divers

Comparatistes en quarantaine (12) Petit abécédaire épidémique
A  Arthaud (Antonin) Dans le premier chapitre du Théâtre et son double, il établit une distinction essentielle (depuis Thucydide) entre la description extérieure (nosologie) des traits morbides et les effets psychologiques produits par la diffusion épidémique. Il évoque l’altération des cadres sociaux, ce qu’il nomme les « déroutes de la morale », « les débâcles de la psychologie ». Le moment épidémique est une « crise » au sens étymologique du mot : examen.

Autre entrée possible : Animaux (malades de la peste) du bon Jean de La Fontaine.

 

B Bioy Casares (Adolfo) On pourra retenir un « roman » qui paraît être quelque peu en marge du thème et qui, en fait, ne l’est pas : Diario de la guerre del cerdo/Journal de la guerre au cochon. Dans une sorte de Buenos Aires fantasmée, on se met à tuer les petits vieux. Le thème offre, on  le voit, des possibilités diverses de lectures dont certaines en relation directe (mais involontaire) avec « notre » actualité.

 

C Catervatim : une trouvaille poétique du poète Lucrèce dans son De Natura rerum. On traduira par « en troupeaux ». L’adverbe est repris par Virgile dans Les Géorgiques (III, 556), dans l’épisode de l’épidémie qui frappe « en masse » les animaux (épizootie). Mais il y a parfois, surtout en période épidémique, bien peu de différences entre bêtes et humains. Possible sujet de dissertation : « Vous direz, en vous appuyant sur les œuvres au programme … » Lucrèce emploie aussi l’adverbe acervatim, tout aussi expressif.

 

D Defoe bien sûr pour A Journal of the Plague Year (un faux, un pastiche) qui aurait été écrit par un marchand de Londres qui a quelque ressemblance avec Robinson, élu de Dieu, en particulier.

D aussi comme Décaméron (le prologue)  de Boccace, pour son évocation de la peste de 1348. Il se présente comme témoin, mais il a lu Lucrèce, lequel imite parfois de très près Thucydide.

 

E Exode (Livre de l’). C’est peut-être le première évocation de l’épidémie, sous la forme des dix plaies d’Egypte (entre autres pluie de grenouilles, invasion de moustiques…) La plaie comme l’épidémie est associée à l’idée d’un châtiment envoyé par Dieu/Yahvé/Le Seigneur qui frappe les hommes en punition de leur conduite. L’idée de châtiment est essentielle dans la littérature épidémique. On pourra noter, dans une perspective du temps long (selon les historiens), de la diachronie (pour certains littéraires), la transformation notable de l’idée de châtiment de « nos jours » qui substitue à l’idée d’un Dieu vengeur celle d’une Nature maltraitée qui reprend, revendique ses droits bafoués en punissant l’homme plus pollueur que pécheur … Dans le Livre de Jérémie (21, 6-9 et 34, 17), Yahvé envoie trois calamités (la peste, l’épée et la famine) et dans le Livre d’Ezéchiel il y en quatre (les bêtes sauvages sont ajoutées). On n’omettra pas, dans ce parcours dit vétérotestamentaire, le Psaume 91 qui montre l’homme juste « sous les ailes divines » (précise la Bible de Jérusalem) qui ne craindra pas « les terreurs de la nuit » ni « la peste qui marche en la ténèbre (sic) » ni  « le fléau qui dévaste à midi ». C’est ce psaume sur lequel tombe le marchand de De Foe, en se livrant à la lecture au hasard que pratiquent les protestants.

 

F Francisquillo, domestique qu’emmène « le maître mexicain » dans Concert Baroque de Alejo Carpentier, dans un voyage jusqu’à Venise.  Embarqués à Vera Cruz, ils arrivent à la ville de Regla qui, comme la Havane, est en proie à une « terrible épidémie de fièvres malignes » dont Francisquillo sera victime. Le maître ne manque pas de citer  le De Natura rerum de Lucrèce. En deux courtes pages, on a l’essentiel du scénario ou spectacle épidémique : 1/ fermeture des maisons ; 2/ idée du châtiment divin ; 3/ les « souffles maudits » ; 4/ la mort nombreuse qui fait que les vivants ne peuvent enterrer les morts : « les cercueils étaient placés de guingois les uns sur les autres, en croix, tête-bêche … ». On pourra se souvenir à l’occasion, en beaucoup moins exotique, du dépôt mortuaire de Rungis improvisé, courant mars 2020…

 

G Giuseppe : personnage secondaire du Hussard sur le toit de Jean Giono, mais le propre du grand romancier est de savoir promouvoir les personnages dits secondaires. Ici, Giuseppe est le frère de lait d’Angelo, le « héros ». C’est le fils du peuple face à « l’aristocratique » Angelo, ce sont les deux faces du vrai héros épique  qui est double, depuis Gilgamesh et Enkkidu jusqu’à Roland et Olivier. Giuseppe est cordonnier et carbonaro comme le fut le grand-père du romancier. Angelo le rencontre enfin sur les collines de Manosque et Giuseppe lui remet une lettre de la Duchesse, sa mère, complètement périmée, bien sûr. De fait, dans cette lettre, la duchesse donne des conseils à son fils, alors qu’elle ignore bien sûr l’existence d’une épidémie : elle  lui recommande de vivre dangereusement, de ne prendre aucune précaution : instinctivement Angelo a suivi les conseils de sa mère. La lettre est (total des pages divisé par deux) au centre géométrique du roman : c’est une prodigieuse mise en abîme du thème épidémique quelque peu métaphorisé. Le choléra ne touche en fait que ceux qui ont peur, égoïstes, lâches. Enfin, Giuseppe a accompagné une partie de la ville qui s’est transportée sur les collines avec tous les meubles qui ont pu être emportés : c’est un moment proprement carnavalesque, le monde à l’envers, thème relativement fréquent, sous diverses formes, dans la littérature épidémique qui évoque le tout est permis, au rebours du quotidien habituel.

 

H le Docteur Hodge (Nathaniel) est l’une des sources de De Foe : il est l’auteur d’un ouvrage : Loimologia a historical account of the Plague ; on signalera aussi le pamphlet de Thomas Vincent, God’s terrible Voice in the City. Il y a aussi dans le « journal » un certain docteur Heath, ami du narrateur, qui lui est bien utile quand il s’agit de préciser quelques points de médecine ou pour donner des conseils éventuels.

 

I I Promessi Sposi (1827) le fameux roman historique de Manzoni qui nous ramène en 1630 à Milan, sous domination espagnole. On lira surtout les chap. XXXI et XXXII. On relèvera plusieurs manifestations sociales et psychologiques de cette épidémie de peste : la recherche des causes ou plutôt l’origine de la diffusion épidémique, ici les fêtes pour la naissance de l’Infant don Carlos, fils de Philippe IV d’Espagne ; mais aussi tous les « signes » avant-coureurs (passage d’une comète en particulier, pronostics divers d’astrologues …). On notera de même l’idée d’une psychose collective qui s’empare de la cité, par peur des empoisonnements. La mort nombreuse est aussi une réalité, avec les chars surchargés de cadavres, emmenés par des employés de la ville (monatti). Un orage soudain coïncidera avec la fin de l’épidémie (chap. XXXVIII) et Renzo pourra enfin retrouver Lucia qui, entre temps, a guéri.

 

J Juvenal Urbino, médecin, formé en partie à Paris (voir plus bas Proust), un des personnages principaux de L’amour aux temps du choléra de Gabriel García Márquez. Dans la petite ville des Caraïbes où il officie, la méthode pour lutter contre le choléra, relativement fréquent, est celle des coups de canons (cañonazos), un tous les quarts d’heure. Il conseillera d’épargner la poudre et de la réserver aux « libéraux » quand ils reviendront… Il finira ses jours, dégringolant d’une échelle, alors qu’il voulait attraper le perroquet de la maison.

 

K Kohler (Eugène) auteur d’une très utile  Anthologie de la littérature espagnole du Moyen Age (Klincksieck, 1957) où est recueillie l’unique « Danse de la Mort » composée en Espagne qui ne semble pas avoir été sensible à ce motif, tant poétique que pictural. Il est significatif que, dans ce texte du XVème siècle, la Mort n’est pas un cadavre avec sa faux, mais un cadavre portant les signes de la mort épidémique : tumeur au cou, « peste bubonique » dit la traduction (landre) et « charbon » (carbonco). Pour autant, elle est cette mort qui invite les hommes de toutes conditions sociales, du Saint-Père au laboureur, à se souvenir de leur condition mortelle, en fonction du célèbre Memento mori. Elle n’est, à tout prendre, guère différente de la mort « pâle » qui « frappe d’un même pied les chaumières des pauvres et les palais des rois » : Pallida Mors aequo pulsat pede pauperum tabernas/regumque turris (Horace, Odes, I, IV) . La mort épidémique, au contraire, frappe au hasard, indistinctement, et surtout de façon massive et elle n’a aucune leçon morale ou religieuse à donner à l’homme en tant qu’individu ou personne.

 

L Loimos : c’est le mot grec pour épidémie (voir plus haut, à la lettre « H »). Thucydide qui n’emploie que le mot nosos  termine sa célèbre description de la peste à Athènes (Histoire de la Guerre du Péloponnèse, II, § 47-54)  en rappelant des disputes lexicologiques, à la suite de divers oracles, autour de loimos et limos (famine).

 

M Manosque : c’est la vile natale de Giono et c’est là que Angelo, qui a bien failli être lynché puisqu’en tant qu’étranger il est soupçonné d’empoisonner  les puits, se réfugie, sur les toits de la ville et qu’il observe les gens. C’est une façon de prendre de la hauteur et de se forger une morale au-dessus de l’humaine condition (surtout lorsqu’elle est représentée par les bourgeois de la ville).

Sur cette question des puits empoisonnés qui n’est pas propre au roman de Giono (voir par exemple Manzoni), on devra se souvenir, comme illustration de la longue durée, la rumeur qui a couru, l’espace de quelques jours, à Paris, selon laquelle l’eau potable véhiculait des virus couronnés. Renseignement pris, un peu tard tout de même, il est apparu que ce pouvait être quelques saletés dans l’eau réservée à l’arrosage municipal, qui en aucun cas ne pouvait se mélanger à l’eau dite potable. Mais il paraît que la vérité sort du puits…

 

N Nonne : suite de la rubrique précédente. Angelo, redescendu de son observatoire, se met au service d’une nonne à moustaches qui s’emploie à recueillir dans son chariot les cadavres et à les laver, pour qu’ils puissent se présenter le « cul propre » devant le Seigneur. Dévouement original mais qui, précisément, pour Angelo, « le classe ».

 

O Œdipe Roi, tragédie de Sophocle : Thèbes est en proie à une épidémie inexplicable, comme le prêtre, ministre de Zeus, le rappelle, au tout début. Elle frappe les semences, les troupeaux, les enfants dans le ventre de leurs mères (comme dans l’Exode). Le chœur reprendra cette évocation (strophe 4).

 

P Proust (Adrien), « père du grand romancier » comme il est dit dans le roman de García Márquez. Inventeur de la technique des « cordons sanitaires » que Juvenal Urbino ne parviendra pas à faire adopter dans sa petite ville caraïbe.

 

Q Quakers Ils ne sont pas oubliés dans le Journal de Defoe. Ils sont présentés comme ayant leur propre cimetière et leurs propres charrettes pour transporter leurs morts. L’attention du narrateur s’arrête sur un certain Salomon Eagle qui avait prédit l’épidémie comme punition des péchés (à commencer par les siens). Il perd sa femme le deuxième jour de la peste, « the very next day of the plague ».

 

R Rieux Le Docteur Rieux de La Peste (1949) de Camus. On reviendra bien sûr à la dernière page où il fait le bilan des mois qu’il a vécus, en se souvenant qu’à la sortie du roman, Sartre et Barthes ont critiqué ce qui pouvait être tenu pour « une morale de Croix rouge. » On se souviendra que Rieux/Camus pensaient, au-delà de la peste à Oran,  à une autre épidémie, à un autre mal toujours prêt à renaître et qu’ils assimilaient au nazisme ou à toute manifestation totalitaire.

 

S Shutting up : c’est l’expression employée dans le Journal de Defoe pour parler de la fermeture des maisons des particuliers. La mesure est terrible : on pourra traduire, dans une version de 2020, par « confinement ». Le marchand londonien note qu’une famille est signalée comme ayant traversé  toute la période épidémique, chez elle, grâce aux provisions amassées (Robinson pas mort…).

 

T Tadzio ou Thomas (Mann) C’est le bel adolescent que Gustav von Aschenbach ne se résout pas à abandonner dans La mort à Venise. La jeunesse, la beauté sont invulnérables, tandis que l’écrivain, vieilli avant l’âge,  qui continue à le contempler, à l’observer, sur la plage du Lido, trouvera la mort qui l’avait escorté depuis le début, alors qu’à Munich il attendait le tramway, près d’un cimetière.

 

U Untore : c’est le mot italien dans Manzoni pour empoisonneur. Le héros, Renzo, sera pris pour un « untore » et n’échappera à la poursuite punitive qu’en sautant dans une carriole tirée par des munatti.

 

V Venise. Voir plus haut Tadzio. Celui qui est appelé l’amant, l’amoureux  “der Verliebte” a donc décidé de rester à Venise, alors que les signes de l’épidémie de choléra se multiplient (odeurs de désinfectants, mesures dites de prévention…). La ville qui vit du tourisme veut cacher autant que possible la présence du mal épidémique. Une ballade en gondole fait découvrir à Aschenbach le vrai visage de la ville courtisane, son goût pour le lucre, entre « contes de fées » et « piège pour étrangers » (“halb Märchen halb Fremdenfalle”). Il y a un évident parallélisme (procédé efficace pour introduire une dimension symbolique) entre la ville qui cache le mal et l’écrivain qui tente en vain de refréner sa passion amoureuse pour le jeune Tadzio. Le texte, à cet égard, le dit clairement quand il est fait allusion au « sinistre secret de la ville [qui] se confondait avec son secret le plus intime : « dieses schlimme Geheimnis der Stadt das mit seinem eigensten Gehemnis verschmolz. » Il y a une fonction décapante de l’épidémie à relever et la mise en parallèle constante, avec variations, qu’il s’agisse  de Camus ou de Giono,  du mal social, extérieur, et du mal individuel et intérieur.

 

W William Marx, professeur au Collège de France, a donné pour la SFLGC, en quelques pages, une éclairante typologie des textes épidémiques.

 

X Xénophobie. C’est un des traits constants qui caractérise la réaction des gens face à l’épidémie : la peur de l’autre, la recherche d’un bouc émissaire, le souci d’alimenter les rumeurs et les théories multiples du « complot ».

 

Y  Y en espera de él – tarde o temprano llegaría – la lujuria se hizo una con el miedo.   « En attendant la contagion, car tôt ou tard elle devait se produire, la luxure devient inséparable de la peur » (Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières, chap. VI, XLVII, trad. de René L.F.  Durand). Nous sommes à Cayenne en 1802, l’esclavage vient d’être rétabli par décret et Victor Hugues, le « Robespierre des isles », est chargé de le faire appliquer. Des soldats revenus de la campagne d’Egypte apportent jusqu’en Guyane le « mal égyptien ». La phrase met l’accent sur deux manifestations typiques en période épidémique : le relâchement des mœurs (thème qui apparaît dès Thucydide et chez Boccace) et évidemment la peur.

 

Z  Zenaida Nieves. Nous revenons à L’amour aux temps du choléra. C’est une femme d’une « gigantesque beauté » qui embarque sur « La Nouvelle Fidélité », le bateau qui vogue sur le Magdalena quand il n’est pas en quarantaine avec le drapeau jaune. C’est une sorte d’habitude prise par le capitaine.  Ce drapeau sera hissé pour que les deux jeunes mariés, Florentino et Fermina, veuve du Dr Juvenal (de plus de soixante-dix ans, chacun, âge très largement suffisant pour être confinés selon des délais indéterminés mais qui varient, dans la France post-moderne) puissent prolonger tout à loisir leur lune de miel, tant attendue.*

 

Daniel-Henri Pageaux

Sorbonne Nouvelle Paris III

 

*Le seul intérêt de ce petit abécédaire est de pouvoir suggérer, au gré des lectures de chacun, de nouvelles entrées
: Daniel Henri Pageaux