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Appel : « La bêtise des yeux ». Illusions des sens et épistémologie visuelle au 18e s.
« La bêtise des yeux ». Illusions des sens et épistémologie visuelle au 18e siècle
(6-8 novembre 2014)

pour le 30 avril 2014

La perception visuelle est omniprésente dans les écrits littéraires et scientifiques européens du 18ème siècle que ce soit en tant qu’image littéraire, métaphore épistémologique ou faisant objet de nombreuses études. Elle est comprise la plupart du temps comme un symbole représentant l’approche rationaliste du monde ; « l’idéologie de la lumière et de l’œil » (Mergenthaler 2002) qui marque, avant tout, l’auto-perception des auteurs des Lumières. Christoph Martin Wieland, par exemple, part en 1789 du fait que celui « qui a appris à reconnaître – par l’intermédiaire de deux yeux qui voient – en quoi consiste la différence entre clair et obscur, lumière et ténèbres » sait ce que veut dire ‘Aufklärung’ (voir : Bahr (éd.) 1974, p. 23). Le sens de la vue – en tant que sens paradigmatique – permet de réunir toutes les tendances fondamentales des Lumières : la nouvelle importance accordée aux sciences naturelles (en tant que savoir acquis et vérifiable par les yeux), la sécularisation (renonçant à l’omnipuissance de modèles d’explication invisibles), l’émancipation de la raison (en tant que capacité à se faire sa propre idée) et l’éducation de l’homme (en tant qu’instruction pour regarder de manière rationaliste).
Il serait pourtant réducteur de vouloir définir, de manière générale, le 18ème siècle et même le courant des Lumières – au sens restreint du terme – comme le siècle de l’‘idéologie de la lumière et de l’œil’. La complexité de la manière dont les auteurs et les chercheurs contemporains traitent du sens de la vue mérite d’être étudiée de manière plus nuancée. Elle nous procure une connaissance précieuse de l’auto-perception et de l’autoréflexion d’un siècle à l’aube des bouleversements modernes.

(1) L’œil – objet d’étude
Au 18ème siècle, l’œil et la perception humaine font partie des objets de recherche les plus étudiés. Les écrits d’optique du 17ème siècle (Kepler, Descartes, Scheiner, Mariotte, Newton) sont lus avec beaucoup d’attention et questionnés quant à leurs conséquences pour la perception et la cognition humaines. L’homme rationaliste parvient à la connaissance sur son environnement par et à travers ses sens. L’étude des capacités et du fonctionnement de ces derniers sert donc de base à l’épistémologie des Lumières. L’œil est – au moins dans un premier temps – un objet de recherche et de discussions approfondies et publiques et non pas un symbole ‘idéologique’. Le fait que ces études mettent en lumière également les limites, les insuffisances et les contraintes de la perception visuelle témoigne de la nouvelle attitude face au savoir. Ces insuffisances peuvent être classées en trois parties : physiologiques, individuelles et sociales. Elles ne se restreignent pas au domaine des altérations maladives comme le montrent les études au sujet du point aveugle (Mariotte), des illusions d’optique ou des images rémanentes (Goethe). Cette nouvelle connaissance sur les insuffisances de la perception visuelle oblige les chercheurs à remettre en question l’ancienne conception de la vue considérée comme une transmission mimétique et linéaire. L’origine de cette conception remonte à l’idée antique d’un rayon de lumière émanant de l’œil. La priorité accordée au sens de la vue, d’une part, et la méfiance de l’église face à ce sens, de l’autre, témoignent de la portée de cette représentation antique. C’est seulement au 17ème siècle que les études d’optique commencent à la mettre en question. Les processus de la perception visuelle transformant l’objet vu se trouvent ainsi au centre de l’attention. Cette nouvelle attention que l’on porte aux transformations coïncide avec l’élargissement, sans précédent, du champ du visible par l’invention et l’amélioration du télescope et du microscope.

(2) L’individualité de la vision
L’individualité et le conditionnement social de la vision humaine (Diderot) constituent un autre aspect sur lequel, pour la première fois au 18ème siècle, se focalise l’attention. La comparaison entre l’œil et la chambre noire commence à être mise en question. Le point de vue et l’horizon de chaque individu prennent de l’importance, même si les auteurs du 18ème siècle ne renoncent pas encore à l’idée d’une identité des procédés physiologiques de la vue. Ce n’est qu’avec la conception de l’individu comme ‘sujet’ que la vision est perçue de plus en plus comme un processus subjectif de traitement et d’interprétation, conceptualisé seulement au début du 19ème siècle (Purkinje 1819 et 1825). On peut, en revanche, postuler que l’intérêt scientifique – et de plus en plus esthétique – pour les zones ‘obscures’ de la mémoire, de l’imagination et de la fantaisie représente un premier pas en direction de la subjectivation de la perception et de la connaissance. Malgré le fait que ces parties restent (encore) visuellement inaccessibles, le vocabulaire visuel demeure étonnamment présent. Jean Paul écrit, par exemple, dans sa préface aux Amusements biographiques : « Le lecteur peut rencontrer dans ce livre soit des souvenirs, soit des espoirs afin de se dédommager (comme le fait l’auteur) des uns par les autres, et vice versa. – Car nous tous ne tirons notre jouissance que des deux et telles des chouettes de nuit, nous ne voyons et ne volons et ne chassons et n’attrapons que dans les deux crépuscules. » (Jean Paul 1962, p. 265/266) Une des questions de ce colloque est de savoir comment et à quel point sont liées la connaissance sur les insuffisances du sens de la vue et sa conception en tant que sens individuel, et plus tard subjectif.

(3) Critique des sens et perception romantique
La fin du 18ème siècle est tout particulièrement marquée par une mise en question de plus en plus insistante de la pensée rationaliste. Les auteurs jettent également un regard critique sur ‘l’idéologie de la lumière et de l’œil’ véhiculée par les Lumières. Les faiblesses de la perception humaine deviennent un sujet fascinant mis en scène de manière polémique ou ironique notamment par la littérature. Gotthold Ephraim Lessing s’intéresse, par exemple, dans ses Collections sous le mot-clé ‘vision’ aux « multiples phénomènes bizarres de cette dernière » (comme, entre autres, la capacité à voir dans l’obscurité ou celle d’utiliser son nez comme sens de la vue). Dans les Remarques concernant les Dialogues philosophiques de Joachim Heinrich Campe, Lessing réfléchit (vers 1778) à la possibilité de développer un sixième sens permettant de percevoir, par exemple, l’électricité ou le magnétisme (Lessing 1979, p. 408 et pp. 557-560). Novalis allie, de son côté, l’intérêt scientifique pour les sens aux réflexions sur la ‘perception magique’ et le merveilleux. La base de l’‘activité romantique’ est, selon lui, une transformation active de la perception qui prête « un air mystérieux aux choses ordinaires » et il définit la magie comme « l’art d’utiliser librement les sens. » (Novalis 1981, p. 385) La critique des sens peut, vers la fin du 18ème siècle, prendre la forme d’une plus grande attention accordée aux autres sens (le toucher chez Herder, l’ouïe chez les Romantiques) ou d’une mise en scène d’une vision troublée comme elle se manifeste dans les illusions des sens et les hallucinations.

Le colloque souhaite se focaliser sur les trois aspects développés ci-dessus (l’étude des insuffisances du sens de la vue, son individualité et la fascination pour des expériences différentes et déroutantes de la vision) en étudiant la représentation des illusions des sens et leur discussion dans les écrits littéraires et théoriques du 18ème siècle.
Le terme allemand ‘Trugwahrnehmung’ désigne une illusion des sens qui « ne correspond pas – ou du moins en partie – aux données extérieures auxquelles elle se rapporte (les illusions d’optique, par exemple) ou qui n’a aucune cause extérieure (les hallucinations, par exemple). » (Brockhaus. Wahrig 1983, p. 776) Les illusions du sens visuel et le lien entre ce type d’expériences et les problèmes épistémologiques seront tout particulièrement au centre de notre attention. Les questions suivantes peuvent servir de points de départ :



- Comment définir la spécificité et la nouveauté de la conception du sens de la vue au 18ème siècle ?


- La représentation d’illusions des sens dans les textes littéraires peut-elle être interprétée comme une mise en question du savoir et de la connaissance ? Quelles en sont les conséquences philosophiques, épistémologiques ou esthétiques ?


- Existe-t-il un lien entre la connaissance sur les insuffisances du sens de la vue et l’intérêt pour les pratiques occultes ?


- Y a-t-il, par ailleurs, un lien avec le nouvel intérêt que l’on porte aux zones ‘obscures’ de l’âme (fantasmes, rêves) ?


- La représentation d’illusions d’optique connaît-elle une poétologie propre ou apporte-t-elle un certain dynamisme aux textes littéraires ?


- Existe-t-il déjà au 18ème siècle une fascination pour ce qui est flou ou invisible au-delà des pratiques occultes jusque dans la pensée rationaliste ?

La Maison des Littératures de l’Université de Neuchâtel accorde une grande importance à la recherche interdisciplinaire et plurilingue. Le colloque cherche donc à promouvoir l’échange entre les disciplines (Lettres, Histoire des savoirs, Histoire de l’art) et les traditions universitaires. Un deuxième volet de ce colloque se focalisant sur les sciences naturelles et les récits de voyage est prévu à l’horizon 2015.
Des propositions pour des conférences d’environ 20 minutes (1 à 2 pages contenant également une brève biographie) peuvent être envoyées en français, allemand ou anglais jusqu’au

30 avril 2014

à l’adresse suivante : evelyn.dueck@unine.ch
La confirmation de la participation sera envoyée jusqu’au 15 mai. La publication des actes du colloque est prévue.