Agrégation

Rapport du jury de la dissertation de littérature comparée de l'agrégation externe

ARTICLE

Moyenne de l’épreuve : 7,2
Notes de 00 (copies blanches) à 18

Nous commencerons par liquider la fastidieuse mais incontournable question des incorrections de langue, impropriétés et maladresses de style. Une copie, même correctement structurée, qui, de manière patente, ne maîtrise pas les codes élémentaires de la langue écrite, à savoir les règles de la grammaire et de la syntaxe, a très peu de chance de dépasser le 05/20. Voici donc un relevé d’erreurs, repérées cette année, qui ne prétend pas à l’exhaustivité. Les formes fautives sont précédées d’un astérisque.

 

Grammaire

  • Conjugaison : revoir la conjugaison des verbes à la 3e personne (exclure, inclure, conclure) pour éviter toute confusion entre forme du passé simple (il exclut, il conclut) et du participe passé (exclu, conclu mais inclus) ; des fautes fréquentes sur résoudre (il résout), renvoyer (*renvoit / renvoie), relayer (*relait / relaie mais un relais).
  • Attention au genre de certains noms : un apogée, un éloge, une échappatoire.

Syntaxe

  • La confusion entre proposition interrogative directe et indirecte se généralise, même dans les bonnes copies (*nous nous demanderons qu’est-ce que l’analogie posée par Sterne implique / nous nous demanderons ce que l’analogie implique). La reprise du sujet par un pronom dans les propositions interrogatives directes manque fréquemment (*Pourquoi l’auteur choisit ce procédé ? / Pourquoi l’auteur choisit-il ce procédé ?).
  • L’usage de la virgule, nécessaire dans la plupart des cas de mise en apposition, est très souvent négligé.
  • La construction de certains verbes : attester quelque chose mais témoigner de quelque chose, parer une attaque, primer sur, participer à (prendre part à) et participer de (relever de).
  • Ne pas abuser des parenthèses et incises qui dispensent d’établir des liens syntaxiques.

Orthographe

  • Une sibylle, la satire ménippée, rhétorique, étymologie, scolastique, labyrinthe, logorrhée, scepticisme, rationalité, rationalisme, mais rationnel.
  • Attention aux homophones : un roman empreint d’ironie, mais un emprunt à l’œuvre de Rabelais ; aller de pair/ une paire ; être censé faire quelque chose/ un homme sensé.
  • Attention aux noms propres : Bakhtine et Nietzsche, Richard Burton (l’acteur) confondu avec Robert Burton (l’auteur de L’Anatomie de la mélancolie).
  • Les verbes appeler, jeter et leurs dérivés ne redoublent leur dernière consonne qu’à certains temps de la conjugaison : il rappelle mais il rappelait, il rejette mais il rejeta.

Lexique et précision de l’expression

- Dans le lexique, rechercher la précision à tous les niveaux et d’abord en donnant aux mots le sens qui est le leur.

  • en évitant de très préjudiciables confusions sémantiques entre « totalisation » et « totalitarisme ». Beaucoup moins grave mais très fréquente, l’inusable confusion entre « mettre au jour » (révéler, exhumer) et « mettre à jour » (actualiser)
  • en évitant le plus possible le recours aux métaphores qui créent un nouvel hermétisme mais en cherchant au contraire à déployer le sens des mots.

- Ne pas abuser du jargon technique propre à l’analyse littéraire. Tout est affaire de pondération. Ainsi les catégories de l’analyse narratologique venues de Genette sont suffisamment consensuelles pour être employées sans complexe : le « narrataire », le « narrateur intradiégétique » et la très séduisante « métalepse » (qui n’est pas une invention de Genette, contrairement à ce que semblent penser beaucoup de candidats) sont des notions qu’il est tout à fait légitime d’utiliser à condition de les commenter rapidement. C’est leur concentration qui pose problème : trouver « intradiégétique », « homodiégétique » et « métatextuel » dans une même phrase donne le tournis. Il convient de se demander si vraiment on ne peut pas s’expliquer plus simplement. Certaines notions sont parfois très efficaces parce qu’elles évitent de longues périphrases : l’intérêt d’une catégorie comme celle du « narrataire », c’est qu’elle désigne l’interlocuteur ou le lecteur tel qu’il est figuré dans le texte, représentation qui justement ne coïncide pas avec le « lecteur réel » ou « le lecteur idéal » et encore moins avec le « lectorat ». Toutes ces catégories méritent donc d’être soigneusement distinguées.

- Proscrire :

  • les abréviations (TL, TS, DQ) dans la rédaction finale.
  • les termes empruntés au marketing : « se positionner », « cibler », « finaliser ».
  • les expressions familières, généralement métaphoriques, de la langue orale : « coller à l’idéal de bienséance », « embrayer sur », « déraper », « tutoyer le sublime ».
  • les expressions qui sont dans l’air du temps : en cette année d’intense activité électorale, on a entendu parler de « lecture participative » et appris que « les droits du lecteur s’accompagnent de devoirs ».
  • certaines métaphores, vraiment trop hardies, qui font sourire tout autant qu’elles exaspèrent le jury mais qui ne font qu’introduire du flou dans la pensée de leur auteur. Ainsi dire des écrivains au programme qu’ils sont « les blousons noirs du roman moderne » n’est pas acceptable. Sterne a particulièrement inspiré les candidats : « le livre de Sterne n’est qu’une immense aposiopèse sexuelle » ou encore « Sterne donne ainsi l’image d’une écriture éjaculatoire qui jaillit, éclaboussant livre, table et papier ».

- Eviter les fausses modalisations et atténuations qui signalent autant l’imprécision de la pensée que le refus de s’engager : les « un peu », « d’une certaine manière », « un certain message », « quelque part », etc.

- Contrôler la tendance au vocabulaire ésotérique de la « révélation », de « l’évanescence », aux accents parfois barthiens (la « béance du sens ») ou blanchottiens (« la mort du sens »).

- Maîtriser les chiffres romains (certains confondent XI et IX).

- Dans la graphie : les « deux points » ne sont pas le signe mathématique « égal ».

 

Autres remarques sur le style

  • Eviter les lourdeurs scolaires qui soulignent le peu de confiance que vous avez dans ce que vous lisez ou pensez : « l’auteur nous dit que… », « l’auteur nous fait part de… », « il nous permet de penser que… », etc.
  • Dans le ton : il faut proscrire tout effet de familiarité et, d’une manière générale, ne pas trop rechercher la connivence du lecteur, surtout lorsque cet effet de connivence dispense de véritables explications. Ainsi l’emploi intempestif du point d’exclamation ou des points de suspension suggestifs est déconseillé.

Rappelons maintenant quelques conseils de méthode sur la dissertation, en donnant à l’occasion des exemples tirés des erreurs les plus courantes rencontrées cette année. Les candidats liront avec profit les conseils prodigués dans des ouvrages de référence, ceux de P. Brunel, Y. Chevrel, D. Souiller et W. Troubetzkoy, par exemple.

Le sujet et son analyse.

Le sujet : c’est lui et non l’intitulé de la question mise au programme qui doit guider la réflexion. De trop nombreuses copies se sont enfermées a priori dans une réflexion sur « la modernité » romanesque qui pouvait émerger d’une analyse approfondie du sujet mais n’était certainement pas appelée directement par lui. Les copies les plus férues de « modernité » n’ont généralement aligné que des contrevérités, supposant que les œuvres au programme avaient consciemment pour vocation une modernisation de la vie littéraire de leur temps, et qu’il était temps d’en finir avec les normes et contraintes sclérosantes de leurs prédécesseurs – qu’il s’agît de Chrétien de Troyes ou de Richardson, peu importait, dans le fond.
Rappelons une évidence : le sujet est un jugement, qui comme tout jugement humain est défendable et critiquable. Sur le brouillon, il faut méthodiquement définir le sens des mots employés, comprendre leurs connotations, expliquer les métaphores quand il y en a, envisager la polysémie de certaines expressions, dégager les liens logiques entre les propositions, expliciter leurs présupposés et les implications de la thèse, en s’aidant de la connaissance des œuvres et des outils théoriques de l’analyse littéraire.

    • Dans l’étude du sens des mots et de leurs connotations, il faut veiller à être nuancé, à ne pas surinterpréter et à ne pas se couper de certaines possibilités du sujet. Une connaissance minimale des contextes idéologiques de production des œuvres est un garde-fou nécessaire. Dans la phrase de Sterne, ce sont surtout les notions de « décence », de « bon goût », reliées à l’expression « homme de bonne compagnie » qui ont fait l’objet d’extrapolations abusives. Dans le contexte de la sociabilité de la cour et des salons, caractéristique de la vie intellectuelle des siècles classiques, ces termes pouvaient en effet renvoyer à une idée de la « mondanité ». Mais se contenter de gloser « bonne compagnie » et « bon goût » par « mondanité » était fort réducteur et orientait mal l’analyse, la plupart du temps. D’une part, cette notion de « mondanité » est anachronique pour l’œuvre de Rabelais et de Cervantès. Les candidats qui, manquant du sens des nuances, se sont évertués à montrer que le Tiers Livre préservait, d’une manière ou d’une autre, le sens des convenances, ont généralement perdu du temps et des points. D’autre part, on a observé à juste titre que les termes de « bon goût », « bonne compagnie » pouvaient être employés de manière ironique ; mais pas de manière systématique – au point de ne plus connoter, selon certains candidats,  que l’affectation, l’hypocrisie des rapports en société. Une lecture ironique du sujet était bel et bien nécessaire : cela ne devait faire aucun doute à qui connaissait les œuvres au programme. Mais donner immédiatement et exclusivement une telle lecture des termes « bonne compagnie » et « bon goût » présentait un risque majeur : même si elle est en partie recevable (encore faut-il avancer des arguments convaincants), cette image d’un auteur raillant  sans nuance les codes et contraintes de la vie sociale empêche de penser à d’autres formes de relations sociales appelées par ces expressions dans l’ensemble du corpus. Or, c’est l’ensemble des points de vue possibles – et pas seulement la perspective ironique – sur ces formes de sociabilité qu’il fallait prendre en considération.
    • Il ne faut pas laisser de côté ou sous-estimer un quelconque morceau de la thèse. Cette année, une majorité de copies a privilégié la comparaison de l’écriture et de la conversation contrainte en négligeant de manière assez paresseuse l’analyse du rapprochement entre « tout dire » et « tout penser », question objectivement plus épineuse. Autre cas de figure, très souvent rencontré cette année : la copie qui cherche en effet à comprendre le rapport entre « art de la conversation » et tentation ou refus de la totalisation, mais qui, n’allant pas jusqu’au bout de son effort, refuse d’envisager la diversité des sens possibles de l’expression « tout penser ». Il faut prendre le temps d’envisager toutes les significations possibles, quitte à en privilégier une qui semblera plus intéressante au regard de l’ensemble du corpus. Evoquer ces possibilités dans l’introduction et justifier rapidement le choix d’une éventuelle hiérarchisation des sens n’est pas indécent : c’est un gage de rationalité qu’il faut fournir au lecteur.
    • L’analyse des liens logiques unissant les propositions ne doit pas prendre la forme d’une analyse grammaticale détachée de l’interprétation : c’est fastidieux et l’essentiel est souvent perdu de vue.
  1. L’introduction rédigée doit reprendre les acquis de cette analyse du sujet faite au brouillon, en la résumant. Sa précision et sa qualité sont très importantes pour faire apparaître le projet de réflexion. Mais il est inutile de redonner sans profit la définition de termes usuels – certains candidats donnant l’impression de découvrir que la pluie mouille. Ainsi, préciser à son lecteur qu’une conversation est « un échange verbal qui requiert au moins deux personnes en mesure de se répondre » est lourd. En revanche, souligner d’emblée que l’idée de conversation implique une co-présence, un effet de voix ou l’idée de liberté est sans doute plus fécond. Il faut justement mettre l’accent sur les présupposés et les implications du sujet et ne pas se contenter, comme on le voit dans la plupart des introductions, d’une simple paraphrase du sujet, reposant sur une simple conversion synonymique. Au terme de l’analyse du sujet, le jugement proposé doit être reformulé mais en intégrant désormais ce qui a été compris de ses implications théoriques et en laissant déjà entrevoir que les œuvres ne s’y ajustent pas nécessairement.
  2. La nécessité d’une problématisation. Celle-ci, suivant immédiatement l’analyse du sujet et la reformulation de la thèse, consiste en un questionnement appelé par le sujet et relevant de l’esthétique littéraire. C’est à ce questionnement que la conclusion devra nécessairement répondre. Sa formulation sous forme de batterie de questions fait rarement illusion : elle mime le mouvement d’une pensée abondante mais c’est le désordre plus que l’intensité de la réflexion qui s’en dégage. La recherche d’une problématique synthétique est souvent plus efficace lorsque l’on mobilise des discours critiques pertinents. Ici, la notion de dialogisme était de toute évidence appelée par le sujet. Encore fallait-il prendre la peine de rappeler la polysémie de ce terme, qui peut à la fois renvoyer, en surface, au dialogue formel, et désigner, en profondeur, la confrontation de points de vue différents sur le monde, voire contradictoires, à l’intérieur d’une même œuvre – le dialogue des personnages étant une des manières de représenter cette diversité idéologique.
  3. Le plan et l’argumentation. Tous les rapports le répètent : les parties du plan ne sont pas des « tronçons » du sujet mais les moments articulés entre eux d’une démonstration qui découle de l’analyse du sujet. Bien qu’un plan en deux parties, s’il est bien défendu, ne soit aucunement rédhibitoire, le modèle du « plan dialectique » en trois parties est généralement le plus attendu car le plus efficace pour une démonstration.
    • Cette réflexion doit être dynamique et permettre un débat entre des points de vue nuancés. Il faut un moment d’antithèse fort : soit, comme c’est le cas le plus souvent, en deuxième partie, soit dans certains cas – on peut le concevoir – à l’intérieur de chaque partie de la dissertation. Il faut pouvoir réévaluer (mais non contredire) dans le III des positions que l’on a défendues en I et II, parce que l’on envisageait les choses sous un angle particulier qui n’est désormais plus le même. Une majorité de candidats semble croire que la troisième partie de la dissertation est nécessairement plus « surplombante » que les deux premières. D’où cette année, le choix fréquent et rarement réussi d’une troisième partie sur l’invention d’un « nouvel art romanesque » par nos trois auteurs. Retomber en III sur des généralités creuses qu’on est bien en peine d’illustrer par des exemples précis est fort dommageable. Le III peut aussi aller vers plus de précision, vers un respect toujours plus grand de la singularité des œuvres, sans tomber pour autant dans un développement monographique.
    • Les sous-parties de chaque grand moment de la réflexion doivent plus nettement encore entretenir un rapport d’évidence. Idéalement, les sous-parties de chacune des grandes parties devraient être contenues dans une phrase clairement articulée. La faiblesse argumentative se décèle bien souvent à l’emploi abusif de connecteurs logiques (« en outre », « de plus », « de même ») servant de cache-misère. Si la logique interne du propos est convenablement assurée par des liens syntaxiques, il est inutile d’annoncer au début de chaque grande partie les sous-parties qui vont suivre.
    • La règle fondamentale de l’argumentation est le principe de non-contradiction : si l’on adopte au fil de la dissertation deux points de vue différents sur un même personnage ou sur la signification d’une même scène, alors il faut pouvoir justifier ce changement de perspective, le présenter comme un réajustement qui est fondé par un éclairage nouveau, plus pénétrant, sur le cas envisagé. L’autre règle fondamentale, en littérature comparée, est qu’on ne peut comparer que du comparable : on ne compare pas l’analyse de la structure d’une séquence avec la déclaration singulière d’un personnage, par exemple. Autre cas, plus délicat mais très fréquent cette année : dans une première partie consacrée à « l’art de la conversation », passer sans justification de la conversation entre les personnages (1), à celle entre auteur et lecteur (2), pour enfin clore sur l’intertextualité (3), en tant que « conversation » avec le reste de la littérature : on est ici en présence d’un emploi strictement métaphorique du terme de « conversation » qui, s’il n’est pas solidement justifié – par une reconsidération de ce qu’on peut appeler « dialogisme », par exemple – passera pour assez sophistique.
    • Chaque grand moment de l’analyse doit comporter une conclusion qui résume les acquis de l’analyse et amène naturellement le lecteur vers la perspective suivante.
  4. La conclusion générale ne saurait se limiter à un misérable paragraphe dans lequel on répète plus ou moins bien ce qui a déjà été annoncé dans l’introduction. La conclusion doit être ferme et riche, répondant au problème posé en introduction, singularisant bien chacune des œuvres du corpus, ouvrant des perspectives sur des questions esthétiques ou philosophiques précises. D’où la nécessité, on l’a déjà dit par le passé, de rédiger cette conclusion au brouillon.
  5. Le traitement des exemples en littérature comparée. L’illustration particulière suit nécessairement la formulation de l’argument général.
    • On a pu dire que chaque texte devrait être mobilisé pour l’illustration de chaque argument. C’est en effet l’idéal auquel il faut tendre. Mais c’est la nécessité de la démonstration qui prime. Aussi, une bonne solution consiste-t-elle à recourir au principe de variation et à maintenir un équilibre général entre les œuvres. Ainsi, sur tel argument, Rabelais et Cervantès seront rapprochés par opposition à la situation de Sterne sur lequel on passera plus rapidement, mais sur un autre argument, c’est un autre rapprochement qui sera opéré. D’une manière générale, Rabelais fut cette année le parent pauvre des dissertations, alors que Sterne, sans doute parce qu’il était l’auteur de la citation, était privilégié.
    • Il est capital, dans l’exercice de la comparaison, de ne pas diluer la spécificité des œuvres pour mieux servir ses idées. On a trop souvent l’impression, à la lecture des copies, que les trois écrivains sont l’auteur d’une seule et même œuvre. La difficulté majeure de l’exercice tient, certes, au fait que l’on prétend parler de littérature « générale » et « comparée ». C’est prendre conscience que la littérature pose un certain nombre de questions qui s’actualisent dans des littératures. Pour ne donner qu’un exemple, on a fréquemment lu, cette année, des copies qui, partant du sentiment de perplexité radicale dans lequel les plongeait la lecture de Sterne et faisant une lecture sans nuances de M. Foucault, ont fait de l’ensemble du corpus le manifeste d’un relativisme généralisé. C’est une lecture caricaturale, particulièrement inacceptable dans le cas de Rabelais ou de Cervantès. Parler de scepticisme était bien venu, encore fallait-il préciser dans quelle mesure. Constater l’ambiguïté des signes dans les trois oeuvres, la mise en scène d’une crise de l’interprétation était tout à fait fondé. Mais dire la difficulté de trouver la vérité ne signifie pas refuser de trouver une vérité. Ne pas dire où elle est n’équivaut pas nécessairement à en dénier l’existence.
Eléments de correction

Sujet :
« Ecrire, quand on s’en acquitte avec l’habileté que vous ne manquez pas de percevoir dans mon récit, n’est rien d’autre que converser. Aucun homme de bonne compagnie ne s’avisera de tout dire ; ainsi aucun auteur, averti des limites que la décence et le bon goût lui imposent, ne s’avisera de tout penser. » (Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, Livre II, chap. XI)
Dans quelle mesure cette citation de Vie et opinions de Tristram Shandy peut-elle éclairer votre lecture du Tiers Livre de Rabelais, de Don Quichotte de Cervantès et du roman de Sterne ?

Nous donnons ici un exemple (de façon certes plus explicite et complète qu’il n’est loisible de le faire au brouillon dans le temps de l’épreuve) de ce que peut être le travail d’analyse du sujet et de problématisation. Nous laissons les abréviations dont nous proscrivons l’usage dans la rédaction finale.

Observations préliminaires

  • Une citation tirée d’une des œuvres au programme. Le jugement exprimé par Sterne doit être analysé et discuté à partir de la connaissance des trois œuvres et n’a pas à être considéré comme plus pertinent pour Tristram Shandy.
  • La citation est constituée d’une réflexion narratoriale dont la portée est métadiscursive et autoréférentielle, comme c’est très souvent le cas dans les digressions sterniennes. Par ce statut énonciatif particulier, le sujet attire d’emblée l’attention sur la place importante dévolue au discours auctorial dans sa fonction d’autocommentaire. Mais la réflexion ne saurait se cantonner à ce niveau. Il invite à s’interroger sur les jeux touchant tous les niveaux d’énonciation : de l’univers de la fiction aux aventures de l’écriture.
  • Le champ d’application du jugement de Sterne est à proprement parler l’écriture du récit, l’art de la narration écrite. L’énoncé du sujet ne pose donc pas de rapport direct avec l’intitulé de la question mise au programme : « naissance du roman moderne ». Ni l’idée de « genre », ni la perspective généalogique ne sont évoquées. La réflexion de Sterne semble appeler une lecture critique privilégiant l’étude du roman parmi d’autres formes de narration plutôt que celle qui tente de définir un territoire proprement romanesque. L’équivalence entre « forme narrative » et « roman » est toutefois suggérée par la consigne du sujet qui parlait du « roman de Sterne ». En allant plus avant dans l’analyse, on peut considérer que rapprocher d’emblée le récit écrit de l’art de la conversation – et donc d’une pratique orale – était une manière de rappeler implicitement l’une des origines du roman : l’art du conteur qui élabore son récit en présence d’un autre qui écoute (tradition du « sermo milesius », comme dans L’Ane d’Or d’Apulée ou « performance orale » de l’épopée et des premiers romans de chevalerie). Ainsi, le rapport de la narration à des genres non romanesques empreints d’oralité (le conte, le théâtre, le dialogue philosophique, la déclamation, par exemple) est une question à soulever.

 

Analyse du sujet

 

  • Actes de langage : le sujet se présente à la fois comme une définition et comme une prescription, formulées sur un ton comique.
    • définition restrictive et paradoxale de ce que c’est qu’écrire : « Ecrire (…) n’est rien d’autre que converser ». A proprement parler, l’écriture, loin d’être associée à la gravité du geste créateur, ne serait rien d’autre qu’une pratique orale courante de la vie sociale, à laquelle on associe généralement l’aisance, voire une certaine légèreté d’esprit.
    • prescription dans l’usage de verbes au futur (aucun homme, aucun auteur « ne s’avisera ») : dicter négativement les règles d’une poétique du bon récit. Bien faire consiste à ne pas faire quelque chose. La motivation de cette réserve tient au respect de valeurs sociales où les dimensions morales et esthétiques sont mêlées : « la bonne compagnie », le « bon goût ».
    • humour de l’auteur qui se prend pour modèle. Geste comique de l’auto-éloge qui permet une compréhension ironique de l’énoncé et sur lequel on pourra s’appuyer, d’abord pour trouver des objections à la thèse, puis pour relancer le débat.
  • Raisonnement : la citation se présente comme un syllogisme. Les articulations logiques fortes des deux premières propositions permettent de déduire la dernière. En déployant les présupposés de chaque proposition (en italique), on doit comprendre en substance :
    • Bien écrire un récit revient à bien manier l’art de la conversation
    • Or, dans l’art de la conversation, un homme de bonne compagnie, averti des codes de la civilité, ne doit pas « tout dire », soit parce qu’il doit laisser son interlocuteur s’exprimer à son tour, soit parce qu’il ne doit pas choquer la morale de cet interlocuteur.
    • Donc un écrivain, s’il est un homme de bonne compagnie, ne devrait pas « tout penser », par souci de laisser une certaine liberté à son lecteur.

Ce raisonnement instaure un rapport d’équivalence entre plusieurs activités : écrire et converser, d’une part ; penser et dire, d’autre part. La figure de l’écrivain, élaborant son récit (penser) et l’écrivant (écrire), dans la sphère individuelle, est modélisée par celle de l’homme en société se livrant à la conversation avec d’autres (converser, dire). L’écriture destinée à un public distant dans l’espace et le temps a pour comparant la parole vive adressée à un interlocuteur.

 

Le sujet corrèle deux questions :

  • la question de la complétude de l’acte créateur et du récit qui en est le produit (3)
  • la question de la représentation de l’èthos auctorial (4)

en faisant dépendre la première de la seconde : la représentation de l’œuvre comme totalisation est dépendante de la relation que l’auteur crée avec son destinataire.

 

Complétude : ne pas « tout dire », ne pas « tout penser »

  •  Une ambiguïté concerne l’équation postulée par l’énoncé entre « dire » et « penser ». « Tout dire », ce serait « tout penser » ou « avoir tout pensé » (si, comme le veut l’opinion commune, la pensée précède l’expression). Inversement, suivant ce raisonnement, si l’on « pensait tout », on devrait logiquement « tout dire »… Or, on peut supposer qu’un auteur ne dit pas toujours ce qu’il pense (esthétique de la réserve ; figure de la litote ou de l’ellipse) ; ou au contraire qu’il en dit plus qu’il ne pense (esthétique de l’excès). La stricte adéquation entre ces deux activités est remise en cause par des auteurs qui refusent de choisir : parfois ils semblent en dire moins pour signifier plus, parfois la parole semble déborder la pensée.
  • Surtout, on ne voit pas très bien par quel mécanisme d’autocensure conscient les limitations qui s’appliquent à la parole pourraient aussi s’appliquer à la pensée. Quelles limites peuvent bien s’imposer à la pensée d’un auteur ?
  • La difficulté majeure – mais qui est aussi une des potentialités de l’énoncé – est le sens très ouvert de l’expression finale « tout penser ». Le verbe « penser » peut fonctionner comme hyperonyme de plusieurs autres verbes : imaginer (invention), organiser (composition) ou interpréter (activité herméneutique).

Le « tout » qu’il s’agit de penser ou plutôt de ne pas penser, est-ce :

    • la diversité des choses représentées ? Dans ce cas « tout penser », c’est « penser à tout, ne rien omettre dans la mimésis » (la variété des objets vs la concentration sur un sujet principal bien circonscrit). La question de la représentation exhaustive du référent est débattue de manière très explicite dans DQ et TS.
    • le tout comme structure : la construction de l’œuvre conçue comme dispositif cohérent ? « Tout penser », c’est « tout prévoir et organiser » (le plan achevé vs l’écriture libre, faisant place au tout-venant).
    • le « tout », comme finalité ? Penser le « tout », c’est faire ressortir une signification essentielle du récit (la saisie d’une vérité unifiée, ou encore la prévision de toutes les interprétations possibles programmées par le texte vs l’indécidabilité assumée, voire le choix de laisser le lecteur perplexe).

Faut-il privilégier une de ces conceptions du « tout penser » ?

  • On remarque que la réflexion de Sterne résonne avec le discours critique sur la « modernité » de l’œuvre littéraire, produit d’un travail négatif : inachèvement et indétermination du sens, refus de l’explicitation par l’auteur. Dans cette perspective, notamment mise en valeur par les travaux de U. Eco (L’œuvre ouverte, trad. française 1965), ce serait donc surtout la question de la totalisation en tant que construction (la construction savante que le critique décèle est-elle vraiment le fruit de la volonté de l’auteur ?) et de la totalisation en tant qu’unification sémantique (le sens de l’œuvre peut-il être arrêté, explicité ?) qui semble prioritairement débattue.
  • Reste que la question de la représentation du monde la plus complète possible est appelée par les trois œuvres elles-mêmes, qui ont en commun une prétention encyclopédique (même si elle est tournée en dérision). Corrélé à la réflexion sur l’exhaustivité, le problème du réalisme littéraire, en tant que représentation minutieuse du monde, est aussi abordé, non sans ironie, notamment dans DQ (Cid Hamet est un auteur scrupuleux qui voudrait « tout dire », décrire avec le plus de détails possible) et TS (le détail le plus trivial est digne d’être rapporté dans la mesure où il influence le déroulement de l’action).

Dans tous les cas, ce que ne devrait pas faire l’auteur, c’est chercher à embrasser seul la diversité (de la matière, des principes de composition, des interprétations) en la réduisant à une unité.
Dans une première lecture, si l’on suit Sterne, se trouveraient donc rejetées :

    • une conception démiurgique de la création littéraire, supposant de la part de l’auteur une maîtrise totale de la matière, un sens de l’anticipation et de la responsabilité face à sa création.
    • la figure de l’auteur comme source unique et indivisible, du discours comme réduction à l’unité.

Est-ce à dire que serait aussi rejetée la conception afférente de l’œuvre littéraire, celle de la somme, du cycle, du livre-monde ou du livre-monument, images qui correspondent à une certaine tradition romanesque (celle de l’épopée aimantée par une téléologie spirituelle, ou encore celle du roman d’éducation faisant la somme des expériences de l’individu, pour ne citer que deux exemples) ?

Si le « tout » ne doit/peut être pensé, subsisteraient par l’écriture des représentations en train de se faire et, éventuellement, de se défaire. Ne pas tout penser et ne pas penser à tout, cela pourrait être :

  • laisser surgir l’imprévu, se satisfaire d’un régime inchoatif de la parole, laisser libre cours à la contingence et ne pas se formaliser des lacunes.
  • ce qui impliquerait, corrélativement, une certaine conception de l’auteur : ne maîtrisant pas tout, agissant avec une certaine désinvolture (peut-être calculée), refusant la « responsabilité » du sens de l’oeuvre.

* Négativement, c’est donc une esthétique de la diversité, de l’excentricité et de l’incomplétude sémantique qui semble défendue.

 

Portrait de l’auteur en homme de bonne compagnie : la question éthique

L’énoncé est saturé d’allusions aux codes de la civilité, débouchant sur la catégorie (esthétique et morale) ambiguë du « bon goût ». C’est la connaissance de ces règles qui fait de l’auteur un homme « avisé ».

    • La notion de « bon goût », éminemment relative selon les périodes historiques, est dans la société aristocratique classique (et dans la société bourgeoise qui lui emprunte ses codes) une variante de l’ancienne catégorie rhétorique de « convenance » : la convenance est une des quatre « vertus » du style (à côté de la clarté, de la correction et de l’ornementation). Elle est un des garde-fous des abus de l’ornementation. Les domaines technique, moral et social sont concernés par cette notion. Le respect du bon goût présuppose la connaissance des normes morales et esthétiques en vigueur à une époque donnée.
    • Dans cette perspective, l’homme de bonne compagnie des périodes classiques est celui qui travaille à maintenir en société une voie moyenne (« médiocre »), un équilibre dynamique entre des postulations contraires, entre protection de soi et extériorisation de soi : il sait préserver la place de chacun, évite de choquer les sensibilités en respectant les normes sociales et morales mais doit aussi pouvoir tempérer la gravité des circonstances par son humour et sa fantaisie. Pratiquer la réserve comme la sortie hors de soi. Dans le domaine de l’écriture, c’est donc à la fois le respect des bienséances et la souplesse (la capacité d’adaptation aux circonstances, l’art de l’ajustement) qui devraient caractériser cet homme de « bonne compagnie ».
    • La phrase de Sterne évoquant la sociabilité plaisante comme vertu auctoriale appelle immédiatement une réflexion sur la représentation et l’activité du lecteur dans le roman. Les trois œuvres au programme représentent la relation au lecteur par la construction d’un narrataire, constamment pris à partie par le narrateur et diversement représenté dans les trois œuvres. La curiosité, même frustrée, est un dénominateur commun à ces figures du lecteur dans le texte. La relation narrateur/narrataire est très souvent redoublée au niveau de la diégèse par la relation des « devisants ».

Le narrataire est invité à suivre les idées du narrateur auquel il est censé confronter ses propres points de vue. Evidemment, cette interaction est feinte et elle n’est qu’amorcée. L’opinion du narrataire est exceptionnellement restituée dans le texte, comme chez Sterne : plus généralement, elle est médiatisée par les réactions du narrateur. Il est non seulement auditeur et juge de cet écrivain mais aussi compagnon, jouant le jeu de la discussion. Idéalement, les deux instances symétriques, créative et réceptive, participeraient d’une même société joyeuse dont la complémentarité pourrait idéalement aboutir à la saisie de ce « tout » que l’auteur seul ne saurait ni dire, ni penser.

    • Mais l’adéquation et l’éventuel décalage entre la figure du narrataire – telle que la construit le texte romanesque – et la pratique interprétative du lecteur réel méritent d’être interrogés. La relation que l’auteur voudrait initier avec son lecteur coïncide-t-elle vraiment avec l’attitude amicale et parfois pédagogique du narrateur à l’égard de son auditeur figuré?

* C’est globalement une conception pragmatique de l’écriture qui est défendue, dans la mesure où l’interaction auteur/lecteur est valorisée. Mais il convient d’en envisager les limites.

* Reformulation de la thèse explicite en articulant les deux questions soulevées (3 et 4): l’art du récit, présenté comme une variante scripturale d’une pratique de sociabilité, serait le fruit d’une coopération de l’auteur et de son lecteur. Il s’agirait d’une élaboration plurielle dont le sens n’est jamais prédéterminé et non d’une représentation totalisante élaborée dans la solitude, soumise après coup à un destinataire passif et anonyme.

 

La lecture ironique de la citation

L’insistance sur les notions de « bon goût » et de « décence », supposant une aptitude de l’auteur à l’autocensure, ne s’applique pas uniformément aux trois auteurs et appelle, venant d’un auteur féru d’équivoques et de calembours obscènes, une lecture ironique de la citation. L’indice de cette possibilité est l’attitude du vantard (auto-éloge) et du flatteur (éloge du lecteur subtil), qui peut conventionnellement fonctionner par antiphrase : « je ne suis pas si habile que cela dans mon récit ; quant à votre perspicacité, lecteurs, je ne peux finalement rien en savoir ». Le récit de Sterne, en effet, affiche ses coutures, ses interruptions et reprises malhabiles et semble souvent décontenancé par l’attitude de son narrataire.
Il faudrait alors entendre, par antiphrase :

    • Qu’écrire, c’est un peu plus que converser. Désinvolture assez suspecte d’un auteur qui prétend suivre son « hobby-horse » avec légèreté mais qui s’inquiète régulièrement de la pesanteur de sa méthode et de ne pas faire progresser son histoire assez vite. L’accouchement douloureux comme métaphore : l’impossible naissance du héros renvoie à une maïeutique exaspérante non seulement dans TS mais aussi dans les trois œuvres où la conversation thématisée est souvent aporétique ou vouée à l’échec.
    • Que les « limites que la décence et le bon goût imposent » sont un seuil avec lequel nos auteurs aiment jouer : les stratégies verbales de contournement de la censure morale (allusion et équivoque sexuelles) donnent tout à penser. Souvent, ces limites sont ouvertement franchies (obscénités, lourdeurs, inconséquences diverses).
    • Que la règle de « ne pas tout dire », « ne pas tout penser » est souvent transgressée :
      • des romans qui affichent à un moment donné un désir de totalisation, sans forcément y parvenir : totalisation des savoirs institués, totalisation de la littérature existante (genres insérés, discours parodiques), etc.
      • des quêtes dont le terme programmé est ou devait être la découverte par l’individu de son identité (DQ), de sa singularité (TS) et d’une forme de sagesse (DQ, TL).
      • trop en dire : l’art de la digression auctoriale, comme maladresse dans la relation au lecteur. Manière d’en faire trop pour en dire moins, chez Sterne ; critique en DQ II des nouvelles insérées dans DQ I (la dépense verbale perçue comme symptôme).
      • l’idée d’une limitation quelconque de la pensée, comme représentation en puissance, semble souvent invalidée par ces œuvres.

Cette ironie est non seulement le moteur d’une contestation de la thèse mais aussi un facteur énonciatif permettant le dépassement du débat : l’ironie, qui consiste ici à dire que l’on est deux choses à la fois (habile et malhabile, de bonne compagnie et indécent, laissant son lecteur libre mais prétendant en même temps deviner ses pensées), invite à réfléchir sur la rencontre des contraires, à différentes échelles, dans le projet auctorial. La tension entre le désir de laisser l’œuvre ouverte et les signes d’un désir de maîtrise de la parole et des savoirs s’actualise dans une esthétique paradoxale commune aux trois œuvres : éloge paradoxal de diverses formes de folie, éloge du travail négatif du rire (négation et négation de la négation : raillerie et jubilation pure), désir d’occuper toutes les places dans l’énonciation : viser le tout par la mobilité des identifications.

 Vers la problématisation

Celle-ci doit se faire en mobilisant des concepts critiques efficaces. Plusieurs possibilités s’offraient au candidat. On propose ici quelques pistes.

1) La conception interrelationnelle de la narration, dont les limites méritent d’être testées, peut être rapprochée de ce que U. Eco appelait « la coopération textuelle » dans Lector in Fabula (1979).

  • Le lecteur participe activement à l’œuvre, en mettant en lumière les structures de l’œuvre, en répondant aux questions que pose le texte, en faisant des hypothèses sur le sens de l’œuvre, etc.
  • Cette coopération textuelle postulée comme nécessaire dans l’interprétation est d’ailleurs un corrélat de la négativité (l’impossible fixation du sens) qu’on prend souvent (à tort ou à raison ?) comme critère de la « modernité » du roman. Le travail du négatif est souvent confondu avec le moderne : l’impossible fixation du sens, la mise en question du roman par lui-même et du monde qu’il représente (« sagesse du roman » selon M. Kundera dans L’Art du Roman)

2) Mettre l’accent sur le dialogue de l’auteur et du lecteur à partir duquel le sens de l’œuvre se construit, revient à souligner un aspect de la polyphonie du roman (Bakhtine) : le roman représente, par divers moyens, la confrontation de points de vue différents sur le monde, éventuellement contradictoires. La notion de dialogisme est suffisamment accueillante pour faire communiquer l’univers de la fiction (le point de vue des personnages sur les choses représentées dans leurs dialogues) et le niveau de la relation auteur/lecteur médiatisée par le couple narrateur/narrataire. La pluralité des voix, des consciences et des idéologies s’actualise dans le roman aussi bien dans un dialogisme formel (le dialogue à proprement parler) que dans un dialogisme plus en profondeur (l’inscription de points de vue différents à l’intérieur d’un même discours) et participe de cette « ouverture » du sens.

* Formulation d’une problématique
Postulant une analogie entre art du récit et art de la conversation, la phrase de Sterne invite à s’interroger sur le rôle du dialogisme dans l’aptitude du roman à représenter et à totaliser la diversité des réalités et des expériences, et sur l’usage éventuellement ironique qui en est fait.

 

IV. Proposition de plan et de développement 

Dans cette version rédigée, nous laissons apparente la structure du plan pour plus de clarté.
Nous n’avons pas cherché à tout dire, ni même à tout penser. Nous souhaitons simplement que le lecteur, habilement, soit l’arbitre de ses propres pensées.

Introduction
Si aucune œuvre littéraire ne commande jamais tout à fait les conditions de sa réception, certaines, plus que d’autres, cherchent à figurer leur destination. Ainsi Rabelais crée-t-il une relation de connivence avec ses lecteurs dans tous ses prologues ; ainsi l’auteur du Quichotte s’inquiète-t-il du destin du livre-enfant dont il est le « parâtre », tout en s’excusant auprès de son lecteur de ne pouvoir sacrifier aux conventions d’usage du prologue. Laurence Sterne, émule de « son cher Rabelais et son plus cher Cervantès », élabore également une conception pragmatique de la narration, dans la mesure où il la conçoit comme une interaction avec un auditeur. Dans un geste d’autocommentaire dont il a la spécialité, le narrateur-personnage de Vie et opinions de Tristram Shandy déclare en effet : « Ecrire, quand on s’en acquitte avec l’habileté que vous ne manquez pas de percevoir dans mon récit, n’est rien d’autre que converser. Aucun homme de bonne compagnie ne s’avisera de tout dire ; ainsi aucun auteur, averti des limites que la décence et le bon goût lui imposent, ne s’avisera de tout penser. »
Tristram offre une définition restrictive et paradoxale de l’écriture romanesque dans un syllogisme dont on peut déployer les présupposés : il postule que l’art du récit reviendrait à bien manier l’art de la conversation ; puis il infère que, dans toute conversation, l’homme rompu aux codes de la civilité ne doit pas « tout dire », soit pour laisser son interlocuteur s’exprimer à son tour, soit par souci de ne pas heurter les bienséances. Il déduit enfin que l’écrivain, identifié avec « l’homme de bonne compagnie », ne devrait pas « tout penser », aussi bien par souci de laisser un certaine liberté à son lecteur que par souci des convenances. Dans cette analogie qui voudrait faire coïncider la maîtrise de l’expression et celle de la pensée, Sterne corrèle deux questions qui méritent d’être explorées : le portrait de l’auteur en « homme de bonne compagnie », d’une part ; la question de la complétude de l’acte créateur et du récit qui en est le produit, d’autre part. La figure de l’homme de bonne compagnie, son souci de la « décence » et du « bon goût » – notions éminemment relatives, embrassant à la fois la morale et l’esthétique – renvoient à un idéal de sociabilité des siècles classiques, idéal caractérisé par le respect des convenances et une certaine souplesse ou capacité d’ajustement dans l’échange dialogué. C’est plus généralement à la fonction du dialogue dans la progression de la connaissance que renvoie cet idéal, promu par l’humanisme. L’homme de bonne compagnie serait cet homme capable de trouver une voie moyenne, entre éloquence et réserve, sachant se faire comprendre sans avoir à « tout dire », ni même à « tout penser ».
Appliqué au domaine littéraire, quel serait ce « tout » qu’il s’agirait pour l’écrivain de pas penser ? Est-ce la diversité des choses représentées ? Est-ce le « tout » comme dispositif cohérent, construction permettant de tout prévoir et organiser ? Ou encore le « tout » comme finalité, signification essentielle du récit ? Dans tous les cas, ce que ne devrait pas faire l’auteur, si l’on suit Sterne, c’est chercher à embrasser seul la diversité (de la matière, des principes de composition, des interprétations), en la réduisant à une unité. Négativement, c’est donc une esthétique de la diversité, de l’excentricité et de l’incomplétude sémantique qui semble explicitement défendue, au nom d’une éthique soucieuse de la liberté et du respect du lecteur. L’art du récit, présenté comme une variante scripturale d’une forme de sociabilité, serait le fruit d’une coopération respectueuse entre l’auteur et son lecteur. Il s’agirait d’une élaboration plurielle dont le sens n’est jamais prédéterminé et non d’une représentation totalisante élaborée dans la solitude, soumise après coup à un destinataire anonyme et passif. La notion bakhtinienne de dialogisme, que l’on peut entendre aussi bien en surface, comme capacité du dialogue à refléter la diversité des représentations sur le monde, qu’en profondeur, en tant qu’intégration de points de vue différents, éventuellement contradictoires, à l’intérieur d’un même discours, semble appelée par la réflexion sternienne.
Mais l’ironie, lisible dans l’attitude du vantard (« l’habileté…) doublé d’un flatteur (…que vous ne manquez pas de percevoir ») affleure dans le jugement de Sterne : les inconséquences affichées d’un auteur tantôt désinvolte, tantôt inquiet des pesanteurs d’un récit malhabile, son goût invétéré pour l’équivoque sexuelle et le calembour, fort éloigné des « limites » que la décence impose, sa manie des digressions, autre manière d’en « faire trop », tout va dans le sens d’une compréhension par antiphrase de son jugement. La vocation heuristique du dialogue et le souci que l’auteur aurait de son lecteur méritent d’être débattus.
La phrase de Sterne invite donc à s’interroger sur le rôle du dialogisme dans l’aptitude du roman à représenter et à totaliser la diversité des réalités et des expériences et sur l’usage éventuellement ironique qui en est fait. Comment le Tiers Livre de Rabelais (1546), Don Quichotte de Cervantès (1600-1615) et Vie et opinions de Tristram Shandy de Sterne (1759-1767) répondent-il à cette interrogation ?
Nous verrons d’abord que le recours massif au dialogue à tous les niveaux de l’énonciation met en débat les points de vue et tend à suspendre la saisie d’un « tout », en tant que signification unifiée de l’oeuvre. Cependant le désir de « tout dire », contraire à l’éthique conversationnelle, s’affirme dans l’exigence d’ouverture de la mimésis romanesque aux réalités les plus diverses. L’attitude ironique, souvent paradoxale, qui consiste à refuser de choisir entre suspension du sens et affirmation d’un projet auctorial maîtrisé manifeste finalement la liberté et l’audace subversive de ces auteurs face aux normes de leurs temps.

 

I. Le dialogisme d’une œuvre ouverte

Les œuvres de Rabelais, Cervantès et Sterne accordent au dispositif conversationnel un rôle dialectique fondamental : le dialogue à tous les niveaux de l’énonciation, pratique qui emprunte à des sources non romanesques, conduit à une suspension du sens, à l’impossibilité de saisir « le tout » de l’œuvre.

1) dialogue et action
Le point commun le plus manifeste à ces trois narrations est la place privilégiée qu’elles accordent au dialogue. Ce sont les échanges verbaux qui font avancer le récit. L’importance quantitative des parties dialoguées est patente dans le Tiers Livre. Les « faictz et dictz » du noble Pantagruel se réfèrent au genre antique des apophtegmes et rompent avec la tradition des « faictz et prouesses » d’un géant pour se consacrer au questionnement d’un homme sur les risques du mariage. La structure épisodique du Tiers Livre résulte précisément de l’impossibilité de trancher le débat entre Pantagruel et Panurge et déclenche les nombreuses consultations. Dans L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, le protagoniste attend l’aventure, se laissant guider par son cheval, tout en discutant avec son écuyer, qui dira : « c’est une belle chose d’attendre les événements » (I, 52). Les exploits du chevalier à la Triste Figure valent plus par les commentaires qu’ils engendrent que par leur teneur en nouveautés. Les « entretiens » continus entre Don Quichotte et Sancho, dans la première partie, montrent l’interférence de deux consciences complémentaires. La structure dialogale semble démultipliée par des rencontres toujours plus nombreuses, à l’auberge puis, dans la seconde partie, à la cour des Ducs. Ces dialogues sont toujours l’occasion d’un débat sur les valeurs : débat entre idéal et réalité, entre valeurs chevaleresques et valeurs marchandes, débat sur la sagesse et la folie. Roman de mots, Vie et opinions de Tristram Shandy, l’est aussi, qui se nourrit bien plus de la diversité des paroles échangées entre les membres de la famille Shandy et de leur cercle autour de l’accouchement que des événements permettant de dresser une biographie du personnage éponyme. La pratique systématique des chapitres intercalés par Tristram découle généralement d’un déficit supposé d’informations dans la discussion entre les personnages ou d’une exigence de clarté plus grande envers le lecteur. La logique d’engendrement du texte est celle d’un dialogue en perpétuel mouvement.
On voit que le modèle conversationnel ne se limite pas à l’univers des personnages, il envahit la scène de l’énonciation. Si le dialogue a pour support un couple privilégié de personnages, Pantagruel et Panurge, Don Quichotte et Sancho, le père Shandy et l’oncle Toby, celui-ci est redoublé et, pour ainsi dire, amplifié par le couple formé par le narrateur et le lecteur qu’il s’invente. Ce narrataire, avec lequel une interaction verbale est amorcée par le porte-parole de l’auteur, est diversement figuré mais participe toujours de la « bonne compagnie » invoquée par Sterne. Dans le prologue de l’auteur du Tiers Livre, des lecteurs-auditeurs, « buveurs très illustres » et « goutteux très précieux », sont pris à partie. Ce « vous » pluriel du cercle des narrataires réapparaît à la fin de l’œuvre dans l’éloge du Pantagruelion. Lecteur tantôt pluriel, tantôt singulier, tantôt masculin, tantôt féminin (Vos excellences, Monsieur, Madame, Votre Altesse), l’image du narrataire sternien, plus nettement aristocratique, fluctue au gré des chapitres : impatient, incrédule, facilement excédé, tendre lorsque c’est une femme, il est malmené par le rythme du récit mais acquiert tout de même une voix, matérialisée dans le dialogue, comme dans cette question du premier chapitre : « – Pardon, que disait votre père ? – Rien. » Chez Cervantès, le narrataire est un « bénin lecteur », « oisif », ami tutoyé, doté de prudence, éprouvant, comme l’auteur, une forme d’affection pour le personnage principal, « notre bon Don Quichotte ». Dans tous les cas, ce narrataire esquissé par la voix auctoriale partage des valeurs avec l’écrivain, ce qui rend possible la familiarité. La curiosité bienveillante et une certaine disponibilité d’esprit sont ses qualités fondamentales. Rabelais et Sterne ont la particularité de promouvoir une hygiène de la lecture en faisant l’éloge de vertus directement dérivées de l’univers de la fiction, vertus que le lecteur est invité à pratiquer, comme une marque d’appartenance à un cercle. Le pantagruélisme, défini dans le Quart Livre comme une « certaine gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites », pousse à ne se scandaliser de rien, sauf de l’attitude des « agelastes » ; le vrai « shandysme », dont le père de Tristram représente le contre-modèle, déclenche, à la manière des drogues rabelaisiennes, une forme de joie, aussi bien physique que spirituelle : « il dilate le cœur et les poumons (…) active les rouages de la vie longtemps et très joyeusement » (fin du livre IV). Le pacte de lecture apparent, médiatisé par la relation dialoguée entre narrateur et narrataire, repose donc bien sur une sociabilité chaleureuse entre scripteur et lecteurs.

2) incertitudes génériques
Ce primat accordé au dialogue, qu’il s’agisse de celui des personnages ou de celui des instances créatrices et réceptrices, est un facteur d’instabilité générique, qui participe au « tremblé » des significations. D’autres formes dialoguées s’immiscent dans la trame narrative et peuvent faire figure d’horizon rêvé. Le théâtre, d’abord. C’est chez Cervantès que les références à la pratique théâtrale sont les plus constantes, mais elles induisent plutôt une réflexion d’ordre général sur l’illusion et la puissance de l’imagination, comme en témoignent plusieurs épisodes de la deuxième partie : le théâtre de maître Pierre ou encore la vaste scénographie dont l’hidalgo et son écuyer sont à la fois spectateurs et acteurs, au palais du duc et de la duchesse. Chez Sterne et Rabelais, l’acte même de l’écriture se trouve théâtralisé. Pour Tristram, le découpage scénique sert de modèle à la structuration des chapitres de son « ouvrage dramatique » (IV, 10) : lever et tomber de rideau, lecteur invité à « rouler dans la coulisse l’artillerie de [son] oncle Tobie » et à débarrasser la scène (VI, 29), récurrentes comparaisons avec l’acteur Garrick, célèbre dans les rôles shakespeariens, attestent suffisamment le goût très conscient de Sterne pour la théâtralisation de l’écriture. Chez Rabelais, la tentation du théâtre est permanente : elle va de la posture d’énonciation de l’auteur, imitant le bonimenteur de la place publique à l’expérimentation sur la présentation matérielle des répliques entre Trouillogan et Panurge, au chapitre XXXVI, en passant par les allusions, parfois autobiographiques, à la pratique de la farce. C’est à la fois le goût du jeu et le refus de l’auteur d’endosser un seul rôle et donc d’assumer un discours univoque qui sont postulés dans cette référence constante au théâtre.
L’autre modèle dialogal à même de perturber l’idéal d’une progression linéaire et monologique du récit est le dialogue philosophique. Ce genre antique redécouvert à la Renaissance commande la structuration formelle du Tiers Livre, dont la figure tutélaire est le provocant Diogène. Le problème de la décision, de la motivation du passage à l’acte est constamment et infructueusement débattu dans les consultations. Le mouvement dialectique des hypothèses contradictoires, des « disjonctives » venant à former « la chanson de ricochet » opère une fragmentation du sens et n’est interrompue que par la décision du voyage vers la Dive Bouteille. La perspective du voyage, en tant que remède à la mélancolie, prend alors le pas sur l’exigence de certitude. Dans Tristram Shandy, le dialogue entre narrateur et narrataire prend la tournure d’une maïeutique douloureuse dans la mesure où le raisonnement de Tristram, qui fonctionne par inclusions, par intercalations, repousse constamment des la saisie de l’essentiel. L’idée de progression harmonieuse aboutissant à la saisie d’une vérité stable est thématiquement invalidée par l’interminable et impossible récit de l’accouchement de Mrs Shandy, dont l’ultime moment est de toute façon escamoté. L’efficacité du dialogue de type philosophique pour conduire à une vérité assurée semble donc remise en cause par la parodie, dans ces deux romans. Plus généralement, la curiosité abusive, la quête de certitude, semble mise en échec. C’est ce que montre, par exemple chez Cervantès, la nouvelle enchâssée du curieux impertinent : Anselme, voulant s’assurer de la fidélité de sa femme, Camille, finit par être pris à son propre piège. La curiosité maladive, désir de voir comme de savoir, est présentée par Cervantès comme une étrangeté intérieure menant l’homme à sa perte.

3) suspension du sens
Dès lors, le dispositif conversationnel, à tous les niveaux de l’énonciation, participe par son caractère aporétique d’une suspension du sens que l’on peut bel et bien interpréter comme un refus de « tout dire » et de « tout penser ». Les mécanismes permettant de jouer avec le lecteur sur l’incomplétude de la signification sont nombreux et l’on se contentera d’en recenser quelques uns. La frustration délibérée de la curiosité du lecteur est un moyen fréquemment utilisé. Ainsi Cervantès n’hésite pas à rire des conventions du pacte de lecture en tournant en dérision la fonction programmative des chapitres, lorsqu’il annonce, par exemple, un chapitre « qui traite de ce que verra celui qui le lira, ou entendra celui qui l’écoutera lire ». Mais l’exemple le plus patent dans Don Quichotte est la métalepse du chapitre IX de la première partie, qui interrompt la scène d’affrontement entre l’hidalgo et le Biscaïen. Les épées restent dressées en l’air pour que le narrateur puisse raconter l’histoire de la trouvaille du manuscrit de Cid Hamet à Tolède. Sterne érige en règle de composition ce type d’interruption, généralement assorti d’une digression : l’issue de l’accouchement ne sera pas racontée, la fin de l’histoire du fils Le Fever, dont on nous annonce qu’il sera le précepteur de Tristram, indéfiniment suspendue.
La gamme infinie des jeux de mots équivoques, généralement grivois, est une autre manifestation régulière au fil du texte des jeux sur l’irrésolution du sens. Quant Panurge lit C.O.Q.U.S.E.R.A (chap. XXV), c’est aussi à nous, lecteurs, de tenter le partage entre « coq usera » et « cocu sera ». Les astérisques et blancs sterniens appellent la même activité imaginative et compensatoire de la part du lecteur, mais sans risque de censure pour le scripteur : « ma sœur se soucie peu, dit mon oncle Toby, de voir un homme la ****. Mettez un accent grave et trois points de suspension, c’est Aposiopesis. Supprimer les et écrivez « tâter », c’est une grossièreté », précise Tristram. Il en va de même du blanc laissé au lecteur pour inscrire son juron préféré ou de la page blanche destinée à recevoir le portrait de sa maîtresse. Un geste herméneutique est exigé du lecteur : interpréter ce qui reste obscur, trier entre le vrai et le faux, en son âme et conscience. Ainsi dans Don Quichotte, Cid Hamet, commentant dans les marges du manuscrit l’épisode de la caverne de Montésinos, le donne pour apocryphe parce qu’il lui semble vraiment trop invraisemblable ; mais l’auteur arabe refuse en même temps de croire que l’hidalgo ait pu mentir : il enjoint donc à son lecteur de se faire son propre jugement. « Chascun doit estre l’arbitre de ses propres pensées », dit Pantagruel (chap. XXIX), dans un conseil qui pourrait s’adresser au lecteur.
L’inachèvement de la structure romanesque est un autre indice de ce refus de l’univocité. La relance de l’action par le voyage qui se poursuivra dans le Quart Livre semble suggérer que la quête compte plus que la saisie d’une certitude. Le refus exhibé de la conclusion caractérise plus particulièrement le récit de Sterne. Achever son récit par l’évocation du fiasco sexuel d’un taureau municipal, par une « cock and bull story », revient une fois encore à prendre la fuite : l’ultime pirouette verbale et thématique laisse le lecteur sur sa faim mais exprime littéralement, dans un éclat de rire de Yorick, l’obsession inquiète devant le ratage sexuel. Même lorsque la fin du récit correspond à la mort du héros, comme c’est le cas dans Don Quichotte, la signification de l’expérience racontée n’est pas totalement univoque : le chevalier à la Triste figure reconnaît son illusion avant de mourir mais, ultime retournement, c’est le personnage le plus « réaliste », Sancho, qui lui enjoint de retourner à ses illusions pour ne pas mourir. Quant à l’intention explicite de l’auteur, « faire abhorrer aux hommes les fabuleuses et extravagantes histoires des livres de chevalerie », on peut l’interpréter ironiquement, étant donné que Cervantès s’adonne encore, quelques temps avant sa mort, à l’écriture d’un récit merveilleux avec Les Travaux de Persilès et Sigismonde.

La tendance centrifuge des trois œuvres qui consiste à multiplier les points de vue sur l’expérience par le dialogue et à mettre en scène l’énonciation pour mieux signaler les mécanismes de production du texte, en fait des œuvres ouvertes, manifestant et exigeant de leur lecteur une constante activité herméneutique. Cependant, l’indétermination du sens n’implique pas nécessairement pour le roman de renoncer à représenter la plus grande diversité possible d’expériences. Le désir de totalisation, ambition de la mimésis romanesque, se trouve réinvesti d’une autre manière.

 

II. La tentation de tout dire

« Tout dire » est une utopie à laquelle se confrontent les romans au programme : à partir de la fonction représentative du dialogue s’élabore une conception de la fiction comme totalisation de tous les possibles, conception centrifuge compensée par l’unité du projet auctorial.

1) la fonction représentative du dialogue
La place prépondérante accordée au dialogue dans les trois œuvres est l’occasion d’exposer une diversité de savoirs et de styles. La profusion encyclopédique marque particulièrement le Tiers Livre, dont le prologue multiplie les images de l’abondance nourricière : « fontaine Caballine », « tonneau inexpuisible », « vray Cornucopie de joyeuseté et raillerie ». Aux consultations divinatoires succèdent les consultations « professionnelles », autour des quatre savants que sont le théologien, le médecin, le philosophe et le juriste. Chaque spécialiste examine les risques encourus par Panurge dans le mariage. C’est l’ensemble des savoirs théoriques de la Renaissance qui se reflète dans ces exposés didactiques. Le foisonnement citationnel qui était alors une pratique textuelle courante peut induire un contresens pour le lecteur contemporain, tenté d’y voir la dénonciation par Rabelais du pédantisme érudit : même si Rabelais fait de ces personnages des figures comiques, le désir de rendre hommage aux disciplines universitaires nourries de la connaissance des textes antiques rivalise avec l’intention parodique. La manière qu’il a d’exposer et donc de faire connaître les théories médicales de Rondibilis sur la matrice animale des femmes, par exemple, outrepasse largement les nécessités de la démonstration pour la cause de Panurge. La fiction renaissante ne se dispense jamais de prouver son utilité didactique.
C’est avec une ambivalence plus grande que s’affichent les savoirs spéculatifs dans Tristram Shandy, du moins lorsqu’ils sont confondus avec l’érudition livresque. La maîtrise totalisante du savoir est un trait de la tyrannie paternelle. L’inutilisable Tristrapédie, rédigée par Walter Shandy pour l’éducation de son fils, résume bien la pesante érudition qui ne peut s’accorder avec la réalité. Pour représenter fidèlement ce père qui prétend tout savoir par ses lectures, Tristram expose les nombreuses théories qui émaillent ses discours. Ainsi la réalité concrète et le savoir pratique entourant la procréation et la naissance sont quasiment passés sous silence – à l’exception de l’affaire des forceps du Dr Slop – et la parole des femmes, confisquée. S’y substituent les discours médicaux ou philosophiques défendus par le père : la théorie de l’homonculus, celle du « cerveau mou » du nouveau-né selon l’obstétricien William Smellie, ou encore les traités sur les nez, parmi lesquels un colloque d’Erasme, dont le narrateur égrène des citations. Le rapport superstitieux et dévoyé de Walter Shandy au savoir livresque apparaît pleinement lorsqu’il se met à gratter de la pointe de son canif quelques lettres du texte d’Erasme dans l’espoir d’en dégager un sens plus profond. Une compréhension strictement littérale de la littérature palimpseste ne mène à rien.
Sterne sait pourtant bien que toute littérature est un palimpseste. Aussi dénoncer la vanité de celui qui veut « tout penser » n’empêche pas Tristram de vouloir « tout dire ». Plus que la représentation des divers savoirs de son temps, c’est la diversité des formes rhétoriques, des langues et des genres véhiculant ces savoirs que passe en revue le roman sternien : acte notarié du contrat de mariage, sermon d’excommunication lu par le Dr Slop, reproduit en latin sur la page de gauche et traduit sur la page de droite, roman sentimental – voire lacrymal – de l’histoire de Le Fever au livre VI, préfiguration miniaturisée du Voyage Sentimental dans la séquence française du livre VII, par exemple. Rabelais multiplie également à l’intérieur du dialogue les récits brefs qui sont autant d’invitations à discerner un sens d’ensemble.
Le roman de Cervantès crée de manière plus complexe encore un tel effet de polyphonie intertextuelle par le travail sur les récits insérés. L’errance de Don Quichotte doit aussi se lire comme une quête métaphorique, celle des différents genres littéraires qui nourrissent son imaginaire, au premier rang desquels l’épopée chevaleresque qu’il imite. Mais le désir de converser avec d’autres genres, tels le roman picaresque, la pastorale et surtout le théâtre, n’est pas absent. Dans la première partie, la séquence centrale de l’auberge (chap. XVI à XLVII), où converge l’ensemble des personnages, fait éclater la linéarité du parcours de Don Quichotte et laisse se multiplier les récits qui sont autant de nouvelles et d’expériences stylistiques : travestissement et fuite venus du roman grec (les amours de Claire et don Louis), couples détruits de la nouvelle tragique (Dorothée), récit de fantasme chevaleresque (la princesse Micomicona), roman mauresque aux accents autobiographiques (le récit du captif). C’est à un véritable inventaire des tendances possibles de l’écriture romanesque que se livre Cervantès, technique comparable à celle du théâtre dans le théâtre. Jamais, toutefois, une forme ne se trouve isolée dans des limites strictes. Une lecture transversale, kaléidoscopique, permet de dégager à l’intérieur des tonalités variées une homogénéité thématique : domine un questionnement sur le couple et sur la nature de la femme, déjà thématisé dans la séquence pastorale des amours de Chrysostome. Une même technique d’enchâssement se retrouve dans la partie centrale de la deuxième partie, lors du séjour chez le Duc et la Duchesse : ce sont, cette fois, les possibilités de création d’un monde par la théâtralisation qui sont exploitées.

2) la fiction comme totalisation
Cette tentation de rassembler dans la narration une large gamme de savoirs, de styles et de genres est une manière d’interroger le pouvoir intégrateur de la fiction. Les limites que la décence et le bon goût imposent sont rendues fluctuantes par le désir d’intégrer toutes les réalités à la représentation de l’expérience. C’est plus largement le champ du dicible qui s’étend. La place brutalement prise par le corps trivial au sein d’une société de bonne compagnie en est la meilleure preuve dans les trois textes : Sterne met à mal les règles de bienséance en signalant constamment les arrière-pensées de personnages qui prétendent parler froidement de sujets militaires : au chapitre V du livre II, Trim propose à l’oncle Toby de construire, sur son boulingrin, un modèle réduit des campagnes menées par l’Angleterre contre la France de Louis XIV. Cette proposition déclenche chez Toby un plaisir et une excitation qu’il peine à contenir : toute une série de jeux de mots scabreux jouant sur l’analogie entre conquête sexuelle et conquête militaire signalent le véritable objet de l’obsession masculine, tout en jouant sur les limites de ce qui peut se dire en société. Chez Cervantès, l’humour scatologique a pour fonction de relativiser l’idéal, comme dans l’épisode des moulins à foulon. Plus loin, Don Quichotte se pose la question de savoir si les enchantés peuvent ou non ressentir des besoins pressants (I, 48). Chez Rabelais, la Sibylle de Panzoust contredit avec brutalité son illustre modèle antique, lorsque pour répondre aux questions de Panurge et Epistemon, elle se trousse et leur montre son cul.
Les romans de Cervantès et de Sterne développent explicitement une réflexion suivie sur l’alternative entre fiction idéalisante et fiction réaliste. Le chapitre III de la deuxième partie du Quichotte est le lieu d’un débat sur ce que peut la fiction. Samson Carrasco, venu informer Don Quichotte et Sancho de la publication de leurs prouesses dans un livre à succès, fait l’éloge de Cid Hamet, auteur qui a la vertu de « tout dire » : « tout est rapporté, et même les cabrioles que le bon Sancho fit dans la couverture. » Aucune trivialité, aucun coup de bâton n’a été écarté. A Don Quichotte qui défend une littérature idéalisante passant sous silence les accidents qui ne modifient pas, selon lui, « la vérité de l’histoire », le bachelier rappelle l’opposition aristotélicienne entre l’écriture de l’histoire, qui décrit les choses comme elles ont été, et l’écriture de la poésie, qui décrit les choses comme elles devraient être. Cid Hamet, s’il est nécessairement soupçonné de mensonge parce qu’il est arabe, est en même temps toujours présenté comme un écrivain soucieux d’exhaustivité et de réalisme au point que le traducteur préfère omettre la foule de détails que Cid Hamet aurait jugé nécessaires dans la description de la maison de Don Diègue (chap.18). Le même Cid Hamet, lassé du procédé artificiel des nouvelles insérées auquel il aurait sacrifié dans la première partie, choisit désormais de se « contenir dans les limites étroites de la narration », quoiqu’il soit un auteur assez habile « pour traiter de l’univers » (chap. 49). A l’auteur arabe, le narrateur reprochera, au chapitre 68, d’avoir oublié de préciser sous quelle variété d’arbre s’est endormi Sancho. La même tension entre désir de tout dire et difficulté de tout « faire tenir » dans les limites de la narration apparaît de manière radicalisée et symptomatique dans Tristram Shandy. Le sens du détail, l’exigence d’exhaustivité est scrupuleusement suivie par Tristram pour lequel aucune réalité, si ordinaire et concrète soit-elle, n’est indigne d’être représentée, à partir du moment où elle a une incidence sur l’action. S’il prend la peine de raconter pendant deux chapitres par quels gestes et pour quelle raison Obadiah fit des nœuds inextricables au sac du Dr Slop, c’est parce que l’impossible démêlage de ces nœuds conditionne l’issue de l’accouchement, et donc la forme de son nez. Ce goût obsessionnel pour le détail concret mais nécessaire à l’exposition de la chaîne des causes, est une manière de s’opposer au goût paternel, tout aussi obsessionnel, des longues dissertations figées. Par opposition à une veine idéalisante de la fiction littéraire, les œuvres au programme affirment donc ironiquement la possibilité pour le roman de s’ouvrir à tous les sujets, y compris les plus triviaux. La distinction entre l’essentiel et l’accessoire, entre le substantiel et l’accidentel, entre le central et le marginal s’estompe.

3) garantir l’unité
Cette manière de ne rien exclure dans la description des faits et des expériences – plus que de viser à une réelle exhaustivité – fait courir à ces narrations le risque de la farcissure (« trop de choses m’étouffent », dit Tristram, p. 300) ou au contraire de l’atomisation. L’objet apparent de la quête (la femme de Panurge, la jeunesse de Tristram, la pure aventure chevaleresque) pourrait être perdu au profit d’une dissémination des récits et des discours ou d’une multiplication des accidents périphériques, au détriment du centre. Ce risque, qui engage l’adhésion du lecteur, semble assumé mais contrebalancé par la recherche d’une unité plus secrète. La centralité donnée à la question qui sous-tend l’aventure, celle de l’identité du protagoniste, tend notamment à résorber cet effet. Central est en effet le problème de la capacité du personnage à acquérir une conscience de soi. L’injonction philosophique du « connais-toi toi-même » occupe une place stratégique dans le Tiers Livre comme dans Don Quichotte. Le critique Edwin Duval a montré, par l’étude de la structure par inclusion concentrique du Tiers Livre, que Panurge énonçait la formule socratique au point de symétrie de l’œuvre, le chapitre 25. Mais Panurge emploie la formule pour reprocher à Her Trippa un aveuglement dont il est lui-même la victime. Ainsi, la conquête incertaine par le philaute d’une forme de sagesse sur soi-même apparaît, plus que la question du mariage, comme l’enjeu véritable du Tiers Livre. Sans doute peut-on considérer que Panurge progresse dans la voie de la sagesse, lorsqu’un peu plus loin, il accepte pour la première fois une vérité sur lui-même : le signe de son vieillissement dans sa barbe grisonnante, secret qu’il voudrait garder avec frère Jean (chap. XXVIII). On observe la même centralité du « connais-toi » dans Don Quichotte : c’est à peu près au milieu de la seconde partie (chap. 42) que Don Quichotte convie Sancho, qui s’apprête à devenir gouverneur de son île, « à jeter les yeux sur ce qu’[il] était auparavant et à [s’] arranger pour [se] connaître lui-même », attitude dont l’hidalgo est encore lui-même incapable. Le processus d’individuation se fait aussi par le truchement du corps et amorce la prise de conscience du décalage entre idéal de soi et réalité, lorsque Don Quichotte, après un combat contre un escadron de moutons et leurs bergers (I, 18), demande à Sancho de compter les dents qui lui restent. Mais le parcours de l’ingénieux hidalgo coïncide beaucoup plus nettement que dans le cas de Panurge avec la reconquête d’une vérité sur soi. Don Quichotte accepte progressivement le principe de réalité dans la deuxième partie, sans jamais renoncer directement à sa folie, en pratiquant un état de conscience pour ainsi dire « double » : c’est notamment le cas, lorsqu’à la Duchesse qui affirme que Dulcinée n’est pas une dame réelle mais une créature imaginée, l’hidalgo répond que « ce ne sont pas les choses dont on doive faire la vérification jusqu'au bout » (II, 32). Le dernier chapitre le voit reconnaître sa folie et reconquérir sa véritable identité : Don Quichotte redevient Alonso Quixano le bon.
Le roman de Sterne constitue une exception, de ce point de vue. Aucune sagesse, ni même aspiration à la sagesse n’est jamais exprimée. Plus encore, les éléments biographiques disséminés dans le récit ne permettent pas d’approfondir l’image que l’on se fait de Tristram. De son corps nous est donné à imaginer un nez estropié, un sexe malencontreusement circoncis et une respiration difficile. L’idée même de profondeur du personnage est dénoncée comme un leurre hérité du roman sentimental. Aussi l’identité de Tristram reste-t-elle opaque : à la question de l’anonyme commis qui pourrait être un double du lecteur : « qui êtes-vous donc ? », le personnage répond sèchement : « pas de question embarrassante » (VII, 34). La saisie d’une identité unifiée par le récit est perpétuellement repoussée, par le mouvement fuyant d’une écriture toujours en retard sur la vie de son scripteur : « comme à cette allure je vis trois cent soixante quatre fois plus vite que je n’écris, il s’ensuit, n’en déplaise à Votre Excellence, que plus j’écris, plus j’aurais à écrire, et plus, par conséquent, Votre excellence aura à lire. » Si unité il y a, c’est celle de la singularité d’une voix.

Les trois romans affirment leur dimension polyphonique en incorporant à leur structure dialoguée la représentation d’une diversité des savoirs, de genres et de styles. L’inventaire du monde va de pair avec une ouverture de la fiction comique aux réalités les plus concrètes et les plus contingentes, tenues à l’écart par la tradition idéalisante du roman. C’est l’unité de l’intention philosophique ou la revendication de la singularité de sujet parlant, dans le cas de Sterne, qui semblent garantir la cohérence du projet auctorial. Œuvres centrifuges laissant une infinie liberté de manœuvre à leur lecteur ou narrations consacrant la maîtrise d’une matière immense dans un projet auctorial conscient, les romans au programme actualisent ce débat par une esthétique de l’ambiguïté.

 

III. La subversion des normes dans une esthétique paradoxale

Vouloir tout dire, sans pour autant prétendre tout penser. Demander au lecteur sa coopération mais le frustrer des résultats de la quête programmée, savamment organiser le récit mais constamment dérober son visage d’auteur, tel est le double jeu, ironique, que Sterne pratique, à la suite de ses modèles. Le patronage de Lucien de Samosate, que l’auteur anglais invoque avant de nommer Rabelais et Cervantès, vient confirmer le choix d’une esthétique paradoxale, qui est la marque de la liberté et de l’audace commune aux trois écrivains. L’effraction dans les normes littéraires et sociales donne au rire, propre à ces romans, une fonction ambivalente. Le rôle dévolu au lecteur mérite alors d’être réévalué.

1) éloge de la folie
Le thème de l’éloge de la folie, commun aux trois œuvres, traduit bien ce goût pour les renversements paradoxaux. Tout le roman de Cervantès pose la question de savoir qui est vraiment fou et qui est vraiment sage. Alors que Don Quichotte reconquiert progressivement une forme de sagesse, ce sont les autres qui sont contaminés par sa folie. Cid Hamet le remarque au sujet du Duc et de la Duchesse : « les moqueurs étaient aussi fous que les moqués » (chap. 70). Cette contagion s’étend à Sancho qui propose à son maître, redevenu sage, de repartir vivre dans un monde pastoral plutôt que d’endurer la mélancolie et la mort. C’est au terme d’un long sommeil que Don Quichotte recouvre la raison mais la perte de la folie signifie sa mort. L’illusion se trouve finalement défendue comme nécessaire à la vie. L’ambiguïté de la sagesse et de la folie est en effet redoublée par celle du rêve et de la réalité. Dans un renversement du même type, c’est lors d’un songe, figuré par la descente dans la caverne de Montésinos, que Don Quichotte descend en lui-même et voit la réalité (Dulcinée est une paysanne), alors qu’éveillé, il ne voit qu’un idéal fantasmé.
L’œuvre de Rabelais, dans le sillage d’Erasme, donnait déjà à la figure du fou le rôle du détenteur d’une vérité, tel Triboullet que l’on consulte en dernier recours, après les quatre sages. Comme dans le message évangélique, des choses les plus légères et les plus creuses, telle la vessie de porc dont s’amuse ce fou, peut sortir une forme de sagesse : « que nuist sçavoir tousjours et tousjours apprendre, feust ce d’un sot, d’un pot, d’une guedoufle, d’une moufle, d’une pantoufle ? », rappelait Pantagruel. Mais c’est plus directement encore, par un usage déraisonnable de la parole que Rabelais et Sterne questionnent les normes littéraires et sociales. Lorsque le langage bascule dans le non-sens et la frénésie, comme dans les « blasons » rabelaisiens, échanges sur le « couillon » entre Panurge et Frère Jean (chap. XXVI à XXVIII), puis sur le « fol » Triboullet (chap. XXXVIII) entre Panurge et Pantagruel, l’écriture déraisonne. Ces formes énumératives en miroir travaillant sur la variété adjectivale rappellent les blasons anatomiques du corps féminin qu’on lit à la même époque mais ne respectent jamais les lois poétiques du genre : malgré l’abondance d’assonance, aucun système de rime n’est établi. Mais surtout, dans le blason du fol, l’objet même semble contaminer la technique énumérative : le choix des épithètes défie toute justification sémantique pour laisser place à une pure musicalité. La parole shandéenne est elle aussi marquée par un phénomène d’ « emballement » qui défie les capacités de synthèse du lecteur, de manière plus chronique. L’écriture est conçue comme un galop, comme la recherche d’une « allure ». Le hobby horse, « dada » plutôt que « chimère », est le principe même de la liberté d’écrire. Or cette liberté se traduit par la revendication d’un principe d’écriture contradictoire. Tout phénomène est toujours à la fois anticipé et, sous un autre angle, dépassé. Si Tristram renvoie au futur le récit de tel événement, c’est pour mieux revenir sur ce qui a déjà été dit ou fait. Si bien que, comme l’a dit Guy Jouvet, « l’accompli n’est jamais révolu ». Les intercalations constantes qui constituent l’essentiel des digressions sterniennes traduisent l’obsession folle de l’idée « à placer », tel « le chapitre des nez, ou « le chapitre sur le sommeil », obsession que concurrence toujours l’angoisse de la corruption de l’ensemble. Ainsi, concernant le récit des amours de Toby et de la veuve Wadman : « si je réserve l’histoire pour ces autres parties de mon ouvrage, je gâche la partie présente ; et d’autre part, si je la dis aussitôt j’anticipe et je gâche le reste » (III, 23). Sa folie personnelle est de n’avoir jamais de lieu propre où se fixer. L’écriture extravagante oblige son lecteur à l’être lui même.

2) les fonctions du rire
Si le contact du discours avec la folie, constamment mis sous les yeux du lecteur, peut susciter l’inquiétude, il est surtout destiné à provoquer le rire. Ce rire n’est pas univoque. Sa fonction première est en effet négative : conventionnellement, c’est un travail de raillerie, d’éreintement des certitudes morales et des dogmatismes rendu socialement acceptable. Le rire carnavalesque, en tant qu’émanation d’une collectivité, agit comme une puissance d’inversion du haut et du bas, de la tête et du ventre, du grave et du léger. Rabelais cultive ce rire carnavalesque qui rapproche la tête et le sexe pour mieux rabaisser les philautes : le déguisement grotesque dans lequel Panurge se présente à Pantagruel avant d’énoncer son projet de mariage souligne la proximité entre la prétention au sérieux et l’obsession sexuelle : la sévère robe de bure, vêtement des moines hypocrites, laisse deviner les attributs sexuels de Panurge, puisque celui-ci a quitté ses hauts de chausses. Quant aux lunettes, objet propre aux érudits, elles sont remontées sur le bonnet et laissent entendre que Panurge persistera dans l’aveuglement. Cette déstabilisation des autorités et des systèmes institués peut aussi se lire dans le jeux sur les noms propres. Chez Cervantès, par exemple, l’éducation du Prince est tournée en dérision : Sancho Pança, dont le nom renvoie au « saint Ventre », sorte de roi de Carnaval, devient le gouverneur de l’île de Barataria, nom dérivé de l’espagnol barato, « bon marché », qui n’est qu’un royaume de pacotille. Sterne est aussi un familier de la satire par le travail onomastique. La traduction de Guy Jouvet choisit d’en rendre compte : le Dr Slop est le « Dr Bran », Trim est « L’Astiqué », Slawkenbergius, nom tiré de l’argot allemand scatologique (littéralement « gros tas de merde ») est traduit par « Grosscacadius ». Sterne, comme Rabelais, joue avec les frontières entre parodie savante et rire carnavalesque. Le plaisir pris à raconter une bonne blague et à ridiculiser de doctes personnages peut prendre l’apparence d’une démonstration philosophique, comme au livre IV, lorsque, reprenant à Rabelais le motif du banquet des sages, Tristram prétend vouloir montrer que nous tirons souvent de beaux arguments de faits erronés, en racontant l’histoire de la châtaigne brûlante atterrissant malencontreusement sur les parties génitales du sévère théologien Phutatorius. L’intérêt de ce récit tient tout autant à l’humour savant, à la parodie des interprétations hasardeuses dans lesquelles se perdent les érudits pour comprendre le juron de Phutatorius qu’à la profération rugissante de ce « FOUTRE ! » par un ecclésiastique et à la représentation que l’on se fait de son corps à l’instant fatidique. Intégrer les réalités les plus triviales à la narration ne vise donc pas seulement une finalité esthétique, la contestation de l’idéalisme littéraire par la mise en scène de toutes les réalités humaines. Le recours aux motifs obscènes et scatologiques reste pour nos auteurs une manière de subvertir les normes morales de leur temps, en s’assurant l’adhésion du « bon lecteur ».
Mais, négation de la négation, le rire semble aussi investi d’une fonction éthique commune : rire avec son lecteur peut être un exercice spirituel, une manière d’affirmer le souci de soi et de lutter contre la mélancolie. Tristram précise que s’il écrit contre quelque chose, c’est contre le spleen. Parodiant le discours de la théorie humorale, il ajoute que le mouvement du diaphragme suscité par le rire a pour vertu d’agiter et d’expulser « la bile et autre humeurs amères ». Le mouvement de l’écriture rivalise avec celui de la mort, qui la rattrape, venant s’immiscer, au seuil du livre VII, dans une histoire graveleuse que Tristram racontait à Eugenius. C’est bien à elle que Tristram prétend jouer un bon tour en fuyant vers le midi, synonyme de douceur et de plaisirs érotiques. Rabelais, dans le Tiers Livre sans doute moins explicitement que dans ses autres romans, donne à la fiction comique un usage thérapeutique. Les lecteurs sont des malades (« le goutteux tresprecieux ») que l’on invite à rire dans l’ivresse, de sorte que l’ouvrage « n’engendre melancholie », comme le dit Pantagruel au sujet du voyage vers la Dive Bouteille. Le narrateur conçoit sa propre entreprise comme une réaction au « naufrage » fait par le passé au « far de Mal’encontre ». Le Pantagruelion est la panacée, dont le nom même est dérivé du nom du personnage fictif, herbe qui résiste à toutes les entreprises de destruction et qui protègera la nef des compagnons dans la suite de leurs aventures. La résistance à la mélancolie préside également à l’entreprise cervantine. Le prologue rappelle que le livre, né en prison d’un esprit stérile, est forcément un enfant sec, endurci et fantasque. C’est contre ce même sentiment de dessèchement et de vide que l’ami de l’auteur entend lutter lorsqu’il l’incite à faire qu’en la lecture de l’histoire « le mélancolique soit ému à rire ». Le récit comique des aventures de Don Quichotte doit donc contrer les effets produits par l’excès de lectures idéalisantes. Si l’abus des romans de chevalerie a provoqué la mélancolie du héros dont le tableau clinique, dressé au début du premier livre (dessèchement, insomnie chronique, extravagances de tous ordres) est alarmant, l’intention parodique de l’auteur suscitant le rire est donc censée dissiper cette même maladie. C’est l’image paradoxale d’une littérature pharmakon, poison et remède, qui est ici affirmée.
Partager la connivence d’un lecteur qui accepte d’être moqué, malmené, chahuté par le tonneau diogénique, suspendu aux caprices d’un auteur aux identités changeantes, c’est recréer une communauté qui dépasse largement les limites de ce que Sterne appelait la « bonne compagnie ». La seule bonne compagnie est celle des rieurs extravagants, qui sont parfois des savants, contre tous les « agelastes » et autres censeurs.

3) la place du lecteur : du rôle herméneutique à la fonction poétique
A la lumière de cette esthétique paradoxale, il convient donc de réévaluer la relation de l’auteur au lecteur. Ce qui est attendu de lui n’est pas seulement un geste herméneutique, consistant à combler les manques d’un sens suspendu ou à deviner ce que l’auteur maîtrisant les tenants et les aboutissants de son œuvre aurait voulu dire. Plus fondamentalement, l’acte de lecture est présenté dans nos trois œuvres comme un geste créateur et poétique. Le lecteur prolonge le geste d’ouverture de l’auteur sans nécessairement le compléter. La fameuse page blanche est sans doute un espace destiné à s’immerger dans l’infini des possibles plutôt qu’à fixer un portrait. La multiplication des figures de lecteurs qui sont aussi des conteurs atteste de cette conception créatrice de la lecture. Tristram narrateur, qui ne cesse de relire et commenter ce qu’il vient d’écrire, en est la preuve la plus claire : « pour moi, je suis résolu à ne lire toute ma vie qu’un seul livre, le mien. » Au chapitre XIV du Tiers Livre, Panurge est à la fois le producteur et l’interprète de son propre songe. Faisant le récit de son rêve, il écrit une fiction, puis le déchiffre et le commente, ce qui est encore une manière de prolonger l’écriture de la fiction qu’est le rêve. De manière plus élaborée, Don Quichotte souligne la porosité de la frontière séparant le lecteur du scripteur, en multipliant les figures d’interprètes. Le narrateur est en effet le lecteur du livre écrit par Cid Hamet, dont la parole mensongère est encore médiatisée par le travail du traducteur. Mais le personnage aussi se fait tantôt lecteur, tantôt conteur. Au début de la seconde partie, Don Quichotte lui-même prend connaissance du livre dont il est le héros : à Barcelone, lorsqu’il se rend à l’imprimerie, il lit le titre du livre que nous sommes en train de lire. Devant Don Juan et Don Geronimo, lecteurs du faux Quichotte d’Avellaneda, il devient conteur, confondant son rôle avec celui du narrateur ou de Cid Hamet, lequel déclare au sujet de son personnage, au dernier chapitre : « enfin, lui et moi ne sommes qu’une même chose ». Quant à l’auteur, lui aussi fait de son identité une instance malléable. Il inscrit ses noms et prénoms sur la page de titre mais pour se métamorphoser à son tour en personnage. Si l’analogie entre la biographie de Sterne et le récit de Tristram n’est plus à démontrer, Cervantès et Rabelais, de manière discrète mais d’autant plus saillante, inscrivent leur nom d’auteur dans l’univers de la fiction : une réplique du Tiers Livre, qu’on ne sait à qui attribuer, rappelle le souvenir d’une farce, « la morale comoedie de celluy qui avoit espousé une femme mute », en mentionnant François Rabelais parmi les acteurs. Dans Don Quichotte, le curé sauve de l’autodafé la Galatée de Miguel de Cervantès qu’il décrit comme son ami et qu’il loue parce qu’il « propose quelque chose sans rien conclure ». Les différentes instances poétiques échangent donc leur rôles. L’écriture découle de la lecture tandis que la lecture est présentée comme forme d’écriture secondaire ; l’écrivain s’immisce dans sa propre fiction et la fiction dans la réalité du lecteur.
La spécificité de ces romans tient autant à leur puissance de contestation, par l’ironie, qu’à leur aptitude à maintenir le lecteur dans un mouvement permanent et à représenter des identités mobiles. La fiction y est présentée comme l’expérience d’une altérité, comme un espace de liberté dont l’orientation n’est pas donné à l’avance, comme une conversation sur ce qu’est la lecture romanesque. Le roman ironique, tel l’esclave bigarré de Lucien, justifie aussi de cette manière son statut de genre Protée.

 

Conclusion

Sterne définissait l’écriture du récit comme une conversation avec son lecteur, relation fondée sur une exigence de civilité, de respect des codes moraux et esthétiques. De cette exigence découlait la nécessité de ne pas tout dire et de ne pas tout penser. Il apparaît que cet impératif est reconnu par Rabelais, Cervantès et Sterne dans la mesure où, en s’appuyant sur la fonction dialectique du dialogue, ils ménagent une place à leur lecteur, manière d’inciter ce dernier à un travail herméneutique, infiniment ouvert. Modernes, ces romans le sont donc d’abord par la conscience inquiète qu’ils ont du défi que les signes lancent au lecteur : si, comme l’expliquait Michel Foucault dans Les Mots et les choses, l’écriture a cessé d’être la prose du monde, si le déchiffrement des signes ne va plus de soi parce que le principe d’analogie est caduc, prétendre « tout penser » devient impossible. Mais cette « sagesse de l’incertitude» qui, selon Milan Kundera, fait la spécificité du roman moderne européen ne saurait être comprise de manière univoque chez nos trois auteurs. Le scepticisme d’un Rabelais affirmant, contre tous les dogmatismes, sa confiance dans la quête du savoir humain, garanti par la foi, n’a pas la même radicalité que celui d’un Sterne pour lequel aucune certitude, en dehors de la conscience que le sujet parlant a de lui-même, ne semble pouvoir échapper à l’ironie.
Laisser ouvert le champ des interprétations permet corrélativement à ces auteurs de transgresser les « limites de la décence » et « du bon goût » que la sociabilité invoquée était censée protéger. La place faite aux réalités les plus triviales et les plus contingentes signale à la fois la rupture avec toute littérature idéalisante et le désir de faire du récit le lieu d’un inventaire des expériences humaines. Le modèle de la conversation normée, fondée sur un principe de réserve, agit donc aussi comme un leurre. C’est la puissance intégratrice du roman, comme forme libre, polyphonique, en perpétuelle croissance, qui prévaut. Si l’ambition de faire de la fiction le lieu de tous les styles et de toutes les formes de discours est commune aux trois oeuvres, la maîtrise d’un projet d’ensemble par un auteur doté d’autorité y est différemment figurée. L’élaboration d’une construction savante centrée sur un thème majeur faisant l’objet de variations donne leur cohérence aux projets de Rabelais et Cervantès, tandis que Sterne fait paradoxalement de l’absence de maîtrise du projet d’écriture le signe d’une autorité s’exprimant sur le mode du caprice. C’est au plaisir de la manipulation qu’il se livre et au plaisir d’être manipulé – à être littéralement mené par le « bout du nez » – qu’il nous invite.
Le lecteur de ces fictions où le rire, qu’il soit savant ou carnavalesque, exerce un constant travail de renversement et d’éreintement des positions acquises, se trouve toujours désorienté, obligé de se mouvoir dans un récit labyrinthique, fait de stratifications que la lecture ne fait qu’approfondir, en découvrant leur polysémie. La modernité poétique de ces trois romans tient donc autant à leur puissance de contestation de toute univocité qu’à leur capacité de figurer pour le lecteur la mobilité de ses propres identifications.