événement

Séminaire TIGRE Mythe et Illustration animé par Evanghelia Stead : séance 5. Femmes auteurs dans le contexte médiéval
: 24/02/2023
: 24/02/2023
: https://arts.ens.psl.eu/S2-Enseignements-accueillis.html
ENS, 45 rue d'Ulm, salle Cavaillès, 16h30–19h30

Sarah Delale – Christine de Pizan face aux mythes ovidiens, le lectorat face au mythe Christine de Pizan (1400-2022) : comment écrire et illustrer la transmutation identitaire ?

Les œuvres de Christine de Pizan font un usage abondant des mythes antiques, et en particulier des Métamorphoses d’Ovide à travers une adaptation en moyen français datant du 14e siècle, l’Ovide moralisé. L’Epistre Othea, un recueil de cent textes moraux, prend appui sur cette mythologie et a été illustré d’un cycle de cent miniatures dans deux manuscrits supervisés par l’autrice. L’illustration des quelques métamorphoses évoquées (entre une présentation des dieux de l’Olympe et des épisodes de la guerre de Troie) représentent généralement l’instant d’avant ou d’après la métamorphose (voir par exemple Hermaphrodite dans BnF, fr. 606, fol. 38c et BL, Harley 4431, fol. 132c), plus rarement la métamorphose elle-même (Daphné dans BnF, fr. 606, fol. 40d et BL, Harley 4431, 134d). Parfois, les deux états corporels (avant et après) sont juxtaposés dans la même image (Actéon dans BL, Harley 4431, fol. 126b mais pas dans BnF, fr. 606, fol. 32r, ou Arachné dans BnF, fr. 606, fol. 30b et dans BL, Harley 4431, fol. 124b).

Quand elle décide d’écrire Le Livre de la mutacion de Fortune (1400-1403), une histoire universelle des retournements de la Fortune, Christine de Pizan introduit son récit par une partie consacrée à sa propre vie. « La personne qui a compilé ledit livre » (table des matières) prouve son autorité à traiter d’un tel sujet : elle raconte comment Fortune a présidé aux aléas de son existence, la privant d’abord du « patron de sa nef » puis la sauvant de la tempête en la transformant de femme en homme. Juste avant de décrire cette mutacion, le récit s’interrompt pour introduire un chapitre dévolu à certains « miracles que Ovide raconte de ses dieux » (chapitre 11). Y sont relatées la double métamorphose des compagnons d’Ulysse par Circé (en porcs puis de nouveau en hommes) et de Tirésias (en femme puis de nouveau en homme), et la métamorphose unique d’Iphis (de femme en homme). C’est donc Ovide qui permet d’autoriser, en l’introduisant, le récit d’une métamorphose racontée « par ficcion » (v. 151, « par la fiction ») mais qui est absolument véritable, « À parler selon methafore, / Qui pas ne met verité fore » (v. 1033-1034, « si l’on parle par métaphore, qui n’exclut pas la vérité »). Pourtant, à l’orée de tous les manuscrits de la Mutacion de Fortune supervisés par l’autrice, la miniature introduisant la première partie représente une femme à son pupitre, dans son étude, en train de composer le texte. Certains manuscrits tardifs introduiront une autre illustration du personnage principal dans le texte. Ce personnage, transformé en homme selon le texte, apparaît là encore sous les traits d’une femme (München, BSB, Cod. gall. 11, fol. 53a et BnF, fr. 603, fol. 127d).

Le mythe ovidien permet donc d’imaginer, d’illustrer par la parole et dans l’écrit un destin identitaire singulier : celui d’une femme qui a été amenée à occuper une place sociale réservées aux individus pourvus d’un corps et d’un sexe masculin. Il permet par-là de réfléchir aux relations entre sexe et rôle social vis-à-vis du pouvoir (c’est-à-dire à la répartition du pouvoir et des rôles sociaux entre les sexes), aux liens entre le comportement et le corps. C’est pourquoi le texte repose nécessairement sur une ambiguïté, qui est au centre de son exercice de pensée. Ovide est convoqué à titre historique (comme si les mutations corporelles qu’il rapporte avaient vraiment eu lieu dans le cours de l’histoire humaine), afin d’attester de la vérité d’une histoire personnelle. En même temps, cette histoire personnelle est présentée comme étant racontée par fiction (la fiction étant le domaine des poètes et des mythes), et comme fonctionnant par métaphore. Face au processus textuel, qui réfléchit aux implications philosophiques de la répartition des sexes en jouant de la métaphore comme si elle pouvait être réelle, l’illustration échoue : elle promeut plutôt l’originalité du rôle social, hors de toute métaphore, de toute métamorphose corporelle[1].

Or dans sa réception, cette corporéité féminine de Christine de Pizan est elle-même devenue le support d’un mythe. La Mutacion de Fortune a eu une réception très mince, sans doute parce qu’elle n’a été éditée qu’une fois dans une édition rare et qu’elle n’a jamais été traduite en français moderne. En revanche, le récit réaliste de la vie de Christine de Pizan, tel qu’elle l’a inclus dans son Livre de l’advision Cristine deux ans après La Mutacion de Fortune, a connu un grand succès. Redécouverte au début du 18e siècle, L’Advision Cristine a fait l’objet d’une notice par Boivin le Cadet dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres[2]. Les quelques chapitres relatant la vie de l’autrice, dans la troisième partie du texte, ont ensuite connu de nombreux résumés, souvent sur la seule base de la notice de Boivin le Cadet. Depuis trois siècles, la vie de Christine de Pizan est ainsi soumise à des réécritures sous la forme de ce que Barthes appelle des « biographèmes », lesquels permettent une transition stylistique d’une vie « réaliste » vers un récit mythique. Cette vie a aussi fait l’objet de nombreuses illustrations qui symbolisent, en une image, le mythe Christine de Pizan : jeune femme rêveuse à la fenêtre dans les gravures du 19e siècle[3], petite fille intimidée par un ogre pâtissier dans un conte d’Eugénie Foa[4], image de l’empowerment dans le webart ou l’art de rue du 21e siècle[5]… Le geste n’est pas neuf, puisqu’on avait déjà réalisé au tournant des 14e et 15e siècles des tapisseries du Livre de la cité des dames qui résumaient symboliquement tout un texte en six à huit images, sans doute à l’effigie de l’autrice-personnage.

Quant aux biographies de l’autrice, elles sont très longtemps restées totalement ou partiellement fictionnelles[6]. On a fini par les illustrer de miniatures provenant des manuscrits supervisés par Christine de Pizan. Certaines de ces miniatures, présentées comme des illustrations de la vie de l’autrice, sont celles des mythes antiques dans l’Epistre Othea[7]. La boucle est alors bouclée : ce n’est pas la transplantation autobiographique du mythe ovidien qui a permis à Christine de Pizan de passer dans l’Histoire. C’est au contraire l’autobiographie réaliste et l’illustration-type de l’autrice, dans les manuscrits supervisés par elle, qui ont permis au lectorat de s’approprier cette identité particulière – particulière justement à cause de sa corporéité féminine. Christine de Pizan peut alors être transplantée dans l’univers du roman policier historique ou trouver un écho dans une « Christine Pisan » personnage d’un roman de science-fiction[8]. En tant que mythe, elle devient pure illustration d’un sème : l’idée d’une libération possible, grâce et à travers une corporéité féminine.

[1] Si le manuscrit introduit en tête du texte la miniature d’un homme, toute l’originalité de la posture d’autrice disparaîtrait (une femme en train d’écrire dans son étude, alors que cette miniature topique est censée être réservée au corps des hommes, dans tous les sens du texte). D’autre part, l’exemple de l’Epistre Othea montre que la miniature, au début du 15e siècle, ne favorisait pas forcément les corporéités hybrides, ou en transition entre deux formes.

[2] Boivin de Villeneuve, Jean, dit Boivin le Cadet, « Vie de Christine de Pisan, et de Thomas de Pisan son père », Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. II, 1717, p. 513-530, réédité en 1736, p. 704-714 [sur GoogleBooks].

[3] Marie Philippe Coupin de la Couperie (French, Versailles 1773–1851 Versailles), Portrait of Christine de Pisan seated on a balcony, lithographie, 1790–1850, image : 25.4 × 19.1 cm, feuille : 34.6 × 27 cm, The Elisha Whittelsey Collection, The Elisha Whittelsey Fund, 1949, MetMuseum : https://www.metmuseum.org/art/collection/search
/819245
. Voir aussi l’illustration dans Drohojowska, comtesse, née Symon de Latreiche [Antoine Joséphine François], Les Femmes illustres de la France illustré de dessins de MM. Jules David et Bayalos, Paris, P.-C. Lehuby, s. d. [1850].

[4] Foa, Eugénie, Les petits poètes et littérateurs, contes historiques dédiés à la jeunesse, Paris, A. Bédelet, 1858, p. 24-52 [sur Gallica].

[5] Par exemple Falsini, Camilla, « Christine de Pizan », peinture murale, Turin, 2018, https://www.camillafalsini.it. Voir aussi, en jeu vidéo, au cinéma ou en spectacle, Bladestorm: The Hundred Years’ War et Bladestorm: Nightmare, jeu playstation développé par Omega Force, publié par Tecmo Koei Europe, 2007-2015 ; Sandrelli, Stefania (co-écriture et réalisation), Christine Cristina, Cinemaundici/Diva/Rai Cinema, 2009 ; Savoy, Suzanne, « Je, Christine. A Medieval Woman in Her Own Words », One-Woman Show, 2017-, https://www.jechristine.com [présentations sur Youtube : 1 et 2

[6] Par exemple Coupé, Jean-Marie-Louis (Abbé), « Anecdotes sur Christine de Pisan, Ses Romans & ses principaux Ouvrages », dans Bibliothèque universelle des romans, Paris, Au Bureau, t. II, octobre 1779, p. 117-173 [sur GoogleBooks, exemplaires 1 et 2].

[7] Voir par exemple [Castel, Françoise du], Mme Étienne du Castel, Ma Grand-mère Christine de Pizan, Paris, Hachette, 1936 et ead., Damoiselle Christine de Pizan : veuve de Me Etienne de Castel 1364-1431, Paris, Picard, 1972. Voir aussi Favier, Marguerite, Christine de Pizan, muse des cours souveraines, coll. Ces Femmes qui ont fait l’Histoire, Lausanne, Rencontre Lausanne, 1965.

[8] Bayard, Tania, Christine de Pizan Mistery Books, Londres, Severn House Publishers, 4 vol., 2018-2021 et Yuknavitch, Lidia, The Book of Joan: A Novel, Londres, HarperCollins, 2017 (Le Roman de Jeanne, trad. Simon Kroeger, Paris, Denoël, 2018). Voir aussi Bennett, Vanora, Blood Royal / The Queen’s Lover: A Novel, New York/Londres, HarperCollins, 2009.

Sylvie Ballestra-Puech, Trois mythes du tissage féminin dans les Métamorphoses d’Ovide et leur réception européenne

On étudiera la manière dont Ovide s’approprie trois mythes mettant en scène des tisseuses (Arachné, Philomèle et les Minyades) en transformant des récits d’hybris châtiée en portraits de l’artiste confronté à l’abus de pouvoir  dans lesquels il projette sa propre expérience des « dissidences du poète » (Jean-Pierre Néraudau). On montrera comment la réception sur la longue durée des Métamorphoses révèle d’abord une occultation de la singularité de l’interprétation ovidienne de ces mythes, réduits dans l’interprétation moralisante à illustrer la juste punition de la révolte, avant que la modernité retrouve en eux, grâce au retour à la lettre du texte ovidien, des mythes de la création artistique.
: Evanghelia Stead