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Appel à contribution – K. Revue trans-européenne de philosophie et arts – « Vérité et politique. Le désir de Kierkegaard »
Date de l'échéance : 10/05/2025
Lieu de l'événement : K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, 15, 2/2025 (Universités de Lille et Messine)
Site web de référence : https://www.peren-revues.fr/revue-k/
Appel à contribution
K.
Revue trans-européenne de philosophie et arts
ANNÉE VIII 2025 (2), 15
Vérité et Politique
Le désir de Kierkegaard
Notre hypothèse est que dans la philosophie de Kierkegaard se cache une pensée capable d’exprimer la valeur politique de l’inconcevable ; c’est-à-dire lorsque, restant apparemment nous-mêmes, nous devenons en fait méconnaissables, en premier lieu pour ceux qui nous connaissent très bien. Chez Kierkegaard prendrait forme, alors, une charge ultra-politique liée à la pleine suspension de toute Loi, même éthique. Nous pourrions tout simplement nommer ce geste l’événement de l’impossible ; s’il se produit (mais peut-il effectivement se produire ?), il laisse déflagrer tout ce que l’on est, tout ce que nous sommes, et ce jusqu’à notre propre nom, ou peut-être surtout notre propre nom ; toute chose, même la plus aimée et la plus désirée, perd de son poids et de sa valeur. Philosophie, coutumes, désirs, priorités, normes religieuses, bonnes manières, aspirations éthiques, sont envoyés paître à partir du moment où nous sommes appelés à un saut qui nous pousse vers une forme de clandestinité radicale : nous devenons, pour quiconque, méconnaissables.
Chez Kierkegaard, la matérialisation la plus radicale d’une libération capable de dépasser toute condition est l’Abraham de Crainte et tremblement (1843). Abraham brise tout lien lorsqu’il se sépare de la mort, parce qu’il est prêt à mourir en tant que père, mari, homme de bien, perdant toute arrogance symbolique, prêt à se passer, non sans violence – et donc avec une détermination inouïe qui nous rappelle absurdement celle de Médée – de toute familiarité avec sa propre famille bien-aimée. Abraham est un guerrier, un être impitoyable, parce qu’il s’est affranchi du poids de la mort ; c’est-à-dire à la fois de la souveraineté de la jouissance destructrice et de la présomption de ceux qui sauraient discerner le bien du mal (nous ne pouvons, pourrait-on dire presque naturellement, ne pas penser à cet égard au Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson). Il devient inhumain parce qu’il suspend, sans en donner les raisons, toute forme d’association (qui sait, peut-être est-ce en ce sens que Derrida parlait d’Abraham comme de l’autre : il devient intraitable en remettant en question la violence de l’identité). Il ne fait plus de sa vie, lorsqu’il se dépouille de tout présupposé éthique, une succession de pertes, parce qu’il ne reconnaît plus aucune fonction à la loi, répétons-le, pas même celle du père qu’il a tant voulu être. Abraham choisit, alors, le choix ; c’est-à-dire qu’il abandonne toute forme d’abstraction, de position prédéterminée (mari, père, berger), et se décide pour l’impossible, qui à ce moment-là, seulement à ce moment-là, quelle que soit la tournure des événements, coïncide avec son existence même. Voilà, Abraham croit en l’impossible, que l’impossible, même s’il est presque inimaginable, puisse se produire. C’est cette foi en une absence, en une chose qui n’est (encore) pas là, qui déclenche une révolution qui brise toute relation avec le monde historique, son monde, celui des affects les plus intimes. Par conséquent, si Abraham devient le centre de gravité d’une communauté éthique, la famille, cela advient que pour que ce noyau puisse être lacéré, secoué par un soubresaut qui laisse muet et révoque toute séparation entre le bien et le mal, répondant à un commandement plus grand, qui destitue tout, même l’amour. Abraham, lorsqu’il quitte sa maison, appelé à écarter l’amour, le poids de la mort, tous les principes connus, se trouve au-delà du bien et du mal, il se situe au-delà de toute responsabilité, pour en endosser une plus grande. Pour Kierkegaard, en effet, seul celui qui n’est (plus) chrétien peut le devenir ; celui qui se dit chrétien, en revanche, ne peut pas l’être, parce qu’il ne peut faire l’expérience de devenir autre que lui-même. Dans cette expérience de la différence radicale, Abraham défie toute logique et s’ouvre à une autre dimension.
Le religieux kierkegaardien semble presque indicible ; c’est une expérience incommunicable : il n’y a rien à dire. Abraham n’a rien à enseigner, il se tait : il atteint la limite d’une expérience qui est, précisément, inexplicable. Plus précisément, il fait sien un geste paradoxal, absurde, libre de tout. Après tout, c’est là la raison qui pousse Kierkegaard à concevoir la philosophie en tant qu’expérience qui n’a pas de nom, ou mieux, qui a en a beaucoup. Avoir beaucoup de noms est la condition pour que la philosophie révèle sa plus grande et classique imposture : celle de prétendre dire la vérité. Il est en effet notoire que Kierkegaard signait ses livres spéculatifs d’une série de pseudonymes destinés (presque) à tromper (mais même tromper ne doit pas devenir une contrainte), à tracer un sillon entre la vie et l’œuvre, à fomenter un jeu de boîtes chinoises, poussé à l’extrême dans Enten-Eller (en français, Ou bien… ou bien), entre ce qui peut être dit et ce qui est dit (l’invention de noms avec lesquels Kierkegaard paraphe nombre de ses livres, en y laissant son empreinte, est très célèbre : Victor Hermite, Johannes de Silentio, Constantin Constantius, Anti-Climacus).
Qui parle ? Et au nom de qui parle-t-il, pour le compte de qui ? Qui peut dire la vérité ? Peut-on dire la vérité ? Le problème philosophique de celui qui dit la vérité chez Kierkegaard revêt une urgence extraordinaire parce qu’il concerne les entrailles les plus essentielles de l’humain, impliquant une prise de congé de la vie. Parce que celui qui ose dire, parce qu’il sait ce qu’est la vérité, élude la vie, son trait le plus mystérieux et le plus concret qui coïncide, pour Kierkegaard, avec un reste indicible, voire difficile à penser. C’est la raison pour laquelle l’écriture de Kierkegaard apparaît tourmentée, presque traquée par un fantôme, qui en disloque la consistance : la non-écriture. La non-écriture est le plus grand désir de Kierkegaard, le désir placé au-delà de tout objet, de toute consommation, au-delà de toute vocation (esthétique) du sujet : celle de démolir tout ce qu’il touche/désire. La non-écriture est la prise de congé radicale de la chose.
Pourtant, Kierkegaard écrit. Pourquoi ? On pourrait faire très simple : pour témoigner de la non-écriture. Kierkegaard décide d’habiter l’antinomie de l’écriture, en témoignant de la non-vérité, mais en assumant en même temps la tromperie que toute écriture porte en elle. C’est là que s’installe au fond l’angoisse liée à toute forme de désir : l’angoisse de la répétition ; la condition susceptible d’engendrer la plus grande désolation. Et cependant, Abraham n’est pas un homme affligé : il se met en route ; malgré lui et malgré ceux qu’il aime, en dépit de toutes les bonnes raisons et bien que cela n’ait aucun sens.
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Le numéro que la revue K. consacre à la philosophie de Kierkegaard invite à présenter des propositions qui devraient porter essentiellement sur certains aspects spécifiques.
1) Le thème du nom chez Kierkegaard comme remise en question radicale du sujet qui parle et prétend dire la vérité. La philosophie, en d’autres termes, comme expérience du sans nom.
2) La question de l’esthétique chez Kierkegaard comme enjeu remarquable du rapport entre philosophie et psychanalyse (Freud, Lacan, Deleuze).
3) Les lectures de Kierkegaard capables de déchiffrer dans sa philosophie un geste de radicale destitution du moi, de l’éthique, de la philosophie même : Badiou, Kafka, Derrida, etc.
4) La foi chez Kierkegaard comme matérialisation de l’impossible et la suspension de toute instance éthique déterminée.
5) En gardant comme centre de gravité incontournable l’expérience de Kierkegaard, se confronter à l’espace de l’écriture comme révocation radicale de soi et attraction permanente pour l’indicible.
6) Kierkegaard penseur politique.
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Les propositions devront être envoyées avant le 10 mai 2025 (2500 caractères max.)
À l’adresse : krevuecontact@gmail.com
Si la proposition est acceptée, l’article devra être remis avant le 10 octobre 2025.
Après cette date, la contribution sélectionnée sera automatiquement exclue du numéro de la revue.
Source de l'information : Melinda Palombi