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Pratiques, discours et imaginaires de la commande dans la littérature des XXe et XXIe siècles (7 juin 2019)
: 01/03/2019
: ENS de Lyon
: Hélène Martinelli et Adrien Chassain
: helene.martinelli@ens-lyon.fr

Pratiques, discours et imaginaires de la commande dans la littérature des XXe et XXIe siècles


Journée d’étude organisée par Adrien Chassain et Hélène Martinelli


ENS de Lyon, 7 juin 2019


En se consacrant aux usages et aux enjeux de la commande dans l’espace littéraire des XXe et XXIe siècles, cette journée d’étude voudrait commencer d’explorer un sujet encore largement en friche. Certes, les pratiques de commande sont connues des spécialistes de la littérature d’Ancien Régime, où l’on sait l’importance que jouent mécénat et clientélisme dans la production lettrée[1]. De même, elles sont bien documentées dans le domaine de l’art, où elles connaissent aujourd’hui une acuité particulière, alors que se diagnostiquent un « tournant mécénal[2] » et une « domestication de l’art[3] » qui rendent les artistes de plus en plus tributaires de grandes institutions commanditaires. Or, pour ce qui est de la littérature moderne et contemporaine, le recours à la commande est sans doute moins saillant que dans d’autres arts, mais il demeure massif. De fait, bien qu’elle ne soit plus mise en évidence et en valeur comme elle pouvait l’être dans les dédicaces mécéniques des siècles anciens, la commande est une pratique répandue et même courue : d’après l’enquête de Bernard Lahire, « ce sont tout de même deux tiers des écrivains qui ont déjà eu l’occasion d’écrire un texte de commande (66,1 %) et parmi ceux qui n’ont jamais été sollicités, 62,5 % aimeraient l’être[4] ». Ainsi inscrite dans l’ordinaire de la vie littéraire, la commande reçoit des fonctions et des valeurs multiples qui dépendent des lieux qu’elle investit et des acteurs qu’elle concerne : ressort de la « littérature industrielle » décriée par Sainte-Beuve, associée au pôle le plus professionnalisé de l’activité d’écrivain, la commande a également cours dans le champ de production restreinte, émanant de revues de création et d’institutions diverses – source, dès lors, de reconnaissance symbolique plutôt que manne financière[5].


Au-delà de cette polarisation qu’il faudra certainement nuancer ou compliquer, le recours à la commande paraît gagner en importance à mesure que se développe ces dernières décennies le domaine des littératures « hors du livre[6] », dans une étroite proximité avec les pratiques de l’art contemporain : textes disséminés dans les revues ou les livres d’art, expositions, performances, installations, ateliers, écritures numériques, autant de territoires de la publication où la commande est littéralement monnaie courante. Comment comprendre, dès lors, que la commande soit fréquemment minorée, oblitérée ou maquillée par les commanditaires, par les écrivains, autant que par les critiques ? Peut-être parce qu’une telle pratique contrevient à une représentation commune du régime de singularité[7], qui fait du projet créateur et de la libre initiative les critères majeurs de l’auctorialité moderne ? parce que les pratiques éditoriales actuelles sont moins ritualisées que sous l’Ancien Régime, et que les livres, aujourd’hui, disent moins facilement ou moins directement comment ils sont faits ? Dans le souci d’appréhender la commande dans la diversité de ses figures, nous voudrions engager une réflexion collective sur les formes d’exposition ou d’occultation dont ces pratiques font l’objet, sur l’« imaginaire de la publication[8] » dont elles procèdent, sur la façon dont elles entrent en jeu dans la présentation de soi des auteurs, dans les conditions de genèse, d’adresse et de transmission des œuvres. Quelles sont les occasions du livre ? Comment se partage, s’énonce et s’assume l’initiative au départ des œuvres ? Telles sont les questions générales qu’engage une réflexion sur la commande. On peut les décliner selon quelques axes :


(1) Lieux, conditions, formes et objets de la commande. Qu’est-ce qui définit une commande (du point de vue des auteurs, des éditeurs, des critiques et chercheurs, etc.) ? Qui passe commande (maisons d’édition, revues, festivals, organismes publics, mécènes privés...) ? Comment ? À quel prix ? Quels sont les critères, les variétés, les différents types de contrat et de contraintes que la commande implique pour les auteurs ? Quels genres, quels types de supports, quelles régions des champs littéraire et intellectuel sont ici concernés ? Dans Pour aboutir à un livre, Éric Hazan souligne le recours préférentiel des éditeurs de sciences humaines à la commande, meilleur moyen de construire et de préserver la cohérence d’un catalogue[9]. Comme il le suppose à juste titre, il n’en va pas de même chez les éditeurs de littérature, mais ceux-ci sont néanmoins loin d’être étrangers à cette pratique qui, souvent, s’exprime dans le cadre de la collection. La chose est bien connue du côté des collections de grande diffusion de type « Arlequin » aux canevas préformatés, mais elle s’observe aussi chez les éditeurs à haut degré d’exigence littéraire, comme pourrait le montrer, exemplairement, la collection « L’un et l’autre » de Jean-Baptiste Pontalis chez Gallimard.


(2) Commande et genèse. Suivant un autre axe de réflexion, on pourra s’intéresser aux effets de la commande sur la genèse des œuvres. Une fois la commande passée, comment les auteurs s’en approprient-ils le cahier des charges ? Comment le détournent-ils, le cas échéant ? Comment mesurer la conversion d’une commande éditoriale en projet auctorial ? Que dit cette dernière de la collaboration ou de la confrontation à l’œuvre entre les différents acteurs du monde du livre ? Nous renseignent, sur ces questions, les commentaires éditoriaux et auctoriaux (interviews, entretiens, préfaces etc.), les dossiers de genèse, mais aussi les œuvres elles-mêmes, et certains dispositifs plus originaux, comme le séminaire sur le Lexique de l’auteur donné par Roland Barthes à l’EPHE en 1973-1974 (tout entier dédié à la négociation et à la réalisation d’une commande du Seuil pour la collection « Les Écrivains de toujours », menant à la publication de Roland Barthes par Roland Barthes en 1975).


(3) Signes, traces, discours de la commande. Par là, on sera conduit à examiner la façon dont les commandes s’exposent ou se dissimulent au-dedans ou au-dehors des œuvres. Quels sont les lieux péritextuels et épitextuels, publics ou confidentiels, où la commande trouve à s’énoncer ? Quels sont les genres et formes privilégiés des discours sur la commande ? Cette dernière est-elle plus ostensible dans l’essai, ou dans des genres mineurs, comme les livres pour enfants ou les livres illustrés, qui sont souvent issus de commandes adressées à des auteurs ou artistes déjà reconnus (c’est notamment le cas de Die träumenden Knaben d’Oskar Kokoschka, qui détourne sans la mentionner la commande de livre pour enfants qui lui a été faite) ? Les collaborations artistiques affectent-elles la visibilité des pratiques de commande au sein de l’œuvre ? Si le premier livre de peintre, Sonnets et eaux-fortes, émane du critique d’art Philippe Burty, le livre d’artiste à proprement parler s’est ensuite explicitement émancipé du régime de la commande, allant jusqu’à engager une auctorialisation des illustrateurs et artistes qui y étaient le plus soumis. Sa résurgence invite néanmoins à prendre la mesure de cette pratique dans le monde éditorial contemporain et à en étudier les différentes manifestations.


 

(4) Auctorialité et imaginaires de la publication. Comment la commande entre-t-elle en jeu dans la construction des identités auctoriales, quelles valeurs sociales et symboliques lui sont-elles associées ? Dans quelle mesure son régime explicitement hétéronome engage-t-il un ajustement des imaginaires auctoriaux de la création, de la publication et de la réception ? Comment infléchit-elle ou détermine-t-elle un contrat de lecture, un mode de partage du texte littéraire, comment s’inscrit-elle, en bref, dans une « politique de la littérature[10] » au sens que Benoît Denis et Jean-François Hamel ont récemment donné à ce terme ? Irréductible aux littératures de genre ou à un exercice vassal ou mercenaire de l’écriture, la pratique de la commande est souvent alléguée très positivement par les écrivains et essayistes. C’est, par exemple, le cas de Jean-Paul Sartre et de Barthes qui ont chacun prétendu avoir écrit ainsi la majeure partie de leur œuvre, trouvant là l’opportunité d’accommoder leur production à un contexte et une nécessité politiques pour le premier, à une attente et désir individués pour le second. C’est encore le cas de Georges Perec, de Jacques Roubaud ou de Pierre Michon, ce dernier affectionnant la commande comme un régime d’écriture où l’on est « à la fois libre et épaulé[11] ».


(5) Figurations littéraires et artistiques. Enfin, les travaux présentés à la journée d’étude pourront s’attacher aux figurations dont la commande fait l’objet dans la littérature et dans les arts. Comment la commande est-elle mise en discours (via la réflexivité inaugurale de A Room of One’s Own chez Virginia Woolf), mise en récit (comme dans Les Onze, de Pierre Michon) voire mise en image (chez Sophie Calle, par exemple, qui fait d’une commande non honorée d’œuvre in situ un film, Unfinished, et un livre, En finir) ? La place de la commande dans la poésie expérimentale contemporaine vaudra ici d’être soulignée, tant certains poètes se sont appliqués à intégrer et éprouver dans leurs œuvres les formes de vie et les conditions matérielles dont celles-ci sont tributaires. En témoignent, très différemment, Le Commanditaire d’Emmanuel Hocquard et Juliette Valéry (P.O.L, 1993) et, plus récemment, l’enquête autobiographique de Christophe Hanna, L’Argent, paru chez Amsterdam en 2018.


 

Loin de se limiter à des textes de circonstance, le corpus d’étude pourra ainsi être constitué de discours de commande, d’œuvres de commande ou de figurations de la commande dans et en dehors des œuvres. Il se prêtera aussi bien à des communications en histoire du livre et de l’édition qu’à l’étude de cas en littérature et dans les arts, sans se limiter aux œuvres francophones.


 

Les propositions de communication (d’une page maximum) sont attendues au plus tard le 1er mars 2019, elles sont à envoyer aux deux adresses suivantes : adrien.chassain@ens-lyon.fr et helene.martinelli@ens-lyon.fr.


 

[1] Voir Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1985 ; Christian Jouhaud et Hélène Merlin-Kajman, « Mécènes, patrons et clients. Les médiations textuelles comme pratiques clientélaires au XVIIe siècle », Terrain, 21 octobre 1993, en ligne : http://terrain.revues.org/3070.


[2] Nathalie Quintane, « Parler d’art en plein tournant mécénal », dans Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane (dir.), L’Art et l’argent, Paris, Amsterdam, 2017, p. 126-140.


[3] Laurent Cauwet, La Domestication de l’art, Paris, La Fabrique, 2017.


[4] Voir Bernard Lahire, La Condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 2006 : « Écrire sur commande ».


[5] Ibid.


[6] Voir sur ce point les deux dossiers de la revue Littérature dirigés par Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel : Littérature, no 160, 2010/4 : « La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre » ; Littérature, no 192, 2018/4 : « La littérature exposée 2 ».


[7] Sur cette notion, voir Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 1998.


[8] Nous reprenons cette expression à Lionel Ruffel, dans son ouvrage Brouhaha. Les Mondes du contemporain, Lagrasse, Verdier, 2016.


[9] Voir Éric Hazan, Pour aboutir à un livre. La Fabrique d’une maison d’édition, Paris, La Fabrique, 2016, p. 65.


[10] Telles qu’elles sont caractérisées par ces deux chercheurs, les politiques de la littérature sont relatives à l’ensemble des représentations et des pratiques qui promeuvent des définitions concurrentes de l’activité littéraire, ainsi que des conceptions variées de ses pouvoirs, de ses modes d’inscription, de présence et d’intervention dans l’espace social. Tout en s’articulant à ce qu’Hamel nomme des « grammaires politiques », ces politiques littéraires sont irréductibles à l’engagement personnel de l’écrivain en tant qu’intellectuel, ainsi qu’à la présence thématique de la politique dans les œuvres. Voir Benoît Denis, « Engagement et contre-engagement. Des politiques de la littérature », dans Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meizoz (dir.), Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles), Lausanne, Antipodes, « Littérature, culture, société », 2006 ; Jean-François Hamel, « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature ? Éléments pour une histoire culturelle de l’engagement », dans Laurence Côté-Fournier, Élise Guay, Jean-François Hamel, Politiques de la littérature. Une traversée du XXe siècle français, Montréal, « Cahier Figura », 2014.


[11] Pierre Michon, « Pierre Michon, un auteur majuscule », propos recueillis par Thierry Bayle, Le Magazine littéraire, no 353, avril 1997, repris sous le titre « Cause toujours », dans Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, éd. Agnès Castiglione, Paris, Albin Michel, 2007, p. 133-159, ici p. 158.

: Hélène Martinelli