Agrégation

Présentation générale

ARTICLE

I. Éléments introductifs généraux (Delphine Rumeau)

Les œuvres du corpus présentent une certaine unité spatio-temporelle : le continent américain, de la fin des années 1920 jusqu’au contemporain. Elles recouvrent toutefois un empan chronologique conséquent, puisqu’un siècle sépare les premiers poèmes d’Asturias du recueil de Harjo, ainsi que des espaces culturels et linguistiques divers à l’intérieur d’une unité continentale. L’anthologie de traductions françaises d’Asturias, poète guatémaltèque de langue espagnole et prix Nobel 1967, couvre elle-même une période longue, des premiers « Poèmes indiens » de 1929 au Grand diseur de 1965. Une partie de l’œuvre recoupe ainsi chronologiquement celle du Québécois Gaston Miron, poète national dont le recueil L’Homme rapaillé (1970 pour la première édition) rassemble essentiellement des poèmes écrits au cours des deux décennies précédentes. Le recueil de la poétesse autochtone états-unienne Joy Harjo, publié en 2019, se démarque par sa contemporanéité. Commencer par rappeler ces dates, c’est mettre en avant d’emblée un enjeu majeur du programme : étudier une poésie située, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps, mettre au cœur de la réflexion l’historicité des notions et des formes. Il convient de dire que ce programme n’est pas d’abord fondé sur une notion théorique ou sur une forme poétique spécifique, mais sur un corpus : les termes « peuples, langues, mémoires » sont des entrées dans les textes.

Ce n’est sans doute pas un hasard si le texte qu’Henri Meschonnic a consacré à Miron, intitulé « L’épopée de l’amour » (voir biblio), commence par exposer comment la poésie européenne, et singulièrement la poésie française, a identifié la poésie au lyrisme. (« Pour être pure, la poésie, pour être la décoction suprême, sa propre essence, la poésie devait être le lyrisme même. C’est la vulgate »). Et Meschonnic d’insister précisément sur la revendication américaine de Miron, qui serait comme un antidote à cette décoction, même s’il ne s’agit pas d’opposer, « malgré les apparences souvent contraires, une voix épique américaine, large, allante, aux petites voix mesquines, étriquées, d'une poésie européenne, d'une poésie française de France. » Effectivement, il s’agirait presque d’une vulgate symétrique : la poésie américaine serait nécessairement du côté de l’ampleur (celle des grands espaces) et de l’impureté (celle d’un poème englobant, totalisant). On trouvera même l’idée d’une poésie américaine anti-mallarméenne exprimée aussi bien sous la plume de critiques que de poètes : on peut penser à Pablo Neruda expliquant « comprendre une poésie comme celle de Mallarmé » mais que « dans nos maisons américaines, où pénètrent le froid et la neige et le soleil brûlant, la poésie est forcément différente ! » (Obras completas, ed. Gutenberg, t. 5, 1097). Se lit de fait une référence à Mallarmé, apprécié mais mis à distance chez Miron par exemple, dans le poème « Corolle ô fleur » sous-titré « sur un ton faussement mallarméen ». Les poèmes du corpus déjouent effectivement l’opposition entre poème lyrique et poème épique, entre voix personnelle et enjeux collectifs. Ce sont des poèmes qui ne refusent pas « d’utiliser le langage ». À quelles fins?

Pour le dire un peu vite, ces poèmes ont des ambitions fondatrices, refondatrices, que l’on pourra aussi dire épiques (Meschonnic encore sur Miron : « Fonder une poésie nationale, et en avoir conscience, fonder une ‘américanité’ dans une poésie en français, mais c'est un acte épique. ») Il est difficile de parler d’épopée en tant que genre (si Meschonnic le fait pour Miron, c’est avec une forme de provocation), dans la mesure où, hormis pour Une aube américaine, il s’agit de recueils, voire d’une anthologie. En outre, ces textes ne se présentent pas comme des épopées et n’affichent pas véritablement de signaux génériques (on notera tout de même la référence à Ossian dans le poème de Miron « Le vieil Ossian »). En revanche, parler de poésie épique est bien légitime tant on en retrouve certains traits marquants : ambition fondatrice, prise en charge des mythes et de l’histoire.

Un élément de réflexion important sera alors de savoir si cette dimension épique concerne des communautés restreintes ou l’Amérique dans son ensemble, et s’il y a bien un dénominateur commun des poésies américaines. Pour penser cette dimension américaine, voici des ensembles de références très différentes :

 

  • Histoire, sociologie

- Les travaux du sociologue et anthropologue brésilien Darcy Ribeiro (par exemple The Americas and Civilization, 1969, ou en français, le chapitre "Formations historico-sociales" dans L'Enfantement des peuples, trad. F. Malley, ed. du Cerf, 1970), qui propose des distinctions entre « peuples témoins » (ou peuples autochtones spoliés  : Mexico, Guatemala, plateau andin), «peuples nouveaux» (résultant de la rencontre, déculturation et fusion de matrices différentes: Brésil, Venezuela, Colombie, Antilles, Sud des EU > cela renverrait chez E. Glissant à la « créolisation »), «peuples transplantés » (résultant de mouvements migratoires: EU, Canada, Uruguay, Argentine), « peuples émergents » (issus de processus de décolonisation, dont on ne trouve pas de représentants aux Amériques> à repenser cinquante ans plus tard?).

- L’ouvrage d’un sociologue et historien québécois, Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire comparée (Montréal, Boréal, 2007), en particulier le chapitre sur le Québec et celui « l’essor de la conscience nationale au Mexique et en Amérique latine », qui montre entre autres choses l’articulation entre conscience nationale et affirmation de l’indigénité en Amérique latine. Bien sûr, Bouchard s’intéresse surtout aux sociétés du « Nouveau Monde », un terme qui traduit un point de vue européen et impérial, un terme évidemment problématique pour les autochtones. D’une certaine façon, on pourrait même dire que les textes du corpus contournent largement la problématique du Nouveau Monde comme la problématique transatlantique : Asturias et surtout Harjo sont moins concernés par les logiques de rupture ou de continuité avec l’Europe qu’ils ne cherchent à donner à voir et à entendre des héritages antérieurs à la colonisation. Pourtant, quelles que soient les précautions dont on usera avec l’expression « Nouveau monde », elle correspond à des discours dominants qui informent du coup toutes les expériences américaines : Asturias et Harjo travaille aussi contre ces discours (voir par exemple le poème « Call and response »).

 

Ce sont des lectures qui permettent aussi de comprendre comment les différentes communautés ou sociétés américaines se définissent en relation avec une identité continentale. On sera de fait beaucoup amené à réfléchir aux échelles sur lesquelles se situent les poèmes mais surtout comment ils les relient : Asturias s’adresse parfois spécifiquement au Guatemala (« Guatemala. Cantate » ; « Salut, Guatemala » - ce sont au demeurant des poèmes de 1954, année du coup d'État au Guatemala), mais il vise généralement des échelles plus larges, celle de la culture maya-quiché, antérieure à l’idée de nation, et au-delà encore, celle de l’Amérique latine : on trouvera également un chant à l’Argentine, une méditation devant le lac Titicaca, un poème sur le Cuzco ; les héros célébrés sont Tecún Umán (le dernier grand chef quiché), mais aussi bien Simón Bolívar, le héros des indépendances. La communauté de Miron pourra apparaître plus nationale : son homme rapaillé est d’abord le « québécanthrope ». Le poète est certes « Compagnon des Amériques », mais il a parfois tendance à court-circuiter l’échelle continentale pour arrimer le Québec directement au monde, voire à l’universel, concept pour lui opératoire. Harjo inclut quant à elle de multiples cercles et lignes qui se croisent : le lieu d’avant l’exil de son grand-père Monhawee (23), un village traditionnel mvskoke (47), les pistes des larmes des « nations tribales dans toute l’Amérique du Nord » qu’elle relie dès le texte liminaire à d’autres peuples autochtones (« The indigenous peoples who are making their way up from the southern hemisphere are a continuation of the Trail of Tears », 10). L’Amérique de An American Sunrise n’est au demeurant pas seulement celle des autochtones, loin s’en faut. On notera aussi les multiples références à la culture africaine américaine (exp. à la Nouvelle-Orléans, p. 187 : « So many tribes were jamming there : African, Native, and a few remnant French »).

 

  • Poétique

On trouvera beaucoup de propositions stimulantes sur les littératures américaines dans les essais d’Edouard Glissant (L’Intention poétique ; Poétique de la relation). Il évoque en particulier deux spécificités américaines :

-        La notion de durée (à mettre en rapport avec celle d'impureté) : « Les œuvres de ce qu’on nomme le Nouveau Monde ont entassé une poétique de la durée, qui ne passe pas par la fulguration rimbaldienne ». Glissant cite Lautréamont, Perse, Whitman, Neruda, pour dire qu’aucun d’eux n’écrit de poème « en soi », mais des livres de poésie. Il insiste sur « la durée poétique, le déroulement », « l’entassement ».  (Discours antillais, Seuil, 1984, 78)

C’est nettement le cas ici, même si certains poèmes peuvent être brefs : certes, le recueil d’Asturias est une anthologie pensée par Claude Couffon et non par Asturias lui-même, mais Claireveillée de printemps et Le Grand Diseur sont deux poèmes longs qui reposent sur la répétition, l’anaphore et la récurrence des termes. L’Homme rapaillé rassemble trois décennies de poèmes et travaille également des mots dans la durée ; Harjo propose un livre dont on ne saurait extraire un poème (ce que l’on fera sans doute pour les commentaires, mais la question de la situation de l’extrait sera particulièrement significative).

-        le rapport au paysage : « Pour nous, l’élément formellement déterminant dans la production littéraire, c’est ce que j’appellerais la parole du paysage. (…) Il y a quelque chose de violent dans cet espace littéraire américain. » (Discours antillais, 255)

Cette « parole du paysage » recouvre en partie une thématique. Glissant évoque en particulier la topique du vent, que l’on trouvera en effet dans les poèmes (par exemple dans Claireveillée de printemps, « le vent / le vent / le vent / melaguaj / melaguaj / le vent déchaîné », p. 169 ; chez Miron, toute la fin de « Héritage de la tristesse » : « vents de rendez-vous, vents aux prunelles solaires, / vents telluriques / vents de l’âme, vents universels », p. 86). C’est aussi ce que Miron appelle « tellurisme » qui retiendra l’attention (« notre tellurisme n’est pas français » : voir présentation Miron). Mais ce sont aussi des formes : celle des vers, parfois réguliers, le plus souvent libres mais structurés par les répétitions, adossés à la prose chez Miron et Harjo, associés à des expérimentations visuelles chez Asturias, qui viennent en partie des avant-gardes, mais qui ont aussi une signification spatiale (voir point de Cyril Vettorato sur oralité et formes).

On ajoutera d’autres termes qui complètent cette catégorie du paysage :

-le territoire (qui recouvre en partie land, un mot sésame chez Harjo)

-la patrie (chez Asturias, dans « Autochiromancie », p. 46 , et en anaphore dans « Guatemala », p. 70-72 ; chez Miron, dans « Compagnon des Amériques » : « ma patrie d’haleine dans la touffe des vents », p. 101)

-le pays (dans « Compagnon des Amériques » : « cargue-moi en toi, pays » ; rappelons que la poésie québécoise aux enjeux collectifs des années 1950-1960 est désignée comme « poésie du pays »).

- le lieu. Les toponymes retiendront en particulier l’attention car ils recèlent de multiples traces, de la nature, du paysage, mais aussi des langues autochtones et de l’histoire. Les cartes donnent à voir et à lire des histoires, comme la carte d’Une aube américaine.

 

  • Intertextualités

Enfin, il sera indispensable de considérer les grandes références intertextuelles des œuvres, qui participent largement de leur inscription dans des espaces littéraires. Pour Miron, celles-ci sont relativement éparses, et mènent des références françaises mises à distances de Deux sangs (Valéry, Mallarmé) aux références épiques (Ossian) ou canadiennes-françaises (Félicité = Laure Conan) des Courtepointes, en passant par les épigraphes de « La vie agonique ». Pour Harjo, elles sont multiples, comme le montrent d’emblée les épigraphes (de Ray Young Bear, un poète meskwaki à June Jordan, poétesse noire « caribéenne-américaine ») et elles sont centrales, relevant éventuellement du montage (le poème d’Emily Dickinson : « I’m Nobody ! Who are You ! », intégralement inséré, p. 150). Pour Asturias, on ne pourra faire l’économie de la lecture du Popol Vuh, le livre sacré des Mayas Quichés (le texte dont on dispose, transmis par la tradition orale, est relativement bref). Lecture décisive pour Asturias, qui l’a traduit en espagnol depuis une traduction française (voir présentation de Dante Barrientos Tecún), le Popol Vuh donne aussi une profondeur historique aux Poèmes indiens, qui le prolongent plus encore qu’ils ne s’y réfèrent.

 

II. Histoires et mémoires plurielles (Cécile Brochard)

Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ?

Comment écrire, dominé ?

Dans ce texte utile pour comprendre l’écriture en situation de domination, Patrick Chamoiseau évoque la pluralité de ses héritages culturels martiniquais, qu’il appelle « Moi-colons », « Moi-Amérindiens », « Moi-Africains », « Moi-Indiens, moi-Chinois, moi-Syro-Libanais », et « Moi-créole ». En cherchant à renouer avec ces héritages, Chamoiseau explique qu’il s’est fait « archéologue de l’imaginaire », à la recherche de « traces-mémoires » dont le territoire porte les marques :

La Trace est marque concrète : tambour, arbre, bateau, panier, un quartier, une chanson, un sentier qui s’en va… Les mémoires irradient dans la Trace, elles l’habitent d’une présence-sans-matière offerte à l’émotion. Leurs associations, Traces-mémoires, ne font pas monuments, ni ne cristallisent une mémoire unique : elles sont jeu des mémoires qui se sont emmêlées. Elles ne relèvent pas de la geste coloniale mais des déflagrations qui en ont résulté. Leurs significations demeurent évolutives, non figées-univoques comme celles du monument. Elles me font entendre-voir-toucher-imaginer l’emmêlée des histoires qui ont tissé ma terre. Ce moi-Amérindiens m’avait ouvert cela.[1]

L’historiographie américaine a très longtemps laissé de côté les voix des vaincus et des dominés au profit d’une construction idéologique, politique et culturelle marquée par les vainqueurs européens. Un rapport inégal s’est donc mis en place sur l’ensemble du territoire américain – certes selon des modalités différentes entre nord et sud – entre des groupes dominants et des groupes dominés, souvent désignés sous le terme de « minorités », dont les productions culturelles, les ontologies, les savoirs, les langues, les organisations sociales et politiques ont été effacées ou rabaissées, mises quoi qu’il en soit au bas d’une échelle de valeurs. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, ces voix « dominées » s’élèvent et affirment leurs singularités, révélant le caractère construit de ces imaginaires des altérités – on sait à ce titre le legs des études postcoloniales. Dans les littératures d’Amérique, ces questions sont au cœur des pratiques d’écriture des auteur.es héritier.es d’histoires plurielles où s’entremêlent les mémoires, sans se limiter à la question de l’« ethnicité » tant il est vrai que les dominations socio-culturelles et politiques peuvent s’exercer dans bien d’autres situations.

"L'emmêlée des histoires"

Chacun à leur manière, dans des contextes géographiques et historiques distincts, les auteurs de notre corpus travaillent ces questions de domination, d’héritages multiples, d’appartenance à plusieurs cultures, et leurs recueils rendent compte de cette complexité et de ce tissage. D’autres histoires s’y font jour, qui concurrencent les histoires officielles des conquêtes et les imaginaires qui les accompagnent, et affirment l’existence d’autres lectures souvent plurielles. Héritiers de plusieurs mondes, à la croisée des cultures familiales ou communautaires d’une part, et des cultures dominantes ou institutionnalisées d’autre part, les auteurs de notre corpus donnent à entendre des mémoires multiples où se disent des héritages oubliés ou non reconnus. Rappelons combien la parole poétique d’Asturias trouve son origine dans une mémoire retrouvée, celle des traditions orales et des mythes maya-quiché, celle des Leyendas de Guatemala – une mémoire qui s’apparente, sous l’égide de la première nouvelle « Ahora que me acuerdo », à un témoignage en devenir. Le Popol Vuh et les Anales de los Xahil nourrissent l’écriture et l’imaginaire d’Asturias, par ailleurs engagé contre la misère des populations autochtones au Guatemala. Asturias fait partie de ces auteurs qui, comme le Paraguayen Augusto Roa Bastos, dont le guarani informe aussi bien l’écriture que l’imaginaire[2], vont renouer avec les cultures et les mythes des peuples natifs, dont ils rappellent la force poétique et la grandeur spirituelle, défendant ainsi les cultures autochtones vaincues, effacées par l’histoire coloniale espagnole – un engagement que l’on retrouve par exemple dans le poème « Técoun-Oumane[3] » et, nous pourrions le dire, dans l’œuvre tout entière d’Asturias marquée par l’inspiration maya-quiché. Les mémoires déployées par Asturias sont donc résolument plurielles, fruit du métissage que l’auteur revendique dans sa création poétique : prolongement ou résurrection de paroles et de sensibilités antérieures, qu’elles soient autochtones ou même africaines[4] ; ancrage dans la réalité sociale et politique de l’espace latino-américain et plus spécifiquement du Guatemala ; création d’un ethos poétique où l’on reconnaît parfois le poète lui-même (on pense par exemple aux « Litanies de l’exilé[5] »). Face à l’historiographie officielle du Canada et des États-Unis, les recueils de Miron et Harjo livrent également des traces, des témoignages qui entremêlent mémoires individuelles, souvent autobiographiques, et mémoires communes.

La dimension narrative de ces recueils qui racontent (recréent ?) des histoires plurielles[6] double donc la perspective testimoniale qui, de fait, devient collective. Les recueils entrelacent ainsi différents fils au point que ceux-ci semblent souvent inséparables. Les pronoms déictiques offrent à ce titre une matière intéressante pour l’analyse de ce tissage opéré dans les recueils : le « je » autobiographique se superpose souvent au « je » poétique, confusion qui peut créer, dans l’esprit des lecteurs, l’illusion du témoignage authentique, en particulier dans les recueils de Miron et Harjo. Chez Harjo, l’ancrage autobiographique et communautaire, allié à la présence de sources et de documents d’archives, donne au recueil une double dimension testimoniale : à l’authenticité de l’expérience du retour du « je » sur les pas des ancêtres se superpose l’authenticité de l’expérience du déracinement des Mvskoke transcrite dans le recueil par les témoignages du passé. Miron, lui aussi, « frames his self-description as a collective experience, that of a Québecois community struggling to exist and to speak its condition [7]» : L’Homme rapaillé est bien le recueil d’un sujet individuel et collectif marqué par « l’héritage et la descendance », pour reprendre le titre du dernier poème du recueil. Chez Asturias aussi, qui a traduit du français à l’espagnol le Popol Vuh, la création poétique du « Gran Lengua » guatémaltèque confond sa propre voix, les voix antérieures et la voix du cosmos ; un poème comme « Marimba jouée par les Indiens[8] » en témoigne parfaitement, véritable labyrinthe verbal où les voix lyriques se croisent inextricablement, tantôt fusionnant, tantôt se séparant (une polyphonie que l’aspect musical, presque symphonique, ne fait qu’accroître). Par ailleurs dans les recueils, les contours du « nous » sont souvent flous et mouvants : le groupe désigné par le pronom fluctue, et celui-ci est tantôt inclusif, tantôt exclusif, ce qui explique aussi cette étrange réunion du personnel, du national et de l’universel[9]. Grâce à cette énonciation qui se fait chorale, les recueils deviennent des archives collectives qui donnent voix aux oublié.es de l’histoire officielle, à celles et ceux qui n’ont pas eu – et/ou qui n’ont pas encore – la parole.

Ces enjeux culturels et politiques rappellent les perspectives critiques des cultural studies, et notamment des études postcoloniales. On sait l’importance qu’ont eu chez Miron les lectures d’Aimé Césaire, Frantz Fanon et Albert Memmi, dans la prise de conscience de sa propre aliénation linguistique, culturelle et politique[10]. Toutefois, il serait peut-être plus juste de parler de perspectives décoloniales pour notre corpus américain, un terme qu’emploie d’ailleurs Miron lui-même dans un article très éclairant qui fait partie de l’édition québécoise de L’Homme rapaillé : « Décoloniser la langue[11] ». Sans qu’il soit question d’imposer à la poésie des outils critiques nés des sciences sociales, et sans qu’il s’agisse de réfuter l’héritage des postcolonial studies, il s’avère utile, pour enrichir notre analyse de l’« américanité » construite dans ce corpus, de faire un détour par les « pensées décoloniales », pour reprendre le titre de l’essai de Philippe Colin et Lissel Quiroz. Les études décoloniales partagent évidemment un terreau commun avec les études postcoloniales, héritières notamment de la triade évoquée plus haut (Cahier d’un retour au pays natal, paru en 1939 et réédité aux éditions Présence africaine en 1956 ; Peau noire, masques blancs paru en 1952 ; Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur paru en 1957), mais elles s’en distinguent entre autres par le refus, si l’on peut dire, du « post » :

Pour les théoriciens décoloniaux, la colonialité englobe la colonisation, qui n’est que l’une des manifestations d’un processus historique encore à l’œuvre aujourd’hui. […] Disons-le de manière abrupte : pour la critique décoloniale, il n’y a pas de post possible dans le cadre du système monde moderne capitaliste.[12]

L’année 1992, sans grande surprise, marque le moment crucial de l’élaboration théorique et de la dissémination des pensées décoloniales nées dans l’espace critique des sciences sociales latino-américaines :

Le quincentenaire de la « découverte » de l’Amérique est l’occasion d’un débat continental qui voit la confrontation, dans l’espace public, d’interprétations radicalement opposées de l’événement 1492. Si les fastueuses commémorations officielles, soutenues par un immense lobbying du gouvernement socialiste espagnol, et pompeusement baptisées « rencontre de deux mondes », cherchent à construire une version édifiante, pacifiée et horizontale de la conquête de l’Amérique, les secteurs autochtones mobilisés se chargent de rappeler que l’arrivée fracassante des Européens sur leurs terres a avant tout signifié le début d’un génocide et d’un écocide sans équivalent dans l’histoire.[13]

Le recueil de Joy Harjo porte d’ailleurs trace de ces mouvements de reconnaissance des droits autochtones dans les années 1990[14]. Penser l’Amérique, ce serait donc aussi penser la colonialité, qui se révèlerait indissociable de la modernité pour les sociologues Aníbal Quijano et Immanuel Wallerstein, qui écrivent que l’Amérique est « l’entité socioculturelle inaugurale à partir de laquelle se déploient le monde moderne et ses catégories de pensée[15] ». C’est d’ailleurs ce que signifie pour ces théoriciens le terme « américanité »[16]. La lecture décoloniale paraît assez évidente chez Harjo en raison de l’ancrage Mvskoke et contemporain de l’auteure, puisque les peuples autochtones vivent encore des situations coloniales ; elle est aussi pertinente, rétroactivement si l’on peut dire, pour Asturias, en raison des enjeux proprement latino-américains souvent soulignés par ses contemporains[17] ; elle l’est enfin pour Miron qui ne cesse de rappeler combien il se perçoit comme un « écrivain colonisé », suite à la prise de conscience du « phénomène colonial[18] » subi par le Québec, à savoir l’hégémonie politique et linguistique du Canada anglophone :

les élites politiques et bourgeoises en collusion avec la minorité possédante canadian du Québec et le centralisme d’Ottawa, […] maintiennent [l’homme québécois] sur son propre territoire dans un modèle de société coloniale infériorisant.[19]

On lira à ce sujet avec profit les textes en prose de Miron regroupés sous le titre « Circonstances », qui complètent les poèmes de L’Homme rapaillé dans l’édition montréalaise Typo, et qui développent très précisément ces enjeux sociaux que l’on pourrait examiner, dans le cadre restreint de cette présentation, via trois entrées : identités, peuples, langues.

Identités, peuples, langues

Dans des contextes historiques et géographiques différents, les auteurs de notre corpus interrogent en effet cette histoire américaine construite sur des « identités » qu’il leur importe de déconstruire ou de se réapproprier. Ces « identités » ne sont ni univoques ni homogènes, et un rapide détour par la désignation nous renseigne sur la nécessité d’historiciser les enjeux que nous nommons, à défaut d’un autre terme, identitaires. Nous pourrions à cet égard interroger le mot « indien », que le titre du recueil d’Asturias rend incontournable et que les lectures liées à ce corpus vont rendre omniprésent[20]. Depuis les années 1970 où les mouvements de reconnaissance des droits autochtones se multiplient, la désignation « Indiens » héritée de la conquête est mise en question et clairement contestée par nombre d’auteur.es qui en soulignent l’inexactitude et les connotations idéologiques. Ce positionnement s’inscrit dans le sillage des réflexions sur la violence idéologique contenue dans les désignations héritées du discours colonial. C’est par exemple le cas du poète Acoma Pueblo Simon Ortiz, figure incontournable de la poésie autochtone nord-américaine, qui écrit, dans l’introduction « Wah Nuhtyuh-yuu Dyu Neetah Tyahstih (Now It Is My Turn to Stand) » ouvrant le volume Speaking for the Generations. Native Writers on Writing en 1998 :

There should be no confusion when the writers use their own culturally determined term or name for themselves as Native people, although an academic or technical argument might be posed by some people who prefer to see Natives strictly categorized, identified, and designated as Indians so that there would be no doubt about that, so to speak, in their terms.[21]

Ce volume, dont la lecture se révèle importante pour l’histoire des idées américaines, permet de saisir l’étape franchie vers une forme de souveraineté culturelle dans la nomination. Dans une contribution intitulée « The Stones Will Speak Again. Dreams of an Ah Tz’ib’ (writer) in the Maya Land », en clôture du volume, l’anthropologue et écrivain maya Victor D. Montejo témoigne du racisme contenu dans l’appellation « indios » au Guatemala et dans les assignations socio-culturelles du mot, dans les années 1950-1960 :

This was a difficult time for the Mayans. Mayan culture was seen as deteriorating, and the Natives were disrespectfully called indios. I questioned myself about the validity of my own Mayan culture. Was it good enough as a source for writing? Should a Mayan even dream of writing?[22]

L’article mêle histoire personnelle et collective, et montre combien le parcours vers la réappropriation de la parole maya n’est pas sans sacrifices dans le Guatemala de la fin du xxe siècle, retraçant quelques étapes dans l’émergence d’une reconnaissance institutionnelle des peuples, des cultures et des langues maya au Guatemala dans un contexte politique marqué par les violences, les massacres et les guérillas[23]. Au carrefour de nombreux paradoxes, la désignation « Indian » ou « Indio », en anglais comme en espagnol, concentre l’irréductibilité de ces « identités ». Il importe donc d’historiciser son emploi : chez Asturias, par exemple, comme chez la plupart des écrivains latino-américains de sa génération, le terme est employé sans qu’il soit nécessaire d’imposer une lecture anachronique qui dénierait à l’écrivain tout engagement, puisqu’on sait l’importance qu’ont eu les textes d’Asturias dans la reconnaissance de l’héritage culturel métisse au Guatemala. Les enjeux sont évidemment différents chez notre contemporaine Harjo, et le seraient encore, par exemple, chez l’écrivain Spokane Sherman Alexie[24]. Harjo, dans l’introduction de l’anthologie When the light of the world was subdued, our songs came through publiée en 2020, appelle à l’autodésignation[25]. Aujourd’hui, l’emploi académique du terme « indien » signale généralement que l’on évoque le cadre historique de la colonisation (on parle par exemple de « Territoire indien »), mais les travaux anthropologiques et socioculturels des dernières années nous engagent à utiliser le terme « autochtone » ou, mieux encore, l’endonyme, soit le nom utilisé par la nation ou le peuple autochtone pour se désigner (Mvskoke pour Joy Harjo, par exemple). Il est d’ailleurs intéressant de penser également le terme « autochtone » dans son sens étymologique, « celui qui est né sur le territoire sur lequel il vit ». Cette définition s’avère intéressante en contexte québécois, comme le souligne Maurizio Gatti dans l’introduction de l’anthologie qu’il consacre à la littérature autochtone du Québec : Maurizio Gatti explique qu’il emploie

de préférence le terme Amérindien plutôt qu’Autochtone parce qu’il [lui] semble plus précis et sans équivoque : plusieurs Québécois, par exemple, se considèrent comme des autochtones parce qu’ils sont nés au Québec et correspondent ainsi à la définition de ce terme dans le dictionnaire.[26]

Selon cette lecture, Miron serait un auteur autochtone ; sans qu’il soit nécessaire de débattre sur ces catégories, il semble salutaire d’en souligner la complexité et de rappeler que l’engagement poétique de ces auteurs se double d’un engagement politique.

Au même titre que ces « identités » irréductibles (on ne peut ni les définir en les réduisant, ni en faire l’économie en les supprimant), les « peuples » constituent une entrée intéressante pour travailler les questions historiques, politiques et mémorielles que soulève notre corpus. La mise au pluriel du terme « peuples » dans l’intitulé du programme n’est pas fortuite et entend précisément souligner la nécessité d’interroger ce concept aussi labile et omniprésent que l’identité. Un simple détour par le CNRTL suffit à nous renseigner sur la pluralité des acceptions du terme[27] ; dans le Dictionnaire historique de la langue française, on peut également vérifier le caractère vague de la notion « peuple » qui « recoupe parfois celles de "nation", "pays", de "population" et "ethnie", et dont le contenu est fortement marqué par le statut de ceux qui l’utilisent » ; on lit aussi que le sentiment d’appartenance « à une même communauté par [l’]origine, [la] religion ou un autre lien » peut justifier l’emploi du terme sans que les individus habitent le même pays, mais que « [d]ans une acception politique, il renvoie à l’ensemble des individus qui constituent une nation, définie par un territoire et des institutions »[28] ; on lit enfin que les contours du terme en français, dans un contexte post-révolutionnaire, restent flous, désignant tantôt la nation entière, tantôt les classes dominées ; c’est sans doute ce dernier sens que l’on retrouve dans les derniers vers du poème « Bolivar » d’Asturias [29]. La définition pourrait être juridique, mais l’anthropologue Irène Bellier rappelle qu’il n’existe pas de définition du concept de « peuple autochtone » en droit international, et qu’un « peuple » s’affirme comme tel lorsqu’il affirme sa souveraineté (qui peut être culturelle) et revendique ses droits à l’autodétermination et à l’autonomie[30]. Concept plus politique, donc, qu’ethnologique – et ce en dépit de la racine ethnos qui le rattache à la discipline – le « peuple » est vague mais nécessaire pour désigner des groupes humains qui se réunissent autour de territoires ou de visions de mondes qu’ils partagent.

Il nous paraît fécond de retenir cette pluralité de connotations, particulièrement fertile en contexte américain. En effet, sans que l’on puisse en donner une définition qui réduirait l’instabilité qui fait précisément son intérêt, le « peuple » est une construction discursive, et c’est en tant que construction discursive qu’il semble intéressant de l’aborder. On pourrait à cet égard interroger son emploi et celui de ses quasi-synonymes dans les textes non poétiques des auteurs du programme, afin d’en cerner les connotations et les implications. Dans ses textes en prose regroupés sous le titre « Circonstances », Gaston Miron utilise plusieurs mots que désigne le « nous » (qui est aussi celui des « écrivains colonisés[31] » dont il fait partie) : « collectivité nationale », « groupe », « le peuple québécois », expressions qui semblent s’opposer à « la nation » et au « pays »[32], entités qui dominent et englobent ce groupe plus restreint et très marqué par les enjeux identitaires. On retrouve ces enjeux identitaires chez Joy Harjo qui rappelle, dans l’introduction de l’anthologie When the light of the world was subdued, our songs came through, que les endonymes comme Diné, Mvskoke signifient « le peuple »[33] ; d’ailleurs, dans les contextes autochtones, l’expression « Premières Nations » est souvent quasi-synonyme de « Peuples premiers », alliant ainsi la souveraineté nationale aux origines. Dans son acception américaine, la « communauté », terme que l’on trouve très souvent chez Harjo, partage avec le « peuple » une symbolique territoriale très marquée, puisque la « community » désigne souvent la « reservation » ; c’est aussi le sens que possède le mot (l’anglicisme ?) au Québec, où les communautés sont les réserves dans lesquelles les peuples autochtones ont notamment été parqués et sédentarisés lorsqu’ils étaient nomades. Les communautés, en contexte autochtone, ne font donc pas seulement référence à des groupes humains, mais désignent très concrètement les territoires bornés sur lesquels les peuples ont été regroupés de force. La communauté a par ailleurs été travaillée au niveau philosophique[34], et l’on songe notamment au recours à la fable chez Jean-Luc Nancy pour dire, dans une mise en abyme vertigineuse, l’avènement de la communauté que seule la puissance du récit semble permettre[35] ; notre corpus nous invite lui aussi à penser cette possibilité qu’ont les récits de faire advenir les communautés.

Enfin, comme nous l’évoquions plus haut avec le texte de Miron « Décoloniser la langue », ce corpus inscrit dans l’Histoire américaine engage une réflexion sur les langues. Le bilinguisme n’est pas sans difficultés pour celles et ceux qui vivent « entre deux mondes », selon l’expression de l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop partagé entre wolof et français. Les auteurs de notre corpus font l’expérience de ce déchirement, tant il est vrai que coexistent en eux et dans leurs textes ces deux voix que Carlos Fuentes appelle « voix haute » et « voix basse » :

cuando hablamos en voz alta, seguimos hablando en voz baja: dulce dejo indígena, dicen algunos; voz del conquistado, digo yo; voz del hombre sometido que debió aprender la lengua de los amos y dirigirse a ellos con elaborado respeto, rezo y confesión, circunloquios, diminutivos abundantes y, cuando los señores dan la espalda, con el cuchillo del albur y el alarido de la mentada.[36]

L’anglais est bien perçu comme une langue coloniale par Miron et Harjo qui soulignent, plus que le bilinguisme sans doute, la diglossie caractéristique d’une situation de domination coloniale. Dans ses textes en prose, Gaston Miron l’affirme sans ambages : « La langue, au même titre que l’homme québécois, colonisé, est une langue dominée[37] », et pour que cesse l’aliénation et l’acculturation coloniales (deux termes qu’il emploie pour faire référence à la situation dominée de l’homme québécois dans la société canadienne), la réponse ne peut qu’être politique :

Quand un peuple peut choisir d’être autre, il se nie en tant que peuple, et c’est que quelqu’un d’autre est sur place et à sa place. Pour ceux qui ont compris, nous sommes déjà au-delà du bilinguisme et du choc des langues. Il ne peut y avoir que lutte. La lutte des langues est une lutte à finir, et c’est la lutte de libération nationale du peuple québécois.[38]

Miron emploie bien le terme « diglossie », montrant que cette situation de domination est encore plus complexe au Québec où se multiplient les hiérarchies culturelles[39]. Cette situation de diglossie est évidente chez Joy Harjo qui la dénonce lorsqu’elle affirme écrire dans la « langue de l’ennemi »[40]. Dans un contexte historique différent, ce sentiment d’aliénation n’est pas étranger à Asturias, cet « homme sans patrie / un homme sans nom, un homme sans homme », cet « exilé »[41] qui n’aura de cesse de faire vivre la culture maya-quiché dans l’espagnol du Guatemala. Au sein de sociétés plurielles où des inégalités persistent, le sentiment vécu par les auteurs du corpus est bien celui d’une aliénation linguistique et socio-politique, d’une étrangeté que leur poésie souhaite paradoxalement réclamer pour la faire vivre et, peut-être, reconstruire un « soi » et une communauté que l’Histoire coloniale a malmenés, dispersés, exilés, dépossédés.

 

III. Langues et formes poétiques (Cyril Vettorato)

Les enjeux politiques, historiques et mémoriels dont Delphine et Cécile viennent de présenter l’analyse ne doivent évidemment pas être traités comme de simples thèmes que viendraient illustrer les poèmes mais comme les grandes questions qui sous-tendent l’écriture de nos trois auteurs. La quête par Asturias, Harjo et Miron d’une langue et de formes poétiques trouve largement son sens dans ces aspirations collectives qui les orientent et les travaillent. C’est pourquoi je vous propose dans cette dernière partie de notre présentation d’examiner quelques éléments sommaires de réflexion sur la parole poétique dans les trois œuvres de notre corpus, autour de questions de langue, de rapport à l’oralité, de rythme et de forme. L’idée étant que le lien de ces poètes avec des cultures particulières ne relève pas d’une inscription passive dans une tradition culturelle héritée mais d’un travail actif et dynamique d’invention qui se joue dans le détail sensible de l’écriture poétique.

Il n’est pas inintéressant de débuter ce parcours par la notion d’oralité, non pas pour affirmer péremptoirement que le style de ces trois auteurs serait un style oral, mais parce qu’elle concentre en elle un certain nombre de questions cruciales relativement au lien entre l’inscription culturelle de la parole et sa texture, sa saveur poétique. Si l’on décompose et décline en plusieurs points ce qu’implique dans nos œuvres cette notion, on peut dire qu’elle revêt un sens littéral, via la pratique de la performance poétique, mais aussi un sens stylistique, dans la mesure où chacun de ces recueils est travaillé à sa façon par le modèle de l’oralité. Outre la langue, le choix des mots et des registres, ou encore la mobilisation de marqueurs génériques ou historiques comme les contes ou les épopées orales, on est frappé par la tentation chez les auteurs d’aller vers le modèle de la chanson, ainsi que vers une certaine ritualité.

Je passerai rapidement sur la question de la performance poétique, puisqu’elle n’est pas prioritaire dans le cadre de la préparation aux épreuves de l’agrégation, consacrées aux versions écrites des poèmes. Il est toutefois impossible de ne pas en faire mention, a minima, au sujet de Joy Harjo. L’autrice de L’Aube américaine est en effet tout aussi reconnue pour ses performances orales, souvent accompagnées de musique, que pour ses livres publiés. C’est surtout à partir de 1990 et du recueil In Mad Love and War que ce lien entre poésie et performance musicale s’affirme chez elle. Durant la même décennie, elle fait paraître l’album Letter From the End of the Twentieth Century (1997) au sein du groupe Poetic Justice. Quelques années plus tard, elle enregistrera Native Joy for Real (2004), qui sera suivi par cinq autres albums poético-musicaux. Son dernier disque, I Pray for My Enemies (2021), contient d’ailleurs une interprétation de certains des poèmes de notre recueil : « Fuir » (Running, p. 142-143), « Rabbit invente le saxophone » (Rabbit Invents the Saxophone, p. 186-187) et « Une aube américaine » (An American Sunrise, p. 270-271). Ces enregistrements, ainsi que ceux, aisément accessibles en ligne, des performances poétiques d’Harjo, peuvent éclairer la lecture du recueil à l’étude. Dans une moindre mesure, Gaston Miron avait aussi un certain rapport à la performance poétique, comme il l’évoque dans un entretien avec Claude Filteau : « Quand je fais des lectures de mes poèmes, souvent je modifie des vers, je coupe des poèmes ou je relie deux poèmes dans un seul souffle, selon les circonstances et le public. Quand je suis dans la dimension corporelle des poèmes, la poésie devient une sorte de canevas[42]. » Même si la chose est moins aisée que pour Joy Harjo, Il est possible de trouver des enregistrements de Miron interprétant ses poèmes à l’oral, par exemple dans le film documentaire La Nuit de la poésie 27 mars 1970, proposé par l’Office national du film du Canada (ONF). Il est également possible d’entendre Miguel Ángel Asturias, par exemple sur un enregistrement de la Nov. 26, 1958, Radio Municipal, Buenos Aires, mis à disposition par le site de la Library of Congress.  S’ils ne constituent pas en tant que tels des corpus pour le concours, ces documents sonores et audiovisuels peuvent au moins constituer pour les collègues qui le souhaitent des ressources intéressantes dans le cadre des cours de préparation, ne serait-ce que pour faire faire entendre aux candidates et candidats le rythme des poèmes tel que le donnent à entendre concrètement leurs auteurs et autrice.

Au-delà de cet aspect littéral, l’oralité est surtout dans notre corpus un modèle placé au cœur d’un travail stylistique. Je ne m’attarderai pas sur l’aspect politique de ce travail, déjà bien développé par Delphine et Cécile : pour Harjo, l’oralité autochtone est un moyen de transformer les « mots de l’ennemi » (the enemy’s words, p. 144), comme pour Miron, de lutter contre l’aliénation culturelle représentée par l’anglais qui envahit la parole comme dans « Aliénation délirante » (p. 117-122). De la même manière que l’investissement symbolique de l’oralité populaire a servi aux intellectuels allemands du dix-huitième siècle comme Johann Gottfried von Herder à contrer ce qu’ils percevaient comme l’influence grandissante et menaçante du voisin français et de son rationalisme, les modèles oraux servent ici à affirmer un enracinement culturel et à refuser l’assimilation. On peut noter la référence signifiante au barde Ossian dans le poème de Miron (« Le vieil Ossian », p. 168-169), ou la reprises des contes traditionnels autochtones de Rabbit (« Rabbit invente le saxophone », p. 186-187) et des mythes étiologiques chez Joy Harjo (« La genèse du tabac », p. 204-209). La chose est plus structurante encore dans une bonne partie du livre de Miguel Ángel Asturias, à commencer par « Claireveillée de printemps » et « Le Grand Diseur », tout entiers construits autour de modèles mythiques. La parole poétique et son historicité littéraire, sociale et politique accueille l’oral comme une source de puissance évocatrice autant que d’énergie collective. Les choix stylistiques, même quand ils réfèrent symboliquement dans un « grand ailleurs » situé en dehors de l’histoire, ont leur propre historicité.

C’est le cas du travail sur la langue que l’on dit parfois « orale », mais qu’il faudrait se garder de présenter comme plus simple ou spontanée qu’un supposé style « écrit ». Gaston Miron s’est d’ailleurs exprimé à ce sujet dans l’entretien que nous citions précédemment : « J’ai cru moi-même faire une poésie orale. (...) Néanmoins, je pense que c’est un mirage parce qu’il s’agit d’une poésie très écrite ; je travaille extrêmement mes poèmes. » (« Entretien de Claude Filteau avec Gaston Miron », op. cit., p. 124). La réserve de l’auteur de L’homme rapaillé porte moins, on le voit, sur la présence dans ses vers d’éléments évoquant l’oralité que sur le préjugé selon lequel un style oralisant serait moins élaborée. Il nous faut donc garder cette mise en garde à l’esprit en lisant notre corpus sous l’angle de l’oral. Ces choix linguistiques et stylistiques font pleinement partie des stratégies d’écriture des auteurs et trouvent leur sens en lien avec d’autres éléments qui n’ont rien d’oral, voire qui y paraissent contraires. On peut évidemment relever des éléments de l’oralité dans la langue de Miron, Harjo, et plus rarement dans les Poèmes indiens (langue populaire de « Marimba jouée par les indiens »). Toutefois chez les trois auteurs ces traces d’oralité sont ponctuelles et elles côtoient une langue allant d’une certaine sobriété expressive à des registres soutenus. Les stylèmes de l’oralité participent d’un effort d’ancrer la langue dans un territoire, au même titre que la multiplicité des termes renvoyant à des espèces animales et végétales locales. Ces termes convergent pour donner une saveur culturellement spécifique à la langue poétique d’Asturias, tout comme les termes autochtones qui surgissent sous la plume de Joy Harjo.  Tous ces éléments participent d’un travail d’élaboration poétique créatif qui n’est jamais loin du jeu sur les sons et du néologisme.

On peut en outre identifier dans nos recueils une double tentation de la chanson et de la ritualité. Certains poèmes tirent clairement vers la chanson : c’est naturellement le cas de « Chanson » (p. 30) de Miron, avec ses hexamètres et son esthétique de la légèreté, ainsi, dans une moindre mesure, que de « Doublure d’un combat » (p. 170), avec son refrain que l’on imagine bien repris par une foule avinée. Joy Harjo propose elle aussi explicitement un poème-chanson avec « Falling from the Night Sky » (« Tomber du ciel nocturne », p. 134-137), sous-titrée « a song ». Là aussi, l’effet chanson est obtenu grâce au vocabulaire, au ton du poème ainsi qu’à ses vers plus réguliers que le reste du recueil et au refrain, composé de parallélismes syntaxiques et rythmiques (« I need you to catch me », « I need you to see me »). Moins proche de la chanson que du chant traditionnel est le poème de Harjo « Welcoming Song » (« Chant d’accueil », p. 268-269), tout comme les poèmes d’Asturias comme « Le grand diseur évoque la femme » (179-180). Situés dans des univers où le chant n’a rien de récréatif et remplit des fonctions sociales essentielles, ces poèmes nous amènent du côté de la ritualité, autre tentation présente dans nos recueils. Nourri par son propre travail sur les légendes mayas (Leyendas de Guatemala, 1930), Miguel Ángel Asturias est inspiré par le modèle du poète autochtone qui officie dans les temples, s’adressant aux divinités, au service de la communauté. On retrouve la même tendance chez Joy Harjo de façon poétiquement et formellement structurante dans « Bénie soit cette terre » (p. 274-281), et « Conseils aux pays, développés, en voie de développement et en voie d’extinction » (p. 198-199), construit sur le modèle oral du « call and response » (ou mode responsorial).

Nous voyons que l’identification des modèles relevant d’inspirations oralisantes participent pleinement de l’effort nécessaire de description des caractéristiques formelles de ces poésies : le modèle chansonnier comme la ritualité propre au chant de louange ou au chant responsorial ont des conséquences directes sur la structure des poèmes. Notre rejet initial de toute idée de spontanéité ou de simplicité orale se réitère sur ce point de la forme poétique. Nous sommes face à des poésies à la fois oralisantes et très écrites, marquées par une recherche constante de formes et de rythmes signifiants, redoublée à de multiples échelles : celle du vers, celle du poème, celle de la séquence, et celle du recueil. Dans un troisième lieu entre traditions orales et expérimentations modernistes, les trois recueils explorent toutes les potentialités de l’écriture poétique, mêlant les vers que l’on dit « fixes », ceux que l’on dit « libres », mais aussi la prose. C’est peut-être leur grand point commun par défaut que ce parti pris du pluriel, pluriel des formes et des formats, ouverture exploratoire des possibles du poème. Le jeu entre prose et vers, en particulier, relie clairement Poèmes indiens, L’homme rapaillé et L’aube américaine, à tel point qu’il me semble indispensable d’en faire l’un des axes de leur comparaison. La confrontation entre vers et prose se joue à l’échelle du recueil mais aussi parfois au sein du poème lui-même (un exemple particulièrement fascinant des ressources poétiques de cette pluralité formelle est « Vers les soixante-dix ans », longue méditation sur le passage du temps où le vers s’allonge au fil des pages, testant la frontière poreuse entre vers et prose). En définitive, l’un des enjeux de la préparation autour de ce corpus sera de trouver des moyens de relier ces esthétiques formellement exploratoires avec les poétiques imprégnées d’éléments culturels qu’évoque le titre général « Poésies américaines : peuples, langues et mémoires ». Car c’est toujours au sein d’une parole, d’un rythme, que se jouent ces questions d’identité situées à la lisière de l’intime et du collectif. Il faudra être attentifs à la double tendance de notre corpus à aller successivement vers une esthétique de la brièveté et vers une tendance à la longueur pouvant tendre vers le modèle du poème long néo-épique dont a parlé Delphine. On peut relier ce jeu entre plusieurs échelles et dimensions avec le fonctionnement même des recueils, composés de poèmes pouvant être lus indépendamment mais aussi de séquences ou microséquences. Enfin, il faudra savoir observer cette pluralité des rythmes à l’échelle des vers, sans céder à la facilité du « vers libre » qui serait dépourvu de structure. Que l’on parle de la longueur des strophes, de celle des vers, ou même des jeux typographiques comme ceux de la « Danse des chimères » d’Asturias (p. 160-173), notre corpus regorge de rythmes sonores et visuels versatiles toujours mis au service de la recherche d’une voix poétique singulière qui offre son filet précaire en guise de réponse temporaire aux grandes questions collectives propres à ce corpus.

 

 

[1] Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 128-131 pour les deux citations.

[2] Asturias connaissait d’ailleurs la culture populaire guarani, lui qui cite en exemple le guitariste paraguayen Francisco Marín, auquel Roa Bastos dédicace une partie de son poème « Yñipyru » (voir Augusto Roa Bastos, Yñipyru et autres textes, traduction depuis l’espagnol et le guarani (Paraguay) et édition critique de Cécile Brochard et Joaquín Ruiz Zubizarreta, Paris, Classiques Garnier, coll. Littératures du monde, à paraître) : « pienso en Francisco Marín, el paraguayo, que esfuérzase por mantener en toda su pureza el folklore guaraní », Miguel Ángel Asturias, « América Latina canta canciones revolucionarias », en Latino America y otros ensayos, Madrid, Guadiana de publicaciones, 1968, p. 83. Gerald Martin rapproche d’ailleurs Asturias et Roa Bastos, né à peine vingt ans plus tard, en écrivant que tous deux s’attachent à retisser les fils de la culture « primitive » et de la société actuelle : « La intención de Asturias fue recoger, simbólicamente, el hilo de la cultura primitiva para hilvanarla nuevamente y restaurar el viejo tejido integrado a otro nivel social y espiritual. Por esta razón se negó siempre a escoger entre sus alternativas creadoras, situándose, como Augusto Roa bastos y Gabriel García Márquez después de él, dentro de la problemática que algunos llamaron primero tercermundista y después poscolonial, lo cual implicaba el restablecimiento del vínculo entre las grandes masas contemporáneas y sus lejanos antepasados. » (Gerald Martin, « El mensaje de Miguel Ángel Asturias : pasado, presente y futuro », dans 1899-1999. Un siècle de Miguel Ángel Asturias, actes du colloque international organisé par l’Université de Toulouse-Le Mirail et l’Université de Poitiers, éd. Jean-Pierre Clément, Jacques Gilard et Marie-Louise Ollé, Poitiers, Centre de Recherches Latino-Américaines, 2001, p. 108.)

[3] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, Paris, coll. Poésie Gallimard, 1990, p. 36-40.

[4] « A los elementos culturales indios y españoles se agrega el aporte africano que lleva a nuestra sensibilidad un tono de nostalgia, de música de percusión, de ritmo y, al mismo tiempo, todos los elementos de una brujería africana que se agrega a la brujería indígena. », Miguel Ángel Asturias, « Conversación con un Premio Nobel », en Latino America y otros ensayos, Madrid, Guadiana de publicaciones, 1968, p. 22.

[5] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, op. cit., p. 89-91.

[6] La dimension narrative est sensible même dans Clarivigilia primaveral, au départ conçu par Asturias comme un récit (voir Christian Boix, « Escritura poética de Miguel Ángel Asturias : sentido y lógica. Clarivigilia primaveral », dans 1899-1999. Un siècle de Miguel Ángel Asturias, op. cit., p. 187-200).

[7] Ioana Vartolomei Pribiag, « Amironner : Notes on Worlding the Local », Journal of Canadian Studies, volume 53, n° 3, 2019, p. 536.

[8] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, op. cit., p. 31-35.

[9] Chez Asturias, où l’inspiration maya-quiché permet cette réunion paradoxale : « Asturias, desde el comienzo, era simultáneamente un nacionalista guatemalteco y latinoamericano y un escritor para la humanidad entera » ; « Para Asturias los mayas fueron quienes dieron a Guatemala su especificidad y él utiliza su estilo y sus referentes culturales, tácitamente, como un signo nacionalista. En cambio, los indígenas tribalizados o telúricos son quienes universalizan a Guatemala – todos fuimos indígenas en el pasado –, oponiéndola al capitalismo y al imperialismo, y constituyen así un símbolo de esencia universal […] » (Gerald Martin, « El mensaje de Miguel Ángel Asturias : pasado, presente y futuro », dans 1899-1999. Un siècle de Miguel Ángel Asturias, op. cit., p. 95 et p. 102.

[10] Voir notamment Ioana Vartolomei Pribiag, « Amironner : Notes on Worlding the Local », Journal of Canadian Studies, volume 53, n° 3, 2019, p. 535-554.

[11] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », dans L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 207-218.

[12] Philippe Colin et Lissel Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Paris, Éditions La Découverte, 2023, p. 12-13.

[13] Ibid., p. 109.

[14] Joy Harjo, L’Aube américaine [An American Sunrise, 2019], édition bilingue, trad. Héloïse Esquié, Paris, Globe, 2021, p. 64-67.

[15] Philippe Colin et Lissel Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, op. cit., p. 116.

[16] Ibid., p. 116-117.

[17] À titre d’exemple, on peut lire dans la préface de Josué de Castro aux essais d’Asturias sur l’Amérique latine parus en 1968 : « […] hay, lo sabemos, una forma de dominación cultural que es una forma de neocolonialismo, contra el que América Latina lucha. […] [La obra de Asturias] es una obra de combatiente, de participante, de comprometido en la posición y en el sufrimiento, en la lucha, de los pueblos latinoamericanos. […] Asturias interviene en el espectáculo de transformación histórica por el que está pasando América Latina, contra todos los obstáculos, un proceso hacia la liberación de los pueblos latinoamericanos, hacia sur verdadera independencia. », Josué de Castro, « Asturias: Regionalismo que se universaliza », en Miguel Ángel Asturias, Latino America y otros ensayos, Madrid, Guadiana de publicaciones, 1968, p. 8-9.

[18] Gaston Miron, « Un long chemin », dans L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 193-194.

[19] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », art. cit., p. 210.

[20] Nous nous permettons de renvoyer à notre article : Cécile Brochard, « Franchir les distances : l’émergence des littératures (en langues) autochtones dans l’enseignement et la recherche comparatistes », dans « Littératures extra-européennes » et littérature comparée. Une réflexion critique, coord. Élise Duclos et Claudine Le Blanc, Revue de Littérature Comparée, Paris, Klincksieck, 2024, à paraître.

[21] Simon Ortiz (ed.), « Introduction », Speaking for the Generations. Native Writers on Writing, Tucson, The University of Arizona Press, 1998, p. xi et p. xix.

[22] Victor D. Montejo, « The Stones Will Speak Again. Dreams of an Ah Tz’ib’ (writer) in the Maya Land », dans Simon Ortiz (ed.), Speaking for the Generations. Native Writers on Writing, op. cit., p. 198.

[23] Échappant de justesse aux massacres des communautés Maya par le gouvernement du militaire Efraín Ríos Montt (reconnu coupable en 2013 de génocide et crimes contre l’humanité), Victor D. Montejo s’exile aux États-Unis en 1982. Il y publie plusieurs textes transmettant les récits, la culture et la langue Maya (notamment El Q’anil: The Man of Lightning ; The Bird Who Cleans the World and Other Mayan Fables), et obtient un doctorat en anthropologie consacré aux dynamiques de changement culturel et de transformation de la culture Maya dans les camps de réfugiés au Chiapas.

[24] Le revendication de l’« indianité » chez Sherman Alexie pourrait, sur certains aspects, se comparer à la revendication de la « Négritude » telle que Césaire la déploie : « "Ce mot [« Indien »] nous appartient à présent. Nous sommes des Indiens. Cela n’a rien à voir avec les Indiens de l’Inde. Nous ne sommes pas des Indiens d’Amérique. Nous sommes des Indiens, prononcé In-din. Ça nous appartient. Nous en sommes les propriétaires et nous n’allons pas nous en défaire". On nous a tant pris que nous tenons, avec toute la force dont nous sommes capables, à la moindre petite chose qui nous reste. » (Sherman Alexie, « The Unauthorized Biography of Me », traduit par Jean-Pierre Pelletier sous le titre « Autobiographie non autorisée de moi-même », dans l’anthologie Nous sommes des Histoires, Réflexions sur la Littérature Autochtone, sous la direction de Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2018, p. 70). Nous nous permettons de renvoyer également à notre article : Cécile Brochard, « Franchir les distances : l’émergence des littératures (en langues) autochtones dans l’enseignement et la recherche comparatistes », dans « Littératures extra-européennes » et littérature comparée. Une réflexion critique, coord. Elise Duclos et Claudine Le Blanc, Revue de Littérature Comparée, Paris, Klincksieck, 2024, à paraître.

[25] Joy Harjo (ed.), When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, New York, London, W. W. Norton & Company, 2020, p. 3-4.

[26] Maurizio Gatti, Littérature amérindienne du Québec. Écrits de langue française, Montréal, Éditions Hurtubise, 2004, p. 42.

[27] https://www.cnrtl.fr/definition/peuple (consulté le 28/05/2024)

[28] Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, (1992), Paris, Dictionnaires Le Robert, 2004, t. II, p. 2694.

[29] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, Paris, coll. Poésie Gallimard, 1990, p. 81.

[30] Nous renvoyons aux travaux d’Irène Bellier, notamment « La reconnaissance des peuples autochtones comme sujets du droit international. Enjeux contemporains de l’anthropologie politique en dialogue avec le droit », Clio@Thémis: Revue électronique d'histoire du droit, 2019, Droit et anthropologie (1). Archéologie d’un savoir et enjeux contemporains, 15, p.1-24. Disponible en ligne : https://hal.science/hal-02304596 (consulté le 28/05/2024)

[31] Gaston Miron, « Un long chemin », art. cit., p. 203.

[32] Gaston Miron, « Circonstances », dans L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 200, 222, 227, 230.

[33] Joy Harjo (ed.), When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, op. cit., p. 3-4.

[34] Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, précédé de Conloquium de Jean-Luc Nancy, traduit de l’italien par Nadine Le Lirzin, Paris, PUF, coll. Les essais du collège international de philosophie, 2000. On lit notamment que « le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit, partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son négatif ; par une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s’altérer. » (p. 20)

[35] Le passage est très long, mais nous le citons intégralement : « Nous connaissons la scène : il y a des hommes rassemblés, et quelqu’un leur fait un récit. Ces hommes rassemblés, on ne sait pas encore s’ils font une assemblée, s’ils sont une horde ou une tribu. Mais nous les disons "frères", parce qu’ils sont rassemblés, et parce qu’ils écoutent le même récit. Celui qui raconte, on ne sait pas encore s’il est des leurs, ou si c’est un étranger. Nous le disons des leurs, mais différent d’eux, parce qu’il a le don, ou simplement le droit – à moins que ce soit le devoir – de réciter.

Ils n’étaient pas rassemblés avant le récit, c’est la récitation qui les rassemble. Avant, ils étaient dispersés (c’est du moins ce que le récit, parfois, raconte), se côtoyant, coopérant ou s’affrontant sans se reconnaître. Mais l’un d’eux s’est immobilisé, un jour, ou peut-être est-il survenu, comme revenant d’une absence prolongée, d’un exil mystérieux. Il s’est immobilisé en un lieu singulier, à l’écart mais en vue des autres, un tertre, ou un arbre foudroyé, et il a entamé le récit qui a rassemblé les autres.

Il leur raconte leur histoire, ou la sienne, une histoire qu’ils savent tous, mais qu’il a seul le don, le droit ou le devoir de réciter. C’est l’histoire de leur origine : d’où ils proviennent de l’Origine elle-même, eux, ou leurs femmes, ou leurs noms, ou l’autorité parmi eux. C’est donc aussi bien, à la fois, l’histoire du commencement du monde, du commencement de leur assemblée, ou du commencement du récit lui-même (et cela raconte aussi, à l’occasion, qui l’a appris au conteur, et comment il a le don, le droit ou le devoir de le raconter). », Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 109.

[36] Carlos Fuentes, Ceremonias del alba [1991], México-Madrid, Siglo Veintiuno Editores, 1998, p. 8.

[37] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », art. cit., p. 211.

[38] Gaston Miron, « Le bilingue de naissance », dans L’Homme rapaillé, op. cit., p. 233.

[39] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », art. cit., p. 209.

[40] Joy Harjo, « Introduction », Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, ed. Joy Harjo and Gloria Bird, New York, Londres, W.W. Norton & Company, 1997, p. 21-22.

[41] « Litanies de l’exilé », dans Poèmes indiens, op. cit., p. 91.

[42] « Entretien de Claude Filteau avec Gaston Miron », dans Claude Filteau, L’Homme rapaillé de Gaston Miron, Lecto guide, p. 117-128, réf. p. 124.