Agrégation
ARTICLE
(Voir aussi : "SFLGC-Autour de Cinna")
La singularité de Cinna dans le programme « le pouvoir en scène »
La tragédie classique : poétique, dramaturgie, rhétorique
Dans son essai La Mort de la tragédie, G. Steiner remarque qu’aucune pièce française ne peut avoir de succès traduite en anglais, alors qu’Eschyle, Shakespeare ou Goethe sont universels. Les deux œuvres modernes s’inspirent de Shakespeare : Brecht cite Richard III et Jules César et imite le Faust de Goethe ; Pouchkine s’inspire de Shakespeare ; mais Corneille et Racine, eux, n’ont aucune postérité, a fortiori internationale. Pourquoi ? Cela tient à l’importance de la forme dans la tragédie classique, indissociable du fond : la concentration extrême produite par les unités, qui donne un sentiment de nécessité ; la perfection des alexandrins, le style continuellement élevé (alors que décrochages de style et de registre chez les trois autres), le refus des réalités prosaïques, et la prégnance de la rhétorique : le quatrain, encore très présent chez Corneille ; les tirades, qui permettaient aux acteurs de briller. D’où l’importance de l’analyse rhétorique, trop souvent réduite aux figures de style, et qui comporte quatre parties : les genres oratoires (judiciaire, délibératif, épidictique), le plan, les arguments et les figures. En particulier, les tirades sont très construites : il importe de bien les commenter, pour des futurs professeurs de français, car on attend un niveau d’analyse plus poussé que pour les textes étrangers.
Ex. Le monologue d’Émilie, I, 1, relève du genre délibératif, délibération interne. Le choix d’un monologue initial révèle le souci d’atteindre au grand style. La tirade repose sur une figure déclamatoire : l’apostrophe, adressée à une personne présente, absente ou abstraite (soit la réciproque de la prosopopée). Émilie apostrophe successivement sa Vengeance, Cinna et son Amour. L’effet est d’autant plus emphatique qu’elle s’adresse à ses passions en une véritable psychomachie. Au XVIIIe, ce style n’était plus compris, et la scène était souvent coupée à la représentation (cf. Voltaire), ce qui amputait la signification de la pièce, en ne rendant pas compte de la complexité d’Émilie : dans ce monologue, elle apparaît divisée entre deux passions contraires et également fortes, et donc attire la sympathie du spectateur. Si on supprime la scène, on mesure mal son amour sincère pour Cinna, et elle paraît surtout animée de vengeance et suscite l’antipathie, telle une furie monolithique. Le plan est très concerté :
1-8 : Exorde (deux quatrains), où Émilie consulte sa Vengeance, annonce le plan en chiasme : « ce que je hasarde et ce que je poursuis ». En effet, l’argument dominant la tirade est l’argument pragmatique, dit aussi ad consequentiam : le rapport des moyens et des fins, des risques encourus et du bien poursuivi. Pas de narration, car elle n’a pas à s’informer elle-même : étape souvent omise.
9-16 : Confirmation (deux quatrains) : « ce que je poursuis » : la mort d’Auguste.
17-40 : Réfutation (un quatrain, un distique, trois quatrains) : « ce que je hasarde » : la vie de Cinna.
41-45 : Confirmation, ou réfutation de la réfutation (un quatrain) : « ce que je poursuis » l’emporte sur « ce que je hasarde », et la fin justifie les moyens.
46-52 : Péroraison (deux quatrains), où Émilie consulte son Amour, et conclusion de la psychomachie.
La structure de la tirade est nettement soulignée par les liens logiques : v. 17, toutefois ; v. 41, Mais, et par les anaphores : quand pour la confirmation ; cessez pour la péroraison.
Émilie est en proie à une psychomachie en forme de dilemme : tiraillée entre la vengeance et l’amour, qui sont personnifiées et mettent en jeu respectivement deux personnages (Auguste et Cinna), elle s’adresse d’abord à sa vengeance pour la faire taire, avoue que l’amour est plus fort (ce qui se voit quantitativement, la réfutation occupe 6 vers de plus que la confirmation), mais le fait taire et finit par s’adresser à lui pour le juguler : c’est l’effort caractérisant le héros cornélien, non pas de faire triompher le devoir sur l’amour, mais de faire triompher la passion la plus noble, la plus virile : la vengeance est au-dessus de l’amour, parce qu’elle exige du héros un sacrifice supérieur, un renoncement au bonheur immédiat et sensuel. En outre, du point de vue dramaturgique, la vengeance comporte un péril : pour Corneille, l’amour ne suffit pas dans la tragédie, il faut « quelque péril d’État ». Tout l’équilibre de la tirade repose sur un système binaire, vengeance/amour, Auguste/Cinna, poursuivre/hasarder, fins/moyens. Et ces antithèses se répercutent vers à vers et dans chaque vers, utilisant souvent les deux hémistiches comme les deux plateaux d’une balance.
Autre exemple : le monologue d’Auguste en IV, 2 contient un double dilemme : Cinna est-il coupable ? et faut-il le punir ? Donc un réquisitoire tourné vers le passé, relevant du genre judiciaire (lieux du juste et de l’injuste), puis un dilemme proprement délibératif, portant sur l’avenir et renvoyant aux lieux de l’utile et du nuisible.
Ce plan rhétorique peut aussi fonctionner dans les dialogues : la scène III, 1 est structurée en deux parties, la narration (709-729), qui apporte une information nouvelle (Maxime aime Émilie), et l’argumentation proprement dite, qui utilise les deux lieux du délibératif : utile/nuisible et possible/impossible. Dénoncer Cinna est-il utile ou nuisible ? Est-ce possible ou impossible ?
Outre cette rigueur de conception, commune à toutes les tragédies classiques, Cinna possède une perfection formelle particulière : pour cette raison, Corneille la donne partout en modèle dans les Discours de 1660, comme illustration de sa dramaturgie : je vous suggère de les relire (en ligne) en soulignant tous les commentaires de Cinna. Corneille la considère comme sa pièce la plus réussie : « ce poème a tant d’illustres suffrages qui lui donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferais trop d’ennemis si j’en disais du mal » (Examen), et cette impression est corroborée par le témoignage de Pierre Bourdelot, lettre du 12 sept. 1642 : « c’est la plus belle pièce qui ait été faite en France, les gens de lettres et le peuple en sont également ravis. »
C’est une tragédie courte, concentrée, avec seulement vingt scènes (contre une moyenne de 25 à 40 à l’époque). Elle a une structure très concertée, équilibrée : les actes ont quasiment le même nombre de vers (354, 354, 368, 348, 356). Corneille a constamment veillé à l’équilibre des personnages, à la fois pour ne pas lasser (aucun des héros ne se montre dans tous les actes), et pour donner à chaque acteur l’occasion de briller, de s’illustrer dans un morceau de bravoure. Ainsi, chacun des héros a un monologue, et les monologues rythment la pièce : en I, 1, Émilie ; en III, 3, Cinna ; en IV, 2, Auguste ; en IV, 6, Maxime. Corneille a joué de l’équilibre des trois personnages et construit sa pièce en triptyque : les trois premiers actes sont centrés chacun sur un personnage, l’acte IV est centré sur la trahison, sans Cinna, puis l’acte V reprend le triptyque.
Acte I Acte II Acte III
Émilie Auguste Cinna
Acte IV
Maxime-Auguste-Émilie
Acte V
Auguste
Scène 1 Scène 2 Scène 3
Cinna Émilie Maxime
Autre spécificité de la dramaturgie classique, par opposition aux autres pièces du programme : pas de spectacle violent. La violence est ailleurs, dans 3 lieux : le passé, l’avenir et le choc des passions. Le passé : la violence est rappelée dans le souvenir des proscriptions qui hante tous les personnages, et donne à la pièce un arrière-plan épique. Le monologue d’Émilie, qui revoit son père tué par Auguste ; puis le récit de Cinna aux conjurés (I, 3) et enfin le monologue d’Auguste, qui rejoint l’évocation d’Émilie et emploie la même expression, sanglante image (IV, 2).
Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
Le récit de Cinna recourt à l’hypotypose, mais aussi aux hyperboles, synecdoques et prétéritions, pour peindre un tableau effroyable de la guerre civile :
Je les peins dans le meurtre à l’envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé ;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire,
Sans pouvoir exprimer par tant d’horribles traits
Qu’un crayon imparfait de leur sanglante paix.
De même, le monologue d’Auguste (IV, 2) le montre hanté par le souvenir de ses propres crimes :
Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d’Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau (1132-1140)
Mais la violence peut aussi affleurer ponctuellement, à travers un adjectif (sanglant, horrible..). En deuxième lieu, la violence est celle des conjurés, prêts à frapper : "Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée" (698), dit Cinna. Et enfin, elle est inhérente à la tension paroxystique présente dès le premier monologue, à la violence des passions décrites, de haine et de vengeance. Mais toutes ces violences sont entièrement résorbées dans le texte, n’ont rien de spectaculaire, conformément à l’esthétique classique où l’action est absorbée par la parole : « Là, parler c’est agir » (d’Aubignac, IV, 6).
La fin heureuse
Deuxième spécificité : Auguste n’est pas un tyran, mais un tyran repenti qui devient un roi légitime, entraînant une fin heureuse. Ce dénouement en forme de théophanie est un happy end. En effet, l’idée que tragédie finit mal n’est pas chez Aristote, mais vient de la tradition médiévale ravivée à l’époque humaniste, et disparaît peu à peu des définitions de la tragédie au XVIIe. Nombre des tragédies de Corneille se terminent bien : Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, Rodogune, ainsi qu’Alexandre, Iphigénie, Mithridate, Esther et Athalie de Racine. Auguste est donc décalé par rapport aux autres figures du pouvoir du programme, et montre a contrario comment échapper à la tyrannie. Mais il rejoint les autres, notamment Shakespeare, dans l’interrogation centrale sur le bon gouvernement, la manière de sortir du cycle des vengeances pour instaurer un cycle vertueux. De même, la lecture providentialiste de l’histoire est commune à Shakespeare (même sans en faire un héraut du mythe Tudor) et à Corneille, qui à ce stade adhère pleinement à la construction de l’absolutisme. Par son dénouement résolument optimisme, Cinna présente un miroir positif aux trois autres pièces ; on a pu parler d’un optimisme ontologique et théologique de Corneille. Comme Richard III, Cinna pose la question qui hante l’humanité : comment arrêter l’engrenage du mal ? Ces deux tragédies de vengeance dénoncent la logique de la vengeance, qui rend le mal pour le mal, au nom de la justice, et parviennent à arrêter l’engrenage de la violence : dans un bain de sang chez Shakespeare, et par un geste sublime de pardon chez Corneille.
La théorie absolutiste
On retrouve dans la pièce une défense et illustration de la monarchie absolue, notamment en II, 1 et en V, 3. Corneille fait appel à des concepts de théorie politique, qu’il faut connaître un peu :
- la distinction roi/tyran et la question du tyrannicide. Distinction remontant à l’Antiquité grecque et essentielle chez Jean Bodin, Les Six livres de la République (1576). Si les mots tyran, tyrannie résonnent dans toute la pièce (le mot « tyran » apparaît 14 fois dont 5 fois à la rime), ils s’appliquent uniquement au passé ; et quand Émilie l’emploie au présent, c’est par un télescopage de mauvaise foi. Toute la pièce montre l’avènement du souverain légitime, Auguste, à partir des dépouilles d’Octave, le nom de naissance d’Auguste (Caius Octavius Thurinus) qui le renvoie à l’époque des proscriptions (-36 à -31) alors que l’adjectif « Augustus » est un nom sacré donné par le Sénat en -27. L’histoire se reflète dans l’onomastique : Octave, puis César (-44), puis Auguste (-27). Octave est à la fois un tyran d’établissement et un tyran d’exercice : il a conquis le pouvoir par la force, en éliminant ses rivaux ; et il abuse de son pouvoir, en méprisant les lois divines et humaines. Mais le dénouement en fait un souverain légitime, respectueux de ses sujets et soumis aux lois divines. Selon les traités, la monarchie royale, fondée en nature, est seule à respecter la liberté et les biens des sujets ; elle est héréditaire (car rien n’est plus dangereux que de soumettre le trône à l’élection) et fondée sur la vertu du roi, en particulier la justice.
Dans la théorie politique, la distinction entre tyran et roi est inséparable de celle du tyrannicide et du régicide, assimilée à un « parricide » (car le roi est père de ses sujets). Les deux questions sont également liées dans la pièce puisque la question de la légitimité d’Auguste pose a contrario celle de la conjuration : du succès de cette dernière, Cinna attend « le nom de parricide ou de libérateur » (251) : si la conjuration réussit, c’est qu’Auguste est un tyran, et Cinna un « libérateur » ; sinon, il est un souverain légitime et Cinna un « parricide » (« je deviens sacrilège, ou je suis parricide », 817). Découvrant la trahison, Auguste utilise le même mot à propos de Cinna, puis d’Émilie : « Punis son parricide » (1182), « L’une fut impudique et l’autre est parricide » (1594). Le mot est employé 5 fois, dont 4 à la rime, pour le mettre en relief.
- le machiavélisme et l’anti-machiavélisme : Machiavel est à l’arrière-plan de toutes les tragédies de la première modernité, à commencer par celles de Shakespeare, et bien présent dans Richard III. Corneille délivre un message anti-machiavélien explicite dans toutes ses tragédies. Comme par hasard, la clémence d’Auguste figure dans le pamphlet anti-machiavélien d’Innocent Gentillet, Discours sur les moyens de bien gouverner… contre Nicolas Machiavel, surnommé Anti-Machiavel (1576), qui accuse Machiavel de propager l’athéisme et l’immoralité, et les Italiens de l’entourage de Catherine de Médicis de répandre ces idées ; le pamphlet est traduit et diffusé dans toute l’Europe. Gentillet montre le lien historique entre humanisme et chrétienté, la possibilité pour le souverain de respecter la morale chrétienne : best-seller et source de Corneille. Parmi d’autres exemples de Gentillet repris par Corneille (Pompée, Prusias), Gentillet commente la clémence d’Auguste et cite longuement la « remontrance » de Livie, qui le convertit à la « bénéficence et largesse », en montrant que « la crainte se peut bien acquérir par force, mais l’amitié ne se peut acquérir que par persuasion ». Livie décida Auguste à relâcher les conjurés, « en telle sorte que les uns et les autres d’ennemis lui devinrent amis et bons sujets », récompensant Auguste de sa « bénéficence et libéralité ». (Troisième partie, « De la police que doit avoir un prince », 2e éd, 1577, p. 648). Deux grandes notions se dégagent contre Machiavel : une conception providentialiste de l’histoire, et une théorie de la « raison d’État » issue d’une synthèse.
- une conception providentialiste : selon cette conception, théorisée par saint Augustin, Dieu est maître de l’histoire dont il dirige le cours ; créateur et modérateur de tout, il sait mieux que l’homme ce qui est nécessaire à chaque époque. La providence préside à la naissance et à la mort des empires, règle leur succession et donne à chaque pays et époque ce qui lui convient. Mais si Augustin ne montrait pas de préférence pour un régime politique, les « politiques chrétiennes » du XVIIe (Montchrestien, Pierre de Lancre, La Mare, Faret, Binet, Puget de La Serre) prouvent la supériorité du gouvernement royal. La piété du prince conditionne les autres vertus, tempérance, justice, modestie ; l’histoire appartient à la volonté divine et à son plan providentiel. Le drame d’Auguste débouche sur le sacré : la monarchie n’est pas seulement absolue et humainement légitime, elle est de droit divin. La prophétie de Livie qui clôt la pièce évoque une coutume romaine, l’apothéose des Empereurs romains après leur mort. César se prétendait descendant de Vénus et Énée ; dès 27 av. JC, Auguste le fait diviniser, et en tant que son héritier, il s’attribue le qualificatif d’Auguste (augustus, sacré), se fait construire partout des autels et des temples ; après sa mort, le culte impérial se développe dans tout l’Empire, avec un collège de prêtres, « des temples, des autels », et « une place entre les immortels » (1770-1771). Dans la bouche de Livie, cette apothéose sert à décrire à travers un langage figuré le caractère sacré des rois dans la monarchie de droit divin : soumission absolue des sujets avec « bonheur » et « joie », justifié par l’amour du monarque envers eux (« maître des cœurs ») et par ses « royales vertus » ; renommée du roi transmise à la « postérité ». Livie présente la monarchie comme la fin de l’histoire, la révélation du régime parfait, après la « longue erreur » où Rome s’est fourvoyée en détestant les rois. Elle refuse d’en rester au plan politique ; la politique doit se dépasser en théologie, et Auguste, justifié comme homme, doit aussi être un homme providentiel.
En cohérence avec le dénouement, toute la pièce met en avant le rôle de la Providence : l’emploi du mot « Ciel » à vingt reprises vient souligner l’existence d’une Providence réglant le sort de Rome : c’est le Ciel qui a voulu que la conspiration échoue et qui inspire à Auguste de pardonner, rendant inutiles les raisonnements humains (j’y reviendrai en dernière partie). Selon Nicolas Coëffeteau, source de Corneille, « une particulière providence de Dieu qui se voulait servir de son règne [d’Auguste] pour établir celui de Son Fils [Jésus-Christ] ».
- la raison d’État. Machiavel invente la science politique, qui n’était pas encore distincte de la morale et de la théologie. Il met les chrétiens dans la nécessité d’élaborer à leur tour une théorie chrétienne de la raison d’État, ce que fait le jésuite Giovanni Botero dans La Raison d’État (1589), aussitôt traduit, et imité pendant tout le XVIIe siècle. Botero dénonce la « raison d’État machiavélique », qui fait peu de cas de la conscience et ignore la loi de Dieu. Il récuse cette raison d’État pour en fonder une autre, consacrant l’autonomie du politique, affranchi de toute exigence supérieure (religion, morale). La raison d’État est définie comme « la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et accroître la seigneurie sur les peuples » (ch. 1), mais cette domination doit rester au service de Dieu. La religion est la mère des vertus, rend les sujets obéissants, courageux, libéraux ; en servant le prince, ils servent Dieu dont il tient lieu. Botero recommande l’absolutisme, car toute parcelle de pouvoir dévolue aux grands entame l’autorité de l’État. Dans Cinna, la raison d’État justifie les crimes passés d’Auguste :
LIVIE. Tous ces crimes d’État qu’on fait pour la couronne,
Le Ciel nous en absout alors qu’il nous la donne
Et dans le sacré rang où sa faveur l’a mis,
Le passé devient juste et l’avenir permis. (1608-1611)
Les crimes ne rendent pas le pouvoir d’Auguste illégitime, car il est fondé sur le droit de conquête ; et surtout, son existence même implique que Dieu l’approuve : ici, l’argument pragmatique réunit l’augustinisme et le machiavélisme : le souverain est légitimé par son succès, non par une légitimité ou une vertu intrinsèques, car ce succès est la marque d’une sanction céleste.
Les problèmes critiques posés par la pièce
Situation de la critique cornélienne
Depuis le XIXe siècle coexistent deux traditions de lecture : chrétienne, avec Péguy puis Louis Herland, et laïque et rationaliste avec Ferdinand Brunetière et Gustave Lanson, qui soulignent la victoire de la volonté sur les passions. La lecture chrétienne a été éclipsée dans la seconde moitié XXe, voire écrasée par la lecture marxiste (de Dort à Doubrovsky) ; après 1980, elle a resurgi, avec l’essor des études de rhétorique et de spiritualité : Marc Fumaroli, dans Héros et orateurs, montre de manière incontestable l’influence de la spiritualité, de la dramaturgie et de la rhétorique jésuites dans les choix cornéliens, influencés par les poétiques comme celle du Père Galluzzi (Renovazione dell’antica tragedia, 1621) : par exemple, la réfutation du héros « ni bon ni méchant » d’Aristote, et la préférence pour des héros très bons (Nicomède) ou très méchants (Médée) ; la fin heureuse et l’importance de l’admiration. Fumaroli montre aussi comment les jésuites ont fait de la magnanimité, vertu aristotélicienne, une vertu proprement chrétienne, conçue comme la face cachée de l’humilité. Le « magnanime humble », qui pardonne et rend au centuple, explique les traits paradoxaux des héros cornéliens, Horace, Auguste, Polyeucte. Plus largement, Corneille s’inscrit dans le courant de l’humanisme dévot, tel François de Sales et les jésuites, qui croit en la coopération de la liberté et de la grâce. Courant ignoré par Doubrovsky, qui oppose systématiquement grâce et liberté, et pour qui le héros cornélien est mû par le désir d’être Dieu.
Aujourd’hui, trois lectures se partagent le champ des études cornéliennes (pour le dire très sommairement) : une lecture politique, avec Biet, Merlin (dans lignée de Prigent, Dort, Couton). Une lecture chrétienne, Rohou, Landry, Defaux (Defaux fait le point sur la tradition critique). Et une lecture poétique et dramaturgique, originale, Forestier. On peut certes s’inspirer de toutes, les doser et les nuancer, mais elles ne sont pas compatibles sur tous les points : notamment sur deux points essentiels, l’héroïsme de Cinna et la clémence d’Auguste. D’où l’importance de faire des choix interprétatifs, en se fondant sur la lecture la plus attentive et dénuée d’aprioris possible.
L’héroïsme de Cinna
Pour Doubrovsky, Cinna et Émilie incarnent la dénaturation de l’héroïsme, un faux héroïsme, réduit à l’apparence et à la rhétorique, mais tournant à vide. Contrairement à Rodrigue qui fait le récit de son expédition contre les Mores après les avoir vaincus, Cinna fait son récit triomphal avant et ne pose aucun acte héroïque. En outre, les motivations des deux amants sont égoïstes et intéressées, tout en se réclamant hypocritement du bien commun. En prétendant servir Rome, Émilie n’agit que pour elle-même et invoque faussement la piété filiale. Pour Rodrigue, tous les moyens de tuer le comte ne sont pas bons ; il n’y a vengeance que s’il y a épreuve de force, duel et non assassinat. Pour Émilie, tous les moyens sont bons. La vengeance magnanime est remplacée par la vengeance machiavélique. La vengeance d’Émilie se fait calculatrice, mercantile, et en se mettant à prix, elle se livre à un véritable chantage sur Cinna. Dès lors, l’amour cesse d’être une réciprocité de fins pour devenir un moyen : Émilie utilise Cinna, alors que Chimène cherchait à égaler et à mériter Rodrigue. L’émulation se transforme en marchandage : « s’il veut me posséder, Auguste doit périr » (I, 2, 55).
Le double langage des héros est clairement lisible dans l’inversion des rapports public/privé : loin de mettre leurs intérêts au service du bien commun, ils mettent le bien commun au service de leur intérêt. Corneille le souligne par des formules symétriques qui jalonnent la pièce : Émilie confond « l’intérêt d’Émilie et celui des Romains » (I, 3, 156), mais en faisant passer son intérêt d’abord ; le terme « intérêt » possède une connotation mercantile. Plus loin, Cinna s’indigne : « Trahir vos intérêts et la cause publique ? » (I, 4, 306). Pendant tout l’acte I, les motivations publiques et privées sont mises par Émilie et Cinna sur un plan d’égalité trompeuse, et la scène III, 1, la plus machiavélienne, s’apparente à une mise à nu des vraies motivations de Cinna : « je pense servir Rome, et je sers mon rival », dit Maxime (I, 3, 720). Dès lors, Maxime n’hésite plus à trahir le traître, écoutant son mauvais conseiller Euphorbe (euphorbe est le nom d’une plante vénéneuse, très toxique, et évoque aussi le syntagme eux fourbes). La démystification culmine en III, 4, où Cinna montre l’inauthenticité de l’héroïsme d’Émilie : « vous faites des vertus au gré de votre haine » (977).
Selon Doubrovsky, Cinna est doublement faible, puisqu’il cède à son amour et se soumet à une républicaine, d’une opinion contraire à la sienne (puisqu’il s’est montré monarchiste en II, 1). Il est incapable de trancher son dilemme et adopte une attitude de fuite en s’en remettant à la décision d’Émilie (monologue III, 3). La preuve de sa faiblesse, et de son incapacité d’agir, est le remords, sentiment qui le caractérise à l’acte III. Mais pour Forestier, Cinna agit de la seule manière dont un héros peut agir : en mettant son serment à Émilie au-dessus de sa loyauté à Auguste, car le serment le lie absolument, par la parole donnée, selon l’éthique chevaleresque. Cinna n’a donné aucune parole à Auguste, il l’a conseillé. C’est donc à raison que Cinna s’en remet à Émilie pour trancher son dilemme, puisqu’il est objectivement lié à elle par la foi donnée. Il y a une hiérarchie des devoirs, et le parjure est plus grave que le parricide, en l’occurrence, bien qu’il n’implique aucun meurtre. D’autre part, Cinna ne recule pas face au péril de mort, au contraire : la seule solution qu’il trouve est de tuer Auguste, puis de se tuer pour sauver son honneur. Cette capacité d’affronter la mort est commune aux trois conjurés, et la pierre de touche de leur héroïsme réel.
Selon Doubrovsky, le héros doit nécessairement se prouver par un acte héroïque, comme le font Rodrigue et Horace, et Cinna n’en commet aucun. Mais G. Forestier récuse cette conception : dans Rodogune (1645) par exemple, Séleucus et Antiochus parlent de gloire et de générosité, sans poser aucun acte : cela prouve que l’héroïsme est une question de statut, pas d’actes. Les valeurs héroïques subsistent indépendamment des actes, qui sont déterminés par l’intrigue. Ici, la valeur phare est la générosité, invoquée par les quatre principaux personnages comme l’aune ultime à laquelle se mesurent leurs actions : « Qu’une âme généreuse a de peine à faillir », se plaint Cinna (875). En outre, d’un point de vue dramaturgique, Cinna est bien le héros de la pièce, car il a l’initiative de l’action, mais c’est un héros entravé ou empêché (Forestier). Et s’il est éclipsé à la fin par Auguste, c’est parce que la sphère privée est vouée à être absorbée par la sphère publique, et l’héroïsme des particuliers à être subsumé par la monarchie absolue.
La clémence d’Auguste
Plus encore que sur l’héroïsme, le débat porte sur le geste de clémence final : la clémence d’Auguste est l’aboutissement de la pièce et son apothéose ; mais aussi son point de départ pour le dramaturge, l’exemple historique, attesté par les sources (et discuté dans les traités politiques) sur lequel Corneille construit ensuite toute l’intrigue. Dans le De clementia de Sénèque, la clémence d’Auguste soutient la démonstration de la supériorité des bienfaits sur la force. Un débat a été lancé en 1992-1993 entre plusieurs critiques (R. Pommier, C. Gossip) et poursuivi par d’autres autour de cette question : quelle est la motivation d’Auguste pour pardonner, la générosité ou le calcul ? et quand se décide-t-il exactement à pardonner : face à Livie en IV, 3, dans l’intervalle des actes IV et V, ou face aux conjurés en V, 3 ? Landry fait bien le point, et donne une interprétation convaincante.
Pour Doubrovsky, la clémence d’Auguste est motivée par le désir de gloire : par un effort héroïque de sa volonté, Auguste accède à un ordre supérieur, renonce à son bonheur et se réalise en se renonçant : paradoxe commun à tous les héros cornéliens. Il a le ton orgueilleux du vainqueur : victoire, triomphe, combat, et veut accabler Cinna par sa générosité.
[...] Ô siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie :
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l'issue
Qui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler. (1698-1708)
Auguste ne pardonne pas par charité, mais par « générosité » au sens XVIIe, c’est-à-dire par orgueil aristocratique, pour prouver à autrui et à lui-même sa propre générosité. Son pardon est clairement intéressé.
Forestier évacue le débat : à ses yeux, il est inutile de se demander pourquoi ni quand Auguste pardonne, car la motivation de Corneille est uniquement dramaturgique : si Auguste est plus héroïque que les rois Fernand (dans le Cid) et Tulle (dans Horace), qui font grâce au héros coupable, c’est parce qu’il est touché de plus près par une conspiration attentant à sa vie et ourdie par sa fille adoptive. Corneille a multiplié les raisons qui auraient poussé un homme ordinaire à se venger, pour rendre son acte plus héroïque, et créer un renversement paradoxal d’une démarche attendue. Donc, il est vain de se demander à quel moment il se décide à pardonner ; de degré en degré, il est de plus en plus acculé à punir, afin que son geste soit plus spectaculaire. Le seul but de Corneille est de créer l’effet de surprise maximal, en retardant le renversement le plus tard possible.
Il est certain que Corneille pratique une dramaturgie du coup de théâtre, mais ce coup de théâtre est au service d’une dramaturgie de l’évidence royale, et les motivations d’Auguste importent, au contraire, pour l’interprétation politique de la pièce. Chez les penseurs politiques des XVIe et XVIIe siècles, la clémence d’Auguste était toujours interprétée comme un sublime calcul politique, une manière de consolider sa position ; ainsi chez Jean Bodin, « il voulut essayer si par douceur il pourrait gagner les cœurs des hommes : depuis il ne trouva jamais personne qui osât rien attenter contre lui. » C’est précisément l’argument de Livie chez Sénèque, imité par Corneille : « Essayez sur Cinna ce que peut la clémence » (IV, 3, 1210). Livie recourt à l’argument de l’utile, et envisage la clémence comme une arme dans une stratégie, pour conquérir le cœur de ses sujets. La clémence apparaît comme une ruse politique, ainsi aux yeux de Napoléon : « je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran ». Mais ce n’est que le point de vue de Livie, point de vue qu’Auguste rejette fermement : dans son monologue d’abord (IV, 2), il n’entrevoit de choix qu’entre le suicide et la tyrannie, et repousse vivement l’hypothèse du pardon : Auguste prononce à deux reprises le mot « pardonner » dans ce réquisitoire (1150, 1160), pour en rejeter l’éventualité, au nom de la justice et de l’argument du précédent (« qui pardonne aisément invite à l’offenser »). Mais en envisageant la solution du pardon, fût-ce pour la repousser, Auguste pose les bases de la clémence finale. Ensuite, il rejette cette solution face à Livie, parce qu’un crime de lèse-majesté offense tout l’État, et ne saurait rester impuni. Sur ce point, Corneille se distingue radicalement des sources : alors que chez Sénèque (mais aussi Montaigne et Coëffeteau), Auguste « tout joyeux d’avoir rencontré un tel avocat, remercia sa femme », chez Corneille il repousse ce conseil comme le fruit d’un calcul mesquin, inspiré par la faiblesse. Ainsi, l’interprétation de clémence comme un pur calcul est faux pour la pièce, et Napoléon se trompe. En outre, si c’était le fruit d’un calcul, on voit mal comment il réconcilierait Auguste avec lui-même, le sortirait de ses doutes existentiels et lui permettrait de se dépasser.
Il est également vain de se demander si Livie continue à persuader son mari en coulisses, entre les scènes IV, 3 et V, 1, comme elle se le promet in petto :
Il m’échappe : suivons, et forçons-le de voir
Qu’il peut, en faisant grâce, affermir son pouvoir,
Et qu’enfin la clémence est la plus belle marque
Qui fasse à l’univers connaître un vrai monarque.
Certes, Livie prononce là des paroles prophétiques, comme quand elle prophétise à la fin de la pièce l’apothéose d’Auguste ; mais elle n’a pas convaincu l’empereur, qui promet encore une punition exemplaire à la fin de V, 2 :
Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu’Antoine ni Lépide :
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez :
Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez ;
Et que tout l’univers, sachant ce qui m’anime,
S’étonne du supplice aussi bien que du crime. (1657-1662)
Les suggestions de Livie font partie des préparations dramatiques qui accompagnent l’effet de surprise final, rendant vraisemblable cet acte extraordinaire, selon la catégorie du « vraisemblable extraordinaire » chère à Corneille. Mais Corneille laisse à Auguste l’entière initiative de sa décision, qui advient comme un coup de tonnerre, un coup de théâtre et un coup de la grâce, retardé jusqu’à la dernière scène. C’est seulement en V, 3, quand Auguste apprend la trahison de Maxime, qui avait dénoncé la conjuration et restait son dernier ami ; c’est seulement à ce moment, parvenu au fond du désespoir et de la déréliction, qu’Auguste pose cet acte prodigieux de la volonté :
En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire ! (1693-1698)
Auguste se convertit par une inspiration foudroyante du ciel, sous le coup d’une illumination intérieure. La clémence éclate comme un coup de la providence, se distinguant par l’absence de délibération explicite, contrairement aux décisions héroïques de Rodrigue et Polyeucte. Son appel désespéré au « Ciel » est aussitôt suivi de son cri de victoire : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». En disant ces mots, Auguste exalte le double aspect de la clémence, où la victoire sur lui-même couronne la victoire sur le monde. Le geste de la clémence possède une double dimension, politique et personnelle : il résout la crise politique, tout en résolvant la crise morale d’Auguste. La clémence assure la gloire d’Auguste en affirmant sa supériorité morale. C’est un geste à la fois moral et intéressé. La clémence est un acte pleinement sincère, où l’homme Auguste coïncide avec le souverain Auguste, par un acte qui raffermit et légitime son pouvoir, en le fondant sur un ethos royal. Par ce geste, Auguste unifie gouvernement de soi et gouvernement des âmes, et refonde à la fois son intériorité et le corps politique (H. Merlin). La conversion d’Octave tyran a une puissance instituante qui arrache Rome aux passions de la vengeance et aux illusions de la liberté. Ayant fait preuve de sa vertu extraordinaire, sa volonté qui s’est mise au-dessus des règles peut à bon droit se placer au-dessus des lois pour en constituer la source suprême, conformément à théorie absolutiste : Princeps legibus solutus, le prince est délié des lois. C’est une définition volontariste de la puissance : le bien et le mal inscrits dans la loi ne viennent pas de la nature, mais de la volonté. Cinna met en lumière le « principe absolutiste-volontariste » (H. Merlin) : régner, c’est produire le moi comme source de puissance. A minima, la clémence doit donc être interprétée dans cette double optique : politique, comme la justification de l’absolutisme ; et morale, comme l’accomplissement de l’idéal de magnanimité, emprunté à l’Ethique à Nicomaque, et qui est resté la base de l’idée de noblesse à travers le Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle (Fumaroli).
Pour certains, la lecture politique de Cinna est insuffisante, et il faut souligner l’intervention de la transcendance : on ne voit pas pourquoi Auguste recourrait à une solution qu’il n’a cessé de rejeter, s’il n’était saisi par la grâce. La métamorphose d’Auguste est une sorte de conversion, de baptême et de mort à soi-même ; le souverain dépouille le vieil homme (Rm 6, 6) pour revêtir l’homme nouveau. Refusant de perpétuer l’engrenage du mal, il choisit de pardonner et d’aimer à perte, risquant de se perdre lui-même. Du fond de la déréliction, il entrevoit les splendeurs d’un monde animé par la grâce, la gratuité du don, en donnant la vie à ses assassins, et pose les prémices d’un monde nouveau, anticipant la Jérusalem céleste. De fait, pour Coëffeteau, l’Empereur Auguste, témoin de la naissance du christianisme (et cité dans l’Evangile de Luc) est un chrétien qui s’ignore, envoyé par Dieu pour préparer le règne de Son Fils.
Les articles les plus convaincants (Defaux, Landry) montrent que la clémence d’Auguste est le fait d’une véritable conversion, d’un coup de la grâce, et soulignent le parallèle entre ce dénouement et celui de Polyeucte : les yeux se dessillent et la bonté du monarque (terrestre, puis céleste) remplit les assistants de joie. Émilie se « convertit », comme plus tard Pauline. En IV, 4, elle se sent envahie d’une joie secrète, étrangère à elle-même et incompréhensible (IV, 4, 1267-1272). Cette joie défiant toute logique, puisque Cinna et elle sont promis au pire châtiment, s’apparente à la joie du martyre, inexplicable adhésion à un ordre providentiel. Devant Auguste, elle assiste passivement à la mort de sa haine en elle : « Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle. Elle est morte. » Impossible d’en faire lecture volontariste et cartésienne à la Lanson. Sa conversion n’est pas dictée par la gratitude envers Auguste, mais par une croyance nouvelle : elle reconnaît l’empire, et c’est pourquoi elle recourt à un vocabulaire théologique : « ces hautes bontés », « leurs clartés » (1715-1716). Elle prononce une profession de foi dans l’absolutisme de droit divin : « Le Ciel a résolu votre grandeur suprême » (1721).
La pièce multiplie les invocations au « Ciel », soulignant l’œuvre de la providence, surtout dans les deux derniers actes. Dans son monologue de l’acte IV, frappé par l’ingratitude de tous, livré à une solitude absolue, Auguste s’en remet au Ciel : « Ciel, à qui voulez-vous que désormais je fie/ Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ? » (1121-1122). A nouveau dans la scène IV, 3, Auguste renvoie Livie en disant : « Le Ciel m’inspirera ce qu’ici je dois faire » (1258). Cet appel désespéré trouve un écho précis en V, 2, quand il apprend la trahison d’Émilie : « Jusques à quand, ô Ciel, et par quelle raison/ Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison ? » (1587). Et une troisième fois, on l’a vu, en apprenant la trahison de Maxime : « En est-ce assez, ô Ciel ! » (1693). Le cri d’Auguste ne reste pas sans réponse, et le dénouement vient illustrer la nécessité de s’abandonner à la volonté des dieux. Quand il s’écrie : « Je le suis, je veux l’être », ce n’est pas la volonté qui s’affirme, mais le sujet qui reconnaît la source de son pouvoir en Dieu. À preuve, il reprend les paroles du jeune Samuel appelé par Dieu, dans la traduction cornélienne de l’Imitation de Jésus-Christ (1653, III, 2) : « Je dis ton serviteur, car enfin je le suis/Je le suis, je veux l’être ». Loin de se prendre pour Dieu, Auguste s’humilie, car Dieu est tout.
Le « Ciel » révèle ainsi toute sa puissance à l’acte V, comme s’il entrait en action dans une sorte de deus sans machina. Sans machina, car le Dieu chrétien est intérieur à la conscience de chacun, et ses manifestations ne sont pas spectaculaires — ou du moins, elles sont limitées au spectacle des mots. Les théoriciens du XVIIe attribuent à la clémence une qualité royale de pur don, car aucun acte royal ne met autant en évidence la divinité du monarque : le roi crée un ordre, un microcosme politique où il permet à ses sujets d’exister, voire les recrée, comme Auguste le dit à Cinna : « Je t’ai donné la vie ». Cinna culmine dans un hommage à la sainteté du roi de France, au-dessus des lois, indépendant de toutes sollicitations, sauf de celle de Dieu. Son geste illustre la parole évangélique : « Aimez vos ennemis ». Rédimé, il se hausse au pinacle de l’accomplissement humain et s’expose au jugement des générations futures, devenant une « déité vivante », comme le dit François de Colomby : « l’opinion qu’on a que leur puissance est légitime les fait honorer comme des déités vivantes ». Le dernier vers de la pièce complète cette divinisation d’Auguste : « Auguste a tout appris et veut tout oublier ». Auguste parle comme Dieu ; il a l’omniscience du Père, le pouvoir de tout pardonner et même de donner la vie. La clémence d’Auguste, c’est le pardon gratuit de Dieu, et ce pardon est indifférent non seulement à la gravité du péché, mais à la présence d’une contrition, puisque seul Maxime se repent (Émilie et Cinna refusent explicitement de se repentir).
Le héros cornélien s’accomplit dans le rapport à l’activité sociale et politique, mais cette action et cette existence trouvent à leur tour leur dignité dans la collaboration à l’œuvre créatrice d’un Dieu éternel, qui n’est pas le fatum aveugle des tragédies grecques. Auguste est en phase avec le plan de Dieu et se sacrifie à l’ordre politique (non sans dimension christique) tout en accomplissant l’ordre cosmique. La tragédie antique faisait dominer la crainte et la soumission à la fatalité, incompatible avec la soumission à Dieu et à la raison. Corneille crée la tragédie moderne, tragédie providentielle de l’héroïsme vainqueur dans le plan de Dieu. La fin de la pièce est particulièrement optimiste, puisque le Ciel intervient directement pour concilier bonheur personnel et intérêt public. Non seulement Auguste assure le rétablissement de l’État, mais en régnant sur les cœurs, il procure le bonheur à ses sujets : Cinna veut se donner à Auguste « par un bonheur dont chacun soit jaloux » (1751), et Livie prophétise que le « bonheur [de Rome] consiste à vous faire régner ». Or cet accord parfait entre le bien commun et le bonheur des sujets ne se retrouvera plus après Polyeucte ; Dieu n’interviendra plus directement dans l’histoire, comme si Corneille s’était rendu compte de son excès d’optimisme, rendu obsolète par l’avènement de Louis XIV.
Pour citer cet article
Emmanuelle Hénin, « Cinna de Corneille : présentation », SFLGC, Agrégation, publié le 2 Juin 2018, URL : https://sflgc.org/agregation/henin-emmanuelle-cinna-de-corneille-presentation/, page consultée le 21 Novembre 2024.