appel
L'engagement au fil du temps
Transmissions et héritages de l’engagement dans les pays de langue allemande (XIXe-XXIe siècles)
Journées d’étude organisées par les doctorantes du CREG, le 14 et 15 mars 2024 à la Maison de la Recherche de l’Université de Toulouse.
Sophie Scholl « incarne, parfois à elle seule, la résistance allemande, souvent aux prix de distorsions avec les faits et au détriment d’autres femmes […] » (Camarade, 2021). Alors que de nombreux phénomènes mémoriels ont contribué à inscrire l’engagement des résistant.es dans la mémoire collective, certaines figures engagées semblent avoir connu un sort plus favorable que d’autres. L’artiste autrichienne juive révolutionnaire Agathe Löwe fait par exemple partie des « oubliées de l’histoire » (Andreas Pavlic, Eva Schörkhuber, 2021), tandis que l’expressionniste allemande Käthe Kollwitz, qui dénonce la guerre et la misère sociale dans ses lithographies, fait l’objet d’une reconnaissance unanime comme artiste engagée en Allemagne et reste relativement méconnue en France.
Ces exemples, qui recouvrent différentes formes d’engagement politique, social et artistique mettent en lumière, en même temps qu’ils interrogent, les processus à l’œuvre dans la construction et la transmission des savoirs sur l’engagement, parfois empreintes de biais ou de préjugés qui conduisent à des phénomènes de surexposition, de minimisation voire d’invisibilisation. Ils posent la question de l’héritage et de la transmission de l’engagement sur le temps long. Par quels moyens une mémoire de l’engagement ou d’un individu se construit-elle et comment certaines personnalités engagées deviennent-elles des icônes, alors que d’autres sont méconnues ? De quelles images et de quelles traditions de l’engagement héritons-nous ? Quelles en sont les réceptions, d’une génération à une autre, d’un pays à un autre ? Quels sont les supports de transmission de l’engagement, qu’il s’agisse des modalités de diffusion d’un message, ou des stratégies de médiations utilisées par différent.es acteur.ices pour en conserver la trace ? Les engagements de Sophie Scholl, d’Agathe Löwe et de Käthe Kollwitz, qui reflètent différents niveaux d’engagement à la même époque, ont en effet des formes d’expression et des supports de diffusion très variés (le tract, la caricature, la lithographie). Ainsi ces exemples invitent-ils également à s’intéresser aux modalités de « transmission » dans le présent de l’engagement, c’est-à-dire aux médias, aux supports et aux procédés de l’engagement. Qu’il s’agisse de livrer une thèse, de porter une lutte ou de protester, l’engagement est toujours une façon de « transmettre » un message.
Si les recherches en études germaniques demeurent souvent rattachées à la conception de l’engagement telle qu’elle s’est imposée au XIXe et XXe siècles, avec les figures des intellectuel.les et écrivain.es engagé.es, nous souhaiterions considérer l’engagement dans son acception la plus étendue, en lien avec le sens premier de l’en-gage-ment : comme mise en gage de sa connaissance, de sa parole et de sa personne qui suppose une « insertion dans le présent » (Makowiak, 2005). On pourra ainsi autant s’intéresser à des actes et des parcours relevant du militantisme politique ou de l’engagement social qu’à des productions intellectuelles ou artistiques liées à une prise de position, l’exercice critique, l’opposition, la protestation, la contestation, la lutte ou la résistance, en s’attachant à analyser chaque exemple dans ce qui en fait la spécificité. De plus, même si l’engagement est d’abord une réaction face à une situation du présent, jugée inacceptable, ou pour laquelle il faut lutter, il entretient également un rapport au passé, dont il hérite ou avec lequel il rompt, et l’avenir, vers lequel il est tourné.
L’objectif de ces journées d’étude est de renouveler les approches sur l’engagement afin de donner un aperçu des héritages et des mécanismes de transmission de l’engagement dans les aires géoculturelles de langue allemande, en incluant ses transferts avec les pays francophones. En choisissant de considérer l’engagement dans sa dimension vivante et dynamique, il nous incombera d’interroger la « transmission » de l’engagement sous deux angles, en prenant en compte différents moments : le présent de l’engagement et son ‘‘après’’. Les études sur l’histoire et la mémoire de l’engagement représentant un pan déjà bien charpenté de la recherche, il s’agira surtout de s’intéresser aux modalités de médiation de l’engagement, c’est-à-dire la réception ‘‘extérieure’’ et ‘‘postérieure’’ de l’engagement par des tiers, en portant la focale sur les formes et les acteur.ices de cette transmission sur le temps long. Nous étudierons également les processus de transmission à l’œuvre dans le présent de l’engagement, à la fois les héritages d’engagements antérieurs sur des engagements postérieurs, et les différents médias de l’engagement, soit les supports utilisés et les procédés déployés à ‘‘l’intérieur’’ des productions engagées. Notre réflexion s’articulera autour de ces trois axes principaux.
Axe 1. Médiations : formes et acteur.ices
Axe 2. Affiliations et ruptures
Axe 3. Médias, supports et procédés
Axe 1. Médiations : formes et acteur.ices
La forme d’engagement passé pourra être analysée du point de vue de sa réception dans l’histoire, officielle et officieuse, afin d’examiner les mécanismes de sa médiation et de sa conservation (archives, sources, traces). Qui sont les passeur.euses de l’engagement (familles, représentant.es, réalisateur.ices, écrivain.es, artistes, historien.nes, philosophes) et quel est leur rôle dans les processus de mise en mémoire, de reconnaissance ou de canonisation ? Comment des instances d’État (élu.es, musées, écoles), ou encore des fondations, s’appuient-elles sur des personnalités engagées pour construire une certaine mémoire d’engagements, individuels ou collectifs ? Quels sont alors les supports utilisés (discours, statues, mémoriaux, manuels scolaires, expositions) et quelle est la valeur accordée à ces différentes contributions ? Les évènements et manifestations culturelles ou artistiques rendant hommage à la vie ou à l’œuvre d’une figure engagée pourront être analysés comme des exemples de transmission d’un engagement sur le temps long. On pense, par exemple, à la rétrospective de Käthe Kollwitz au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg en 2020 qui visait, pour la première fois, à faire connaître cette artiste engagée en France. Il pourra aussi être fécond d’étudier les éventuels phénomènes d’héroïsation, d’effacement et d’invisibilisation, notamment à l’aune des études de genre. En s’appuyant sur la méthode des transferts culturels, il pourrait être intéressant d’étudier la réception de l’engagement à l’étranger, en portant la focale sur les figures de médiation faisant le lien entre les espaces francophones et germanophones, parmi lesquelles les traducteur.ices sont des exemples privilégiés. Pour faire connaître au public germanophone le parcours de vie d’Anne Beaumanoir, résistante et militante française, Anne Weber a par exemple recours dans Annette. Ein Heldinnenepos (2020) au genre de l’épopée et intègre au texte allemand certains termes français particulièrement significatifs (Aurenche-Beau, 2023). La reconnaissance de l’engagement, qu’il soit individuel ou collectif, politique ou social, diffère-t-elle selon le pays et le système d’accueil considéré ? Il s’agira de se poser la question des processus de construction d’un patrimoine ou matrimoine, de personnalités, d’actions et d’œuvres engagées, en en étudiant les angles morts. En effet, dans quelle mesure la surexposition de certaines figures en invisibilise-t-elle d’autres ? Paradoxalement, on pourra se demander dans quelle mesure l’excès de mémorialisation peut être susceptible de conduire à une dilution de l’engagement.
Axe 2. Affiliations et ruptures
Il s’agira d’apprécier l’historicité des formes d’engagement étudiées (l’engagement politique, l’engagement social, l’engagement artistique, l’engagement esthétique) en les mettant en perspective avec les héritages dont ils se réclament ou les traditions dans lesquelles ils s’inscrivent. Dans une œuvre littéraire ou une production ‘‘engagée’’, on pourra par exemple analyser les procédés utilisés pour exprimer la filiation (intertextualité, palimpsestes, collages, montages, phénomènes de citation). Il conviendra de s’interroger sur l’efficacité d’une parenté dans le contexte de production : se réclamer de l’héritage de Marx, de Sartre, de Brecht a-t-il une visée légitimante, performative ou ornementale ? Il s’agira aussi d’étudier les réactualisations de certains modèles d’engagement à l’époque contemporaine. Quelles sont les distorsions, modifications et effacements à l’œuvre dans le processus de leur réappropriation au fil du temps en fonction des contextes de réactualisation ? Quel rôle jouent les différents modes de transmission et les différent.es professionnel.les de la médiation pour réactualiser un héritage engagé, ou encore souligner l’actualité d’une œuvre dont la force critique évolue avec le temps ? On songe par exemple aux nombreuses mises en scène actuelles d’Ubu Roi de Jarry en Allemagne, dans lesquelles on distingue tantôt une critique du nazisme, tantôt une critique de la montée du populisme en Europe ou encore de la politique de Trump. Par ailleurs, il s’agira de se demander également de quels héritages s’affranchit, explicitement ou implicitement, la forme d’engagement étudiée, tout en prenant en compte les points aveugles de la rupture : de quoi hérite-t-on malgré soi ?
Axe 3. Médias, supports et procédés
La notion de transmission autorise aussi à penser l’engagement comme une manière de « transmettre » un message. Ainsi pourra-t-on s’interroger sur les supports de diffusion et les procédés déployés ‘‘dans le présent’’ de l’engagement et ‘‘à l’intérieur’’ des productions pour transmettre un message politique, livrer une thèse, porter une lutte ou réagir à une actualité politique. Il s’agira de se poser la question de l’efficacité du média (le tract, l’article ou l’organe de presse, la scène théâtrale, une émission radiophonique ou télévisuelle, le podcast, la chanson, la littérature en tenant compte des différents genres littéraires, la peinture, l’écrit intime, le discours) pour « transmettre » un message au présent, en portant la focale sur divers paramètres pratiques et contextuels tels que la diffusion, le public visé, la portée et l’accessibilité. Le journaliste et auteur Gregor von Rezzori fait, dans son travail, sans cesse référence au passé national-socialiste en Autriche et en Allemagne, mais en témoigne-t-il de la même façon dans une émission de radio et dans ses récits ? Alors que l’engagement intellectuel ou journalistique se manifeste dans l’espace public, l’engagement littéraire ou artistique s’élabore d’abord au sein de l’œuvre (Peyroles, 2015). On pourra ainsi se demander comment l’émetteur.ice engagé.e transmet son message et, le cas échéant, en analyser les procédés spécifiques (rhétoriques, esthétiques). Dans le cas des études sur les écrits intimes (journaux, correspondances), par exemple, en considérant l’écriture comme un acte de résistance et de résilience, on pourra étudier les témoignages de personnes engagées dans leur époque afin d’examiner les procédés stylistiques déployés pour exprimer l’opposition. Dans le cas de l’analyse d’une œuvre « engagée », il conviendra de distinguer « la littérature à thèse » (littérature de propagande, entre autres) de « la littérature engagée », en inscrivant cette différenciation dans les héritages du genre et le contexte d’émergence de la production. Enfin, il nous incombera aussi de nous intéresser à l’engagement esthétique. Le choix d’un art alternatif ou d’une esthétique particulière constitue-t-il un engagement et peut-il transmettre un message politique ? Dans le même temps, un choix esthétique ou artistique a priori apolitique ne recèle-t-il aucune possibilité critique ? Il s’agira enfin de se demander dans quelle mesure ces formes d’art ont vocation à engager un public (spectateur.ices, lecteur.ices) en l’interpellant, en le sensibilisant ou en sollicitant son engagement.
Modalités de participation
Cet appel s'adresse aux doctorant.es et aux jeunes chercheur.es de disciplines variées (histoire, philosophie, littérature comparée, études de cinéma, arts du spectacle, etc.).
Les propositions de communication sont attendues pour le 10 janvier 2024 au plus tard aux adresses : alexia.rosso@univ-tlse2.fr ; fiona.odonnell@univ-tlse2.fr ; nbfend@gmail.com
Elles ne devront pas excéder 500 mots et pourront être rédigées en français ou en allemand.
Merci d’également joindre à votre courriel une brève notice biographique où vous préciserez la langue dans laquelle vous souhaitez exposer et le format envisagé pour votre communication (présentiel / distanciel ).
Les langues de travail lors de cette manifestation seront le français et l’allemand. Nous attendons des intervenant.es une compréhension au moins passive des deux langues afin de faciliter les échanges.
Suite au travail de sélection des communications, le comité d’organisation donnera une réponse aux candidat.es en janvier. Les journées d’études se tiendront en hybride, à la Maison de la Recherche de l’Université Toulouse Jean Jaurès les 14 et 15 mars 2024. Une publication des actes des journées d’étude est prévue.
Comité d’organisation
Nathalie Fend de Sousa Lobo (CREG, Université Toulouse Jean Jaurès)
Fiona O’Donnell (CREG, Université Toulouse Jean Jaurès, Université de Ratisbonne) Alexia Rosso (CREG, Université Toulouse Jean Jaurès)
Comité scientifique
Hélène Camarade (Plurielles, Université Bordeaux Montaigne)
Andrea Chartier-Bunzel (CREG, Université Paul Valéry Montpellier 3)
Hilda Inderwildi (CREG, Université Toulouse Jean Jaurès)
Isabella von Treskow (Université de Ratisbonne)
Bibliographie sélective
Assmann Aleida, Erinnerungsräume: Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses, Munich, C.H. Beck, 1999.
Aurenche-Beau Emmanuelle, « Annette, ein Heldinnenepos d’Anne Weber. Une vie française, une écrivaine allemande, une forme universelle », Recherches germaniques HS 18, 2023. Bayreuther Rainer, von Engelberg Meinrad, Rauschenbach Sina, von Treskow Isabella (Hrsg.), Kritik in der Frühen Neuzeit. Intellektuelle ,,avant la lettre’’, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag (coll. « Wolfenbütteler Forschungen ») Bd. 125, 2011.
Bantigny Ludivine, Bugnon Fanny, et Gallot Fanny (dir.), Prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? Le genre de l'engagement dans les années 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
Bantigny Ludivine, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, Paris, La Découverte, 2021.
Béhague Emmanuel, Klessinger Hanna, Valtolina Amelia, GegenWorte-GegenSpiele. Zu einer neuen Widerstandsästhetik in Literatur und Theater der Gegenwart, Bielefeld, Transcript, 2018. Bel, Jacqueline, Kuhnle Till R. (dir.), Dissidences politiques, littéraires et artistiques, Düren, Shaker Verlag (coll. « Les cahiers du Littoral »), 2021.
Bernier-Monod Agathe, Les fondateurs. Reconstruire la République après le nazisme, Lyon, ENS éditions, 2022.
Betz Albrecht, Rusch Pierre (trad.), Exil et engagement. Les intellectuels allemands et la France : 1930-1940, Paris, Gallimard, 1991.
Bouju Emmanuel (dir.), L’engagement littéraire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.
Camarade Hélène, Écritures de la résistance. Le journal intime sous le Troisième Reich, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007.
Camarade Hélène, « La réception de la résistance allemande en République fédérale d’Allemagne depuis 1945 », dans Martens Stefan (dir.), L’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale. Quelles mémoires ?, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 95-116. Camarade Hélène, « L’héritage de la résistance au national-socialisme revendiqué par les résistants et opposants de la RDA (1949-1989) », Revue d’Allemagne et dans les pays de langue allemande 4, 2010, p. 445-463.
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