Agrégation

Guimarães Rosa: « Mon oncle le jaguar »

ARTICLE

« Chaque langue porte en elle l’empreinte d’un vieux mystère » [1] , écrivait João Guimarães Rosa en 1954, alors qu’il venait de visiter une réserve indienne dans le Mato Grosso. L’indigence dans laquelle vivaient ces Indiens, en marge de la civilisation, « portant chaussettes et chaussures », avait intrigué l’auteur du Minas Geraïs. Il entame, intéressé, une discussion en bon portugais avec deux d’entre eux, dénommés U-la-lá (mais aussi Pedrinho, prénom brésilien) et Hó-ye-nó (Cecílio). Mais ce qui le surprend et le fascine, c’est d’entendre tout à coup ces Indiens parler entre eux dans une langue « pas vraiment gutturale, non nasale, non chantée ; mais ferme, contenue, occlusive et sans mollesse — une langue faite pour des personnes toniques et une terre froide ». Et il ajoute : « je l’ai respectée, comme j’ai aussitôt respecté ceux qui la parlaient. Il me semblait qu’ils représentaient une culture très ancienne ».

La date de rédaction de la nouvelle « Mon oncle le jaguar » n’est pas connue, mais on peut envisager que la visite de Guimarães Rosa à la réserve indienne du Mato Grosso n’est pas étrangère à sa rédaction. Parue en mars 1961 dans la revue Senhor, cette « histoire » restera sept ans dans les tiroirs de Guimarães Rosa avant d’être publiée dans le recueil de nouvelles posthumes Estas Estórias (1969). Mais l’auteur avait noté au crayon, sur un exemplaire de Senhor : « antérieur à Grande Sertão : Veredas » (son seul roman, publié en 1956, traduit en français sous le titre Diadorim). Du point de vue de leurs structures, la nouvelle et le roman sont semblables : tous les deux présentent un récit à la première personne raconté par un homme peu instruit à un étranger venu de la ville, un narrataire dont le lecteur sait très peu de choses. Mais cette ressemblance s’estompe dès que l’on s’intéresse à l’écriture même du récit : on ne trouvera pas dans le roman l’oralité manifeste de la nouvelle, pas plus qu’on ne trouvera dans « Mon oncle le jaguar » les inventions lexicales et syntaxiques du roman (dont les archaïsmes, néologismes, déplacements de sens, mots rares et régionalismes abondent, contribuant à former une langue littéralement inouïe, véritable « portugais dans le portugais », qui provoqua un séisme lors de sa parution). En ce sens, « Mon oncle le jaguar » semble bien être un texte préparatoire à Diadorim, un récit dans lequel l’auteur se serait essayé à une forme expérimentale, fondée sur l’oralité ; c’est, du reste, une forme qu’il n’emploiera plus jamais dans ses textes.

Ainsi, il y a d’évidence chez Rosa, comme nous avons pu lire plus haut à propos des Indiens Terenos, une fascination pour la langue et le langage. Cette passion immodérée (autodidacte, il parlait plusieurs langues) habite toute son œuvre, depuis son premier recueil de nouvelles, Sagarana, encore écrit dans un style traditionnel (quoiqu’on y pressent déjà un goût prononcé pour les mots nouveaux, comme en témoigne le titre, formé à partir de saga, au sens identique en français, et de rana, « à la manière de » en tupi), jusqu’aux derniers récits de Tutaméia, qui requièrent un effort certain de la part du lecteur (mais, comme toute langue, la langue de Guimarães Rosa, celle présente en tout cas dans Diadorim, demande à être apprise ; or, une fois apprise, on se surprend à la lire sans heurt, comprenant sans comprendre les nombreux mots étranges et les phrases sibyllines).

C’est par ce premier prisme que l’on pourrait aborder « Mon oncle le jaguar ». Il y a manifestement dans cette histoire, cette estória (c’est ainsi que Rosa orthographiait, suivant une coutume populaire, mais qu’il systématique et conceptualise, le mot história, pour le distinguer de l’Histoire), une affaire de langue. La métamorphose de l’Indien, ou du métis de Blanc et d’Indienne, est aussi, comme l’avait noté Haroldo de Campos [2] , une métamorphose langagière : la langue du père, le portugais, est abandonnée, lorsque le chasseur devient jaguar, pour le tupi. Mais il y a également une troisième langue dans la nouvelle, présente sous la forme d’onomatopées (« hum, hé hé, eh, han, an-han, tiss, n’t, araan-a, po-pou po-pou, gnoum »…) qui sont certes des marques de l’oralité, mais que l’on peut assimiler au langage de l’once. Ces râles, ces souffles (« eh»), aspirations, claquements de langue (« n’t »), interjections tantôt nasales, tantôt rauques, inscrivent le langage de l’animal dans la trame du texte et constituent une matière sonore palpable, que le lecteur voit autant qu’il entend, comme si l’once parlait déjà à travers la bouche de l’Indien, sorte de préfiguration de sa métamorphose ou empreinte de son animalité, qui surgirait malgré lui par à-coups, suivant un rythme irrégulier.

Il faut noter, en outre, une déformation presque systématique des noms des personnages (« Valdemiro » devient « Rauremiro », « João » devient « Nhuão », « Leopoldo » se transforme en « Riopôro », « Valentim » en « Urentim »…) et de certains mots (« quajiment », « pasque », « chuis », « ‘sieu »…). Ainsi, comme le dit Haroldo de Campos, « ce n’est pas l’histoire qui cède le premier plan à la parole, mais la parole qui, en faisant irruption dans le premier plan, compose le personnage et l’action, et restitue ainsi l’histoire » [3] .

La langue créée par l’auteur dans cette nouvelle (et c’est ce qui constitue, au-delà des expérimentations sur l’oralité, son innovation linguistique) est un portugais oral, avec un accent sertanejo (du Minas Geraïs), métissé de tupi. Cette langue parlée originellement par une partie des Indiens du Brésil innerve tout le récit. Outre la présence de mots indiens, on note un dédoublement de certains mots, des formes réitératives (« beau, bon », « Maria Maria », « danger-danger », « remu-remuait », « poran-poranga »), ainsi qu’une sorte d’autotraduction : les mots tupis sont souvent accompagnés de leur traduction en portugais (« moi tout seul, nioum », «eh, catou, bon, beau, poran-poranga » — « catou » signifie « beau », « poranga » veut dire « très beau » ; cette phrase est donc composée par une suite de synonymes portugais-tupi). Or, ces formes réitératives sont l’une des caractéristiques de la langue tupi. Il faut rappeler, du reste, que la langue tupi employée dans la nouvelle n’est pas toujours celle parlée par les Indiens lorsque les Européens sont arrivés, mais souvent le nheengatu, qui est une évolution du tupi encore parlée aujourd’hui au Brésil. Guimarães Rosa joue avec ces deux formes et les mélange. Notons, par exemple, la forme ancienne de tupi, dans laquelle « poranga » signifiait généralement « beau », mais qui a pris au cours du temps le sens de « bon » : dans la nouvelle, les adjectifs « beau » et « bon » sont souvent liés l’un à l’autre et se confondent (« elle a pas bon, beau feu, non », « ce qui sent bon, beau, c’est la viande »…). Enfin, l’auteur joue, souvent de manière tout à fait transparente pour le lecteur, avec les sens des mots : « macio de doença » peut être compris en portugais comme « tendre de maladie », mais aussi « malade de maladie », car le mot « maci » signifie malade en tupi. Enfin, le « Bouche-tordue », qui est un autre mot pour Diable, est une traduction littérale de Îuruparï (de îuru, bouche et parï, tordue, en ancien tupi), entité maléfique présente chez plusieurs cultures indiennes, et qui désigne aujourd’hui le Diable en nheengatu. Ávila Marcel Twardowsky et Rodrigo Godilho Trevisan ont recensé, dans une publication récente [4] , plus de soixante entrées, en tupi ou nheegatu, présentes dans le texte. C’est dire l’importance du tupi dans la construction du récit (on découvre, à la lecture de cet excellent article, que même certaines onomatopées du chasseur ont un sens en tupi : « aan » signifie « non », pour ne citer qu’un exemple).

C’est donc à une métamorphose linguistique, autant que physique, que nous assistons dans ce récit. Le portugais, imprégné de tupi et de jaguar, rejette à la fin du récit toute son origine latine et se transforme pleinement en tupi-jaguar. Ainsi, la « tupinisation » du langage, entretissée d’onomatopées, annonce la métamorphose et s’accomplit en elle.

Si pour Haroldo de Campos « Mon oncle le jaguar » est, comme il le dira vingt ans après la publication de son premier essai, « l’étape la plus radicale (…) du projet hétéroglossique (…) de transcription hybridisante du portugais » [5] (rapprochant ainsi Guimarães Rosa du Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade [6] ), pour Walnice Galvão, le récit, « loin d’être une simple histoire de loup-garou ou une fable de lycanthropie, est une profonde réflexion sur la nature et la culture — thème majeur de toute l’œuvre de Lévi-Strauss. Il s’agit d’un texte singulier, une lecture fine de la tragédie de la mort des cultures, qui a frappé et frappe encore de manière vive notre continent américain » [7] .

Après avoir rappelé que le culte du jaguar est omniprésent dans les cosmologies précolombiennes (on trouve au Mexique, par exemple, des figures de pierre anthropomorphiques, mi-hommes mi-jaguar), Walnice Galvão, dans un des plus célèbres textes consacrés à « Mon oncle le jaguar », revient sur le rôle prépondérant du feu dans la nouvelle : « le rejet du monde civilisé, domaine du cuit, est  accompagné par le retour au monde de la nature, domaine du cru (…) entre les deux, se trouve le feu » [8] . Non seulement le « p’tit feu » du chasseur, marqueur de la civilisation, est présent dès les premières phrases, mais c’est aussi par le feu, dans sa version moderne et destructrice, l’arme à feu, que l’homme-jaguar périra. Notons aussi que c’est sous l’emprise de la cachaça (dont l’autre nom en portugais est aguardente, autrement dit,  eau qui brûle) que le chasseur dira son récit, et c’est elle aussi qui, en ce sens, permet ou favorise sa métamorphose en jaguar.

Mais cette métamorphose finale, spectaculaire, qui accompagne la mort du chasseur et qui clôt la nouvelle, n’est que la dernière transformation d’une série d’évolutions que le narrateur va dire. L’Indien métis essaye d’abord d’intégrer la société blanche, celle du père, en devenant pour le compte de Nhuão Guedes chasseur d’onces. Rejeté par tous, seul, il s’enamoure d’une once, Maria-Maria. Cette nuit passée auprès d’elle (une scène qui évoque bien sûr Une passion dans le désert de Balzac, histoire tragique d’un amour éphémère entre un militaire et une panthère) est l’élément transformateur, celui qui marque la rupture de la frontière entre le monde humain et le monde animal. Comme dans la nouvelle de Balzac, c’est l’once qui, séductrice, vient vers l’homme endormi. C’est donc l’animal, ici une femelle, qui est à l’origine du changement de classe biologique, thème principal de la nouvelle. Reconnaissant en Maria-Maria une épouse, ou retrouvant en elle une mère, le chasseur, pris de regrets d’avoir tué tant de jaguars, va prendre en haine les hommes et, premier geste anthropophage, les donner à manger aux onces (on peut ici évoquer l’un des mythes rapportés par Lévi-Strauss dans Le cru et le cuit, et repris par Walnice Galvão, dans lequel l’homme dérobe au jaguar deux de ses attributs : le feu et le tir à l’arc. Dépossédé de tout, le jaguar ne chasse plus qu’avec ses dents et ne mange que de la viande crue. Surtout, il est pris pour toujours d’une haine viscérale à l’encontre de toute l’humanité). Enfin, devenant lui-même jaguar, au cours d’une sorte de transe qui rappelle les rites chamaniques, il va se nourrir à son tour de chair humaine. Si la scène pourrait évoquer le cannibalisme (présent dans plusieurs cultures amérindiennes, en particulier au Brésil), on peut rappeler, avec Viveiros de Castro, qu’il n’y pas ici à proprement parler d’acte cannibale (manger son semblable), au sens où l’once, tout comme le chasseur, sont anthropophages (ils mangent l’homme) : si le chasseur, métamorphosé en once, devient anthropophage, c’est qu’il ne veut pas être cannibale (et manger, comme il le faisait lorsqu’il était humain, la chair de l’once, sa parente).

L’abandon de la culture du père, la haine de l’homme-jaguar envers l’humanité, sont accompagnés d’un désir de retour à la tribu de la mère. Ce n’est pas seulement une volonté de redevenir indien, au sens large du terme, c’est précisément à la tribu de la mère, les Tacunapéua, que le chasseur s’identifie. De la même manière qu’il répète qu’il n’est le parent que de l’once (le iauaretê, de iauar, « félin », et etê, « vrai » — c’est ce mot tupi qui a donné « jaguar » en français, alors que les Brésiliens utilisent le mot d’origine latine, « onça ») pas de la souassourana (-rana veut dire « à la manière de », ou « semblable » en tupi — l’animal est connu en France sous le nom de Puma), il revendique l’appartenance à la tribu maternelle et rejette toute apparentée avec les Indiens Caraó, peureux et méprisables.

Pour Walnice Galvão, qui souligne que les codes familiaux tupis ne sont pas les nôtres, « dans l’univers du discours du narrateur, le frère de sa mère est son père » [9] . Le vrai père serait l’oncle, pas le père biologique, d’où l’appartenance du narrateur à la tribu de la mère. C’est un rapport de filiation explicite. Le titre original de la nouvelle, « Meu tio o iauaretê » (« Mon oncle le iauaretê »), exprimerait bien, du reste, cette appartenance, que le narrateur revendique plusieurs fois dans le récit : le jaguar est frère de ma mère, je suis donc moi-même un jaguar, je n’appartiens pas à l’espèce de mon père, l’homme blanc, je suis un Tacunapéua [10] .

La question de la consanguinité a son importance, car la scène d’amour entre le narrateur et l’once est cruciale pour l’interprétation du récit et le déroulement de l’intrigue. Cousine ou simple parente, l’once Maria-Maria porte le même nom que sa mère. En effet, Mar’Iara Maria (c’est le nom de la mère, que l’on peut décomposer en Maria-ra-Maria) signifie Madame Maria-Maria. La relation incestueuse apparaît ainsi, pour Galvão, comme une évidence (quoique, soulignons-le, Guimarães Rosa brouille les pistes en donnant le prénom de Maria à trois autres personnages : Maria Quirinéia et les deux frères chasseurs, Uarentin Maria et Gugué Maria, qui apprennent au narrateur à chasser). Le chasseur, qui commettait auparavant le sacrilège de tuer des onces va poursuivre une autre tâche sanguinaire en tuant des hommes. « Rejetant le code de l’homme blanc et perdant le code de l’Indien, il comprend au pied de la lettre les enseignements de sa mère, qui disait qu’il était once ; il ne peut plus comprendre la différence entre être once et avoir l’once en tant qu’ancêtre mythique, un animal tabou avec lequel les relations sont soigneusement réglées. Transformé en once et vivant maritalement avec une once, un autre piège se referme sur lui […]. Au sacrilège d’avoir tué son totem, s’ajoute le sacrilège de l’inceste. Il viole en même temps les deux tabous fondateurs de la civilisation, pris dans la confusion de celui qui est perdu entre plusieurs cultures » [11] . Pour Walnice Galvão, l’histoire racontée par Guimarães Rosa est donc celle d’un « impossible retour ». Le métis ne peut (et ne veut plus) vivre comme Blanc. Mais il ne peut pas non plus vivre comme Indien, ayant rejeté l’humanité, ni comme jaguar, portant en lui le poids de deux tabous violés (le meurtre des onces et l’inceste).

La relation amoureuse entre le chasseur et l’once ne souffre en effet pas d’ambigüité, le texte est assez clair sur ce point (tout comme la relation entre la panthère et le militaire est explicite chez Balzac). Par ailleurs, le narrateur chérit sa mère : il est prêt à tuer si l’on insulte sa mémoire (ce qui le conduit à offrir Riopôro à l’once, afin qu’elle le mange) et pardonne aisément lorsqu’on fait son éloge (que l’on songe à la scène où, sur le point de tuer Maria Quirinéia, il retrouve tout à coup son calme après qu’elle lui ait dit que sa mère devait être une femme « très belle, bonne très bonne »). Mais sa relation avec Maria-Maria pourrait aussi être lue comme les retrouvailles, rendues possibles par la métamorphose, entre un fils et une mère chérie, ou entre une once et ses chatons. Le deuil de la mère serait ainsi sublimé dans une relation entre l’homme et l’once, aux limites de l’inceste. Du reste, Maria-Maria n’a-t-elle pas perdu ses chatons ? Cherche-t-elle chez l’Indien un nouveau mâle avec qui s’accoupler ou un substitut à l’un de ses petits disparus ? C’est en tout cas à la suite d’un double deuil que leur union s’accomplit : l’homme cherche sa mère et l’once un petit.

Ainsi, c’est peut-être dans cette relation homme-animal, par laquelle l’Indien sublime le deuil de sa mère, que le texte trouve son expression la plus forte. La mort de l’Indien, à la fin du récit, ne serait pas, comme le dit Walnice Galvão, la seule issue possible pour ce métis (comme une sorte de punition pour avoir violé un tabou), mais une manifestation de sa figure christique. Car cet être hybride, rejeté par la civilisation, méprisé par tous, fils d’une Maria (Marie, en français), porte le nom de baptême de Antonho de Eiesus (déformation, processus systématique dans le texte, de Jésus). Certes, il s’agirait alors d’un Christ punitif, qui ne pardonnerait pas aux humains leurs péchés. Notons ainsi que toutes les victimes de l’homme-jaguar commentent l’un des sept péchés capitaux (l’un est gourmand, l’autre paresseux, l’autre avare, un troisième est un mari violent et orgueilleux, un quatrième convoite la femme de l’autre et Maria Quirinéia elle-même est encline à la luxure). Guimarães Rosa, qui adorait brouiller les pistes (n’a-t-il pas écrit des Troisièmes histoires, alors que les deuxièmes n’existent pas ?), avait peut-être prévu cette lecture terrifiante, qui rappelle la christianisation forcée des Indiens (ici, Jésus est le nom que son père lui a donné), mais où l’Indien se vengerait de tous ses malheurs en utilisant les propres codes de la religion, devenant ainsi un instrument sanguinaire au service d’un châtiment divin. Le bain de sang qu’il provoque, certes très éloigné des préceptes christiques, évoque l’histoire sanglante de la colonisation des Amériques par les Européens et la christianisation forcée des autochtones.

En effet, cette histoire de Guimarães Rosa raconte aussi, de manière symbolique, une Histoire du Brésil, pays composé de trois cultures mélangées, métissées dans la violence : les Blancs au pouvoir, les Noirs à leur service, relégués à un rôle subalterne (ils sont, dans la nouvelle, simple mangeaille pour l’once), et les Indiens, exterminés et dépossédés de leur culture. Ainsi, « Mon oncle le jaguar » dit, à travers la parole d’un solitaire, seul survivant de sa race, l’extinction annoncée des Indiens. Il y a, du reste, plusieurs caractéristiques réalistes qui contribuent à façonner un récit vraisemblable dans son essence : la curiosité du chasseur face au miroir, qu’il peine à nommer (« vous avez ce machin – un miroir, oui ? ») évoque l’intérêt manifeste des Indiens pour cet accessoire inconnu que les Européens utilisaient comme objet d’échange ; la fascination exercée par l’arme à feu (le chasseur ne cesse de vouloir la prendre dans ses mains) rappelle la terreur sacrée que les Indiens éprouvaient au bruit et à la vue des fusils ; enfin, l’alcool qui, consommé sans modération par les Indiens, provoquait de graves dégâts. Viveiros de Castro rappelle que  l’histoire de cette rencontre entre un Indien et un Blanc est racontée de manière étonnamment vraisemblable : cela aurait pu se passer comme cela. Pour l’anthropologue, « Mon oncle le jaguar » est un récit de « démétissage » (« desmetização »), dans lequel un chasseur redevient Indien. C’est en tout cas, nous dit-il, une dimension allégorique et métaphysique possible. « Et la leçon de morale, poursuit-il,  est sans équivoque : tout métis qui voudra redevenir indien sera tué par  l’homme blanc » [12] .

Ainsi, en racontant la disparition d’une race, le jaguar, Guimarães Rosa nous parle d’une autre disparition, celle des Indiens. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre ce récit ambivalent. Non comme une simple allégorie, mais comme une mise en histoire de l’Histoire (« L’histoire ne veut pas être l’Histoire », écrit Guimarães Rosa dans Tutaméia, faisant ainsi une distinction entre le mot estória et le mot história, homophones en portugais brésilien).

Guimarães Rosa écrivait encore à son traducteur italien, Edoardo Bizzarri :

Lorsque j’écris un livre, c’est un peu comme si je « traduisais » un haut original, situé ailleurs, dans le monde astral ou sur "le plan des idées", des archétypes, par exemple. Je ne sais jamais si cette "traduction" est correcte ou fausse. Ainsi, quand on me "re"-traduit dans une autre langue, je ne sais jamais, non plus, en cas de divergence, si ce n’est pas le Traducteur qui, de fait, a eu raison, en rétablissant la vérité de "l’original idéal" que j’avais, moi, avili... [13]

S’il y a peut-être une part de jeu dans cette affirmation, nous pouvons aussi lui accorder le crédit qu’elle mérite. Loin du roman à thèse, les livres de Guimarães Rosa plongent le lecteur dans un univers où plusieurs interprétations sont possibles, où certaines lectures s’annulent et coexistent en même temps. Lire Guimarães Rosa, c’est aussi accepter qu’il y ait une part d’incertitude ; « tudo é e não é » (« tout est et n’est pas ») répète plusieurs fois Riobaldo, protagoniste de Diadorim, comme une sorte de leitmotiv, bien plus profond qu’un simple adage, et dont il faut mesurer pleinement la force pour comprendre l’auteur du Minas. C’est pourquoi, sans doute, il suscite autant de lectures. L’un des hypotextes possibles (comme on en trouve souvent chez Rosa) de cette estória se trouve dans le mythe du Minotaure. Juan José Saer a rappelé [14] que ce narrataire inquisiteur, l’homme blanc qui ne cesse de poser des questions, n’est peut-être pas là par hasard. Il est venu, à l’image de Thésée, tuer l’Indien, être hybride, seul et maudit comme le Minotaure. Ajoutons que cette forêt, dans laquelle seul l’Indien semble s’y retrouver (il affirme que sans lui, on s’y perd), est peut-être une version moderne du labyrinthe. Les circonvolutions mêmes de la narration (l’Indien affirme une chose pour aussitôt la nier, tait une scène — « ça, je le raconte pas » — pour y revenir plus tard, se présente tantôt comme ami, tantôt comme ennemi, semble tour à tour amical et menaçant…) tissent une trame labyrinthique dans laquelle le lecteur et le narrataire se perdent.

L’Indien, seul maître du récit, éprouve à la fois un soulagement certain à avouer ses fautes (à dire son regret d’avoir tué des onces) et un vif plaisir à raconter son histoire (« ça vous a plu, hein ? » dit-il après avoir affirmé avoir donné Tiodoro à l’once). C’est un conteur hors pair, qui sait ménager les silences, créer le suspens, décrire à merveille les scènes d’amour et de tuerie. Mais son récit est peut-être mu par un but inavoué : endormir le narrataire pour le tuer (il le compare, du reste, à une proie : « chaque mouvement du gibier on doit l’apprendre. Je sais comment vous bougez la main, comment vous regarder en bas ou en haut, je sais déjà combien de temps vous mettez pour sauter, si besoin. Je sais quelle jambe vous levez en premier… »). Sa parole libératrice causera néanmoins sa perte. Car c’est peu après l’aveu du meurtre de Tiodoro que le narrataire (venu peut-être chercher Tiodoro, son employé ?) dégainera son pistolet pour le tuer. L’Indien voulait-il le toucher pour lui dérober son arme ? Le tuer ? L’histoire n’est pas explicite sur ce point. Reste une non-rencontre (les deux ne se touchent pas), peut-être une incompréhension, fondée sur une méprise ou un mal entendu, qui se solde par la mort du plus faible, celui qui n’est pas armé.

Notes

  • [1]

    « Uns indios (sua fala) », in Ave, Palavra. Paru d’abord dans A Manhã, 25 mai 1954.

  • [2]

    Dans le tout premier article consacré à la nouvelle, « A Linguagem do Iauaretê »,  paru dans O Estado de São Paulo en décembre 1962, soit un peu plus d’un an seulement après la publication de « Mon oncle le jaguar » dans la revue Senhor.

  • [3]

    Haroldo de Campos, « A linguagem do Iauaretê », in O Estado de São Paulo, 22 décembre 1962.

  • [4]

    Cf. Ávila Marcel Twardowsky, Rodrigo Godilho Trevisan, « Jaguanhenhém: um estudo sobre a linguagem do Iauaretê », in Magma, n° 12, 2015, p. 297-335.

  • [5]

    Haroldo de Campos,  Metalinguagem e outras metas, São Paulo, Perspectiva, 2006, p. 137-138. Nous traduisons.

  • [6]

    En ce sens, on peut dire que Guimarães Rosa représente l’aboutissement du projet anthropophage qu’Oswald de Andrade appelait de ses vœux.

  • [7]

    Walnice Nogueira Galvão, « O impossível retorno », in Mitológica rosiana, São Paulo, Ática, 1978, p. 19. [première publication: 1975]. Nous traduisons.

  • [8]

    Ibid.

  • [9]

    Ibid., p. 22.

  • [10]

    L’anthropologue Viveiros de Castro rappelle que la patrilinéarité des Tupis est absolue. L’importance de l’oncle maternel, dit-il, est qu’il n’est précisément pas le père. C’est le contraire d’un père, car il est toujours  un beau-frère et souvent un beau-père. Se marier avec sa fille et à la fois possible et souhaitable. Ainsi, pour Viveiros de Castro, l’once Maria-Maria serait plutôt la cousine du chasseur, ce qui ferait d’elle une épouse préférentielle de ce dernier, le mariage entre cousins étant pratiqué dans plusieurs cultures indigènes. (Cf. Viveiros de Castro, « Rosa e Clarice, a fera e o fora », Letras, n° 98, Curitiba, UFPR, 2018, p. 9-30. [2013 pour la première édition]).

  • [11]

    W. Galvão, op. cit., p. 34-35.

  • [12]

    Cf. Viveiros de Castro, op. cit., p. 24.

  • [13]

    Lettre à Edoardo Bizzarri du 4 décembre 1963, in Correspondência com seu tradutor italiano Edoardo Bizzarri, Rio de Janeiro/Belo Horizonte, Nova Fronteira/UFMG, 2003, p. 99. Nous traduisons.

  • [14]

    Juan José Saer, « Meus tios narradores », Folha de São Paulo, 29 septembre 2002.