de leurs branches, me laissant
Nu à tout vent, exposé aux tempêtes…

Cette image de l’arbre soudain mis à nu par un coup de vent glacial a la force d’une représentation emblématique en même temps qu’elle s’accorde avec l’idée de la mélancolie et d’une sorte de vieillissement accéléré du personnage. La fin indique la prédominance d’une sorte de lyrisme de l’anéantissement, signe d’épuisement autant peut-être que d’un certain apaisement :

My long sickness
Of health and living now begins to mend,
And nothing brings me all things… (XIV.721-23)

La longue maladie
Que furent ma santé et ma vie commence à guérir,
Et le rien est pour moi  le souverain bien.

Le paradoxe initial de la mort comme guérison de la vie est suivi d’une figure qui proclame l’équivalence du tout et du rien et qui sera reprise dans les deux distiques qui mettent un point final au discours de Timon :

Lips, let four words go by, and language end.
What is amiss, plague and infection mend.
Graves only be men’s works, and death their gain.
Sun, hide thy beams. Timon hath done his reign. (XIV.755-58)

Lèvres, quatre mots encore, et que le langage finisse.
Ce qui ne va pas, que la peste et l’épidémie le guérissent.
Que la tombe soit la seule œuvre de l’homme, la mort son gain.
Soleil, cache tes rayons. Le règne de Timon a pris  fin.

Le règne de Timon consacre le triomphe de la mort et du néant, laissant à la peste et aux épidémies le soin de parachever son oeuvre.

 

Faut-il voir en Timon d’Athènes une œuvre expérimentale, mi-tragédie par sa noirceur, mi-comédie satirique par le fait que le héros ne meurt pas sur scène mais disparaît de façon un peu mystérieuse après avoir déroulé son programme de corruption, puis de destruction de l’humanité en guise de représailles à la trahison de ses amis ? Son caractère un peu statique en fait une forme de moralité ou de débat dramatique, d’autant que les deux parties de la pièce forment un dyptique où les différentes séquences s’opposent terme à terme, même si la folie mélancolique du misanthrope est largement préfigurée dans sa folie des grandeurs initiale.

En faisant de lui-même la première et la seule véritable victime de sa hargne et de sa haine, le personnage-titre montre que, si le discours nihiliste a remplacé la pensée magique d’une munificence sans limites, il reste constamment sur le terrain du seul discours sans jamais pouvoir convertir ses imprécations en actes concrets ou en manifestations visibles. En cela, il est tout le contraire d’Alcibiade mais aussi l’anti-modèle de Prospéro dans La Tempête, lequel saura, lui, recourir non pas à la magie de la munificence mais à celle qui met à son service des esprits comme Ariel, pour infliger à ses ennemis des épreuves punitives autant que réparatrices, assurer sa succession et retrouver à la fin le duché dont son frère félon l’avait dépossédé. Il est clair, pour Shakespeare et Middleton, que la misanthropie est une impasse, une impossibilité comme dirait Timon, et que le pessimisme, pour justifié qu’il puisse être, est une expérience des limites qui ne permet aucune régénération ni re-création.

Notes

  • [1]

    Édition utilisée : Timon of Athens, John Jowett ed., Oxford, Oxford University Press (Oxford World Classics), 2004.

  • [2]

    L’espace vide. Ecrits sur le théâtre, Paris, Seuil (Points), 2001 (pour la traduction française).

  • [3]

    C’est à lui qu’on attribue en effet la paternité de la comédie anonyme, Timon, jouée à l’une des écoles de droit de Londres (« Inns of Court ») en 1602-1603. Voir sur ce point Stanley Wells et Gary Taylor, The Complete Works, (édition compacte), Oxford, The Clarendon Press, 1988, préface à Timon d’Athènes,  p. 883.

  • [4]

    Voir Timon of Athens, introduction, pp. 1-3.

  • [5]

    Christopher Marlowe, Le Docteur Faust, édition de François Laroque et traduction de François Laroque et Jean-Pierre Villquin, Paris, GF Flammarion, 1997. Pour le lien entre Le Docteur Faust et Timon d’Athènes, voir les articles d’Anne Lancashire, « Timon of Athens : Shakespeare’s Dr. Faustus », Shakespeare Quarterly, Vol. 21 (Hiver 1970), pp. 35-44 et de Robert Wilcher, « Timon of Athens : A Shakespearian Experiment », Cahiers Elisabéthains, 34 (1988), pp. 61-78.

  • [6]

    Chaque citation en anglais est suivie de ma traduction en italiques.

  • [7]

    Timon of Athens, Introduction, pp. 49-50.

  • [8]

    Gail Kern Paster, The Idea of the City in the Age of Shakespeare, Athens, Georgie, University of Georgia Press, 1985, p. 104.

  • [9]

    Cité par John Jowett, Timon of Athens, Introduction, p. 29. La traduction en anglais du texte d’Aristote remontant à 1598, il n’est donc pas impossible que Shakespeare ait pu en avoir connaissance.

  • [10]

    Sur ce thème, voir en particulier L’image du monde renversé et ses représentations littéraires et para-littéraires de la fin du XVIe siècle au milieu du XVIIe, Jean Lafond et Augustin Redondo eds., Paris, Vrin, 1979.

  • [11]

    Personnage principal de la grande moralité anglaise de la fin du XVe siècle (en fait traduite anonymement du hollandais), Everyman (Tout Homme), qui incarne le chrétien moyen brutalement confronté à la Mort et qui doit faire ses comptes pour assurer le salut de son âme.