appel
Politique et poétique de la colère dans les littératures africaines
Appel à communications pour une Journée d'Étude de l’APELA (Association pour l'étude des littératures africaines)
Organisée à l’Université de Lille par Marie Bulté (ALITHILA, SémaFores, U. de Lille) et Cédric Courtois (CECILLE, U. de Lille)
8 Octobre 2026
« Revendiquer, faire entendre sa colère dans l’espace public, c’était encore reconnaître que l’on entretenait avec les autres une relation, même viciée ». Tel est l’amer constat que l’on peut lire dans la fresque afrofuturiste de la Franco-Camerounaise Léonora Miano, Rouge Impératrice (2019), qui orchestre un renversement des rapports de force entre Africain·e·s et Européen·ne·s, entre les ancien·ne·s colonisé·e·s et les ancien·ne·s colonisateur·rice·s. Si ces dernier·e·s n’ont même plus la force d’exprimer leur colère, réduit·e·s qu’iels sont à des « Sinistrés » privé·e·s de tout pouvoir, c’est le paradigme même de la littérature occidentale qui s’effondre avec elleux. La littérature occidentale naît en effet sous le patronage funeste de la colère : « Chante, ô Muse, la colère d’Achille fils de Pélée, colère funeste qui causa tant de malheurs aux Grecs, qui, avant le temps, précipita dans les Enfers les âmes courageuses d’une foule de héros, et rendit leurs corps la proie des chiens et des vautours. Ainsi s’accomplit la volonté de Jupiter, du jour où de tristes discordes divisèrent Agamemnon, roi des hommes, et le divin Achille ». L’Iliade, première œuvre littéraire de l’Occident,commence par la colère d’Achille et se clôt avec elle, la colère est donc son unique sujet.
Qu’en est-il alors pour les œuvres africaines, du moins pour celles qui naissent explicitement en regard, en contestation et en dissidence d’un autre patronage funeste, celui de la colonisation européenne ? En invoquant toujours Rouge Impératrice, on peut y lire l’état d’esprit du personnage Igazi : « Igazi trouvait cela bel et bon, mais de son côté, il y avait aussi la colère, la haine même, le besoin de mettre le Continent une fois pour toutes à l’abri des envahisseurs ».
La colère apparaît comme un élément fondamental qui traverse les âges : elle est présente dans les littératures africaines à la fois lors de la période coloniale, à l’ère des indépendances, elle nourrit désormais toute perspective décoloniale. Pensons à ce titre à l’écrivain et réalisateur sénégalais Ousmane Sembène dont la création littéraire et cinématographique est pétrie d’une rage d’exprimer son militantisme anticolonialiste. Prenant comme point de départ la grève des cheminots du Dakar-Niger de 1947, le roman Les Bouts de bois de Dieu (1960) exprime puissamment, tout au long de la diégèse, la colère des colonisé·e·s contre les colonisateur·rice·s qui les subalternisent : « Les cris de rage, de colère, de douleur, faisaient une seule clameur qui montait dans le ciel du matin ». La colère peut s’avérer un moteur puissant, qui engendre la révolte, et pousse à prendre la plume. Ainsi en va-t-il également de la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie qui déclare, à propos de l’écriture de son deuxième roman, Half of a Yellow Sun (2006), portant sur la guerre civile opposant le Biafra au Nigéria (1967-1970), que « les legs brutaux du colonialisme [la] mettent en colère » et qu’elle « enrage » face à « l’idée que l’égoïsme et l’indifférence ont conduit à la mort inutile d’hommes, de femmes et d’enfants » (nous traduisons). Chez Adichie, comme chez Sembène, la colère incarne un point de départ politique qui mène à la création littéraire.
La colère, au sens moderne « d’état affectif violent » (Dictionnaire historique de la langue française), peut se manifester aussi bien comme une « réaction physique » que « psychique » (Trésor de la langue française). Elle met en mouvement, elle crée un espace de transgression permettant de s’élever contre un monde vécu comme dysfonctionnel, ce qui est précisément à l’œuvre dans No Time Like the Present (2012) de la Sud-Africaine Nadine Gordimer. La colère—et peut-être, plus précisément, ce que le penseur décolonial Walter Mignolo et la penseuse décoloniale Catherine Walsh appellent « dignified anger » dans On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis (2018)—peut devenir moteur de création poétique et/ou vecteur de contestation.
Il apparaît toutefois essentiel de souligner l’ambivalence de la colère. Elle peut également être dévastatrice, moins vectrice de soulèvement, de rébellion ou d’insurrection que de destruction. Ce sont bien en effet ces mêmes réactions violentes qui alimentent, par exemple, les guerres civiles, qu’à leur tour dénoncent certain·e·s romancier·e·s africain·e·s, comme l’Ivoirien Ahmadou Kourouma dans son roman posthume Quand on refuse on dit non (2004). Pensons aussi au danger des conséquences de la colère qu’a pu pointer Nelson Mandela en son temps. Quand la colère verse dans le ressentiment, ne risque-t-elle pas de perdre de sa puissance agissante pour se muer en passivité, comme l’exprime Sophie Bessis dans sa préface au livre d’Elgas, Les Bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial (2023), où elle explique que « dans cette Afrique où le passé ne passe pas, dans la mesure où l’ancien maître s’est souvent contenté de changer d’habits pour perpétuer sa présence, l’on ressasse ses atteintes à une souveraineté encore introuvable et l’on s’érige en victime éternelle d’un "ordre blanc" qui n’aurait pas bougé » ?
Il semble que les littératures africaines parviennent à se mouvoir entre ces écueils, s’inscrivant peut-être dans ce que la penseuse étatsunienne Audre Lorde explique à propos des « usages de la colère » dans son discours de 1981, « The Uses of Anger: Women Responding to Racism ». Pour motivé qu’il soit par la colère, le roman Les Bouts de bois de Dieu se clôt sur ce chant : « Mais heureux est celui qui combat sans haine ». Dans une visée similaire, pour la Rouge Impératrice du roman éponyme de Léonora Miano, l’émancipation de la colère est source d’empuissancement : « La femme rouge éprouva une fois de plus un malaise à l’idée de ces enfants n’ayant d’autre terre que celle de Katiopa [il est fait référence ici aux Sinistrés qui ont quitté leur pays, dont on peut deviner qu’il s’agit de la France]. La question n’était pas de leur témoigner de l’affection, quoi qu’il n’y ait là rien de condamnable. S’affranchir une fois pour toutes de la domination coloniale, c’était aussi en récuser la vision dans tous les domaines, donner congé à la colère ».
Les littératures africaines font entendre une colère apte à lutter contre les courroux mortifères, apte à exprimer les contestations, qu’elles soient individuelles, collectives et/ou politiques fondant un « dissensus » (Rancière). Le medium littéraire, permettant à la colère individuelle de se muer en force poétique, devient un lieu de puissance transgressive. Face à l’oppression (post-)coloniale d’abord—comme c’est le cas dans le roman Shigidi and the Brass Head of Obalufon (2023) du Nigérian Wole Talabi qui met en avant la colère d’un trio d’òrìṣà tentant de récupérer le masque éponyme emprisonné derrière une vitrine du British Museum. Face à l’oppression patriarcale ensuite, où les femmes sont opprimées, comme c’est le cas dans Nervous Conditions (1988) de la Zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga, avec le personnage de Nyasha, confronté à la colère inouïe de son père Babamukuru—tout comme les minorités LGBTQIA+, tel que le montrent le premier roman de la Franco-Camerounaise Osvalde Lewat, Les Aquatiques (2021), les mémoires du Canado-Somalien Mohamed Abdulkarim Ali, Angry Queer Somali Boy: A Complicated Memoir (2019), ou encore le premier roman du Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, De purs hommes (2018). Face également au désastre écologique—comme l’exprime l’Américano-Camerounaise Imbolo Mbue dans How Beautiful We Were (2021). Plus encore, la littérature peut se muer en caisse de résonance pour rendre visible « l’invivable » (Butler et Worms), pour laisser entendre les « lamentations [...] de ce monde enragé » (nous traduisons), comme l’écrit Wole Soyinka dans son poème « A Humanist Ode for Chibok, Leah » (2022) adressé aux jeunes filles régulièrement enlevées par le groupe terroriste Boko Haram dans le Nord nigérian.
En prenant comme points de départ possibles ces différents contextes (non-exhaustifs), il s’agira aussi d’interroger l’énonciation de la colère et de se pencher sur la façon dont cet affect modélise la voix : la colère se crie-t-elle, se gueule-t-elle, se beugle-t-elle même, comme le laissent entendre le Congolais Sony Labou Tansi, dans sa pièce de théâtre Qu’ils le disent, qu’elles le beuglent (2014) et le Nigérian Samuel Kọ́láwọlé, dont le premier roman, The Road to the Salt Sea (2024), fut motivé par la colère qu’il a ressentie face au silence assourdissant entourant les milliers de mort·e·s africain·e·s tentant la traversée de la Méditerranée ? C’est également le cas pour تيتانيكات أفريقية—African Titanics ([2008] 2014)—où l’Érythréen Abu Bakr Khaal met en lumière la colère des migrant·e·s face aux passeurs. Comment donc (d)écrire la colère ? Quelles inflexions poétiques la colère fait-elle subir à l’écriture littéraire ? Comment la littérature peut-elle faire résonner « ces cris de révolte jamais entendus » comme le Djiboutien Abdourahman A. Waberi l’écrit, en citant Aimé Césaire, dans son œuvre poétique rédigée aux confins de l’impossible, celui de mettre en mots le génocide au Rwanda (Moisson de crânes, 2000) ?
On pourra réfléchir aux façons dont s’énonce, s’exprime et s’incarne la colère dans les littératures africaines (fiction, poésie, théâtre, littérature non-fictionnelle), qu’elles soient anglophones, francophones, lusophones, hispanophones ou en langues africaines. Quel rapport au réel ces récits de la colère entretiennent-ils ? Quelle puissance ou, au contraire, quelle vulnérabilité la colère permet-elle d’exprimer ? Dans quelle mesure la colère permet-elle d’atteindre une forme d’empuissancement ? En quoi permet-elle de clamer des choses tues ? Quels spectres cette colère parcourt-elle ? N’y a-t-il pas un risque que cette colère « enferre les esprits du continent dans une fièvre ressentimentale qui semble atteindre des sommets dans le temps actuel » (Elgas) ?
Nous invitons les personnes susceptibles d’être intéressées à envoyer leur proposition de communication (250 mots en français ou en anglais) autour des pistes suivantes (non-exhaustives), accompagnée d’une bio-bibliographie (100 mots) :
- Colères historiques (post-)coloniales ;
- Colères contemporaines et luttes sociales ;
- Colères décoloniales ;
- Colère et mémoire ;
- Colère et engagement ;
- Colère et genre ;
- Éthique de la colère ;
- Figures de la colère ;
- Langages et esthétiques de la colère ;
- …
Les propositions sont à envoyer avant le 2 mars 2026 à l’organisatrice et à l’organisateur : Marie Bulté (marie.bulte@univ-lille.fr) et Cédric Courtois (cedric.courtois@univ-lille.fr).
Comité scientifique :
Maria-Benedita Basto (Sorbonne Université) ;
Marie Bulté (U. de Lille) ;
Chloé Chaudet (U. Clermont Auvergne) ;
Cédric Courtois (U. de Lille) ;
Paul Dirkx (U. de Lille) ;
Romuald Fonkoua (Sorbonne Université) ;
Robert Fotsing (U. de Dschang) ;
Yolaine Parisot (U. Paris-Est Créteil).



