appel
Appel pour le 15/6 : « Construire le contexte : une expérience de lecture » (mai 2014)
Construire le contexte : une expérience de lecture
Journée d’études co-organisée par Sophie Rabau et Christine Noille
Avec le soutien du CERC
- Centre d’études et de recherches comparatistes (Paris 3) et de l’équipe RARE – Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution (Stendhal Grenoble 3)
Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, les vendredi 23 et samedi 24 mai 2014
L’expérience de pensée commence ainsi : nous prendrions un texte sans contexte, et nous le lirions.
Voilà qui ne va pas de soi. Un texte sans support d’un métatexte critique et historique n’est-il pas fondamentalement à venir ? Sans doute, mais supposons un monde possible, où l’artifice d’une telle décontextualisation serait en quelque façon vraisemblable. Le programme de la session 2014 pour le concours externe de l’agrégation de lettres nous en fournit diligemment l’occasion. Il y est en effet inscrit une œuvre, Le Page disgracié, dont l’identité ne semble devoir être précisée que par le nom d’auteur et une date (Tristan L’Hermite, 1643). C’est en vain que nous avons fatigué les catalogues et rayonnages des bibliothèques pour lui restituer des contextes (et accessoirement préparer nos cours) : Le Page disgracié semble très généralement évité (1).
Or, quand on le découvre, ce texte appelle autant et peut-être plus qu’une enquête historique, un examen poétique ou herméneutique. Qu’on en juge :
- Il s’agit d’un récit à la première personne, mais qui naît d’une réponse, adressée à Thirinte.
- Le narrateur dément par avance tout suspense et tout intérêt (autre que celui de la variété).
- Il y défend également les vertus de la mise en chapitres.
- Il s’avère qu’il a connu les grands chemins – même s’il n’est pas un Lazarillo et a de la naissance.
- C’est au demeurant une « histoire déplorable », peuplée de meurtres, d’amours contrariées, de tempêtes, d’exils, d’auberges, d’alchimistes… ; et, tout aussi bien, une « histoire véritable », où la vérité est « si mal habillée qu’on pourra dire qu’elle est toute nue ».
- Soit dit en passant, un épisode déménage dans un autre roman : la rencontre avec l’alchimiste, que relate ici le narrateur, sera reprise là-bas, mais du point de vue de l’alchimiste (avec quelques aménagements, comme la réfection de son dénouement (2).
- Fiction à et de la première personne, le texte a généralement servi à indiquer la vie d’un auteur qui n’a pas connu de disgrâce – monnayant quelques clefs bien appliquées.
- Le narrateur fait sans cesse l’épreuve que sa vie n’est pas comme un roman – même s’il n’est pas l’Homme de la Manche.
- Le narrateur devient écrivain – même s’il ne s’appelle pas Marcel.
- Et à propos, de quoi le Page est-il disgracié ?... Mais comment était l’état de grâce ?...
Sur ce bref récit, nous n’en dirons guère plus : et peut-être en avons-nous déjà trop dit. Après tout, n’avons-nous pas opéré sur lui deux manipulations un peu intrusives, en le déterritorialisant puis en le replaçant – dans la bibliothèque de nos propres catégories poétiques et de nos références, de Proust à Cervantès en passant par Genette…
Telle est alors notre proposition, que de saisir l’occasion qui nous est offerte de travailler sur un texte qu’il a été possible, méthodiquement et sans trop d’artifice, de délier du contexte historique (celui des pratiques comme celui des modèles), pour interroger nos propres pratiques de théorisation et de critique et réfléchir aux modalités et aux fonctions des contextualisations – de celle qui a été suspendue comme de celles qui seront forcément opérées – dès lors qu’on fait de l’analyse de texte.
Le Page disgracié sera le nom de cette expérience collective, offerte à tous ceux qui liront l’œuvre en « non-spécialistes », hors du temps ou d’un autre temps, théoriciens, comparatistes, herméneutes, vingtiémistes, stylisticiens, narratologues… et même historiens, en tant qu’ils mobilisent dans leurs travaux des outillages et des concepts anachroniques.
Où l’on en passera donc par la lecture d’un petit roman sans bibliothèque « obligée » pour poser quelques questions à la méthodologie de nos lectures.
Et l’on distinguera alors deux grands ensembles de questions, sur le contexte qu’est la lecture d’une part, sur le contexte qu’est la textualité d’autre part.
La première contextualisation semble bien en effet devoir être celle de ma lecture : faut-il le rappeler, tout texte lu (et qui plus est analysé, interprété, imité…) s’insère dans un savoir-lire et une encyclopédie lectoriale ; tout texte prend place dans ma bibliothèque intime. La lecture est le contexte du texte, ce qui revient à dire que ni la description ni l’interprétation ni la reprise qu’on en fait ne sont des opérations blanches, et qu’une réflexion sur l’analyse de texte, quelle qu’elle soit, gagnerait – méthodiquement – à prendre en charge une réflexion sur les conditions de la lisibilité. Autrement dit, que puis-je lire du Page disgracié – et que puis-je en faire ? Ai-je besoin d’une histoire pour le lire, pour le décrire, pour l’interpréter, et si oui, de laquelle ?
Mais il est également possible, en sens inverse, d’investir de la fonction de contextualisation l’autre pôle de la relation lectoriale et de revenir sur ce dont le texte peut être le contexte. Car les textes ont aussi cette propension à devenir le contexte de nos théories et à servir de terrain habituel aux catégories transtextuelles que nous élaborons. On pourra alors se demander comment s’exerce cette conjointure entre théorisation actuelle et critique et si la théorie en situation d’analyse textuelle est un exercice d’application, de modulation, d’expérimentation – ou bien cesse d’être de la théorie. Autrement dit, que peut faire un texte comme Le Page disgracié à la théorie ? Qu’est-ce qu’un texte qui résiste ? Et qu’est-ce qui, du texte ou de notre lecture, sert de contexte de validation aux outils que nous théorisons ? Un texte suffit-il à démonter un système ?
Où l’on verra peut-être, au bout du compte, que le contexte n’est pas (forcément) celui qu’on croit…
Bref, à lire – ensemble – « un texte tout seul », nous faisons le pari qu’il en résultera quelques malentendus créateurs. Ce sera si l’on veut le modeste objectif de cette rencontre.
Les propositions de communication (vingt lignes maximum) sont à envoyer
Christine Noille : christine.noille-clauzade@wanadoo.fr
Sophie Rabau : srabau@free.fr
1) « Tous les hommes qui répètent une ligne de William Shakeapeare, sont William Shakespeare… » (J. L. Borges, Fictions, Gallimard, 1957, coll. « Folio », 1981, p. 46) : telle est sans doute la raison pour laquelle Le Page disgracié de Jean Serroy est une histoire comique ; de Jacques Prévot, un roman libertin ; de Maurice Lever ou de Sandrine Berregard, une autobiographie…
2) Voir L’autre Monde ou les États et Empires de la lune, 1ère partie, chap. 19.
Journée d’études co-organisée par Sophie Rabau et Christine Noille
Avec le soutien du CERC
- Centre d’études et de recherches comparatistes (Paris 3) et de l’équipe RARE – Rhétorique de l’Antiquité à la Révolution (Stendhal Grenoble 3)
Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, les vendredi 23 et samedi 24 mai 2014
L’expérience de pensée commence ainsi : nous prendrions un texte sans contexte, et nous le lirions.
Voilà qui ne va pas de soi. Un texte sans support d’un métatexte critique et historique n’est-il pas fondamentalement à venir ? Sans doute, mais supposons un monde possible, où l’artifice d’une telle décontextualisation serait en quelque façon vraisemblable. Le programme de la session 2014 pour le concours externe de l’agrégation de lettres nous en fournit diligemment l’occasion. Il y est en effet inscrit une œuvre, Le Page disgracié, dont l’identité ne semble devoir être précisée que par le nom d’auteur et une date (Tristan L’Hermite, 1643). C’est en vain que nous avons fatigué les catalogues et rayonnages des bibliothèques pour lui restituer des contextes (et accessoirement préparer nos cours) : Le Page disgracié semble très généralement évité (1).
Or, quand on le découvre, ce texte appelle autant et peut-être plus qu’une enquête historique, un examen poétique ou herméneutique. Qu’on en juge :
- Il s’agit d’un récit à la première personne, mais qui naît d’une réponse, adressée à Thirinte.
- Le narrateur dément par avance tout suspense et tout intérêt (autre que celui de la variété).
- Il y défend également les vertus de la mise en chapitres.
- Il s’avère qu’il a connu les grands chemins – même s’il n’est pas un Lazarillo et a de la naissance.
- C’est au demeurant une « histoire déplorable », peuplée de meurtres, d’amours contrariées, de tempêtes, d’exils, d’auberges, d’alchimistes… ; et, tout aussi bien, une « histoire véritable », où la vérité est « si mal habillée qu’on pourra dire qu’elle est toute nue ».
- Soit dit en passant, un épisode déménage dans un autre roman : la rencontre avec l’alchimiste, que relate ici le narrateur, sera reprise là-bas, mais du point de vue de l’alchimiste (avec quelques aménagements, comme la réfection de son dénouement (2).
- Fiction à et de la première personne, le texte a généralement servi à indiquer la vie d’un auteur qui n’a pas connu de disgrâce – monnayant quelques clefs bien appliquées.
- Le narrateur fait sans cesse l’épreuve que sa vie n’est pas comme un roman – même s’il n’est pas l’Homme de la Manche.
- Le narrateur devient écrivain – même s’il ne s’appelle pas Marcel.
- Et à propos, de quoi le Page est-il disgracié ?... Mais comment était l’état de grâce ?...
Sur ce bref récit, nous n’en dirons guère plus : et peut-être en avons-nous déjà trop dit. Après tout, n’avons-nous pas opéré sur lui deux manipulations un peu intrusives, en le déterritorialisant puis en le replaçant – dans la bibliothèque de nos propres catégories poétiques et de nos références, de Proust à Cervantès en passant par Genette…
Telle est alors notre proposition, que de saisir l’occasion qui nous est offerte de travailler sur un texte qu’il a été possible, méthodiquement et sans trop d’artifice, de délier du contexte historique (celui des pratiques comme celui des modèles), pour interroger nos propres pratiques de théorisation et de critique et réfléchir aux modalités et aux fonctions des contextualisations – de celle qui a été suspendue comme de celles qui seront forcément opérées – dès lors qu’on fait de l’analyse de texte.
Le Page disgracié sera le nom de cette expérience collective, offerte à tous ceux qui liront l’œuvre en « non-spécialistes », hors du temps ou d’un autre temps, théoriciens, comparatistes, herméneutes, vingtiémistes, stylisticiens, narratologues… et même historiens, en tant qu’ils mobilisent dans leurs travaux des outillages et des concepts anachroniques.
Où l’on en passera donc par la lecture d’un petit roman sans bibliothèque « obligée » pour poser quelques questions à la méthodologie de nos lectures.
Et l’on distinguera alors deux grands ensembles de questions, sur le contexte qu’est la lecture d’une part, sur le contexte qu’est la textualité d’autre part.
La première contextualisation semble bien en effet devoir être celle de ma lecture : faut-il le rappeler, tout texte lu (et qui plus est analysé, interprété, imité…) s’insère dans un savoir-lire et une encyclopédie lectoriale ; tout texte prend place dans ma bibliothèque intime. La lecture est le contexte du texte, ce qui revient à dire que ni la description ni l’interprétation ni la reprise qu’on en fait ne sont des opérations blanches, et qu’une réflexion sur l’analyse de texte, quelle qu’elle soit, gagnerait – méthodiquement – à prendre en charge une réflexion sur les conditions de la lisibilité. Autrement dit, que puis-je lire du Page disgracié – et que puis-je en faire ? Ai-je besoin d’une histoire pour le lire, pour le décrire, pour l’interpréter, et si oui, de laquelle ?
Mais il est également possible, en sens inverse, d’investir de la fonction de contextualisation l’autre pôle de la relation lectoriale et de revenir sur ce dont le texte peut être le contexte. Car les textes ont aussi cette propension à devenir le contexte de nos théories et à servir de terrain habituel aux catégories transtextuelles que nous élaborons. On pourra alors se demander comment s’exerce cette conjointure entre théorisation actuelle et critique et si la théorie en situation d’analyse textuelle est un exercice d’application, de modulation, d’expérimentation – ou bien cesse d’être de la théorie. Autrement dit, que peut faire un texte comme Le Page disgracié à la théorie ? Qu’est-ce qu’un texte qui résiste ? Et qu’est-ce qui, du texte ou de notre lecture, sert de contexte de validation aux outils que nous théorisons ? Un texte suffit-il à démonter un système ?
Où l’on verra peut-être, au bout du compte, que le contexte n’est pas (forcément) celui qu’on croit…
Bref, à lire – ensemble – « un texte tout seul », nous faisons le pari qu’il en résultera quelques malentendus créateurs. Ce sera si l’on veut le modeste objectif de cette rencontre.
Les propositions de communication (vingt lignes maximum) sont à envoyer
avant le 15 juin 2013
aux deux co-organisatrices. Coordonnées :Christine Noille : christine.noille-clauzade@wanadoo.fr
Sophie Rabau : srabau@free.fr
1) « Tous les hommes qui répètent une ligne de William Shakeapeare, sont William Shakespeare… » (J. L. Borges, Fictions, Gallimard, 1957, coll. « Folio », 1981, p. 46) : telle est sans doute la raison pour laquelle Le Page disgracié de Jean Serroy est une histoire comique ; de Jacques Prévot, un roman libertin ; de Maurice Lever ou de Sandrine Berregard, une autobiographie…
2) Voir L’autre Monde ou les États et Empires de la lune, 1ère partie, chap. 19.