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« Un morceau flottant d’espace » : les hétérotopies maritimes dans les littératures britannique et française du XVIIIe siècle à nos jours
: 12/02/2023
: ULCO (Boulogne-sur-Mer)
: Julie Gay & Marie-Agathe Tilliette
: marie-agathe.tilliette@univ-littoral.fr
: 34 Grande Rue, 62200 Boulogne-sur-Mer
: https://hlli.univ-littoral.fr/appels-a-communication-ou-a-contribution/
« Un morceau flottant d’espace » : les hétérotopies maritimes dans les littératures britannique et française du XVIIIe siècle à nos jours

 

Jeudi 15 juin 2023

Boulogne-sur-Mer (ULCO, UR 4030 HLLI)

Organisation : Julie Gay et Marie-Agathe Tilliette

 

Dans une conférence dispensée en 1967, Michel Foucault propose de définir des espaces différents de tous les autres lieux, qu’il nomme « hétérotopies » : contrairement aux utopies, qui sont des « emplacements sans lieu réel », les hétérotopies sont des lieux effectifs, des « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables »[1]. Le dernier exemple qu’il donne, en guise de conclusion, est celui de l’espace défini par le navire : « si l’on songe, après tout, que le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, à la fois, non seulement bien sûr le plus grand instrument de développement économique […], mais la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateau, les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires[2]. »

Le huis clos des navires, qui réunit pendant un temps limité des hommes – et parfois des femmes – venus d’horizons divers, constitue un espace social d’exception, à la fois profondément marqué par les déterminismes sociaux qui ont conduit à ce rassemblement, et partiellement en dehors de la société, situé dans une marge mouvante. Si les navires constituent pour la littérature un motif spéculaire (l’espace-temps du voyage maritime peut être lu comme une mise en abyme du chronotope de la narration), ils ouvrent également les œuvres à des enjeux sociopolitiques et anthropologiques que l’on voudrait explorer à partir du concept foucaldien d’hétérotopie. C’est évidemment le cas dans les œuvres qui centrent leur intrigue sur un ou plusieurs périples maritimes, à l’instar des romans maritimes d’Eugène Sue ou de Joseph Conrad, mais un voyage même bref peut fonctionner comme espace expérimental au sein de la narration (pensons à la spectaculaire arrivée en France du marquis de Lantenac à bord de la corvette Claymore, dans Quatrevingt-treize de Victor Hugo).

Dans quels cas la représentation littéraire des navires et de leurs équipages peut-elle être déchiffrée comme une utopie, une dystopie ou une hétérotopie ? Quelle ouverture implique-t-elle vers l’espace social ? En quoi le motif du « morceau flottant d’espace » que sont les bateaux fonctionne-t-il comme « la plus grande réserve d’imagination » ? Dans quelle mesure s’agit-il de « contestations mythiques et réelles de l’espace où nous vivons[3] » ? L’on voudrait interroger, à travers les représentations littéraires, les paradoxes inhérents à la définition foucaldienne de l’hétérotopie, autant à propos du navire lui-même, pensé comme lieu mouvant, détaché du reste du monde mais dont l’errance relie des points géographiques éloignés, qu’à propos de son équipage, réunion éclectique susceptible de s’inventer une cohérence à travers le mouvement même qui le détache du reste du monde. La représentation littéraire des navires implique une représentation plus générale de l’espace social, dans son présent comme dans son futur, et peut ainsi proposer un modèle ou un contre-modèle de société, ancré dans une double « hétérochronie » : celle du voyage et celle de la lecture. Elle peut également dessiner les contours d’un espace doublement hétérotopique qui serait à la fois navire et prison, à l’instar des hulks victoriens que dénonce Charles Dickens dans Les Grandes Espérances, navire et musée ou même navire et bibliothèque (songeons par exemple à la goélette et au brick du Trafiquant d’Épaves de R. L. Stevenson), et il s’agira de déterminer ce qui fait du navire l’ « hétérotopie par excellence ».

Pour apporter quelques éléments de réponse à ces larges interrogations, nous souhaiterions lancer une réflexion collective centrée sur les littératures britannique et française du XVIIIe siècle à nos jours. Le Royaume-Uni, première puissance maritime à partir du XVIIIe siècle, et la France, dont les ambitions coloniales rivalisent avec celles de son voisin d’outre-Manche, forment un riche terrain d’exploration de la littérature maritime, notamment (mais non exclusivement) autour du sous-genre du « roman maritime » qui se développe au XIXe siècle.

Cette journée d’études se fondera sur une définition large du littéraire, englobant des productions graphiques actuelles comme la bande dessinée, dont on connaît le goût pour les aventures maritimes. De plus, nos interrogations sont fondamentalement transdisciplinaires en ce qu’elles mêlent études littéraires, histoire des imaginaires sociaux et considérations de philosophie politique. Les approches comparatistes et les études croisées entre textes littéraires, textes non fictionnels et représentations iconographiques seront les bienvenues.

La journée d’études se tiendra à Boulogne-sur-Mer le jeudi 15 juin 2023. Les propositions de communications, d’environ 500 mots et accompagnées d’une courte bio-bibliographie, sont à envoyer avant le 12 février 2023 aux deux adresses suivantes : julie.gay@univ-littoral.fr et marie-agathe.tilliette@univ-littoral.fr.

 

Bibliographie indicative

FOUCAULT, Michel, Le corps utopique. Les hétérotopies, [conférences radiophoniques, 7 et 21 décembre 1966], prés. Daniel Defert, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009.

—, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), Architecture, Mouvement, Continuité, 5, octobre 1984, p. 46-49 ; republiée dans Dits et écrits, 1976-1988, t. II, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 1571-1581.

GANNIER, Odile, Le roman maritime. Émergence d’un genre en Occident, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Imago Mundi », 2011.

LE GRAND, Jean-François, La naissance du roman maritime, Saint-Vaast-la-Hougue, Musée maritime de l’île de Tatihou, 2004.

MILLER, John, PALLADINO, Mariangela (dir.), The Globalization of Space: Foucault and Heterotopia, Londres, Routledge, 2020.

MOORE, Grace, Pirates and Mutineers of the Nineteenth Century: Swashbucklers and Swindlers, Farnham, Ashgate, 2011.

O’HARA, Glen, Britain and the Sea Since 1600, New York, Palgrave Macmillan, 2010.

PECK, John, Maritime Fiction: Sailors and the Sea in British and American Novels, 1719-1917, New York, Palgrave, 2001.

REDIKER, Marcus, Outlaws of the Atlantic: Sailors, Pirates, and Motley Crews in the Age of Sail, Boston, Beacon Press, 2014.

TETZLAFF, Stefan, Heterotopie als Textverfahren: Erzählter Raum in Romantik und Realismus, Berlin, de Gruyter, 2016.

 

[1] Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), reprise dans Dits et écrits, 1976-1988, t. II, Paris, Gallimard, Quarto, 2001, p. 1574.

[2] Ibid., p. 1581.

[3] Michel Foucault, Les hétérotopies, [conférence radiophonique, 21 décembre 1966], prés. Daniel Defert, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p. 25.
: Marie-Agathe Tilliette