appel

Cinéma, opérateur poétique
: 15/06/2019
: Université Côte d'Azur, Nice
: sandrine montin
: sandrine.montin@univ-cotedazur.fr
: CTEL Université Côte d'Azur 98 bd Edouard Herriot BP 3209 06204 Nice cedex 3
Appel à communication : Cinéma, opérateur poétique

ou Comment le cinéma opère en poésie

Université Côte d’Azur, Nice, 27-29 mai 2020

 

Il y a, comme le dit Jean-Claude Pinson, des différences fondamentales entre un art du langage d’un côté et un art de l’image de l’autre. Pourtant, comme le souligne Michel Collot, la poésie et le cinéma sont liés par l’imagination, celle-là même qu’évoquait Apollinaire en 1917 lors de la conférence « L’Esprit nouveau et les poètes ». Soulignant que « l’art populaire par excellence, le cinéma, est un livre d’images », Apollinaire déclarait alors : « l’on peut prévoir le jour où le phonographe et le cinéma étant devenus les seules formes d’impression en usage, les poètes auront une liberté inconnue jusqu’à présent[1] ».

Dès 1907, le cinéma fait advenir de nouveaux genres de discours, inexistants avant lui : la critique et la théorie cinématographiques bien sûr (celle, pionnière, de Canudo – textes réunis dans L’Usine aux images-, puis celle, enflammée, d’un Desnos, réunie dans Les Rayons et les ombres). Nourri par la critique, à son tour le poème en prose est renouvelé, le jeu sur l’énonciation inspiré des régimes de voix des « cartons » et du bonimenteur de cinéma (chez Delluc, dans Charlot, 1921, chez Michaux, d’abord dans la série de textes brefs sur Charlot publiés dans la revue Le Disque vert en 1924 puis dans Plume, 1030, qui en hérite). On lit des scénarios de poètes (La Bréhatine d’Apollinaire et Billy, 1918, Voyage dans la lune de Lorca, 1929). Nourris de l’effervescence créatrice des avant-gardes des années 1920, de nouveaux genres, hybrides, apparaissent : cinépoèmes, cinédrames (l’étrange La Fin du monde filmée par l’Ange Notre Dame de Cendrars, 1917, La Chaplinade d’Yvan Goll, 1920, Cinéma : drames, poèmes dans l’espace de Pierre Albert-Birot, 1920, les Poèmes cinématographiques de Soupault, 1918-1925, les cinépoèmes de Robert Desnos ou Benjamin Fondane) dont le statut flottant hésite entre texte autonome et étape dans un processus de réalisation filmique. Dans tous ces cas, le cinéma opère : à son contact, les poètes renouvellent leurs moyens, explorent de nouvelles stratégies. Comme l’écrit Joseph Delteil en 1930, « Le cinéma règne en maître sur notre temps », « de sorte qu’on respire cinéma » et qu’ « il n’y a plus qu’à se taire, ou à devenir cinéma[2] ». S’il est parfois difficile de distinguer l’impact direct du cinéma de celui de la « vie moderne », on peut sans doute repérer l’apparition d’une sorte de « cinéma écrit[3] » et de formes littéraires « adjacentes » au cinéma.

Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, et jusqu’à aujourd’hui, les rapports cinéma / poésie sont travaillés par le cinéma expérimental, selon des perspectives et dans des zones géographiques très variées. Parmi les poètes contemporains, certains comme Salah Stétié avouent que le cinéma a nourri leur inconscient, contribué à aviver la nappe phréatique où puise leur poésie. Le cinéma leur a offert un horizon pour l’œuvre, parfois une dramaturgie ou une architecture plus complexe. Chez Pierre Alferi, le rapprochement entre la prosodie et le rythme du montage stimule la recherche d’hybridations entre écriture et image animée, quand la poésie de Stéphane Bouquet est marquée par le flux, la continuité cinématographique. Alain Freixe met en exergue une écriture de montage, tandis que Matthieu Gosztola déclare que la syntaxe du film s’immisce dans le poème pour le modeler de l’intérieur. Pour Régis Lefort, le cinéma ouvre le champ de l’image (plans, fonctions, déformations, couleurs, transformations). Ce poète met également en exergue la part du plan fixe dans sa création, tandis que Jean-Claude Pinson insiste sur la technique du montage et du faux raccord qui lui ont permis un mode de narration accordé au prosimètre. Gabrielle Althen, quant à elle, va chercher dans le cinéma l’ouverture d’un espace autre, celui où l’imaginaire puisse se déployer librement. Interrogé sur ses textes poétiques dans leur rapport au cinéma, André Velter situe l’influence cinématographique dans le mouvement, un angle de prise de vue et de perception, une accélération avec changements de rythmes, un sens plus vif du montage, de la succession des plans. Il y a des zooms et des contre-plongées, que cela soit ou non conscient, à l’œuvre dans ses poèmes[4]. Bernard-Pierre Donnadieu appelait cela « le cinéma des mots ». Il considère la poésie et le cinéma comme des arts voués au mouvement, au rythme, à la scansion des images et des sons. Tous ces témoignages montrent à quel point le cinéma a « travaillé » l’écriture poétique contemporaine.

Le colloque Cinéma, opérateur poétique et la publication numérique associée se composent de deux volets : un volet historique, l’étude des innovations des poètes des avant-gardes historiques en face, à destination, à côté du cinéma ; un volet contemporain, l’exploration des processus d’écriture des poètes contemporains nourris par leur expérience de spectateur de cinéma et leur réflexion sur le rapport entre texte et image en mouvement. Le volet « contemporain » souhaite associer travaux de chercheurs et textes de création.

Les contributions mettront au jour la façon dont le cinéma opère sur l’écriture, les quelques exemples de pistes qui suivent n’étant pas exhaustifs :

Axe 1 : Représentation du monde / représentation d’un monde intérieur 

  • La pensée du cinéma, comme le suggèrent les noms de deux des premières inventions techniques, Phantoscope et Vitascope, hésite entre impression de vie, et affirmation du caractère illusoire de sa représentation, projection lumineuse, ombre spectrale, « la plus belle projection du cerveau[5]». Dans quelle mesure le cinéma permet-il aux écrivains de creuser l’interrogation ontologique, le vertige métaphysique face à ce qui semble réel, de multiplier les niveaux de représentation emboîtés au point de perdre tout point de référence stable ?

  • Les gros plans du visage ainsi que le travail du montage permettent d’explorer la psyché humaine, de « pénétrer dans les souterrains de l’inconscient » (Jacques Poisson), de réaliser des « coupes d’âme » (Jules Supervielle). Peut-on repérer des phénomènes de convergence (ou de spécificité) dans l’exploration littéraire ou poétique de l’inconscient ? Les techniques littéraires donnant la part belle à l’image, aux effets de simultanéité et de montage y contribuent-elles ?

  • Le cinéma semble poser sur le monde un regard neuf, offrant, par la nouveauté des points de vue ou un rapport modifié au temps (ralenti, accéléré, retour en arrière), un accès magique à l’Origine, à la « fraîcheur de la Création » (Jules Supervielle). Le cinéma serait-il selon les mots de Joseph Delteil « la pilule Pink de la littérature » ?

  • Si le cinéma propose un décentrement par rapport à une représentation anthropocentrique, s’il fait des plantes, fleuves, forêts ses nouveaux personnages (Cendrars, Epstein), s’il donne à voir « les âmes et les choses éclairées par elles-mêmes, d’une lumière qui les pénètre » (André Harlaire), donne-t-il naissance pour les poètes à un nouvel animisme ?

  • Ou bien faut-il penser que le cinéma a opéré davantage par soustraction que par addition, débarrassant par exemple la littérature de toute tentation réaliste « comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de faire semblant » (Paulhan[6]) ?


 

Axe 2 : Poésie filmée, poésie pensée en images ?

 

  • Comment l’approche sémiologique permet-elle la mise en évidence d’un « langage poétique » des images animées ?

  • Peut-on montrer au plus près, par une analyse de l’écriture de certains poètes contemporains, de quelle façon le cinéma a « travaillé » la poésie contemporaine, qu’il s’agisse d’un imaginaire propre au cinéma et déplacé dans le poème, de remémoration et de décadrage d’images filmiques dans le poème (Jérôme Game, Flip-Book, 2007), ou d’effets de montage, de vitesse etc. ?


 

 

Axe 3 : Peut-on spéculer sur l’existence d’un genre au croisement entre la poésie et le cinéma ?

  • Le cas des cinépoèmes et des cinédrames relève-t-il d’un genre hybride, à la fois film mental et poème en image ?

  • Les poètes ont-ils pu, dans le sillage du cinéma, rêver d’un art révolutionnaire, s’adressant aux peuples de la Terre (Cendrars, L’ABC du cinéma, 1917-1921, Maïakovski, scénario « Le Cœur de l’écran », 1926[7]) ?

  • Comment décrire la mise en mouvement des mots dans le champ de la poésie contemporaine ? Quels en sont les différents usages, qu’ils relèvent d’un recours aux différentes vitesses d’apparition / disparition des mots sur l’écran (Paul Sharits, Word Movie, 1966 ; « Elvin Jones » ou « Ne l’oublie pas » de Pierre Alferi, Cinépoèmes et films parlants, 2004) ou d’une recherche du défilement sur la page (Lisa Robertson, Cinema of the Present, 2014, Cinéma du présent traduit par Pascal Poyet, 2015) ?

  • L’étude stylistique de la littérature produite par les poètes autour du cinéma (comptes rendus de films, théorie du cinéma chez un Desnos par exemple) pourrait-elle mettre en valeur les effets de vitesse, d’image, de raccourcis, et l’invention d’un lyrisme propre à cette même littérature ?


 

 

Le colloque est organisé par l’Université Côte d’Azur : Béatrice Bonhomme, Sandrine Montin (CTEL), Christel Taillibert et Bruno Cailler (LIRCES).

Les propositions de communication sont à adresser avant le 15 juin 2019 à sandrine.montin@univ-cotedazur.fr, beatrice.bonhomme@univ-cotedazur.fr, christel.taillibert@univ-cotedazur.fr, bruno.cailler@univ-cotedazur.fr

Elles contiendront un titre, un résumé (300 mots maximum) accompagné de mots clés (5 maximum) et d’une brève bio-bibliographie de l’auteur ou des auteurs (100 mots maximum).

 

On trouvera ci-dessous une petite bibliographie à titre purement indicatif.

Textes de poètes sur / autour du cinéma : le temps des pionniers. 1907-1936

  • Rafael Alberti, « Cita triste de Charlot », « Búster Keaton busca por el bosque a su novia que es una verdadera vaca », « Harry Langdon hace por primera vez al amor a una niña », in Sobre los ángeles. Yo era un tonto y lo que he visto me ha hecho dos tontos [1929], (C. Brian Morris, ed.), Madrid, Catedra, 1981

  • Antonin Artaud, La Coquille et le Clergyman, NRF, 1927

  • Riciotto Canudo, L’Usine aux images (anthologie de textes sur le cinéma publiés à partir de 1911), Nouvelles éditions Séguier et Arte éditions, 1995


Manifeste des sept arts, Paris, Séguier, 1995

  • Jean Cocteau, Sur « Le Sang d’un poète », pref. Dominique Noguez, postf. Alain Virmaux, textes réunis par Christian Lebrat, Paris, Ed. Paris expérimental, 2003

  • Robert Desnos, Cinéma, textes réunis et présentés par André Tchernia, Gallimard, NRF, 1966

  • Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, Le cinéma du diable et autres écrits, sous la direction de Nicole Brenez, Joël Daire, Cyril Neyrat, Paris, Independencia ed., 2014

  • Benjamin Fondane, Ecrits sur le cinéma. Le muet et le parlant, textes réunis et présentés par Michel Carassou, Olivier Salazar-Ferrer, Ramona Fotiade, Verdier, Non-lieu, 2007

  • Philippe Soupault, Ecrits de cinéma, édition d’Alain et Odette Virmaux, Paris, Ramsay, 1988


 

Les revues

  • Le Journal du ciné-club, 1920-1921

  • Cinéa, 1921-1923

  • Les Cahiers du Mois n°16-17, 1925

  • Les Cahiers jaunes n°4, 1933


 

Quelques références contemporaines

  • Pierre Alferi, Le Cinéma des familles, P.O.L, 1999


Cinépoèmes et films parlants (livre +DVD), Laboratoire d’Aubervilliers, 2004

Intime (livre +DVD), Argol, 2013

  • Jérôme Game, Flip Book, Ed. de l’Attente, 2007

  • Lisa Robertson, Cinéma du présent, traduit de l’anglais par Pascal Poyet, Théâtre typographique, 2015


 

Bibliographie secondaire 

  • Le Cinéma des poètes, collection dirigée par Carole Arouet, Nouvelles éditions Jean-Michel Place, comprenant 20 ouvrages parus entre 2015 et 2018 : Aragon et le cinéma, Breton et le cinéma, Desnos et le cinéma, Fondane et le cinéma, Michaux et le cinéma, Queneau et le cinéma, Cendrars et le cinéma, Jacob et le cinéma, Canudo et le cinéma…

  • Banda, Daniel et Moure, José, Charlot : histoire d’un mythe, Flammarion, Champs arts, 2013


Cinéma : naissance d’un art. Premiers écrits (1895-1920), Flammarion, Champs arts, 2008

  • Cohen, Nadja, Les poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Classiques Garnier, 2013

  • Herzogenrath, Bernd (ed.), Film as philosophy, Minneapolis, Minn; London: University of Minnesota press, 2017

  • Janicot, Christian, Anthologie du cinéma invisible, Jean-Michel Place, 1995

  • Montin, Sandrine (), Charlot ce poète, revue Loxias n°49, revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7975

  • Martin, Marie (dir.), Cinéma, littérature : projections, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », 2015

  • Murzilli, Nancy, « Quand la littérature compose avec le cinéma. De la transposition à la transmédialité : vers des formes renouvelées d’appréhension du réel », Le Cinéma de la littérature, sous la direction de Jean Cléder et Franck Wagner, éditions nouvelles Cécile Delfaut, 2017

  • Virmaux, Alain et Odette (éd.), Les Surréalistes et le cinéma [1976], Ramsay, 1988

  • Wall-Romana, Christophe, « Poire, Plume, Bob et Douve, les fantoches filmiques du cinéma », The French Review, vol 81 n°2, déc. 2007


Cinepoetry : imaginary cinemas in French poetry, NY : Fordham University Press, 2013

[1] Guillaume Apollinaire, « L’Esprit nouveau et les poètes » (1917), Œuvres en prose complètes II, Gallimard « Pléiade », 1991.

[2] Joseph Delteil, « Pro cinéma », L’Intransigeant, 20 juillet 1930.

[3] André Desson, Les Cahiers du Mois, spécial Cinéma n°16-17, 1925, numéro comprenant une « Enquête sur les Lettres, la pensée moderne et le cinéma ».

[4] Les propos de Pierre Alferi et Stéphane Bouquet sont extraits d’entretiens radiophoniques. Les propos des autres poètes contemporains viennent d’une enquête encore inédite, effectuée par Béatrice Bonhomme.

[5] Blaise Cendrars, L’ABC du cinéma (1917-1921), dans Aujourd’hui [1930], Denoël, 1987.

[6] Les citations de Jacques Poisson, Jules Supervielle, Joseph Delteil, André Harlaire et Jean Paulhan sont tirées du numéro Cinéma, Les Cahiers du mois 16-17, 1925.

[7] Le scénario de Maïakovski est inclus dans l’anthologie réunie par Christian Janicot, Anthologie du cinéma invisible, 100 scénarios pour 100 ans de cinéma, Arte éditions, 1995.

 
: Sandrine Montin