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Comparatistes en quarantaine (4) Ottmar Ette
Comme le souligne le romaniste et comparatiste allemand Ottmar Ette, chaque phase de « mondialisation accélérée » correspond à une épidémie : la syphilis au tournant du XVIe siècle, la fièvre jaune dans la seconde partie du XVIIIe siècle et durant les premières décennies du XIXe siècle, la variole à la fin du XIXe siècle, et le SIDA au tournant du XXIe siècle. L’épidémie actuelle signalerait-elle une nouvelle intensification de la dynamique de mondialisation dans laquelle nous nous trouvons ?

En attendant de trouver une réponse à cette question, je partage ici un extrait de ma traduction de l’essai TransArea. Eine literarische Globalisierungsgeschichte, initialement paru en 2012 aux Éd. de Gruyter (TransArea. Une histoire littéraire de la mondialisation, Éd. Classiques Garnier, 2019) :

 

L’émergence accrue de maladies contagieuses accompagne toujours les phases d’accélération qui favorisent le processus de mondialisation. Dans son histoire culturelle des épidémies, Stefan Winkle retient ce qui suit, selon le point de vue de l’histoire médicale :
Le 15 mars 1493, lorsque la flotte de Christophe Colomb, après avoir perdu un navire, revint à Palos, son port de départ au sud des côtes espagnoles, elle rapporta, en plus des produits du nouveau continent, comme « cadeau » particulier une maladie sexuellement transmissible jusqu’alors inconnue : la syphilis. De Palos, on se rendit ensuite via le Guadalquivir dans la proche ville de Séville, où l’on séjourna quatre semaines. Là-bas, l’équipage sexuellement affamé après la longue traversée semble avoir largement fréquenté les maisons closes et contaminé les prostituées avec la maladie alors totalement inconnue. Le même phénomène se répéta à Barcelone, où Christophe Colomb se rendit avec ses deux navires par voie fluviale, sans entrer en contact avec le reste de l’Espagne[1].

Cette « entrée en contact » est à comprendre au sens premier du terme. Les conséquences ne se sont pas fait attendre, comme l’a observé un témoin oculaire dans un écrit paru en 1539 – le médecin Ruy Díaz de Isla, qui officiait alors à Barcelone : « Il plut à la justice divine de nous envoyer une nouvelle maladie, jusqu’à présent inconnue, qui a surgi en 1493 dans la ville de Barcelone. C’est d’abord la ville qui a été contaminée, puis toute l’Europe, et finalement la totalité du monde habité[2]. » En l’espace de quelques années, les proches des forces armées et des administrations espagnoles ont de facto établi un lien entre les calamités sévissant en Amérique, en Europe, en Asie et en Afrique[3].

L’épidémie de syphilis fascine encore les historiens, en particulier parce qu’elle constitue une maladie contagieuse dont l’avènement et la progression sont, pour la première fois dans l’histoire, très bien documentés[4]. Mais la véritable raison de la fascination qu’exerce toujours cette maladie semble surtout liée au fait qu’elle est indissociable d’un imaginaire (occidental, il s’entend) du mondial. En témoigne une gravure d’Albrecht Dürer datant de 1496[5].

Sur cette première représentation d’un homme atteint de syphilis, le grand artiste allemand a dessiné un globe lévitant au-dessus de la tête d’un mercenaire contaminé[6]. Comme le texte en latin qui l’encadre, la gravure montre à quel point les événements se sont précipités à l’échelle mondiale, et avec quelle vitesse la maladie – dont Dürer aurait lui-même été atteint quelques années plus tard[7] – s’est répandue dans l’Ancien Monde. S’inscrivant dans la tradition du Pestblatt[8], cette œuvre d’art capture bien la manière dont ses contemporains ont réagi à l’épidémie de syphilis, qui a profondément influencé les réactions ultérieures à des épidémies globales – jusqu’à la phase actuelle de mondialisation accélérée dans laquelle nous nous trouvons. Donnant à voir un homme souffrant, couvert de pustules, au cours de ses pérégrinations à travers le monde, l’image cristallise ce que le transport de maladies contagieuses et d’épidémies, qui proviennent toujours « du dehors », du lointain, signifie pour le paisible paysage émaillé d’églises et de maisons en arrière-plan : la perte, sous le signe du global, de l’isolement et de la supposée tranquillité du local. La mondialisation résonne toujours des peurs qu’elle provoque.

 

[1] Stefan Winkle, Geisseln der Menschheit. Kulturgeschichte der Seuchen, Düsseldorf/Zürich, Artemis & Winkler, 1997, p. 541 sq.

[2] Ibid., p. 542. Concernant le développement de l’épidémie, voir p. 541-575. La reproduction d’un premier tract datant de l’année 1496 se trouve à la p. 546.

[3] Voir également à ce sujet Alfred W. Crosby Jr., The Columbian Exchange. Biological and Cultural Consequences of 1492, Westport (Connecticut), Greenwood Press, 1973, p. 122-164.

[4] Ibid., p. 123.

[5] Albrecht Dürer, Der Syphilitiker, gravure sur bois, 1496, Vienne, Graphische Sammlung Albertina.

[6] Voir Colin Eisler, « Who Is Dürer’s “Syphilitic Man” ? », in Perspectives in Biology and Medicine (Londres), vol. 7, n°1, hiver 2009, p. 48-60.

[7] Ibid., p. 57-59.

[8] Appartenant à l’imagerie populaire, le « Pestblatt » (parfois nommé « feuillet de peste » quand le terme allemand n’est pas directement utilisé en français), qui s’est développé suite aux épidémies du XIVe siècle, désigne un imprimé représentant généralement des malades de la peste et/ou des saints patrons, parfois accompagnés de textes de prières et de conseils médicaux (NdT).

 
: Chloé Chaudet