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La pensée de Lévi-Strauss a préparé notre vision progressiste de la société, affranchie de ses racines culturelles ; lesquelles sont ignorées dans les sociétés exotiques, étudiées par Lévi-Strauss notamment dans Tristes Tropiques. L’affinité spirituelle de l’anthropologue avec ces sociétés implique la « contradiction », dont il ressent l’emprise dans sa propre psyché, comme dans les coutumes et l’esthétique des tribus primitives, qui témoignent d’un sens inné de la « symétrie ». Cette contradiction, dont René Girard a montré l’universalité, est aussi bien transcendée dans cette esthétique que dans les effets de symétrie ou mariages de contraires qui caractérisent l’écriture même de ces Tristes Tropiques. L’ethnologue écrivain se mire ainsi lui-même, dans le portrait qu’il brosse de ces sociétés primitives.
Ce jeu de miroirs transculturel, qui s’étend à la place de l’islam dans notre monde, est complexifié par un intertexte dont la discrétion égale la profondeur : l’expérience du savant rejoint celle de Rimbaud : autre sujet d’étude pour l’anthropologue qui, comme Rimbaud, est en quête de « sa propre connaissance ». Maints poèmes de Rimbaud hantent en effet ces Tristes Tropiques (et autres essais plus récents de Lévi-Strauss). Un Rimbaud très tôt revenu de son premier idéal : le « Nombre et […] l’Harmonie », probablement ressentis comme le « remède » illusoire à la contradiction, portraiturée dans ses œuvres qui en font d’une certaine façon l’analyse.
Les réminiscences de Rimbaud chez Lévi-Strauss, pas seulement dans ses Tristes Tropiques, sont moins intrigantes que la coïncidence analogique entre l’expérience du dernier Rimbaud, explorateur à sa manière, et celle de l’ethnologue…
Le désengagement spirituel de Rimbaud culmine (dans sa radicalité, mais encore sur le plan de l’art) dans son poème Faim (une reprise altérée du poème Fêtes de la faim, intégrée dans Une saison en enfer). Rimbaud y parachève une critique, déjà très affirmée dans ses premiers sonnets, de la perversité de la symétrie : chiffre de la dualité, plutôt que celui de l’Harmonie ? Or, cette crise a été éprouvée, et résolue dans un sens plus spirituel, par Lamartine, auquel notre « voyant » reconnait des qualités enviables, quoique limitées, dans la plus fameuse de ses lettres. L’entreprise poétique de Lamartine a devancé celle de Rimbaud, avec une réflexion théorique aussi diffuse que celle du « voyant ». Les œuvres de Lamartine : poèmes, théâtre, roman en vers, révèlent un questionnement du sens de l’harmonie des formes (textuelles), avec des motifs récurrents qui semblent avoir migré dans Faim. Le génie de Rimbaud ne souffre pas de cette filiation, grâce au pouvoir de synthèse qui le caractérise.
La réunion de ces trois auteurs sous le titre Dévoiements de la symétrie, n’a pas que des enjeux esthétiques. Tous les trois ont été activement fascinés par le Moyen-Orient et en particulier par l’islam, étudié de très près par Lamartine, et survolé par Rimbaud. Pour Lévi-Strauss aussi, l’islam apparaît comme un vestige, au demeurant peu fiable, du fondement traditionnel de la symétrie.
Cette présentation peut donner une image inexacte du contenu de cet ouvrage en deux grandes parties (la deuxième est consacrée à Lévi-Strauss « dans les pas de Rimbaud »). L’ordre chronologique suivi dans l’ouvrage (d’abord Lamartine, sous le regard de Rimbaud) permet de cerner peu à peu les enjeux philosophiques de ces analogies, dont l’intérêt déborde le champ de l’esthétique littéraire.