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Agrégation, présentation générale de la question « Comédie et héroïsme féminin »
Présentation générale de la question « comédie et héroïsme féminin »
Ariane BAYLE (Université Jean Moulin – Lyon 3)
Anne Isabelle FRANÇOIS (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)
[Toutes les citations des œuvres renvoient aux éditions au programme.
NB : mise en ligne provisoire, sans mise en forme (gras, italique, etc.)
Les trois textes portant sur Aristophane, Molière, Shakespeare, ont été envoyés aux membres de la SFLGC en août 2013.]
Si Lysistrata, Rosalinde, Agnès et Mirandoline peuvent être considérées comme des héroïnes, à quel titre le sont-elles ?
Elles sont évidemment des « héroïnes » si l’on prend le substantif dans son sens fonctionnel de « protagoniste ». Dans ces comédies, les personnages féminins sont à l’initiative des actions, bien que le cas d’Agnès, qui fait réagir Arnolphe plus qu’elle n’agit elle-même dans la plus grande partie de la pièce, pose déjà problème.
De manière plus dynamique, ces protagonistes féminins entretiennent un rapport à « l’héroïsme », pris au sens axiologique du terme, si l’on veut bien considérer que le héros n’est pas forcément celui qui défend les valeurs dominantes d’une société mais aussi celui qui les conteste ou les remet en cause. En l’occurrence, l’action de plusieurs personnages féminins passe par une contestation des valeurs consensuelles d’une société patriarcale qui dicte aux femmes leur comportement, commande leurs gestes, leur vie sociale et intime, et plus largement leur destin.
On peut enfin interroger cette notion d’héroïsme en fonction d’une tradition littéraire, en observant comment les protagonistes s’emparent de codes comportementaux et linguistiques qui seraient ceux de l’épopée ou de la tragédie (Lysistrata, Comme il vous plaira), mimant une attitude « bravache » toute virile (Rosalinde endossant le rôle du fier-à-bras en I, 3), voire une forme d’insensibilité ou de rejets des codes de la féminité (Rosalinde, Mirandoline) ou révélant tout simplement un courage vertueux (Agnès, Rosalinde et Célia). Dans ces comédies, emprunter les codes de l’héroïsme permet aussi bien de célébrer la permanence de certains modèles culturels que de déconstruire une idée de la virilité. Nous reviendrons sur ce point à la fin de cette présentation.
Ce qui fait l’unité du corpus proposé n’est pas tant le problème spécifique de l’héroïsme féminin, de sa possibilité ou non, que celui de la représentation de la question féminine dans des pièces comiques. La centralité des personnages féminins dans ces quatre comédies est une invitation à s’interroger sur la construction des stéréotypes de genre, mais aussi sur la liberté de parole et d’action de ces personnages dans une société qui les contraint, et plus généralement sur la manière dont sont figurées les conditions de possibilité d’une émancipation, aussi anachronique soit-elle, eu égard au contexte de production des œuvres.
Nous avons fait le choix d’un corpus diachronique et d’éditions bilingues pour tous les textes étrangers – même si cela implique d’avoir retenu, en particulier pour Aristophane, une traduction un peu datée, souvent édulcorée, qui demande à être complétée par des traductions plus vivantes et précises.
Lysistrata (411 av. J.-C.) d’Aristophane est la comédie la plus explicitement politique du corpus. Elle met en scène non pas une femme mais une assemblée de femmes venues de toute la Grèce qui, lasses de voir les hommes faire la guerre et de n’être jamais entendues d’eux, décident de prendre en main les affaires de la cité par une forme de chantage. Elles organisent la grève du sexe et s’emparent du trésor de l’Acropole pour forcer les Athéniens et les Lacédémoniens à faire la paix. La comédie propose donc une solution inattendue dans un contexte politique tendu : accorder la parole à celles qui étaient tenues au silence (les femmes) et leur ouvrir un domaine exclusivement masculin, l’espace politique, symbolisé par l’Acropole, étroitement lié aux rituels sacrés. La pièce, qui résonne de manière très moderne, souligne en particulier le lien entre la libido et l’argent, réinvestis et déplacés dans le contexte de la guerre. Lysistrata met donc en évidence le rapport complexe entre nature et politique, entre le besoin sexuel et sa traduction dans le champ politique, sous la forme exacerbée qu’est la guerre, posant également d’emblée la question de l’obscénité du discours sur le corps féminin au théâtre, discours pris en charge ici par les personnages féminins eux-mêmes.
Comme il vous plaira (As You Like It, 1599) est une des comédies romanesques de Shakespeare à exploiter le thème du travestissement, cher à l’esthétique baroque, en réinvestissant ici la tradition pastorale. Sa protagoniste, Rosalinde, noble fille d’un duc banni, choisit de se travestir en garçon pour se libérer d’un joug politique ; elle se déguise donc d’abord pour des raisons de sécurité, de manière à fuir sans être exposée. Elle profite ensuite de ce changement d’identité pour apprendre à connaître Orlando, à l’aimer et se faire aimer de lui, jusqu’au moment où elle dévoile ses traits véritables. De manière plus large, la pièce donne à voir, outre cette initiation ou éducation amoureuse, la confrontation de toute une série de discours sur l’amour. Il s’agit, pour l’héroïne en particulier, de se dépouiller d’une identité aliénante pour gagner une liberté de parole et de ton, jusqu’à ce que le travestissement devienne une contrainte trop grande, empêchant l’expression véritable de son désir. Dans Comme il vous plaira, le travestissement opère donc à la fois comme protection et instrument de révélation et, dans cette transaction momentanée qu’est l’identification à un garçon, se conquiert une liberté nouvelle qui n’exclut pourtant pas le retour à la norme du mariage.
La question du mariage contraint est notamment posée dans L’École des femmes (créée en décembre 1662, publiée en 1663) de Molière. Au-delà du thème traditionnel de la peur du cocuage, dont Arnolphe est une incarnation nuancée, la comédie s’attache à montrer les étapes de la naissance et de la reconnaissance du désir amoureux féminin qui coïncide, dans le personnage d’Agnès, avec l’avènement de la liberté de parole et de l’intelligence. Même si Arnolphe est certainement, plus qu’Agnès, le personnage principal de la pièce, c’est bien de la jeune fille qu’il est toujours question, c’est elle qui obsède le discours du barbon comme du jeune blondin qu’est Horace. Six mois après la création de L’École des femmes, Molière fait paraître La Critique de l’École des femmes (juin 1663). Cette petite comédie en six scènes, bien qu’elle laisse habilement s’exprimer tous les points de vue sur la pièce, est l’occasion pour Molière de répondre à ses détracteurs et de rejeter les accusations d’immoralité, d’impiété et d’obscénité, tout en formulant les principes de sa poétique comique. Elle constitue un élément majeur de la polémique littéraire qu’on a appelée « la querelle de L’École des femmes ».
La Locandiera (1751) de Goldoni, enfin, place également la question du mariage et de la norme en son centre, autour d’un personnage, Mirandoline, qui utilise tous les atouts de la séduction féminine pour rendre amoureux un chevalier misogyne et venger l’affront fait à son sexe. C’est sans doute, au sein du corpus, la pièce qui aborde de la manière la plus explicite la question de l’autonomie économique des femmes et de la norme sociale, à travers le thème du choix dans le mariage. Le dénouement de la pièce est ici particulièrement problématique : la volte-face de Mirandoline, qui « se range » pour épouser son pâle valet Fabrice et affirme publiquement les vertus du conjugo, montre la difficulté à exprimer le désir d’émancipation, soulignant surtout la dimension conflictuelle du jeu de Mirandoline. La scène est ainsi traversée par des promesses impossibles de bonheur, étouffées en un monde régi par une dure distinction des rôles sociaux et par des valeurs que Mirandoline refuse de transgresser, après avoir conduit un jeu risqué où elle a néanmoins affirmé ce désir de transgression. Le discours même de Goldoni (en particulier la préface) a ici toute son importance – le dramaturge affirmant explicitement vouloir produire une fable vengeresse contre la rouerie des femmes, leur inconstance et leur cruauté – même si, au cours de la comédie, pouvoir, puissance et conscience semblent plutôt du côté féminin, mettant à mal la lâcheté et la vanité des hommes (et des aristocrates). Les ambiguïtés du comportement de Mirandoline doivent donc inviter à nuancer les déclarations moralistes de Goldoni.
La centralité du personnage féminin se constate d’emblée, ne serait-ce que dans une approche purement « comptable ». Aristophane donne comme titre à sa pièce le nom de la figure principale féminine. C’est d’ailleurs la première fois dans son théâtre, et probablement dans la comédie attique, que le héros comique est une femme et c’est bien le point de vue des femmes qui prime dans la pièce. Comme il vous plaira met en scène quatre personnages féminins pour quinze rôles masculins. Un quart des répliques de la pièce revient à Rosalinde, ce qui constitue le pourcentage le plus élevé de tous les rôles féminins shakespeariens ; elle a de plus en charge l’épilogue, soulignant explicitement ce fait non conforme à la coutume (« ce n’est pas habituel de voir l’héroïne faire l’épilogue », p. 657). Le titre de Molière met également en avant les femmes, dans une pièce qui compte deux rôles féminins pour six personnages masculins. Il n’en reste pas moins que c’est aussi la comédie qui occupe un statut particulier au sein du corpus, par la rareté de la parole d’Agnès d’une part, et son peu de présence sur scène de l’autre – ce qui cependant ne restreint pas l’efficacité de cette parole féminine qui constitue un élément central de l’analyse. Goldoni enfin donne également comme titre à sa pièce le nom de son héroïne, confrontant trois figures féminines à six personnages masculins. C’est l’une des premières fois dans la comédie italienne que le rôle-titre est tenu par une femme – ce rôle étant de surcroît destiné à l’actrice traditionnellement en charge des rôles de servantes.
Ce corpus en diachronie, outre la centralité du ou des personnage(s) féminin(s), intéresse également par le fait qu’il est constitué d’œuvres « classiques » jouissant toutes d’une forme d’actualité qui les rendent facilement « actualisables » pour notre modernité. La question principale est ici celle du rapport aux normes : les figures féminines mises en scène sont-elles la reproduction ou la subversion des rapports de genre ? S’il n’est, bien entendu, jamais aisé de répondre à ce type de questions binaires, il est également nécessaire de prendre en compte les effets liés à la distance temporelle, les accentuations et interprétations spécifiques proposées par la réception contemporaine. Dans quelle mesure peut-on dire que la comédie cherche à représenter ce qui serait une parole féminine libre, et selon quelles modalités, le jeu étant l’occasion de donner à voir des tactiques qui permettent aux femmes d’énoncer leur désir, souvent contre mais aussi parfois avec les normes comportementales et les stéréotypes de leur temps ?
L’actualité du corpus se traduit en effet par des mises en scènes contemporaines nombreuses – les pièces sont toutes très régulièrement montées – ainsi que des adaptations qui sont un signe de la centralité des questions abordées. À cela s’ajoute une tendance marquée à faire entendre de nos jours des éléments qui n’étaient pas nécessairement présents dans les pièces d’origine, au risque du contresens assumé, en particulier un propos explicitement féministe. Si tant est que la parole féminine au théâtre est bien dotée d’un pouvoir d’émancipation – ce qui mérite une discussion dans le contexte du monde antique et des sociétés d’Ancien Régime –, on se demandera donc de quelle nature peut être cette émancipation représentée sur scène.
L’actualité, politique par exemple, va ainsi pousser à faire « parler ces pièces » dans un sens militant, ce qu’elles ne sont pas au départ. Cette tendance est sans conteste la plus nette dans le cas de la comédie d’Aristophane, dont le caractère très actuel ne cesse de s’imposer par le biais de mises en scène et d’adaptations ou par l’écho qu’il trouve dans certaines actions militantes. On peut songer à l’action d’une des lauréates du prix Nobel de la Paix en 2011 : Leymah Gbowee, militante pacifiste libérienne, a, en 2003, initié une grève du sexe pour protester contre l’absence des femmes aux négociations de paix entre l’autocrate déchu Charles Taylor et les chefs de guerre. Son appel fut suivi d’un succès qui obligea soldats et politiques à les impliquer dans les discussions. Le succès rencontré par cette manière d’exercer une pression a été imité depuis au Kenya en 2009 et se trouve aussi au cœur des films de Nadine Labaki (Et maintenant on va où ?, 2011) ou de Mai Zetterling (Les Filles, 1968). Prêter à Aristophane, ou tout du moins à sa comédie, un tel propos n’est cependant pas la seule option de lecture contemporaine comme le démontre la bande dessinée de Ralf König. Ce dernier choisit de faire ressortir un possible « sous-texte » homosexuel qui serait inhérent à la pièce, en particulier à partir de la fonction mentionnée de Clisthènes, ce personnage efféminé qui pourrait ou devrait, selon les hommes, prendre la place des femmes pour les soulager (« LE PRYTANE – À ce jeu-là nous sommes usés. Si bien que si on ne nous réconcilie promptement, il n’y a pas, il faut que Clisthènes y passe ! », p. 103). Cette éventualité devient réalité généralisée chez König, les hommes y prenant goût et les femmes s’y retrouvant de nouveau perdantes, dans la mesure où leur moyen de pression devient subitement inopérant.
Ce ne sont pas à proprement parler les jeux d’influence internes qui assurent la cohérence du corpus. Si Molière doit beaucoup aux pratiques de la commedia dell’arte, et que Goldoni, dans sa modernisation du théâtre italien, dit sa dette à l’égard de Molière – il s’appelle lui même l’« écolier de Molière » – on sait que le théâtre élisabéthain n’est pas influent en France au XVIIe siècle, et que la Comédie Ancienne représentée par Aristophane, même si elle est connue des humanistes et des poètes dramatiques de la Renaissance et de l’âge classique, n’est pas intégrée au canon littéraire dans la période qui nous occupe, et n’influence pas directement les pratiques dramaturgiques. En revanche, Shakespeare, Molière et Goldoni héritent d’intrigues léguées par la comédie latine (Plaute et Térence) – et avant eux par la Comédie Nouvelle de Ménandre –, de schémas actionnels, de types de personnages, repris par la comédie humaniste de la Renaissance et intensivement imités. La Comédie Nouvelle donne une place centrale au couple amoureux, privilégiant souvent l’entreprise du garçon pour obtenir la main de la jeune fille. L’intrigue est centrée sur la résistance de ce couple amoureux à l’oppression d’une société ancienne, sous la figure du père généralement, résistance qui se solde par la victoire des jeunes gens et par un mariage.
À ce titre, Lysistrata est clairement isolée dans notre corpus, puisqu’il ne s’agit pas d’une comédie du mariage, ni même du « remariage » : la conjugalité est une donnée de départ que l’on ne fait que retrouver dans le dénouement. Par ailleurs, Lysistrata, à la différence des autres protagonistes du corpus, n’est pas une héroïne nettement singularisée qui verrait son statut évoluer au fil de l’action : elle est la porte-parole de toutes les femmes de la Grèce. Elle parvient à modifier la situation politique en Grèce, mais reste fondamentalement la même.
La cohérence du corpus est donc avant tout assurée par un cadre générique défini, celui de la comédie, et par un type d’intrigue, ainsi que par l’articulation de « genre » (littéraire) et « gender ».
1. Comédie et représentation des réalités socio-économiques
La comédie est, depuis ses origines, en prise avec les réalités sociales et politiques. « Imitation de la vie », « miroir de l’expérience, « image de la vérité », toute une tradition rhétorique, depuis l’antiquité latine (Cicéron, Donat), présente la comédie comme un genre dont l’ambition première est de proposer une imitation vraisemblable de la vie, en fonction de « types » humains, de caractères. Cette exigence mimétique est souvent présentée comme contradictoire avec la visée proprement comique de la comédie, le « faire rire ». Cette fonction de peinture sociale est particulièrement travaillée chez Molière et Goldoni. Le ridicule « Monsieur de la Souche » se montre incapable de s’adapter aux valeurs nouvelles de la société mondaine, dont Chrysalde se fait le porte-parole, et, dans La Critique de l’École des femmes, les différentes prises de positions en matière d’esthétique et de morale renvoient à différents types sociaux. Goldoni, plus encore, s’attache à peindre les transformations sociales de l’Italie contemporaine, en présentant une galerie de personnages masculins, du valet à l’aristocrate fortuné en passant par le noble désargenté, qui entretiennent tous un discours différent sur le travail et les vertus aristocratiques.
Dans ces comédies, les questions économiques occupent une place importante. La progression dramatique nous montre généralement des personnages se retrouvant dans des difficultés pratiques plus ou moins graves. C’est manifeste dans la pièce d’Aristophane qui aborde les problèmes politiques de la Cité selon les règles de la gestion domestique, de l’oikos. Dans la pièce de Shakespeare aussi, la crise politique initiale oblige les personnages exilés dans la forêt d’Ardenne à se confronter aux problèmes de la subsistance, à l’organisation matérielle d’une vie nouvelle, avant que ne se reconstitue une communauté, parachevée par les mariages et par la très opportune conversion du duc Frédéric à une vie d’ermite. Dans La Locandiera et L’École des Femmes, les difficultés sont de prime abord d’ordre amoureux, la rivalité de plusieurs hommes pour une même femme étant le moteur de l’action, mais l’argent et la puissance matérielle jouent également un rôle important : les cadeaux, et plus généralement la circulation des objets investis d’une charge affective, sont déterminants chez Goldoni ; dans la pièce de Molière, Arnolphe ne cesse de signaler la dépendance non seulement morale mais aussi économique dans laquelle la future épouse doit être tenue. Monsieur de la Souche est par ailleurs celui qui donne des subsides à Horace, celui qui tient littéralement les cordons de la bourse. Dans ces comédies, les enjeux privés renvoient donc souvent à des questions économiques et sociales plus vastes.
2. Structure de la comédie et émancipation
La question centrale est donc celle de la conquête d’une liberté, celle de l’émancipation. Il faut alors interroger la structure de la comédie, aussi conventionnelle soit-elle, se demander ce qu’elle permet, ce qu’elle programme. On peut considérer que toute comédie, indépendamment de la centralité du personnage féminin, fonctionne comme un dispositif émancipateur, qui suppose un processus d’exploration, de découverte du monde par le ou les protagonistes, jusqu’à la reconnaissance d’une identité nouvelle de soi au groupe, et de soi à soi. C’est l’idée développée par Northrop Frye au sujet des comédies de Shakespeare, mais qui vaut sans doute plus largement. La comédie est un genre qui, mieux qu’un autre, permet de réfléchir aux jeux sur les identités, à la succession des identités dans une existence, mais aussi aux changements d’identifications dans un même sujet.
Certaines caractéristiques structurelles de la comédie dessinent une trajectoire qui coïncide avec le processus d’émancipation du personnage féminin.
Un processus d’apprentissage est à l’œuvre, que souligne la présence de couples de jeunes gens. Si la maturité de Mirandoline est soulignée à plusieurs reprises, les amoureux de L’École des femmes et de Comme il vous plaira se conforment à un modèle canonique. Le parallélisme entre les deux membres du couple jeune passe par des choix de construction scénique : ainsi dans l’exposition de Comme il vous plaira, le désœuvrement de Célia et Rosalinde (scène 2) fait écho à l’abrutissement et à la dépendance dont est victime Orlando (scène 1) ; ou par la structure énonciative : à l’acte V, scène 3 de L’École des femmes, Horace et Agnès fonctionnent comme des doubles, dans un duo élégiaque. À l’intérieur du couple, la jeune fille, plus encore que le jeune homme peut-être, est présentée comme le parangon du sujet qui « prend forme » : cire malléable qu’Arnolphe-Pygmalion entend modeler (L’École des femmes, v. 810, p. 85), esprits émoussés que l’humour (Comme il vous plaira, I, 2, l. 37-38, p. 539) et l’amour aiguisent (L’École des femmes, III, 4, v. 919, p. 91).
Cet apprentissage passe par une expérimentation qui permet de défaire des illusions, celles des autres comme les siennes propres. Dans la comédie grecque, c’est notamment une initiation à l’action politique qui attend les femmes grecques rejoignant Lysistrata. Mais le thème majeur dans les autres pièces est celui de l’éducation sentimentale, et parfois de l’éducation sexuelle. Dans la pièce de Shakespeare, il s’agit pour Orlando de se défaire des clichés pétrarquisants mais aussi, pour les deux protagonistes, d’engager une réflexion sur les risques de la conjugalité, méditation anticipée sur le temps qui passe et abîme le couple. Si pour Agnès, « l’amour est un grand maître » qui rend l’esprit plus agile, ses effets intellectuels sont précédés par la reconnaissance d’un trouble physique, Agnès parlant « des choses (…) dont la douceur [la] chatouille », qui « là-dedans remue certain je ne sais quoi, dont je suis toute émue » (II, 5, v. 561-564, p. 71). Dans la pièce de Goldoni, la découverte par le Chevalier du sentiment amoureux et de la violence de son désir physique est présentée comme un processus irrémédiable, menaçant, qui culmine dans les scènes où il frappe à la porte (acte III, scènes 13 à 16), obligeant Mirandoline à se retrancher.
Il importe qu’au sein des expérimentations possibles, le schématisme propre à la comédie permette de mettre en valeur l’idée d’un choix féminin. Goldoni montre le choix qui s’offre à Mirandoline entre quatre « types » d’homme : le Comte, le Marquis, le Chevalier et Fabrice. Dans la pièce de Shakespeare, il s’agit de faire entendre plusieurs conceptions de l’amour : le rejet de la folie d’amour selon Jaques, la version matérialiste et grivoise représentée par Pierre de Touche avec Audrey ; la codification idéaliste artificielle qu’incarnent Phébé et Silvius ; la voie médiane, désirante mais lucide, que représenteraient Rosalinde et Orlando. La comédie ne cesse de désigner des voies, des options possibles.
Sans doute n’est-il pas anodin que le choix soit celui du personnage féminin. Le personnage féminin a souvent l’initiative de l’action, exprime son désir et donne une place centrale à la verbalisation de ce désir par l’emploi du « je ». C’est Lysistrata qui enjoint à chaque femme de retourner auprès de son mari ; c’est Rosalinde qui organise les mariages (V, 4, l. 19-25, p. 647) avant même qu’Hymen ne vienne les consacrer et qui dit à Orlando « je me donne à vous, je suis vôtre » (l. 99). C’est Agnès enfin, qui, parlant d’Horace, déclare simplement à Arnolphe « oui, je l’aime » (V, 4, v. 1520, p. 121), qui dit encore « je veux rester ici » (V, 9, v. 1726, p. 133). La question du choix demeure plus ambiguë dans le cas de Mirandoline, car si elle initie l’entreprise de séduction du Chevalier, c’est pourtant sous la contrainte, mise en danger par son propre jeu, qu’elle choisit Fabrice, se conformant finalement à la volonté du père.
La trajectoire qui mène à l’accomplissement de soi et à la réalisation du désir est entravée par un certain nombre d’obstacles. La notion d’obstacle est centrale dans la comédie comme dans la tragédie. Dans notre corpus, nous sont montrées des femmes qui, si elles ne cherchent pas la gloire héroïque en soi, sont du moins des femmes en résistance. Prise dans une situation exceptionnelle, leur attitude témoigne d’une forme de courage : c’est pour protéger leur vie que Rosalinde et Célia ont l’idée de la fuite et du travestissement ; quant à Lysistrata, elle proportionne l’action des femmes, la prise de l’Acropole et du trésor de guerre, à la gravité de la situation politique induite par la guerre. Les entraves à l’accomplissement de l’action des protagonistes sont généralement des figures d’autorité, des figures de pères, réels ou symboliques. L’absence des mères dans ces comédies est remarquable. Il n’y a, semble-t-il, pour la jeune fille pas de modèle féminin permettant de construire son identité, soit par imitation, soit par contestation. Prime le rêve d’un accomplissement de soi autonome. Cette absence des mères laisse par ailleurs le champ libre pour que se déploie un schéma œdipien père-fille exclusif, et donc problématique, qui, par contraste, fait ressortir les vertus de l’exogamie.
La résistance s’organise plus largement contre les personnages de l’anticomédie, qui d’ailleurs sont tous des hommes : un tyran comme le duc Frédéric, Jaques le malcontent, Arnolphe, le Chevalier Ripafratta également nommé « le Chevalier Sauvage » (III, 12, p. 241). Ces représentants de l’anticomédie sont souvent déterminés par leurs humeurs, et pour ainsi dire prisonniers d’elles. Ainsi du Chevalier chez Goldoni, dont le type comique vient, comme dans la tradition moliéresque, du trait dominant de son caractère et au sujet duquel Goldoni parle de « passione » (Teatro comico II, 3). Arnolphe ou Jaques sont aussi des personnages dont la caractérisation passe par le jeu des humeurs : la colère (bile jaune) pour Arnolphe ou la mélancolie (bile noire) pour Jaques.
Les ruses et stratagèmes occupent une place de choix dans la tactique de résistance des protagonistes.
Le système des « objets efficaces » mériterait une analyse développée : chez Molière, la lettre jointe au grès qu’Agnès jette à Horace manquant de l’assommer ; chez Goldoni surtout, la série des cadeaux : boucles d’oreille, mouchoirs, flacon d’or autour desquels s’élaborent des stratégies complexes de séduction et de déception.
Une place importante est accordée dans notre corpus aux jeux de simulation, en particulier à la simulation des émotions, codées comme spécifiquement féminines : Myrrhine excite Cinésias par une attitude lascive en feignant de bien vouloir se prêter à un rapport sexuel et le frustre continûment ; Mirandoline simule un évanouissement, cherchant à faire céder le Chevalier (II, 17) ; inversement, si la syncope de Rosalinde-Ganymède devant Olivier n’est pas feinte, la protagoniste cherche pourtant à la faire passer pour telle (IV, 3). Ce thème de la simulation est important du point de vue de notre problématique, parce qu’il touche à la représentation des codes de la féminité (la fragilité nerveuse, la vulnérabilité). Ce sont des objets d’exploration d’autant plus complexes sur scène que, dans le théâtre grec et élisabéthain, les rôles féminins étaient tenus par des hommes ou des jeunes garçons. Se pose par ailleurs déjà la question de savoir si ce type de ruse, associé aux femmes dans une tradition misogyne ancienne, participe dans notre corpus de la construction d’un héroïsme spécifiquement féminin – nous y reviendrons plus loin.
Parmi les différentes tactiques de ruses, le travestissement occupe une place particulière. Il peut fonctionner comme une punition lorsqu’il est imposé à l’autre, comme c’est le cas dans la scène d’agôn où Lysistrata affuble le commissaire d’un voile féminin : l’effémination du personnage coïncide alors avec son humiliation. Mais lorsque, dans l’univers de la fiction, le travestissement est censé être impénétrable, comme celui de Rosalinde en Ganymède, il produit aussi un trouble sur le spectateur, d’autant plus que ce sont des adolescents qui jouent les rôles féminins sur la scène élisabéthaine. Il y a un certain vertige à voir un jeune homme jouer une femme, qui prétend être un homme demandant à ce qu’on lui parle comme à une femme. Le travestissement de l’acteur n’est pas une spécificité de la comédie antique et élisabéthaine, puisque dans la troupe originelle de Molière un homme jouait les personnages de vieilles femmes : ainsi le rôle de Georgette pouvait être tenu par Louis Béjart, qui interpréta aussi, travesti, le personnage de Madame Pernelle dans Tartuffe.
Le dénouement de ces comédies vient-il nécessairement couronner la dynamique d’émancipation enclenchée ? Dans chaque cas, il est difficile d’en faire une lecture univoque. Le dénouement de Lysistrata semble assez contraire à une logique d’émancipation. On assiste en effet à une conciliation forcée, plus qu’à une paix véritable, le corps nu de Conciliation (Diallagè), détaillé par le regard masculin, étant toujours plus ou moins menacé de division, de dissémination. De plus, la fin de la comédie voit la réunion des maris et des femmes, le retour à un ordre originel qui n’a été que momentanément perturbé.
Un mariage vient clore les trois autres pièces. Le mariage est-il le signe du retour à un ordre ancien, celui des pères, ou au contraire, l’avènement d’une société nouvelle ? C’est sans doute cette dernière interprétation qui prévaut dans l’optique de Shakespeare et Molière. Le mariage, auquel consentent les pères, est le cadre socialement acceptable qui autorise la réalisation du désir et de la sexualité. Il permet et contrôle tout à la fois. Mais on est aussi en droit de considérer que ces dénouements constituent une fermeture peut-être un peu brutale, après l’ouverture du jeu amoureux. Ainsi en est-il de la fin de La Locandiera : le mariage correspond à la fermeture des possibles entrevus pendant la pièce. La comédie devrait alors se lire comme un moment de fiction éphémère où le désir s’installe sur scène.
Même si les dénouements font allégeance à un ordre établi, le temps de la pièce donne libre cours aux fantasmes, désirs, et transgressions, propices aux renversements des valeurs, à l’interrogation des hiérarchies et des mécanismes d’oppression. La comédie, qui offre à la figure féminine la possibilité d’agir d’une façon non conforme à son rôle social, de se révolter par différents modes de détournement contre le statut passif que lui assignent les arts et la société, constitue ainsi un espace de relecture critique de la culture dominante.
En plaçant en leur centre la question des interactions sociales et des relations amoureuses ou conjugales, les comédies étudiées mettent en place des processus de dénudation de ces mécanismes ainsi que des phénomènes de déstabilisation, problématisant en particulier la construction sociale et culturelle de la bipartition. Dans la mesure où les attributs du masculin et du féminin sont le fruit d’interprétations et de projections culturellement situées, le jeu des possibles mis en place par la structure de la comédie offre – pour la durée du spectacle tout du moins – le temps à des effets de décentrement, de changement de regard, voire d’incohérence.
Le travestissement est précisément un des procédés qui permettent de « donner du jeu » et de faire momentanément bouger les lignes. Il donne au personnage féminin la possibilité d’accéder au pouvoir, devient un outil de connaissance du masculin et du féminin lui-même, permet de jeter un trouble dans le genre des personnages, dans leurs désirs et la norme sociale. Le théâtre devient alors ce lieu utopique où les genres s’émancipent de la norme, où le travestissement acquiert une force transgressive inégalée, tant sur le plan politique que sur les plans sociaux et érotiques, offrant au spectateur le moyen de modifier son regard sur les rapports de domination et de désir. Le déguisement correspond ainsi à un principe de liberté qui permet à la figure féminine, en particulier à la jeune fille, de parler et de se comporter d’une façon non conforme à son rôle, d’agir d’une manière qui lui serait inaccessible en tant qu’individu féminin, de bénéficier des privilèges accordés aux hommes dans une société patriarcale.
L’espace de jeu se double, par le biais du travestissement, d’un principe de théâtralisation des corps et des rôles, de grossissement et de soulignement des traits genrés, qui exhibe également la dimension problématique, parce que construite, de leur incarnation. Cela est d’autant plus vrai que Shakespeare, lorsqu’il crée ses personnages féminins, le fait en ayant conscience de la nécessité de construire une féminité surdéterminée, venant suppléer ce que la mise en scène ne peut montrer, c’est-à-dire l’illusion d’un personnage féminin en dépit de l’acteur masculin travesti faisant face au public. D’où non seulement le recours fréquent à des postiches, artifices, déguisements, etc., mais aussi l’idée de l’exposition de corps genrés, la mise en scène de traits distinctifs marqués comme masculin ou féminin qui reposent sur la perception, la reconnaissance et l’acceptation de codes partagés.
On rejoint ici certaines des analyses de Judith Butler, celles développées notamment dans Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (1990. Trad. française 2005). À rebours d’un modèle essentialiste posant le principe d’un individu assigné à résidence par son appartenance à un groupe, qu’il soit sexué, ethnique ou social, Butler propose une théorie du genre comme forme symbolique d’action publique, dont la récurrence exprime la reconnaissance. Elle base en particulier ses analyses sur les drag queens, cas exemplaires de surcodification de la féminité, incarnations théâtrales d’un idéal de féminité poussé à l’excès (talons vertigineux, cils démesurés, etc.), imitations d’un fantasme plus que de la réalité, toujours sur le fil de la caricature. La métaphore théâtrale, liée à la notion de performance, exprime ici le caractère instable et provisoire du genre, série de ses apparitions plutôt qu’expression d’un noyau unique, sans pour autant nier la matérialité des corps ni les modes contradictoires selon lesquels les individus habitent leur genre.
La variété des figures féminines et masculines à l’intérieur des pièces permet également une confrontation de modèles – dispositif qui est en soi essentiel au fonctionnement de la structure comique. L’éventail de situations et de caractères met en place un système de personnages et de valeurs, rendu signifiant par un principe d’exemplification sérielle. La galerie des rôles s’organise selon des effets de symétrie et de contrastes, dont nombre sont du reste usuels à la comédie.
Le jeu de confrontations et la stratégie de diversification se retrouvent ainsi chez Goldoni avec l’arrivée des deux comédiennes, la pièce opérant d’ailleurs une différenciation au sein même de ce duo (avec l’opposition entre une Hortense plus expérimentée et douée que la débutante Déjanire, qui éprouve plus de mal à tenir son rôle). Même principe de variété au sein des personnages féminins chez Shakespeare, entre les deux cousines d’une part, mais aussi par la confrontation des deux jeunes filles nobles, elles-mêmes déjà différenciées par leur statut et leur caractère (Rosalinde, Célia), avec les figures féminines de la forêt (Audrey, Phébé). Aristophane multiplie les personnages de femmes dans sa comédie, avec un jeu supplémentaire entre paroles individuelles (Lysistrata, Cléonice, Myrrhine, Lampito) et paroles collectives (en particulier le chœur des vieilles femmes). Une fois l’Acropole occupée par Lysistrata et ses alliées, il est possible de montrer la diversité des comportements et les déterminations variables des unes et des autres, comme par exemple, la tentative d’une femme de s’échapper en simulant une grossesse (p. 71).
La comédie de Molière constitue ici une exception notable : Agnès y est en effet radicalement seule, isolée au sein d’un dispositif d’ensemble qui la confronte avant tout aux figures masculines et où elle ne peut pas non plus compter, comme dans d’autres comédies, sur une figure adjuvante ingénieuse. La jeune fille est, dans la pièce, privée de tout appui ; Georgette, double d’Alain, est exclusivement la « servante d’Arnolphe », comme le précise bien la liste des personnages (p. 38), ce que la pièce ne fera que confirmer.
On retrouve par ailleurs ce principe de démarcation et les jeux de contrastes au sein du personnel masculin des pièces. Ici aussi certains effets de construction sont habituels à la structure de la comédie – ainsi de l’opposition entre le vieillard autoritaire et avare (senex) et le jeune homme sociable et dépensier que Molière retravaille classiquement avec Arnolphe et Horace. Comme dans le cas des personnages féminins, on retrouve la même différenciation entre des figures masculines individualisées et des figures masculines collectives chez Aristophane, ou entre les deux jeunes nobles (Orlando et Olivier étant frères) et les jeunes paysans (Silvius, Guillaume) chez Shakespeare, avec la présence supplémentaire des figures paternelles (l’ancien duc, le duc Frédéric, Adam) face à la jeune génération. Goldoni enfin introduit ce principe de variation avec le trio de prétendants de Mirandoline, précisément caractérisés et contrastés – le Chevalier « sauvage » (p. 241) de Ripafratta, le Comte « nouveau riche » d’Albafiorita, le Marquis de Forlipopoli, caricature des préjugés du noble désargenté –, auxquels il faut ajouter la figure du prétendant « officiel », Fabrice, dont le valet du Chevalier, transi et prêt à servir Mirandoline « comme un petit chien » (II, 1, p. 129), est une modulation.
La présence de mots grossiers et grivois, de sous-entendus sexuels ainsi que la promotion des réalités corporelles, sexuelles ou scatologiques n’est en soi pas surprenante dans un corpus de comédies. La mise en scène de la sexualité participe par ailleurs pleinement de l’exhibition du statut construit du genre tout comme l’obscène permet de saisir sur scène ce qui trouble véritablement les identités. Si ces éléments sont omniprésents chez Aristophane et Shakespeare, inhérents à leur écriture, attendus par le public, ils ne sont pas pour autant absents des pièces de Molière et de Goldoni. Ce comique du bas corporel, bien que plus « policé » du fait des impératifs liés aux convenances et bienséances – en particulier dans le contexte français –, n’a pas échappé à leurs contemporains ; il se trouve ainsi au cœur de la querelle de L’École des femmes. Les controverses dont la Critique se fait l’écho, notamment à la scène 3, prennent pour objet, les « ordures » et « saletés » (p. 151) de la comédie, qu’il s’agisse des équivoques sexuelles ponctuelles (« les enfants par l’oreille », la « tarte à la crème », le « potage », respectivement acte I, scène 1, v. 164 et v. 99, acte II, scène 3, v. 432-436) ou de la fameuse scène du le (II, 5).
Ce qui est plus intéressant ici, c’est le fait que ces éléments, plus ou moins développés selon les pièces, participent pleinement à l’émancipation des personnages féminins, deviennent un pan constitutif de leur liberté de parole. Nombre de figures féminines prennent en effet en charge ces équivoques, sous-entendus, crudités. C’est le cas des personnages d’Aristophane ou des deux cousines chez Shakespeare. Il faut d’ailleurs noter que c’est surtout Célia qui, dès le début de la pièce, se lance consciemment dans ces jeux de mots, explicitant et démasquant les équivoques obscènes présentes dans les situations et les paroles : par exemple, acte I, scène 2, avec le jeu sur tale (conte) et tail (queue) (p. 542/543), ou, au début de la scène suivante, avec la mention de la « culbute » (p. 551) qui ne renvoie pas seulement au spectacle de lutte qui vient d’avoir lieu. Si, dans le cas d’Agnès, il ne s’agit pas d’un jeu conscient, le discours n’en véhicule pas moins de telles images érotiques, qui fonctionnent plutôt sur le mode de l’allusion, mettant justement ces images dans la tête du spectateur. C’est d’ailleurs l’argument principal de Climène dans La Critique, qu’Uranie a beau jeu de réfuter en renvoyant la faute à l’esprit « mal placé », au « mauvais esprit » du spectateur, ou de la spectatrice (« Je regarde les choses du côté qu’on me les montre ; et ne les tourne point, pour y chercher ce qu’il ne faut pas voir. […] Si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure », scène 3, p. 152-153) – Molière s’amusant manifestement une nouvelle fois en employant des tournures qui peuvent elles aussi prêter à équivoque.
Un premier élément mis à distance, et explicitement problématisé, est celui qui touche à la galanterie et au langage amoureux, central à la codification des rapports entre les sexes. Les pièces mettent en scène une forme d’ironie marquée face à ces conventions dont les hommes sont bien souvent les initiateurs – que ce soit pour les mettre en œuvre aveuglément, les appliquer sans discernement (comme le montre le pétrarquisme forcené d’Orlando), ou au contraire les rejeter radicalement du fait de leur ridicule (d’où les manières abrasives du Chevalier « sauvage », refusant explicitement les codes de galanterie mensongers).
Shakespeare et Molière démarquent ces codes de galanterie formalisés par la tradition littéraire, pastorale et précieuse en particulier, là aussi pour les tenir à (bonne) distance. Il est entendu que la littéralisation des métaphores constitue une des sources du comique, mais elle touche ici en particulier à l’usage de ces images et du langage fleuri dont le texte souligne l’artificialité. On le voit avec les réactions naïves d’Agnès ou d’Audrey : Agnès prend au pied de la lettre l’image tout à fait conventionnelle, et même banale, du cœur blessé d’Horace par les yeux de la belle (II, 5) ; Audrey interprète également littéralement les répliques bouffonnes et scabreuses de Pierre de Touche (III, 3). C’est aussi le cas, de manière consciente, chez Rosalinde qui, dans la correction qu’elle opère du langage amoureux d’Orlando, démystifie bon nombre de paroles vaines sinon de « mensonges » : « il est arrivé que des hommes meurent et les vers les ont mangés, mais ce n’était pas par amour » (IV, 1, p. 621, l. 78-79). Shakespeare joue du reste avec la tradition pastorale dans son ensemble, la forêt d’Ardenne n’apparaissant jamais univoquement comme un univers utopique ou idyllique. On y retrouve donc les mécanismes de déconstruction de clichés, démasquant les figures du pastoralisme comme des faux-semblants : à travers la « bêtise » de la chevrière qui ne sait pas « ce que c’est “poétique” » (III, 3, p. 603), la description des conditions dures, ingrates et salissantes du métier de berger par Corin (III, 2) ou le ridicule de Silvius « martyrisé » par Phébé, conformes à l’image figée que la tradition pastorale offre des bergers et des bergères.
Le deuxième terrain au sein duquel s’opère cette déconstruction est celui de la « nature » féminine, explicitement problématisée dans les pièces – comme notion d’ensemble et dans ses traits constitutifs (inconstance, vulnérabilité, émotivité, etc.) –, même si la frontière est parfois mince entre la dénonciation du stéréotype et son renforcement. Il est d’ailleurs frappant de noter à quel point le poids des singularités nationales ou historiques est ici peu pertinent : c’est bien de la même « essence » (féminine ou masculine du reste) qu’il s’agit au sein du corpus, cette essentialisation et naturalisation se maintenant avec une grande stabilité.
C’est de cette « nature » féminine que les protagonistes sont censées tirer l’essentiel de leur prestige ainsi que leurs armes les plus redoutables. Goldoni critique explicitement cette nature dans sa préface, s’en prenant aux « Sirènes enchanteresses » (p. 25) qui entendent soumettre les hommes par des ruses et artifices propres à leur sexe. À la fin du deuxième acte (scène 17), Mirandoline, versant d’abord de chaudes larmes (de comédie), feint ensuite de s’évanouir, la ruse étant démasquée comme telle à la fin de la scène lorsque la jeune femme, momentanément seule, y théorise cette carte maîtresse : « Nombreuses sont les armes avec lesquelles nous pouvons triompher des hommes. Mais quand ils s’acharnent à résister, le coup assuré que nous avons en réserve, c’est l’évanouissement » (p. 199). Ce sont de même des attributs, accessoires et armes typiquement féminins, spécifiquement érotiques, qui sont mis à profit par les figures d’Aristophane. Lysistrata les expose d’emblée à l’assemblée des femmes : « c’est précisément là ce qui nous sauvera, j’espère, les petites tuniques safranées, les essences, les péribarides, l’orcanette, les chemisettes transparentes » (p. 9). Elle reprend ces instructions avec Myrrhine pour dresser une stratégie dont l’efficacité sera immédiatement montrée sur scène lors de la longue scène entre Myrrhine et Cinésias : « À toi maintenant de le tenir sur le gril et de le tourner, de l’enjôler, de l’aimer et de ne pas l’aimer, de tout lui accorder, hormis… » (p. 79).
Si cette « nature » offre aux figures féminines un arsenal redoutable, elle est cependant aussi ce qui peut à tout moment « trahir » le personnage féminin. Mirandoline, incapable de se maîtriser totalement, est ainsi obligée, à la fin de la pièce, de se réfugier auprès de Fabrice, son jeu l’ayant entraînée trop loin (« Ce genre de petits jeux-là, je ne m’y livrerai jamais plus », III, 20, p. 277). Rosalinde, déguisée en Ganymède, montre des réactions qui ne sont pas en conformité avec son déguisement et sa « nature » supposément masculine, le travestissement ne dissimulant toujours qu’imparfaitement les « peurs de femme » qu’elle a « au cœur » (I, 3, p. 555). Épuisée, perdue dans la forêt, elle affirme avoir presque « envie de déshonorer [son] habit de garçon et de pleurer comme une fille » (II, 4, p. 565. Voir aussi III, 4 : « les larmes sont indignes d’un homme », p. 607). C’est encore plus net à l’acte IV, scène 3, lorsque son évanouissement (non feint) dévoile là aussi sa fondamentale nature féminine – ce qu’Olivier souligne d’ailleurs : « Vous, un homme ? Vous n’avez pas un cœur d’homme ! » (p. 635).
La dimension essentialiste, bien que problématisée, est donc indéniable au sein du corpus. Bien que permettant du jeu (mais jusqu’où ?), elle reste au fondement des discours tout en révélant la conscience de l’artifice et une certaine distance face à ces constructions culturelles. C’est en particulier l’exagération de certains traits qui le démontre, le fait de pousser ce principe de nature à l’excès. L’exemple le plus net de ce procédé est le moment où Rosalinde-Ganymède fait à Orlando le portrait de l’inconstance féminine (III, 2, p. 601, l. 335-345), tableau outré, à la charge assumée – qui provoque d’ailleurs la réaction indignée de Célia, reprochant à sa cousine d’avoir diffamé son propre sexe – et qui montre bien la conscience du stéréotype. C’est évidemment aussi ce qu’on retrouve dans les multiples tableaux de l’inconstance et faiblesse féminines, qu’il convient donc d’éduquer et d’encadrer comme il faut, dans la bouche d’Arnolphe.
S’intéresser à la question des représentations des identités féminines demande également de se concentrer sur l’idée des interactions entre les genres et donc de voir en quoi les catégories du masculin et du viril autant que celles du féminin sont retravaillées dans les pièces. Mettre en question l’un a en effet nécessairement, et dialectiquement, des incidences sur l’autre. On ne peut donc toucher à la représentation du féminin sans également problématiser l’identité masculine (dominante), en particulier par le détournement des symboles du pouvoir masculin.
Aristophane met ainsi en scène des personnages masculins – les vieillards conservateurs du chœur aussi bien que les figures individualisées comme Cinésias ou le Commissaire du peuple – qui apparaissent comme faibles en même temps que comme des caricatures de virilité, assouvissant leurs besoins sexuels plus que leur réel désir de paix à la fin de la pièce. Cela passe aussi par la parodie des rituels sacrés (sacrifice et oracle) pratiquée par les femmes, qui utilisent le casque d’Athéna pour simuler une grossesse ou s’en servir comme soupière. Mirandoline raille explicitement les prétentions, qualités et vertus masculines, la prétendue « force » et « virilité » (I, 15, p. 87) des hommes, et le Chevalier de Ripafratta, réduit à la merci de la jeune femme, apparaît singulièrement dévirilisé. La seule décision « virile » qu’il est en mesure de prendre dans la pièce est ainsi la fuite (II, 14, p. 191 : « Je veux partir. Demain je pars. […] Oui, prenons une décision virile »).
Horace incarne certes une jeunesse virile, saine, entreprenante, la pièce montrant son sens de l’initiative pour accéder au cœur d’Agnès. Mais c’est pourtant lui qui ne cesse d’être blessé au cours de l’intrigue. On le voit prendre coup sur coup : la porte fermée à son nez par Georgette et Alain, le grès jeté par la fenêtre d’Agnès (III, 4), les coups et la chute de l’échelle (V, 1). Rosalinde s’accoutre à l’ouverture de la pièce d’un travestissement qui constitue explicitement une caricature de posture masculine, avec un redoublement des attributs virils : « …que je m’équipe en tout à la façon d’un homme / Un coutelas valeureux attaché à ma cuisse, / Au poing l’épieu de sanglier » (I, 3, p. 555, l. 108-109). Les deux frères Du Bois portent des prénoms qui évoquent nécessairement des modèles avérés de vertus viriles, mais qui sont là aussi mis à distance, par exemple lorsque Célia se moque, dans un passage surdéterminé par le terme « brave » associé explicitement à l’identité masculine et qui détourne l’imagerie héroïque, de la prétendue valeur du « sexe fort » qui en perd même sa lance, attribut viril par excellence : « that’s a brave man. He writes brave verses, speaks brave words, swears brave oaths, and breaks them bravely, quite traverse, athwart the heart of his lover, as a puny tilter that spurs his horse but on one side breaks his staff, like a noble goose » (III, 4, p. 608 ; la traduction est pour ce passage peu heureuse).
Ce travail sur les représentations et leur (dé)construction permet enfin de revenir sur la question de l’héroïsme, mis en crise dans le corpus. La notion, clairement genrée, participe du travail de problématisation du masculin et du féminin entrepris par les pièces, puisqu’elle revient aussi à mettre en question ce que l’on entend par virilité, ainsi que le rapport au modèle héroïque et tragique – qu’on voit déjà avec le choix de certains noms : Horace, Orlando (Roland) et Olivier. La catégorie de l’héroïsme est en effet clairement marquée comme une prérogative masculine au sein de constructions sociales, contingentes, historiquement datées qui reflètent avant tout la société qui les a créées.
Notre sujet entend donc questionner le principe d’une fabrique d’héroïnes, mais où la notion, construction symbolique et idéologique, ne va pas de soi. Qu’est-ce en effet qu’une héroïne ? Est-ce un simple féminin accolé au héros, décalque de valeurs et de vertus purement masculines ? Ou est-ce au contraire une figure dotée de qualités particulières, étrangères à leurs pendants masculins ? Pour le dire autrement : l’héroïne emprunte-t-elle au registre masculin ou est-elle caractérisée par des ressources spécifiquement féminines ? Ce qui revient aussi à rejouer le débat autour des conceptions essentialistes ou différentialistes des identités de genre, avec l’idée de vertus qu’on attend d’un sexe plutôt que de l’autre et des conséquences en termes de représentations qui sont immédiatement sensibles. La première option, l’héroïne comme incarnation de vertus purement masculines, a nécessairement comme corollaire la virilisation des personnages féminins, avec les figures attendues de la virago ou des Amazones. D’où aussi le caractère exceptionnel de l’exploit féminin, à la fois célébré et redouté, parce qu’il doit s’accomplir au prix d’une transgression des comportements identifiés comme relevant de la « nature » féminine.
La question est d’autant plus complexe que la notion d’héroïsme est davantage liée à la tragédie et aux genres élevés qu’à la comédie. Cela demande donc également d’intégrer à l’analyse les différents niveaux de jeux intertextuels présents dans le corpus. Chez Aristophane, ce rabaissement parodique des genres nobles et rivaux (épopée, poésie lyrique, tragédie) est systématique, les échos aux structures et vers tragiques ou épiques, par exemple dans les répliques de Cinésias, exprimant également la mise à distance du modèle héroïque. On trouve le même type de détournements de lamentations et sorties tragiques chez Shakespeare (reprenant la figure d’Ajax) et Molière (Arnolphe parodiant des vers de la fureur d’Hérode dans La Mariane de Tristan L’Hermite en V, 4). Citons encore l’exemple du récit que fait Olivier de l’exploit d’Orlando terrassant une bête sauvage (IV, 3), exploit en tout point digne d’un héros, hormis qu’il aboutit à l’évanouissement bien peu héroïque, marqué même comme réaction féminine, du jeune homme (« Soudain, il défaillit / Et, défaillant, sa voix appelait Rosalinde », p. 635).
Si l’idée est que les femmes sont « héroïques » quand elles endossent l’andreia, le courage viril, ou toute autre forme de valeur masculine, cet héroïsme est nécessairement de courte durée et tout rentre alors dans l’ordre quand le moment de crise extrême, par exemple le risque de voir la disparition de la cité, prend fin. Les femmes reviennent à la maison et retrouvent un mode de vie approprié à leur sexe : le mariage, la procréation, la part prise à l’économie domestique – ce qui correspond d’ailleurs à la structure même de la comédie où la crise demande des mesures exceptionnelles, des transgressions avant le retour à un ordre. Ce moment de crise est par excellence, dans le modèle héroïque, incarné par la guerre. D’où aussi le jeu constant dans le corpus avec la métaphore martiale, sa possible appropriation par le personnel féminin (le nom même de Lysistrata en témoigne, mais aussi la volonté explicite de Mirandoline, elle aussi véritable chef d’état-major, de « vaincre, abattre et briser ces cœurs barbares et durs, ennemis de nous, les femmes » I, 9, p. 63) ou sa mise en échec lorsqu’elle revient aux personnages masculins (par exemple dans le cas de l’entreprise d’Arnolphe).
La notion d’héroïsme apparaît donc problématique si l’on envisage sa déclinaison possible dans une perspective genrée ; elle est cependant, en tous les cas, liée à un modèle d’héroïsme masculin en crise. Cela renvoie alors aux exemples analysés précédemment, comme lorsque Mirandoline se moque de la « force » et de la « virilité » réputée des hommes, mises en faillite dans son auberge (I, 15, p. 87). Inversement, ce sont bien les mêmes vertus viriles qui sont louées par le demi-chœur des femmes chez Aristophane, dans un passage qui mélange d’ailleurs les qualités propres aux femmes et aux hommes : « Je suis prête à tout entreprendre avec ces femmes pour l’amour du mérite : elles ont le talent naturel, elles ont la grâce, elles ont l’audace, elles ont la sagesse, elles ont le patriotisme uni à la prudence » (p. 55). Les pièces proposent donc bien une mise à distance et critique des modèles héroïques virils, poussés à la caricature chez certaines figures masculines et détournés par les figures féminines. Qu’on pense à la scène initiale de la lutte chez Shakespeare où la « brute » Charles, nouvel Hercule, se trouve aisément terrassée par le jeune blanc-bec (I, 2) ; au choix du travestissement viril de Rosalinde, dont il est expressément dit qu’il ne constitue qu’un faux-semblant qui dissimule, chez les hommes autant que les femmes, une faiblesse et lâcheté réelles (« Nous prendrons le dehors martial du fier-à-bras / Qu’adoptent bien d’autres poltrons réputés mâles, / Qui vous ont à l’esbroufe, mais ne sont qu’apparence ! », I, 3, p. 557) ; aux vieillards d’Aristophane qui certes brandissent des torches allumées, mais n’en restent pas moins de vieux hommes ; ou aux rodomontades du marquis de Forlipopoli, dont l’épée à la lame brisée à moitié constitue un symbole bien transparent (III, 17).
L’héroïsme n’est donc certes pas une notion neutre. Son codage est clairement genré. Un des enjeux du sujet est alors de voir la manière dont le corpus (re)produit et problématise l’articulation entre le modèle de la bipartition genrée et la construction d’un idéal héroïque, remettant en question, même si ce n’est que temporairement, le paradigme d’un héroïsme viril hégémonique qui serait la seule prérogative d’un sujet rationnel masculin, absolument maître de soi. À cet égard les pièces permettent une réflexion sur le déplacement des catégories et des frontières entre identités, sexes et genres, faisant de la comédie un espace de questionnements critiques et de reconfigurations possibles.
Ariane BAYLE (Université Jean Moulin – Lyon 3)
Anne Isabelle FRANÇOIS (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)
[Toutes les citations des œuvres renvoient aux éditions au programme.
NB : mise en ligne provisoire, sans mise en forme (gras, italique, etc.)
Les trois textes portant sur Aristophane, Molière, Shakespeare, ont été envoyés aux membres de la SFLGC en août 2013.]
Si Lysistrata, Rosalinde, Agnès et Mirandoline peuvent être considérées comme des héroïnes, à quel titre le sont-elles ?
Elles sont évidemment des « héroïnes » si l’on prend le substantif dans son sens fonctionnel de « protagoniste ». Dans ces comédies, les personnages féminins sont à l’initiative des actions, bien que le cas d’Agnès, qui fait réagir Arnolphe plus qu’elle n’agit elle-même dans la plus grande partie de la pièce, pose déjà problème.
De manière plus dynamique, ces protagonistes féminins entretiennent un rapport à « l’héroïsme », pris au sens axiologique du terme, si l’on veut bien considérer que le héros n’est pas forcément celui qui défend les valeurs dominantes d’une société mais aussi celui qui les conteste ou les remet en cause. En l’occurrence, l’action de plusieurs personnages féminins passe par une contestation des valeurs consensuelles d’une société patriarcale qui dicte aux femmes leur comportement, commande leurs gestes, leur vie sociale et intime, et plus largement leur destin.
On peut enfin interroger cette notion d’héroïsme en fonction d’une tradition littéraire, en observant comment les protagonistes s’emparent de codes comportementaux et linguistiques qui seraient ceux de l’épopée ou de la tragédie (Lysistrata, Comme il vous plaira), mimant une attitude « bravache » toute virile (Rosalinde endossant le rôle du fier-à-bras en I, 3), voire une forme d’insensibilité ou de rejets des codes de la féminité (Rosalinde, Mirandoline) ou révélant tout simplement un courage vertueux (Agnès, Rosalinde et Célia). Dans ces comédies, emprunter les codes de l’héroïsme permet aussi bien de célébrer la permanence de certains modèles culturels que de déconstruire une idée de la virilité. Nous reviendrons sur ce point à la fin de cette présentation.
Ce qui fait l’unité du corpus proposé n’est pas tant le problème spécifique de l’héroïsme féminin, de sa possibilité ou non, que celui de la représentation de la question féminine dans des pièces comiques. La centralité des personnages féminins dans ces quatre comédies est une invitation à s’interroger sur la construction des stéréotypes de genre, mais aussi sur la liberté de parole et d’action de ces personnages dans une société qui les contraint, et plus généralement sur la manière dont sont figurées les conditions de possibilité d’une émancipation, aussi anachronique soit-elle, eu égard au contexte de production des œuvres.
I. Le corpus
Nous avons fait le choix d’un corpus diachronique et d’éditions bilingues pour tous les textes étrangers – même si cela implique d’avoir retenu, en particulier pour Aristophane, une traduction un peu datée, souvent édulcorée, qui demande à être complétée par des traductions plus vivantes et précises.
1. Les pièces
Lysistrata (411 av. J.-C.) d’Aristophane est la comédie la plus explicitement politique du corpus. Elle met en scène non pas une femme mais une assemblée de femmes venues de toute la Grèce qui, lasses de voir les hommes faire la guerre et de n’être jamais entendues d’eux, décident de prendre en main les affaires de la cité par une forme de chantage. Elles organisent la grève du sexe et s’emparent du trésor de l’Acropole pour forcer les Athéniens et les Lacédémoniens à faire la paix. La comédie propose donc une solution inattendue dans un contexte politique tendu : accorder la parole à celles qui étaient tenues au silence (les femmes) et leur ouvrir un domaine exclusivement masculin, l’espace politique, symbolisé par l’Acropole, étroitement lié aux rituels sacrés. La pièce, qui résonne de manière très moderne, souligne en particulier le lien entre la libido et l’argent, réinvestis et déplacés dans le contexte de la guerre. Lysistrata met donc en évidence le rapport complexe entre nature et politique, entre le besoin sexuel et sa traduction dans le champ politique, sous la forme exacerbée qu’est la guerre, posant également d’emblée la question de l’obscénité du discours sur le corps féminin au théâtre, discours pris en charge ici par les personnages féminins eux-mêmes.
Comme il vous plaira (As You Like It, 1599) est une des comédies romanesques de Shakespeare à exploiter le thème du travestissement, cher à l’esthétique baroque, en réinvestissant ici la tradition pastorale. Sa protagoniste, Rosalinde, noble fille d’un duc banni, choisit de se travestir en garçon pour se libérer d’un joug politique ; elle se déguise donc d’abord pour des raisons de sécurité, de manière à fuir sans être exposée. Elle profite ensuite de ce changement d’identité pour apprendre à connaître Orlando, à l’aimer et se faire aimer de lui, jusqu’au moment où elle dévoile ses traits véritables. De manière plus large, la pièce donne à voir, outre cette initiation ou éducation amoureuse, la confrontation de toute une série de discours sur l’amour. Il s’agit, pour l’héroïne en particulier, de se dépouiller d’une identité aliénante pour gagner une liberté de parole et de ton, jusqu’à ce que le travestissement devienne une contrainte trop grande, empêchant l’expression véritable de son désir. Dans Comme il vous plaira, le travestissement opère donc à la fois comme protection et instrument de révélation et, dans cette transaction momentanée qu’est l’identification à un garçon, se conquiert une liberté nouvelle qui n’exclut pourtant pas le retour à la norme du mariage.
La question du mariage contraint est notamment posée dans L’École des femmes (créée en décembre 1662, publiée en 1663) de Molière. Au-delà du thème traditionnel de la peur du cocuage, dont Arnolphe est une incarnation nuancée, la comédie s’attache à montrer les étapes de la naissance et de la reconnaissance du désir amoureux féminin qui coïncide, dans le personnage d’Agnès, avec l’avènement de la liberté de parole et de l’intelligence. Même si Arnolphe est certainement, plus qu’Agnès, le personnage principal de la pièce, c’est bien de la jeune fille qu’il est toujours question, c’est elle qui obsède le discours du barbon comme du jeune blondin qu’est Horace. Six mois après la création de L’École des femmes, Molière fait paraître La Critique de l’École des femmes (juin 1663). Cette petite comédie en six scènes, bien qu’elle laisse habilement s’exprimer tous les points de vue sur la pièce, est l’occasion pour Molière de répondre à ses détracteurs et de rejeter les accusations d’immoralité, d’impiété et d’obscénité, tout en formulant les principes de sa poétique comique. Elle constitue un élément majeur de la polémique littéraire qu’on a appelée « la querelle de L’École des femmes ».
La Locandiera (1751) de Goldoni, enfin, place également la question du mariage et de la norme en son centre, autour d’un personnage, Mirandoline, qui utilise tous les atouts de la séduction féminine pour rendre amoureux un chevalier misogyne et venger l’affront fait à son sexe. C’est sans doute, au sein du corpus, la pièce qui aborde de la manière la plus explicite la question de l’autonomie économique des femmes et de la norme sociale, à travers le thème du choix dans le mariage. Le dénouement de la pièce est ici particulièrement problématique : la volte-face de Mirandoline, qui « se range » pour épouser son pâle valet Fabrice et affirme publiquement les vertus du conjugo, montre la difficulté à exprimer le désir d’émancipation, soulignant surtout la dimension conflictuelle du jeu de Mirandoline. La scène est ainsi traversée par des promesses impossibles de bonheur, étouffées en un monde régi par une dure distinction des rôles sociaux et par des valeurs que Mirandoline refuse de transgresser, après avoir conduit un jeu risqué où elle a néanmoins affirmé ce désir de transgression. Le discours même de Goldoni (en particulier la préface) a ici toute son importance – le dramaturge affirmant explicitement vouloir produire une fable vengeresse contre la rouerie des femmes, leur inconstance et leur cruauté – même si, au cours de la comédie, pouvoir, puissance et conscience semblent plutôt du côté féminin, mettant à mal la lâcheté et la vanité des hommes (et des aristocrates). Les ambiguïtés du comportement de Mirandoline doivent donc inviter à nuancer les déclarations moralistes de Goldoni.
2. Centralité des figures féminines
La centralité du personnage féminin se constate d’emblée, ne serait-ce que dans une approche purement « comptable ». Aristophane donne comme titre à sa pièce le nom de la figure principale féminine. C’est d’ailleurs la première fois dans son théâtre, et probablement dans la comédie attique, que le héros comique est une femme et c’est bien le point de vue des femmes qui prime dans la pièce. Comme il vous plaira met en scène quatre personnages féminins pour quinze rôles masculins. Un quart des répliques de la pièce revient à Rosalinde, ce qui constitue le pourcentage le plus élevé de tous les rôles féminins shakespeariens ; elle a de plus en charge l’épilogue, soulignant explicitement ce fait non conforme à la coutume (« ce n’est pas habituel de voir l’héroïne faire l’épilogue », p. 657). Le titre de Molière met également en avant les femmes, dans une pièce qui compte deux rôles féminins pour six personnages masculins. Il n’en reste pas moins que c’est aussi la comédie qui occupe un statut particulier au sein du corpus, par la rareté de la parole d’Agnès d’une part, et son peu de présence sur scène de l’autre – ce qui cependant ne restreint pas l’efficacité de cette parole féminine qui constitue un élément central de l’analyse. Goldoni enfin donne également comme titre à sa pièce le nom de son héroïne, confrontant trois figures féminines à six personnages masculins. C’est l’une des premières fois dans la comédie italienne que le rôle-titre est tenu par une femme – ce rôle étant de surcroît destiné à l’actrice traditionnellement en charge des rôles de servantes.
Ce corpus en diachronie, outre la centralité du ou des personnage(s) féminin(s), intéresse également par le fait qu’il est constitué d’œuvres « classiques » jouissant toutes d’une forme d’actualité qui les rendent facilement « actualisables » pour notre modernité. La question principale est ici celle du rapport aux normes : les figures féminines mises en scène sont-elles la reproduction ou la subversion des rapports de genre ? S’il n’est, bien entendu, jamais aisé de répondre à ce type de questions binaires, il est également nécessaire de prendre en compte les effets liés à la distance temporelle, les accentuations et interprétations spécifiques proposées par la réception contemporaine. Dans quelle mesure peut-on dire que la comédie cherche à représenter ce qui serait une parole féminine libre, et selon quelles modalités, le jeu étant l’occasion de donner à voir des tactiques qui permettent aux femmes d’énoncer leur désir, souvent contre mais aussi parfois avec les normes comportementales et les stéréotypes de leur temps ?
3. Actualité et actualisations
L’actualité du corpus se traduit en effet par des mises en scènes contemporaines nombreuses – les pièces sont toutes très régulièrement montées – ainsi que des adaptations qui sont un signe de la centralité des questions abordées. À cela s’ajoute une tendance marquée à faire entendre de nos jours des éléments qui n’étaient pas nécessairement présents dans les pièces d’origine, au risque du contresens assumé, en particulier un propos explicitement féministe. Si tant est que la parole féminine au théâtre est bien dotée d’un pouvoir d’émancipation – ce qui mérite une discussion dans le contexte du monde antique et des sociétés d’Ancien Régime –, on se demandera donc de quelle nature peut être cette émancipation représentée sur scène.
L’actualité, politique par exemple, va ainsi pousser à faire « parler ces pièces » dans un sens militant, ce qu’elles ne sont pas au départ. Cette tendance est sans conteste la plus nette dans le cas de la comédie d’Aristophane, dont le caractère très actuel ne cesse de s’imposer par le biais de mises en scène et d’adaptations ou par l’écho qu’il trouve dans certaines actions militantes. On peut songer à l’action d’une des lauréates du prix Nobel de la Paix en 2011 : Leymah Gbowee, militante pacifiste libérienne, a, en 2003, initié une grève du sexe pour protester contre l’absence des femmes aux négociations de paix entre l’autocrate déchu Charles Taylor et les chefs de guerre. Son appel fut suivi d’un succès qui obligea soldats et politiques à les impliquer dans les discussions. Le succès rencontré par cette manière d’exercer une pression a été imité depuis au Kenya en 2009 et se trouve aussi au cœur des films de Nadine Labaki (Et maintenant on va où ?, 2011) ou de Mai Zetterling (Les Filles, 1968). Prêter à Aristophane, ou tout du moins à sa comédie, un tel propos n’est cependant pas la seule option de lecture contemporaine comme le démontre la bande dessinée de Ralf König. Ce dernier choisit de faire ressortir un possible « sous-texte » homosexuel qui serait inhérent à la pièce, en particulier à partir de la fonction mentionnée de Clisthènes, ce personnage efféminé qui pourrait ou devrait, selon les hommes, prendre la place des femmes pour les soulager (« LE PRYTANE – À ce jeu-là nous sommes usés. Si bien que si on ne nous réconcilie promptement, il n’y a pas, il faut que Clisthènes y passe ! », p. 103). Cette éventualité devient réalité généralisée chez König, les hommes y prenant goût et les femmes s’y retrouvant de nouveau perdantes, dans la mesure où leur moyen de pression devient subitement inopérant.
4. Cohérence du corpus
Ce ne sont pas à proprement parler les jeux d’influence internes qui assurent la cohérence du corpus. Si Molière doit beaucoup aux pratiques de la commedia dell’arte, et que Goldoni, dans sa modernisation du théâtre italien, dit sa dette à l’égard de Molière – il s’appelle lui même l’« écolier de Molière » – on sait que le théâtre élisabéthain n’est pas influent en France au XVIIe siècle, et que la Comédie Ancienne représentée par Aristophane, même si elle est connue des humanistes et des poètes dramatiques de la Renaissance et de l’âge classique, n’est pas intégrée au canon littéraire dans la période qui nous occupe, et n’influence pas directement les pratiques dramaturgiques. En revanche, Shakespeare, Molière et Goldoni héritent d’intrigues léguées par la comédie latine (Plaute et Térence) – et avant eux par la Comédie Nouvelle de Ménandre –, de schémas actionnels, de types de personnages, repris par la comédie humaniste de la Renaissance et intensivement imités. La Comédie Nouvelle donne une place centrale au couple amoureux, privilégiant souvent l’entreprise du garçon pour obtenir la main de la jeune fille. L’intrigue est centrée sur la résistance de ce couple amoureux à l’oppression d’une société ancienne, sous la figure du père généralement, résistance qui se solde par la victoire des jeunes gens et par un mariage.
À ce titre, Lysistrata est clairement isolée dans notre corpus, puisqu’il ne s’agit pas d’une comédie du mariage, ni même du « remariage » : la conjugalité est une donnée de départ que l’on ne fait que retrouver dans le dénouement. Par ailleurs, Lysistrata, à la différence des autres protagonistes du corpus, n’est pas une héroïne nettement singularisée qui verrait son statut évoluer au fil de l’action : elle est la porte-parole de toutes les femmes de la Grèce. Elle parvient à modifier la situation politique en Grèce, mais reste fondamentalement la même.
La cohérence du corpus est donc avant tout assurée par un cadre générique défini, celui de la comédie, et par un type d’intrigue, ainsi que par l’articulation de « genre » (littéraire) et « gender ».
II. La comédie en tant que genre et la question féminine
1. Comédie et représentation des réalités socio-économiques
La comédie est, depuis ses origines, en prise avec les réalités sociales et politiques. « Imitation de la vie », « miroir de l’expérience, « image de la vérité », toute une tradition rhétorique, depuis l’antiquité latine (Cicéron, Donat), présente la comédie comme un genre dont l’ambition première est de proposer une imitation vraisemblable de la vie, en fonction de « types » humains, de caractères. Cette exigence mimétique est souvent présentée comme contradictoire avec la visée proprement comique de la comédie, le « faire rire ». Cette fonction de peinture sociale est particulièrement travaillée chez Molière et Goldoni. Le ridicule « Monsieur de la Souche » se montre incapable de s’adapter aux valeurs nouvelles de la société mondaine, dont Chrysalde se fait le porte-parole, et, dans La Critique de l’École des femmes, les différentes prises de positions en matière d’esthétique et de morale renvoient à différents types sociaux. Goldoni, plus encore, s’attache à peindre les transformations sociales de l’Italie contemporaine, en présentant une galerie de personnages masculins, du valet à l’aristocrate fortuné en passant par le noble désargenté, qui entretiennent tous un discours différent sur le travail et les vertus aristocratiques.
Dans ces comédies, les questions économiques occupent une place importante. La progression dramatique nous montre généralement des personnages se retrouvant dans des difficultés pratiques plus ou moins graves. C’est manifeste dans la pièce d’Aristophane qui aborde les problèmes politiques de la Cité selon les règles de la gestion domestique, de l’oikos. Dans la pièce de Shakespeare aussi, la crise politique initiale oblige les personnages exilés dans la forêt d’Ardenne à se confronter aux problèmes de la subsistance, à l’organisation matérielle d’une vie nouvelle, avant que ne se reconstitue une communauté, parachevée par les mariages et par la très opportune conversion du duc Frédéric à une vie d’ermite. Dans La Locandiera et L’École des Femmes, les difficultés sont de prime abord d’ordre amoureux, la rivalité de plusieurs hommes pour une même femme étant le moteur de l’action, mais l’argent et la puissance matérielle jouent également un rôle important : les cadeaux, et plus généralement la circulation des objets investis d’une charge affective, sont déterminants chez Goldoni ; dans la pièce de Molière, Arnolphe ne cesse de signaler la dépendance non seulement morale mais aussi économique dans laquelle la future épouse doit être tenue. Monsieur de la Souche est par ailleurs celui qui donne des subsides à Horace, celui qui tient littéralement les cordons de la bourse. Dans ces comédies, les enjeux privés renvoient donc souvent à des questions économiques et sociales plus vastes.
2. Structure de la comédie et émancipation
La question centrale est donc celle de la conquête d’une liberté, celle de l’émancipation. Il faut alors interroger la structure de la comédie, aussi conventionnelle soit-elle, se demander ce qu’elle permet, ce qu’elle programme. On peut considérer que toute comédie, indépendamment de la centralité du personnage féminin, fonctionne comme un dispositif émancipateur, qui suppose un processus d’exploration, de découverte du monde par le ou les protagonistes, jusqu’à la reconnaissance d’une identité nouvelle de soi au groupe, et de soi à soi. C’est l’idée développée par Northrop Frye au sujet des comédies de Shakespeare, mais qui vaut sans doute plus largement. La comédie est un genre qui, mieux qu’un autre, permet de réfléchir aux jeux sur les identités, à la succession des identités dans une existence, mais aussi aux changements d’identifications dans un même sujet.
Certaines caractéristiques structurelles de la comédie dessinent une trajectoire qui coïncide avec le processus d’émancipation du personnage féminin.
a) un processus d’apprentissage
Un processus d’apprentissage est à l’œuvre, que souligne la présence de couples de jeunes gens. Si la maturité de Mirandoline est soulignée à plusieurs reprises, les amoureux de L’École des femmes et de Comme il vous plaira se conforment à un modèle canonique. Le parallélisme entre les deux membres du couple jeune passe par des choix de construction scénique : ainsi dans l’exposition de Comme il vous plaira, le désœuvrement de Célia et Rosalinde (scène 2) fait écho à l’abrutissement et à la dépendance dont est victime Orlando (scène 1) ; ou par la structure énonciative : à l’acte V, scène 3 de L’École des femmes, Horace et Agnès fonctionnent comme des doubles, dans un duo élégiaque. À l’intérieur du couple, la jeune fille, plus encore que le jeune homme peut-être, est présentée comme le parangon du sujet qui « prend forme » : cire malléable qu’Arnolphe-Pygmalion entend modeler (L’École des femmes, v. 810, p. 85), esprits émoussés que l’humour (Comme il vous plaira, I, 2, l. 37-38, p. 539) et l’amour aiguisent (L’École des femmes, III, 4, v. 919, p. 91).
Cet apprentissage passe par une expérimentation qui permet de défaire des illusions, celles des autres comme les siennes propres. Dans la comédie grecque, c’est notamment une initiation à l’action politique qui attend les femmes grecques rejoignant Lysistrata. Mais le thème majeur dans les autres pièces est celui de l’éducation sentimentale, et parfois de l’éducation sexuelle. Dans la pièce de Shakespeare, il s’agit pour Orlando de se défaire des clichés pétrarquisants mais aussi, pour les deux protagonistes, d’engager une réflexion sur les risques de la conjugalité, méditation anticipée sur le temps qui passe et abîme le couple. Si pour Agnès, « l’amour est un grand maître » qui rend l’esprit plus agile, ses effets intellectuels sont précédés par la reconnaissance d’un trouble physique, Agnès parlant « des choses (…) dont la douceur [la] chatouille », qui « là-dedans remue certain je ne sais quoi, dont je suis toute émue » (II, 5, v. 561-564, p. 71). Dans la pièce de Goldoni, la découverte par le Chevalier du sentiment amoureux et de la violence de son désir physique est présentée comme un processus irrémédiable, menaçant, qui culmine dans les scènes où il frappe à la porte (acte III, scènes 13 à 16), obligeant Mirandoline à se retrancher.
b) un choix féminin
Il importe qu’au sein des expérimentations possibles, le schématisme propre à la comédie permette de mettre en valeur l’idée d’un choix féminin. Goldoni montre le choix qui s’offre à Mirandoline entre quatre « types » d’homme : le Comte, le Marquis, le Chevalier et Fabrice. Dans la pièce de Shakespeare, il s’agit de faire entendre plusieurs conceptions de l’amour : le rejet de la folie d’amour selon Jaques, la version matérialiste et grivoise représentée par Pierre de Touche avec Audrey ; la codification idéaliste artificielle qu’incarnent Phébé et Silvius ; la voie médiane, désirante mais lucide, que représenteraient Rosalinde et Orlando. La comédie ne cesse de désigner des voies, des options possibles.
Sans doute n’est-il pas anodin que le choix soit celui du personnage féminin. Le personnage féminin a souvent l’initiative de l’action, exprime son désir et donne une place centrale à la verbalisation de ce désir par l’emploi du « je ». C’est Lysistrata qui enjoint à chaque femme de retourner auprès de son mari ; c’est Rosalinde qui organise les mariages (V, 4, l. 19-25, p. 647) avant même qu’Hymen ne vienne les consacrer et qui dit à Orlando « je me donne à vous, je suis vôtre » (l. 99). C’est Agnès enfin, qui, parlant d’Horace, déclare simplement à Arnolphe « oui, je l’aime » (V, 4, v. 1520, p. 121), qui dit encore « je veux rester ici » (V, 9, v. 1726, p. 133). La question du choix demeure plus ambiguë dans le cas de Mirandoline, car si elle initie l’entreprise de séduction du Chevalier, c’est pourtant sous la contrainte, mise en danger par son propre jeu, qu’elle choisit Fabrice, se conformant finalement à la volonté du père.
c) la notion d’obstacle
La trajectoire qui mène à l’accomplissement de soi et à la réalisation du désir est entravée par un certain nombre d’obstacles. La notion d’obstacle est centrale dans la comédie comme dans la tragédie. Dans notre corpus, nous sont montrées des femmes qui, si elles ne cherchent pas la gloire héroïque en soi, sont du moins des femmes en résistance. Prise dans une situation exceptionnelle, leur attitude témoigne d’une forme de courage : c’est pour protéger leur vie que Rosalinde et Célia ont l’idée de la fuite et du travestissement ; quant à Lysistrata, elle proportionne l’action des femmes, la prise de l’Acropole et du trésor de guerre, à la gravité de la situation politique induite par la guerre. Les entraves à l’accomplissement de l’action des protagonistes sont généralement des figures d’autorité, des figures de pères, réels ou symboliques. L’absence des mères dans ces comédies est remarquable. Il n’y a, semble-t-il, pour la jeune fille pas de modèle féminin permettant de construire son identité, soit par imitation, soit par contestation. Prime le rêve d’un accomplissement de soi autonome. Cette absence des mères laisse par ailleurs le champ libre pour que se déploie un schéma œdipien père-fille exclusif, et donc problématique, qui, par contraste, fait ressortir les vertus de l’exogamie.
La résistance s’organise plus largement contre les personnages de l’anticomédie, qui d’ailleurs sont tous des hommes : un tyran comme le duc Frédéric, Jaques le malcontent, Arnolphe, le Chevalier Ripafratta également nommé « le Chevalier Sauvage » (III, 12, p. 241). Ces représentants de l’anticomédie sont souvent déterminés par leurs humeurs, et pour ainsi dire prisonniers d’elles. Ainsi du Chevalier chez Goldoni, dont le type comique vient, comme dans la tradition moliéresque, du trait dominant de son caractère et au sujet duquel Goldoni parle de « passione » (Teatro comico II, 3). Arnolphe ou Jaques sont aussi des personnages dont la caractérisation passe par le jeu des humeurs : la colère (bile jaune) pour Arnolphe ou la mélancolie (bile noire) pour Jaques.
d) ruses et stratagèmes
Les ruses et stratagèmes occupent une place de choix dans la tactique de résistance des protagonistes.
Le système des « objets efficaces » mériterait une analyse développée : chez Molière, la lettre jointe au grès qu’Agnès jette à Horace manquant de l’assommer ; chez Goldoni surtout, la série des cadeaux : boucles d’oreille, mouchoirs, flacon d’or autour desquels s’élaborent des stratégies complexes de séduction et de déception.
Une place importante est accordée dans notre corpus aux jeux de simulation, en particulier à la simulation des émotions, codées comme spécifiquement féminines : Myrrhine excite Cinésias par une attitude lascive en feignant de bien vouloir se prêter à un rapport sexuel et le frustre continûment ; Mirandoline simule un évanouissement, cherchant à faire céder le Chevalier (II, 17) ; inversement, si la syncope de Rosalinde-Ganymède devant Olivier n’est pas feinte, la protagoniste cherche pourtant à la faire passer pour telle (IV, 3). Ce thème de la simulation est important du point de vue de notre problématique, parce qu’il touche à la représentation des codes de la féminité (la fragilité nerveuse, la vulnérabilité). Ce sont des objets d’exploration d’autant plus complexes sur scène que, dans le théâtre grec et élisabéthain, les rôles féminins étaient tenus par des hommes ou des jeunes garçons. Se pose par ailleurs déjà la question de savoir si ce type de ruse, associé aux femmes dans une tradition misogyne ancienne, participe dans notre corpus de la construction d’un héroïsme spécifiquement féminin – nous y reviendrons plus loin.
Parmi les différentes tactiques de ruses, le travestissement occupe une place particulière. Il peut fonctionner comme une punition lorsqu’il est imposé à l’autre, comme c’est le cas dans la scène d’agôn où Lysistrata affuble le commissaire d’un voile féminin : l’effémination du personnage coïncide alors avec son humiliation. Mais lorsque, dans l’univers de la fiction, le travestissement est censé être impénétrable, comme celui de Rosalinde en Ganymède, il produit aussi un trouble sur le spectateur, d’autant plus que ce sont des adolescents qui jouent les rôles féminins sur la scène élisabéthaine. Il y a un certain vertige à voir un jeune homme jouer une femme, qui prétend être un homme demandant à ce qu’on lui parle comme à une femme. Le travestissement de l’acteur n’est pas une spécificité de la comédie antique et élisabéthaine, puisque dans la troupe originelle de Molière un homme jouait les personnages de vieilles femmes : ainsi le rôle de Georgette pouvait être tenu par Louis Béjart, qui interpréta aussi, travesti, le personnage de Madame Pernelle dans Tartuffe.
e) les dénouements
Le dénouement de ces comédies vient-il nécessairement couronner la dynamique d’émancipation enclenchée ? Dans chaque cas, il est difficile d’en faire une lecture univoque. Le dénouement de Lysistrata semble assez contraire à une logique d’émancipation. On assiste en effet à une conciliation forcée, plus qu’à une paix véritable, le corps nu de Conciliation (Diallagè), détaillé par le regard masculin, étant toujours plus ou moins menacé de division, de dissémination. De plus, la fin de la comédie voit la réunion des maris et des femmes, le retour à un ordre originel qui n’a été que momentanément perturbé.
Un mariage vient clore les trois autres pièces. Le mariage est-il le signe du retour à un ordre ancien, celui des pères, ou au contraire, l’avènement d’une société nouvelle ? C’est sans doute cette dernière interprétation qui prévaut dans l’optique de Shakespeare et Molière. Le mariage, auquel consentent les pères, est le cadre socialement acceptable qui autorise la réalisation du désir et de la sexualité. Il permet et contrôle tout à la fois. Mais on est aussi en droit de considérer que ces dénouements constituent une fermeture peut-être un peu brutale, après l’ouverture du jeu amoureux. Ainsi en est-il de la fin de La Locandiera : le mariage correspond à la fermeture des possibles entrevus pendant la pièce. La comédie devrait alors se lire comme un moment de fiction éphémère où le désir s’installe sur scène.
Même si les dénouements font allégeance à un ordre établi, le temps de la pièce donne libre cours aux fantasmes, désirs, et transgressions, propices aux renversements des valeurs, à l’interrogation des hiérarchies et des mécanismes d’oppression. La comédie, qui offre à la figure féminine la possibilité d’agir d’une façon non conforme à son rôle social, de se révolter par différents modes de détournement contre le statut passif que lui assignent les arts et la société, constitue ainsi un espace de relecture critique de la culture dominante.
III. Constructions et déconstructions des représentations de genre
En plaçant en leur centre la question des interactions sociales et des relations amoureuses ou conjugales, les comédies étudiées mettent en place des processus de dénudation de ces mécanismes ainsi que des phénomènes de déstabilisation, problématisant en particulier la construction sociale et culturelle de la bipartition. Dans la mesure où les attributs du masculin et du féminin sont le fruit d’interprétations et de projections culturellement situées, le jeu des possibles mis en place par la structure de la comédie offre – pour la durée du spectacle tout du moins – le temps à des effets de décentrement, de changement de regard, voire d’incohérence.
1. Travestissement et performativité du genre
Le travestissement est précisément un des procédés qui permettent de « donner du jeu » et de faire momentanément bouger les lignes. Il donne au personnage féminin la possibilité d’accéder au pouvoir, devient un outil de connaissance du masculin et du féminin lui-même, permet de jeter un trouble dans le genre des personnages, dans leurs désirs et la norme sociale. Le théâtre devient alors ce lieu utopique où les genres s’émancipent de la norme, où le travestissement acquiert une force transgressive inégalée, tant sur le plan politique que sur les plans sociaux et érotiques, offrant au spectateur le moyen de modifier son regard sur les rapports de domination et de désir. Le déguisement correspond ainsi à un principe de liberté qui permet à la figure féminine, en particulier à la jeune fille, de parler et de se comporter d’une façon non conforme à son rôle, d’agir d’une manière qui lui serait inaccessible en tant qu’individu féminin, de bénéficier des privilèges accordés aux hommes dans une société patriarcale.
L’espace de jeu se double, par le biais du travestissement, d’un principe de théâtralisation des corps et des rôles, de grossissement et de soulignement des traits genrés, qui exhibe également la dimension problématique, parce que construite, de leur incarnation. Cela est d’autant plus vrai que Shakespeare, lorsqu’il crée ses personnages féminins, le fait en ayant conscience de la nécessité de construire une féminité surdéterminée, venant suppléer ce que la mise en scène ne peut montrer, c’est-à-dire l’illusion d’un personnage féminin en dépit de l’acteur masculin travesti faisant face au public. D’où non seulement le recours fréquent à des postiches, artifices, déguisements, etc., mais aussi l’idée de l’exposition de corps genrés, la mise en scène de traits distinctifs marqués comme masculin ou féminin qui reposent sur la perception, la reconnaissance et l’acceptation de codes partagés.
On rejoint ici certaines des analyses de Judith Butler, celles développées notamment dans Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (1990. Trad. française 2005). À rebours d’un modèle essentialiste posant le principe d’un individu assigné à résidence par son appartenance à un groupe, qu’il soit sexué, ethnique ou social, Butler propose une théorie du genre comme forme symbolique d’action publique, dont la récurrence exprime la reconnaissance. Elle base en particulier ses analyses sur les drag queens, cas exemplaires de surcodification de la féminité, incarnations théâtrales d’un idéal de féminité poussé à l’excès (talons vertigineux, cils démesurés, etc.), imitations d’un fantasme plus que de la réalité, toujours sur le fil de la caricature. La métaphore théâtrale, liée à la notion de performance, exprime ici le caractère instable et provisoire du genre, série de ses apparitions plutôt qu’expression d’un noyau unique, sans pour autant nier la matérialité des corps ni les modes contradictoires selon lesquels les individus habitent leur genre.
2. Diversité des personnages féminins et masculins
La variété des figures féminines et masculines à l’intérieur des pièces permet également une confrontation de modèles – dispositif qui est en soi essentiel au fonctionnement de la structure comique. L’éventail de situations et de caractères met en place un système de personnages et de valeurs, rendu signifiant par un principe d’exemplification sérielle. La galerie des rôles s’organise selon des effets de symétrie et de contrastes, dont nombre sont du reste usuels à la comédie.
Le jeu de confrontations et la stratégie de diversification se retrouvent ainsi chez Goldoni avec l’arrivée des deux comédiennes, la pièce opérant d’ailleurs une différenciation au sein même de ce duo (avec l’opposition entre une Hortense plus expérimentée et douée que la débutante Déjanire, qui éprouve plus de mal à tenir son rôle). Même principe de variété au sein des personnages féminins chez Shakespeare, entre les deux cousines d’une part, mais aussi par la confrontation des deux jeunes filles nobles, elles-mêmes déjà différenciées par leur statut et leur caractère (Rosalinde, Célia), avec les figures féminines de la forêt (Audrey, Phébé). Aristophane multiplie les personnages de femmes dans sa comédie, avec un jeu supplémentaire entre paroles individuelles (Lysistrata, Cléonice, Myrrhine, Lampito) et paroles collectives (en particulier le chœur des vieilles femmes). Une fois l’Acropole occupée par Lysistrata et ses alliées, il est possible de montrer la diversité des comportements et les déterminations variables des unes et des autres, comme par exemple, la tentative d’une femme de s’échapper en simulant une grossesse (p. 71).
La comédie de Molière constitue ici une exception notable : Agnès y est en effet radicalement seule, isolée au sein d’un dispositif d’ensemble qui la confronte avant tout aux figures masculines et où elle ne peut pas non plus compter, comme dans d’autres comédies, sur une figure adjuvante ingénieuse. La jeune fille est, dans la pièce, privée de tout appui ; Georgette, double d’Alain, est exclusivement la « servante d’Arnolphe », comme le précise bien la liste des personnages (p. 38), ce que la pièce ne fera que confirmer.
On retrouve par ailleurs ce principe de démarcation et les jeux de contrastes au sein du personnel masculin des pièces. Ici aussi certains effets de construction sont habituels à la structure de la comédie – ainsi de l’opposition entre le vieillard autoritaire et avare (senex) et le jeune homme sociable et dépensier que Molière retravaille classiquement avec Arnolphe et Horace. Comme dans le cas des personnages féminins, on retrouve la même différenciation entre des figures masculines individualisées et des figures masculines collectives chez Aristophane, ou entre les deux jeunes nobles (Orlando et Olivier étant frères) et les jeunes paysans (Silvius, Guillaume) chez Shakespeare, avec la présence supplémentaire des figures paternelles (l’ancien duc, le duc Frédéric, Adam) face à la jeune génération. Goldoni enfin introduit ce principe de variation avec le trio de prétendants de Mirandoline, précisément caractérisés et contrastés – le Chevalier « sauvage » (p. 241) de Ripafratta, le Comte « nouveau riche » d’Albafiorita, le Marquis de Forlipopoli, caricature des préjugés du noble désargenté –, auxquels il faut ajouter la figure du prétendant « officiel », Fabrice, dont le valet du Chevalier, transi et prêt à servir Mirandoline « comme un petit chien » (II, 1, p. 129), est une modulation.
3. La place des obscénités
La présence de mots grossiers et grivois, de sous-entendus sexuels ainsi que la promotion des réalités corporelles, sexuelles ou scatologiques n’est en soi pas surprenante dans un corpus de comédies. La mise en scène de la sexualité participe par ailleurs pleinement de l’exhibition du statut construit du genre tout comme l’obscène permet de saisir sur scène ce qui trouble véritablement les identités. Si ces éléments sont omniprésents chez Aristophane et Shakespeare, inhérents à leur écriture, attendus par le public, ils ne sont pas pour autant absents des pièces de Molière et de Goldoni. Ce comique du bas corporel, bien que plus « policé » du fait des impératifs liés aux convenances et bienséances – en particulier dans le contexte français –, n’a pas échappé à leurs contemporains ; il se trouve ainsi au cœur de la querelle de L’École des femmes. Les controverses dont la Critique se fait l’écho, notamment à la scène 3, prennent pour objet, les « ordures » et « saletés » (p. 151) de la comédie, qu’il s’agisse des équivoques sexuelles ponctuelles (« les enfants par l’oreille », la « tarte à la crème », le « potage », respectivement acte I, scène 1, v. 164 et v. 99, acte II, scène 3, v. 432-436) ou de la fameuse scène du le (II, 5).
Ce qui est plus intéressant ici, c’est le fait que ces éléments, plus ou moins développés selon les pièces, participent pleinement à l’émancipation des personnages féminins, deviennent un pan constitutif de leur liberté de parole. Nombre de figures féminines prennent en effet en charge ces équivoques, sous-entendus, crudités. C’est le cas des personnages d’Aristophane ou des deux cousines chez Shakespeare. Il faut d’ailleurs noter que c’est surtout Célia qui, dès le début de la pièce, se lance consciemment dans ces jeux de mots, explicitant et démasquant les équivoques obscènes présentes dans les situations et les paroles : par exemple, acte I, scène 2, avec le jeu sur tale (conte) et tail (queue) (p. 542/543), ou, au début de la scène suivante, avec la mention de la « culbute » (p. 551) qui ne renvoie pas seulement au spectacle de lutte qui vient d’avoir lieu. Si, dans le cas d’Agnès, il ne s’agit pas d’un jeu conscient, le discours n’en véhicule pas moins de telles images érotiques, qui fonctionnent plutôt sur le mode de l’allusion, mettant justement ces images dans la tête du spectateur. C’est d’ailleurs l’argument principal de Climène dans La Critique, qu’Uranie a beau jeu de réfuter en renvoyant la faute à l’esprit « mal placé », au « mauvais esprit » du spectateur, ou de la spectatrice (« Je regarde les choses du côté qu’on me les montre ; et ne les tourne point, pour y chercher ce qu’il ne faut pas voir. […] Si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure », scène 3, p. 152-153) – Molière s’amusant manifestement une nouvelle fois en employant des tournures qui peuvent elles aussi prêter à équivoque.
4. Les stéréotypes de genre et leur mise en question
a) codes galants et langage amoureux
Un premier élément mis à distance, et explicitement problématisé, est celui qui touche à la galanterie et au langage amoureux, central à la codification des rapports entre les sexes. Les pièces mettent en scène une forme d’ironie marquée face à ces conventions dont les hommes sont bien souvent les initiateurs – que ce soit pour les mettre en œuvre aveuglément, les appliquer sans discernement (comme le montre le pétrarquisme forcené d’Orlando), ou au contraire les rejeter radicalement du fait de leur ridicule (d’où les manières abrasives du Chevalier « sauvage », refusant explicitement les codes de galanterie mensongers).
Shakespeare et Molière démarquent ces codes de galanterie formalisés par la tradition littéraire, pastorale et précieuse en particulier, là aussi pour les tenir à (bonne) distance. Il est entendu que la littéralisation des métaphores constitue une des sources du comique, mais elle touche ici en particulier à l’usage de ces images et du langage fleuri dont le texte souligne l’artificialité. On le voit avec les réactions naïves d’Agnès ou d’Audrey : Agnès prend au pied de la lettre l’image tout à fait conventionnelle, et même banale, du cœur blessé d’Horace par les yeux de la belle (II, 5) ; Audrey interprète également littéralement les répliques bouffonnes et scabreuses de Pierre de Touche (III, 3). C’est aussi le cas, de manière consciente, chez Rosalinde qui, dans la correction qu’elle opère du langage amoureux d’Orlando, démystifie bon nombre de paroles vaines sinon de « mensonges » : « il est arrivé que des hommes meurent et les vers les ont mangés, mais ce n’était pas par amour » (IV, 1, p. 621, l. 78-79). Shakespeare joue du reste avec la tradition pastorale dans son ensemble, la forêt d’Ardenne n’apparaissant jamais univoquement comme un univers utopique ou idyllique. On y retrouve donc les mécanismes de déconstruction de clichés, démasquant les figures du pastoralisme comme des faux-semblants : à travers la « bêtise » de la chevrière qui ne sait pas « ce que c’est “poétique” » (III, 3, p. 603), la description des conditions dures, ingrates et salissantes du métier de berger par Corin (III, 2) ou le ridicule de Silvius « martyrisé » par Phébé, conformes à l’image figée que la tradition pastorale offre des bergers et des bergères.
b) la « nature » féminine
Le deuxième terrain au sein duquel s’opère cette déconstruction est celui de la « nature » féminine, explicitement problématisée dans les pièces – comme notion d’ensemble et dans ses traits constitutifs (inconstance, vulnérabilité, émotivité, etc.) –, même si la frontière est parfois mince entre la dénonciation du stéréotype et son renforcement. Il est d’ailleurs frappant de noter à quel point le poids des singularités nationales ou historiques est ici peu pertinent : c’est bien de la même « essence » (féminine ou masculine du reste) qu’il s’agit au sein du corpus, cette essentialisation et naturalisation se maintenant avec une grande stabilité.
C’est de cette « nature » féminine que les protagonistes sont censées tirer l’essentiel de leur prestige ainsi que leurs armes les plus redoutables. Goldoni critique explicitement cette nature dans sa préface, s’en prenant aux « Sirènes enchanteresses » (p. 25) qui entendent soumettre les hommes par des ruses et artifices propres à leur sexe. À la fin du deuxième acte (scène 17), Mirandoline, versant d’abord de chaudes larmes (de comédie), feint ensuite de s’évanouir, la ruse étant démasquée comme telle à la fin de la scène lorsque la jeune femme, momentanément seule, y théorise cette carte maîtresse : « Nombreuses sont les armes avec lesquelles nous pouvons triompher des hommes. Mais quand ils s’acharnent à résister, le coup assuré que nous avons en réserve, c’est l’évanouissement » (p. 199). Ce sont de même des attributs, accessoires et armes typiquement féminins, spécifiquement érotiques, qui sont mis à profit par les figures d’Aristophane. Lysistrata les expose d’emblée à l’assemblée des femmes : « c’est précisément là ce qui nous sauvera, j’espère, les petites tuniques safranées, les essences, les péribarides, l’orcanette, les chemisettes transparentes » (p. 9). Elle reprend ces instructions avec Myrrhine pour dresser une stratégie dont l’efficacité sera immédiatement montrée sur scène lors de la longue scène entre Myrrhine et Cinésias : « À toi maintenant de le tenir sur le gril et de le tourner, de l’enjôler, de l’aimer et de ne pas l’aimer, de tout lui accorder, hormis… » (p. 79).
Si cette « nature » offre aux figures féminines un arsenal redoutable, elle est cependant aussi ce qui peut à tout moment « trahir » le personnage féminin. Mirandoline, incapable de se maîtriser totalement, est ainsi obligée, à la fin de la pièce, de se réfugier auprès de Fabrice, son jeu l’ayant entraînée trop loin (« Ce genre de petits jeux-là, je ne m’y livrerai jamais plus », III, 20, p. 277). Rosalinde, déguisée en Ganymède, montre des réactions qui ne sont pas en conformité avec son déguisement et sa « nature » supposément masculine, le travestissement ne dissimulant toujours qu’imparfaitement les « peurs de femme » qu’elle a « au cœur » (I, 3, p. 555). Épuisée, perdue dans la forêt, elle affirme avoir presque « envie de déshonorer [son] habit de garçon et de pleurer comme une fille » (II, 4, p. 565. Voir aussi III, 4 : « les larmes sont indignes d’un homme », p. 607). C’est encore plus net à l’acte IV, scène 3, lorsque son évanouissement (non feint) dévoile là aussi sa fondamentale nature féminine – ce qu’Olivier souligne d’ailleurs : « Vous, un homme ? Vous n’avez pas un cœur d’homme ! » (p. 635).
La dimension essentialiste, bien que problématisée, est donc indéniable au sein du corpus. Bien que permettant du jeu (mais jusqu’où ?), elle reste au fondement des discours tout en révélant la conscience de l’artifice et une certaine distance face à ces constructions culturelles. C’est en particulier l’exagération de certains traits qui le démontre, le fait de pousser ce principe de nature à l’excès. L’exemple le plus net de ce procédé est le moment où Rosalinde-Ganymède fait à Orlando le portrait de l’inconstance féminine (III, 2, p. 601, l. 335-345), tableau outré, à la charge assumée – qui provoque d’ailleurs la réaction indignée de Célia, reprochant à sa cousine d’avoir diffamé son propre sexe – et qui montre bien la conscience du stéréotype. C’est évidemment aussi ce qu’on retrouve dans les multiples tableaux de l’inconstance et faiblesse féminines, qu’il convient donc d’éduquer et d’encadrer comme il faut, dans la bouche d’Arnolphe.
c) représentations du masculin et du viril
S’intéresser à la question des représentations des identités féminines demande également de se concentrer sur l’idée des interactions entre les genres et donc de voir en quoi les catégories du masculin et du viril autant que celles du féminin sont retravaillées dans les pièces. Mettre en question l’un a en effet nécessairement, et dialectiquement, des incidences sur l’autre. On ne peut donc toucher à la représentation du féminin sans également problématiser l’identité masculine (dominante), en particulier par le détournement des symboles du pouvoir masculin.
Aristophane met ainsi en scène des personnages masculins – les vieillards conservateurs du chœur aussi bien que les figures individualisées comme Cinésias ou le Commissaire du peuple – qui apparaissent comme faibles en même temps que comme des caricatures de virilité, assouvissant leurs besoins sexuels plus que leur réel désir de paix à la fin de la pièce. Cela passe aussi par la parodie des rituels sacrés (sacrifice et oracle) pratiquée par les femmes, qui utilisent le casque d’Athéna pour simuler une grossesse ou s’en servir comme soupière. Mirandoline raille explicitement les prétentions, qualités et vertus masculines, la prétendue « force » et « virilité » (I, 15, p. 87) des hommes, et le Chevalier de Ripafratta, réduit à la merci de la jeune femme, apparaît singulièrement dévirilisé. La seule décision « virile » qu’il est en mesure de prendre dans la pièce est ainsi la fuite (II, 14, p. 191 : « Je veux partir. Demain je pars. […] Oui, prenons une décision virile »).
Horace incarne certes une jeunesse virile, saine, entreprenante, la pièce montrant son sens de l’initiative pour accéder au cœur d’Agnès. Mais c’est pourtant lui qui ne cesse d’être blessé au cours de l’intrigue. On le voit prendre coup sur coup : la porte fermée à son nez par Georgette et Alain, le grès jeté par la fenêtre d’Agnès (III, 4), les coups et la chute de l’échelle (V, 1). Rosalinde s’accoutre à l’ouverture de la pièce d’un travestissement qui constitue explicitement une caricature de posture masculine, avec un redoublement des attributs virils : « …que je m’équipe en tout à la façon d’un homme / Un coutelas valeureux attaché à ma cuisse, / Au poing l’épieu de sanglier » (I, 3, p. 555, l. 108-109). Les deux frères Du Bois portent des prénoms qui évoquent nécessairement des modèles avérés de vertus viriles, mais qui sont là aussi mis à distance, par exemple lorsque Célia se moque, dans un passage surdéterminé par le terme « brave » associé explicitement à l’identité masculine et qui détourne l’imagerie héroïque, de la prétendue valeur du « sexe fort » qui en perd même sa lance, attribut viril par excellence : « that’s a brave man. He writes brave verses, speaks brave words, swears brave oaths, and breaks them bravely, quite traverse, athwart the heart of his lover, as a puny tilter that spurs his horse but on one side breaks his staff, like a noble goose » (III, 4, p. 608 ; la traduction est pour ce passage peu heureuse).
d) l’héroïsme
Ce travail sur les représentations et leur (dé)construction permet enfin de revenir sur la question de l’héroïsme, mis en crise dans le corpus. La notion, clairement genrée, participe du travail de problématisation du masculin et du féminin entrepris par les pièces, puisqu’elle revient aussi à mettre en question ce que l’on entend par virilité, ainsi que le rapport au modèle héroïque et tragique – qu’on voit déjà avec le choix de certains noms : Horace, Orlando (Roland) et Olivier. La catégorie de l’héroïsme est en effet clairement marquée comme une prérogative masculine au sein de constructions sociales, contingentes, historiquement datées qui reflètent avant tout la société qui les a créées.
Notre sujet entend donc questionner le principe d’une fabrique d’héroïnes, mais où la notion, construction symbolique et idéologique, ne va pas de soi. Qu’est-ce en effet qu’une héroïne ? Est-ce un simple féminin accolé au héros, décalque de valeurs et de vertus purement masculines ? Ou est-ce au contraire une figure dotée de qualités particulières, étrangères à leurs pendants masculins ? Pour le dire autrement : l’héroïne emprunte-t-elle au registre masculin ou est-elle caractérisée par des ressources spécifiquement féminines ? Ce qui revient aussi à rejouer le débat autour des conceptions essentialistes ou différentialistes des identités de genre, avec l’idée de vertus qu’on attend d’un sexe plutôt que de l’autre et des conséquences en termes de représentations qui sont immédiatement sensibles. La première option, l’héroïne comme incarnation de vertus purement masculines, a nécessairement comme corollaire la virilisation des personnages féminins, avec les figures attendues de la virago ou des Amazones. D’où aussi le caractère exceptionnel de l’exploit féminin, à la fois célébré et redouté, parce qu’il doit s’accomplir au prix d’une transgression des comportements identifiés comme relevant de la « nature » féminine.
La question est d’autant plus complexe que la notion d’héroïsme est davantage liée à la tragédie et aux genres élevés qu’à la comédie. Cela demande donc également d’intégrer à l’analyse les différents niveaux de jeux intertextuels présents dans le corpus. Chez Aristophane, ce rabaissement parodique des genres nobles et rivaux (épopée, poésie lyrique, tragédie) est systématique, les échos aux structures et vers tragiques ou épiques, par exemple dans les répliques de Cinésias, exprimant également la mise à distance du modèle héroïque. On trouve le même type de détournements de lamentations et sorties tragiques chez Shakespeare (reprenant la figure d’Ajax) et Molière (Arnolphe parodiant des vers de la fureur d’Hérode dans La Mariane de Tristan L’Hermite en V, 4). Citons encore l’exemple du récit que fait Olivier de l’exploit d’Orlando terrassant une bête sauvage (IV, 3), exploit en tout point digne d’un héros, hormis qu’il aboutit à l’évanouissement bien peu héroïque, marqué même comme réaction féminine, du jeune homme (« Soudain, il défaillit / Et, défaillant, sa voix appelait Rosalinde », p. 635).
Si l’idée est que les femmes sont « héroïques » quand elles endossent l’andreia, le courage viril, ou toute autre forme de valeur masculine, cet héroïsme est nécessairement de courte durée et tout rentre alors dans l’ordre quand le moment de crise extrême, par exemple le risque de voir la disparition de la cité, prend fin. Les femmes reviennent à la maison et retrouvent un mode de vie approprié à leur sexe : le mariage, la procréation, la part prise à l’économie domestique – ce qui correspond d’ailleurs à la structure même de la comédie où la crise demande des mesures exceptionnelles, des transgressions avant le retour à un ordre. Ce moment de crise est par excellence, dans le modèle héroïque, incarné par la guerre. D’où aussi le jeu constant dans le corpus avec la métaphore martiale, sa possible appropriation par le personnel féminin (le nom même de Lysistrata en témoigne, mais aussi la volonté explicite de Mirandoline, elle aussi véritable chef d’état-major, de « vaincre, abattre et briser ces cœurs barbares et durs, ennemis de nous, les femmes » I, 9, p. 63) ou sa mise en échec lorsqu’elle revient aux personnages masculins (par exemple dans le cas de l’entreprise d’Arnolphe).
La notion d’héroïsme apparaît donc problématique si l’on envisage sa déclinaison possible dans une perspective genrée ; elle est cependant, en tous les cas, liée à un modèle d’héroïsme masculin en crise. Cela renvoie alors aux exemples analysés précédemment, comme lorsque Mirandoline se moque de la « force » et de la « virilité » réputée des hommes, mises en faillite dans son auberge (I, 15, p. 87). Inversement, ce sont bien les mêmes vertus viriles qui sont louées par le demi-chœur des femmes chez Aristophane, dans un passage qui mélange d’ailleurs les qualités propres aux femmes et aux hommes : « Je suis prête à tout entreprendre avec ces femmes pour l’amour du mérite : elles ont le talent naturel, elles ont la grâce, elles ont l’audace, elles ont la sagesse, elles ont le patriotisme uni à la prudence » (p. 55). Les pièces proposent donc bien une mise à distance et critique des modèles héroïques virils, poussés à la caricature chez certaines figures masculines et détournés par les figures féminines. Qu’on pense à la scène initiale de la lutte chez Shakespeare où la « brute » Charles, nouvel Hercule, se trouve aisément terrassée par le jeune blanc-bec (I, 2) ; au choix du travestissement viril de Rosalinde, dont il est expressément dit qu’il ne constitue qu’un faux-semblant qui dissimule, chez les hommes autant que les femmes, une faiblesse et lâcheté réelles (« Nous prendrons le dehors martial du fier-à-bras / Qu’adoptent bien d’autres poltrons réputés mâles, / Qui vous ont à l’esbroufe, mais ne sont qu’apparence ! », I, 3, p. 557) ; aux vieillards d’Aristophane qui certes brandissent des torches allumées, mais n’en restent pas moins de vieux hommes ; ou aux rodomontades du marquis de Forlipopoli, dont l’épée à la lame brisée à moitié constitue un symbole bien transparent (III, 17).
L’héroïsme n’est donc certes pas une notion neutre. Son codage est clairement genré. Un des enjeux du sujet est alors de voir la manière dont le corpus (re)produit et problématise l’articulation entre le modèle de la bipartition genrée et la construction d’un idéal héroïque, remettant en question, même si ce n’est que temporairement, le paradigme d’un héroïsme viril hégémonique qui serait la seule prérogative d’un sujet rationnel masculin, absolument maître de soi. À cet égard les pièces permettent une réflexion sur le déplacement des catégories et des frontières entre identités, sexes et genres, faisant de la comédie un espace de questionnements critiques et de reconfigurations possibles.