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Comparatistes en quarantaine (7) Littérature confinée: une voi-x-e possible
Littérature comparée / Littérature confinée.
Une voi-x-e possible.
Delphine Edy, 28 mars 2020.
Je ne parviens pas à me souvenir du moment précis où j’ai entendu le mot « confinement » en lien avec le Covid-19 pour la première fois. Je me rappelle en revanche avoir accueilli ce mot comme une idée, quelque chose qui n’existerait que dans mon imagination, quelque chose somme toute d’irréel. En l’espace d’un dixième de seconde, en entendant ce mot, « confinement », j’ai imaginé que le temps allait s’étirer, que j’aurais enfin le temps de lire, le temps de réfléchir, le temps de prendre le temps. Comme si, dans le fond, il avait à voir avec une forme de libération. Comme si aussi, il m’était impossible d’établir un lien avec la terrible réalité extérieure, les malades, les soignants, leurs familles, les inquiétudes de ceux qui ne peuvent rester confinés… Comme si la réalité n’était pas réelle, comme si tout cela n’était qu’une fiction, une de plus... Pourtant, la réalité matérielle a vite repris son droit de cité : la représentation d’Inflammation du verbe vivre de Wajdi Mouawad que je devais voir le vendredi 13 mars au Théâtre National de Strasbourg a été annulée, initiant le début d’une longue série de suppressions, renoncements, ajournements et reports, la liste s’allongeant comme une litanie, heure après heure, jour après jour - celle des événements qui préfigurait celle des morts - comme si le monde extérieur s’arrêtait petit à petit, comme si nous avancions pas à pas et dans le brouillard vers la fin de quelque chose bien difficile à nommer.
Dès que j’ai ressenti les premiers symptômes physiques, les choses sont devenues concrètes, réelles. Et la culpabilité de cette légèreté ressentie quelques jours plus tôt à l’évocation du mot « confinement » m’a assaillie. Il y allait donc avoir deux guerres à mener : celle contre le virus et celle pour donner un véritable sens au mot « confinement ». Et j’ai découvert, et ce fut presque un étonnement renouvelé chaque fois, que la littérature et le théâtre étaient - et de cela je me doutais bien sûr - un chemin à suivre, mais que ce chemin était parallèle à celui que j’emprunte d’habitude.
C’est une étudiante qui a déposé le premier petit caillou pour m’indiquer la voie : me sachant malade et incapable de lire, elle m’a envoyé le lien vers le Journal de confinement de Wajdi Mouawad en ligne. Cliquant sur ce lien, je découvrais alors que cet artiste (auteur, acteur, metteur en scène et directeur de La Colline Théâtre National) que j’apprécie tout particulièrement et dont j’aborde l’œuvre en comparaison avec celle de Sophocle dans un TD de L3 cette année, avait décidé de partager avec nous tous son expérience de confiné. En entendant sa voix que je reconnais toujours dès les premiers mots lorsqu’il est sur scène ou dans les médias, j’avais pourtant l’impression de la découvrir pour la première fois : était-ce la voix ou ce qu’il avait à dire qui me semblait si nouveau ? Lors de cette première écoute du « Jour 1 » de son Journal de confinement, je me suis laissée aller au plaisir de l’entendre mettre des mots sur mes maux, sur nos maux à tous ; j’ai aimé l’entendre évoquer ces personnages et ces textes qui me sont familiers et qui font partie de mon espace de vie : Lady Macbeth, Œdipe, Ulysse…, j’ai écouté sa voix presque comme une berceuse qui me rassurait. Wajdi Mouawad, en cherchant résolument à « empêcher la brutalité des pensées qui [l]’envahissent, à empêcher que cela ne [l]’englue et [l]’écrase », avait visiblement trouvé une réponse dans l’écriture en « s’astrei[gnant] à une écriture à dire (je souligne) : une parole d’humain confiné à humain confiné, une fois par jour » qu’il communiquerait au travers des réseaux. Ces réseaux que par ailleurs je dénonce comme étant un frein à la liberté, à la pensée et à la réalisation personnelle, étaient donc ce qui allait maintenir le lien entre Wajdi Mouawad et moi ? Cela ne manquait pas de me bousculer : si « défaire le confinement par ce qui nous rend humain : la parole, les mots, l’écriture, la voix », devait passer par l’outil numérique, cela m’obligeait à repenser ma vision du monde et à voir dans ce qui me semblait jusqu’alors des obstacles, des outils de confinement, parfois même de véritables murailles, quelque chose qui avait peut-être davantage à voir avec des fenêtres, permettant de laisser entrer les rayons du soleil sans filtre, l’air frais du printemps et d’entendre le chant des oiseaux.
Ouvrir des fenêtres pour mieux se déconfiner, je n’étais finalement qu’à un pas de ma position de comparatiste et je repensais avec une émotion renouvelée à cette phrase d’Yves Chevrel qui avait accompagné quotidiennement les trois années consacrées à ma thèse de doctorat : « accepter de sortir de notre propre espace […] est […] la condition qui permet de comprendre vraiment cet espace » (La Littérature comparée, 2009, p.11). Mais comment « sortir de cet espace » tout en étant confinés ? Ce que je venais de comprendre au travers des mots de Wajdi Mouawad, c’est qu’au cœur du confinement, alors qu’il était devenu impossible d’acheter des livres chez ma libraire, d’aller à la bibliothèque ou au théâtre, de sortir et de rencontrer des gens, il existait des fenêtres à ouvrir, des fenêtres qui étaient restées cachées jusqu’à présent ou en tout cas méconnues de moi, et que je devais me mettre à leur recherche.
Et cela posé, les questions se multipliaient car il y avait quelque chose à apprendre de ce temps, cela aussi c’était une intuition forte : qu’est-ce qui faisait donc écho dans la réalité de cette terrible pandémie à ce que je connaissais depuis mon « espace » d’enseignante, de chercheur, de spectatrice de théâtre ? Qu’est-ce que cette situation de confinement ouvrait comme possibles ? Pourquoi Wajdi Mouawad avait-il choisi de nous offrir un Journal de confinement audio ? Qu’est-ce que cela apportait par rapport à un blog qui aurait pu tout aussi bien accueillir ses textes ? Comment comprendre ce choix de faire entendre la voix, de la faire résonner dans nos intérieurs confinés ?
Cette question a rapidement pris une autre dimension lorsque j’ai compris qu’il y avait d’autres initiatives pour présentifier la voix, des voix. Celle de La Colline qui développe le projet « # Au creux de l’oreille » : des artistes amis de La Colline proposent aux spectateurs de les appeler, chacun, pour faire lecture de poésie, de théâtre, de littérature, quelques minutes ou plus le lundi de 16h à 19h ou de 19h à 21h. Ainsi, Norah Krief, Dominique Valadié, Anne Theron, Irène Jacob ou Gilles Privat pour ne citer qu’eux, pouvaient nous appeler chez nous et nous lire des textes et ainsi partager avec nous, directement, leur voix qu’on aime tant entendre vibrer lorsque l’on va au théâtre. Je n’ai pas encore osé faire l’expérience, il y a quelque chose qui se joue ici entre désir fort et appréhension : n’y aurait-il pas en effet quelque chose d’étrange à entendre Irène Jacob à l’autre bout de mon téléphone ? La dernière fois que j’ai entendu sa voix, c’était en septembre 2019 lorsqu’elle jouait Catherine, l’amie actrice d’un réalisateur de documentaires, qui accepte d’enregistrer pour lui la voix-off de son dernier court-métrage. C’était dans Retour à Reims de Didier Eribon, mis en scène par Thomas Ostermeier au TNS. J’ai toujours aimé la voix d’Irène Jacob depuis que je l’ai découverte dans La double vie de Véronique de Krzystof Kieslowski en 1991, film dans lequel la notion du double est littéralement magnifiée. Alors pourquoi ne pas sauter sur l’occasion et l’entendre, rien que moi, me lire un texte ou un poème ? Qu’est-ce que cela dit de mon identité de spectatrice ? Cela a-t-il à voir avec mon rapport au théâtre où seule la communauté fait sens ? L’espace confiné peut-il avoir vocation à devenir un dispositif théâtral ? Le seul fait d’écrire cette phrase m’oppresse… Où est-ce tout simplement la présence de cette voix d’Irène Jacob qui s’adresserait à moi seule dans mon intérieur confiné qui me semblerait décalée, tel le double de sa voix que je connais d’habitude ? Qu’est-ce que cette voix transporte alors comme « imaginaire » ? Je repense alors au livre de Sandrine Le Pors, Le Théâtre des voix, et je relis ces quelques mots dans l’introduction : « Les imaginaires de la voix sont aussi vastes que prolifiques » (2011, p. 23) ; il faudra que je le relise, c’est un livre qui a quelque chose à me dire de nouveau aujourd’hui, j’en ai l’intuition.
Quelques jours plus tard, le Théâtre National de Strasbourg se lançait également dans l’aventure du partage de voix en mettant en ligne des vidéos enregistrées par des artistes associés au théâtre dans le cadre de l’initiative « Le TNS chez vous ! » : Audrey Bonney lit un extrait de Pylade de Pier Paolo Pasoloni, Julien Gosselin propose une courte lecture de L’Homme atlantique de Marguerite Duras, et Laurent Poitrenaux partage les deux premiers chapitres (« Rose de personne » et « Oubliettes ») de l’ouvrage d’Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, Tome 1, qui commence ainsi :
C’est simple, vous habitez quelque part, et un jour, l’endroit vous paraît invivable. On dit souvent que le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle ; quelquefois c’est vrai.
Laurent Poitrenaux qui incarne les mots d’Olivier Cadiot, c’est toujours un bonheur au théâtre, sur la scène, mais là, de l’autre côté de l’écran, avec des écouteurs pour préserver l’intimité des autres, cette parole prend une autre couleur, qu’est-ce qui se joue dans cet espace entre la littérature et le « théâtre des voix » ? Dans ce nouvel espace, ce nouvel entre-deux où les voix du théâtre s’adressent à nous, confinés, dans notre lieu de confinement et semblent nous révéler une nouvelle épaisseur du texte que l’on a déjà lu et qu’il est facile de retrouver dans la bibliothèque. Il y a quelque chose d’incongru dans cette phrase que je relis dans l’exemplaire que j’ai sorti de ma bibliothèque, car, depuis le début du confinement, le soleil brille de tous ses éclats, on a même l’impression que le ciel est plus bleu, plus haut, on dit que c’est lié à la réduction massive des émissions de CO2. Comment cet immense ciel bleu peut-il alors me « peser comme un couvercle » ? Ne serait-il que l’autre face du « ciel bas et lourd » ?
Le confinement n’a démarré que depuis quelques jours et il doit durer, il va durer. C’est inévitable et indispensable à la fois. Au « Jour 2 » de son Journal, Wajdi Mouawad évoque l’érable du Japon qui se trouve dans le jardin de sa maison, « confiné depuis des années », témoin d’un passé disparu que seule la voix des arbres pourrait nous révéler. Un témoin muet en quelque sorte. Peut-être que l’enjeu est là pour chacun de nous aujourd’hui : être des témoins doués de parole. Que ce soit en tant que comparatiste, en tant qu’artiste ou en tant qu’être humain, il nous faut trouver la voi-x-e qui nous permettra de traverser ce confinement, de franchir ses frontières et peut-être même de les repousser, pour mieux revenir à ce qu’il délimite et donc à mieux le « comprendre », à mieux nous comprendre.
Source de l'information : Delphine Edy