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De Lenore (1773) à Lénora (1831) : traduction et création dans l’œuvre de Vassili Joukovski

ARTICLE

À l'automne 2010, s'est tenue au Musée de la Vie Romantique, à Paris, une exposition consacrée au romantisme russe. Elle était introduite par un large panneau qui livrait le portrait haut en couleur d'une littérature russe encore au berceau. On y lisait ainsi ces quelques lignes : 

Pendant le XVIIIe siècle affluèrent les artistes étrangers en Russie, qui apprirent aux Russes comment construire un édifice, peindre un tableau, sculpter une statue. […] Les Russes commencèrent à copier, ils voyagèrent aussi, en France, en Italie, et il ne leur fallut pas plus d'un siècle pour se débarrasser des influences étrangères et prendre leur indépendance, avec une rapidité qui nous émerveille, en littérature et dans les arts. On a peine à croire que Pouchkine, le plus grand de leurs poètes, est en même temps leur premier écrivain. Avant lui, rien. Avec lui, l'équivalent russe de ce que l'Europe a produit de plus beau. [1]

À deux mètres de là, les organisateurs avaient placé le très beau portrait de Joukovski par Kiprenski. Rêveur, le poète romantique semblait contempler le panneau introductif avec une douce résignation, habitué à loger quelque part dans ce « rien » censé précéder Pouchkine sur la scène littéraire russe.

La figure de Joukovski se présente pourtant immédiatement à qui s'intéresse un peu au romantisme russe. Aucun Russe qui ne connaisse des vers de Joukovski, presque aucun Français qui en ait lu. Le paradoxe est de taille, quand on pense que Joukovski est un poète profondément européen, qu'il est le traducteur de Byron, de Schiller, de Goethe et d'Homère [2] . C'est peut-être précisément son rôle de traducteur, de passeur de textes, d'imitateur russe des chefs-d’oeuvre européens qui lui confère cette place étrange, presque transparente à force d'être incontournable. Joukovski n'est pas trop russe pour passer en traduction, il ne l'est paradoxalement pas assez. Marcelle Ehrhard, qui a consacré en 1938 à cet auteur la seule monographie de quelque ampleur en langue française, fait ce constat :

La liste des ballades originales est vite dressée : Svétlana entre 1808 et 1812, en 1814 la Harpe éolienne, Achille, Téon et Eschine, en 1819 le Prisonnier, c'est tout ; encore faut-il, pour les considérer comme telles, n'y pas regarder de trop près : Svétlana n'est qu'une adaptation, plus libre et plus fortement russifiée que ne l'est Lioudmila, de la Lenore de Bürger ; il ne serait pas étonnant que les autres ballades eussent, elles aussi, leur origine dans quelque lecture ; toutes, en tout cas, ballades fantastiques ou ballades sentimentales, selon la mode depuis longtemps répandue dans toute l'Europe, ou ballades antiques à l'imitation de Schiller, développent des motifs connus. [3]

Toutes les oeuvres de Joukovski ne sont que des imitations, et ne valent donc pas en tant qu’oeuvres. Mais beaucoup, toujours selon Marcelle Ehrhard, ne valent pas non plus véritablement en tant que traductions. Voici un commentaire sur Lioudmila, traduction authentique de Lenore :

Bien maladroit du reste est l'essai de russifier Lenore grâce à quelques mots comme « terem » ou « icone ». Les traducteurs anglais transportaient Lenore dans un moyen âge de fantaisie ; Joukovski fait pire ; il l'emmène, malgré la mention de la bataille de Narva, au pays et au temps de la convention pure, où « les troupes redoutables de Slaves » ont « des casques enlacés de lauriers ». Ni pour le fond, ni pour le style, Joukovski n'était encore capable en 1808 d'échapper à la banalité de la ballade traditionnelle. Il admire sincèrement la ballade de Bürger, mais est trop imprégné de fadeur sentimentale pour ne pas la déformer entièrement. [4]

La critique, de la part d'une fervente admiratrice de Joukovski, est féroce. Qu'en est-il alors de l’oeuvre de Joukovski, ni auteur, ni traducteur ? Sa situation paradoxale a beaucoup à nous apprendre sur le rôle de la traduction, non seulement dans la création individuelle, mais aussi dans la constitution d'une littérature nationale. Si Joukovski est au fondement de la littérature russe, c'est précisément parce qu'il est traducteur et, qui plus est, traducteur « infidèle » : autrement dit, c'est en transmettant le patrimoine européen à travers le prisme de sa propre subjectivité d'artiste qu'il fonde le romantisme russe. Quelle conception de la traduction l’oeuvre de Joukovski illustre-t-elle ? Par ailleurs, faut-il traduire Joukovski ?

À la seconde question, la tradition française a longtemps répondu non. Pourtant, André Markowicz vient de publier chez Actes Sud [5] une anthologie de la poésie romantique russe qui accorde, pour la première fois en France, une place de choix à Joukovski. Le traducteur a sélectionné quinze poèmes, rédigés entre 1803 et 1842 [6] . L'accent du recueil est mis sur la poésie lyrique, ce qui explique l'absence des principales ballades de l'auteur. Mais André Markowicz fait la part belle aux traductions-adaptations du poète [7] , qu'il ne distingue pas toujours des oeuvres dites « personnelles », et qu'il traduit en respectant la poétique propre de Joukovski, avec laquelle il entre dans une évidente conversation. L' « Avant-propos » met ainsi en garde le lecteur :

[…] ce livre est un livre de poèmes traduits, et traduits selon un principe particulier, inhabituel dans la tradition française, celui de présenter au lecteur non pas une preuve de l’existence d'un texte, qui ne demande qu'une transcription plus ou moins élaborée de son sens littéral, mais un équivalent – ce qui suppose une prise en compte du texte comme d'un organisme vivant, et empêche d'en distinguer le fond et la forme. [8]

L’infidélité des traductions de Joukovski devient de toute évidence un modèle pour un traducteur comme André Markowicz, qui fait plus que s'inspirer du traducteur : il le traduit. Pourquoi avoir l'audace de traduire des traductions ? D'abord, ces traductions valent en tant qu’œuvres patrimoniales sans lesquelles la littérature russe ne saurait être accessible à un lecteur français. Or André Markowicz travaille, de son propre aveu, à « faire passer en français quelque chose de la culture russe » [9] . Ensuite, les traductions de Joukovski constituent une théorie romantique de la littérature à part entière. En partant de l'exemple de Lenore, nous voudrions ainsi montrer quel rôle la traduction peut jouer dans la constitution d'un patrimoine culturel national, et plus particulièrement au début du XIXe siècle : Joukovski semble indiquer qu'une littérature qui naît à l'époque romantique ne pouvait naître que par et dans la traduction, non pas parce qu'il fallait aux Russes apprendre des Européens à faire des poèmes, mais parce que la traduction est une activité fondamentalement spéculaire, qui oblige le créateur à adopter un regard critique sur sa création. Or cette dimension réflexive est bien le coeur même de la définition moderne de la littérature.

La Lenore de Bürger, rédigée en 1773, est l'une des ballades romantiques les plus célèbres, et les plus traduites, en Angleterre, d'abord, en France, plus tard, et en Russie. Reprenons rapidement l'argument. Le soir de leurs noces, Wilhelm a quitté Lénore pour rejoindre le front. Après la bataille, les soldats rentrent, mais Wilhelm ne rentre pas. Dans un long dialogue avec sa mère, Lénore dit sa détresse, elle en appelle à la mort, elle blasphème. Soudain, un cavalier surgit. C'est Wilhelm, qui l'emporte vers leur lit de noces dans une chevauchée fantastique. À l'aube, ils pénètrent dans un cimetière. Le beau cavalier révèle sa nature et se métamorphose en un squelette armé d'une faux. La jeune fille tombe morte et se voit aussitôt entourée par un choeur d'esprits.

La particularité de la ballade tient à son appartenance générique hybride. Si elle est récit, elle est aussi, peut-être surtout, poème. On peut rappeler ici les caractéristiques formelles de la plupart des ballades romantiques, en suivant les analyses proposées par Jean-Louis Backès [10] : la plupart des ballades adoptent une structure strophique fixe. Celle de Bürger est composée de 32 strophes. Chaque strophe est elle-même divisée en deux quatrains, composés l'un de rimes embrassées, l'autre de deux rimes plates. Le poème adopte le mètre iambique, avec l'alternance de vers de quatre et de trois pieds. Les dialogues reçoivent une importance cruciale dans l'élaboration de la narration, avec suppression des marques de la prise de parole. Il s'agit également d'un trait de définition formel : la répartition des répliques dans la strophe et les effets d'échos jouent alors un rôle crucial pour permettre au lecteur de suivre la progression du dialogue, en l'absence, précisément, de verbes de parole. Deux dialogues se succèdent dans Lénore, d'abord celui qui oppose la mère à la fille (strophes 5 à 11), puis celui qui unit progressivement les deux amants dans la mort, lors de leur chevauchée (strophes 14 à 28). La ballade, forme poétique, presque musicale [11] , joue tout particulièrement sur les répétitions. Elles sont très nombreuses dans Lénore, la plus célèbre étant constituée par la réplique du cavalier : « Der Mond scheint hell ! // Hurra ! Die Toten reiten schnell ! » [La lune brille ! // Hourra ! Les morts vont vite !] Enfin, la ballade se donne toujours une origine populaire, réelle ou fictive. Elle entraîne, notamment chez Bürger, un emploi riche et suggestif des onomatopées, et plus généralement des figures de diction.

On voit à ce rapide inventaire que les contraintes qui pèsent sur le traducteur sont nombreuses et complexes. Il s'agit de traduire une histoire au rythme particulièrement haletant, et de produire un effet de terreur. Or la réussite narrative de Bürger tient essentiellement à l'usage brillant des contraintes poétiques et formelles qui définissent le genre de la ballade.

Joukovski propose trois versions différentes, ou plutôt trois variations autour du thème. La première est Lioudmila, publiée en 1808. La seconde Svetlana, contemporaine de la première, et la troisième Lenora en 1831. [12]

Cette dernière constitue, et la critique est unanime, un chef-d’œuvre de la traduction versifiée. Le traducteur confirmé qu'est devenu à cette époque Joukovski se joue de toutes les difficultés. Il parvient à respecter la structure des strophes, le schéma des rimes, le rythme des vers. Surtout, il respecte scrupuleusement « la répartition des phrases dans les vers, le jeu de concordance ou de décalage entre unités syntaxiques et unités métriques ». [13]

La traduction de Joukovski n'en est pas pour autant servile. Partout où cela est nécessaire, il évite le calque peu élégant et cherche des équivalents, sonores et sémantiques, aux expressions de Bürger les plus heureuses. Ainsi en est-il pour l'expression « Hurra ! Die Toten reiten schnell ! », véritable défi pour le traducteur [14] . Joukovski lui substitue « Гладка дорога мертвецам ! », « Plane est la route pour les morts ! ». Nerval, dans sa version en vers, publiée en 1848, a recours à l'expression « Les morts vont vite », qui constitue un demi-octosyllabe, que le poète complète en fonction des besoin de la strophe. La version de Joukovski nous paraît préférable, parce qu'elle est plus fidèle au rythme de Bürger et permet la reprise sans variation du vers qui sert de refrain à Bürger, quand bien même l'interjection est perdue. Mais, si « hurra ! » est parfaitement transposable en français, il l'est nettement moins en russe.

Il est en effet un point sur lequel on peut préférer la version de Nerval : il s'agit de la traduction du travail opéré par Bürger sur les onomatopées. Nerval ne les traduit pas : il les garde telles qu'elles. Joukovski ne les traduit pas non plus : il les commente ou les paraphrase. À y bien réfléchir ces deux choix extrêmes présentent des défauts et des qualités symétriques. Christine Lombez, dans un article consacré précisément à la traduction en français des onomatopées de Lénore, rappelle le débat qui oppose les linguistes sur la question de la valeur symbolique des sons :

On rappellera qu’en raison du caractère incontestablement spécifique et culturel de la restitution symbolique des sons, Mario Wandruszka avait déjà mis Maurice Grammont en garde, de façon répétée, contre les dangers de théoriser dans l’absolu une symbolique des sons qui n’est valable que pour une seule langue. Wolfgang Kayser constate à son tour qu’il faut absolument rester conscient du fait que l’onomatopée n’imite jamais avec exactitude les bruits du monde extérieur. Dans une langue inconnue, personne n’entend l’onomatopée et personne ne la comprend.

Cette remarque est d’autant plus intéressante dans le cas de Lénore où plusieurs traducteurs français ont manifestement conservé telles quelles certaines onomatopées du texte de départ sans vraiment comprendre quel était le poids énonciatif qu’elles étaient censées véhiculer, autrement dit, leur valeur illocutoire. [15]

Arrêtons-nous, en guise d'exemple, sur une onomatopée, celle qui ouvre la vingt-sixième strophe.

Bürger

Nerval (1848)

Joukovski (1831)

Und das Gesindel, husch husch husch !

Kam hinten nachgeprasselt

Houch ! houch ! houch ! les spectres en foule

À ces mots se sont rapprochés

И лётом, лётом легкий рой

Пустился вслед за ними,

[i ljotom, ljotom ljoxkij roj Pustils'a fsljed za nimi]

(Volant, volant, l'essaim léger

S'empressa de les suivre)

Christine Lombez écrit à ce propos : « comment deviner que husch est un son que l’on associe en allemand à la fois à un mouvement rapide et furtif et à un geste d’intimidation ? » [16] . Il y a fort à parier qu'aucun des deux traducteurs n'a perçu la nuance d'intimidation de l'onomatopée. Seules la rapidité et la furtivité du mouvement ont été vraisemblablement perçues. Nerval use d'une pure transcription phonétique. Chez Joukovski, la répétition sous l'accent de la même syllabe [ljo], qui évolue en [roj] à la fin du vers, crée une harmonie qui imite le vol des esprits.

Si Joukovski n'a pas toujours trouvé d'équivalents véritables, en russe, aux onomatopées allemandes, il en a au moins rendu le poids énonciatif, en décrivant leur effet. Ajoutons que Joukovski se livre à un travail sur les sonorités propres du russe, par le rythme et les figures de diction, qui correspond à l'effort auquel se livre Bürger sur la langue allemande, et fait bien de la version russe de la ballade un texte éminemment musical et expressif.

La Lenora de Joukovski apparaît à bien des égards comme une traduction modèle. Le poète traduit la ballade parce qu'il en transmet la dimension poétique, non pas, comme le souligne André Markowicz, en exhibant la preuve que le texte existe, tout en restant inaccessible, mais en produisant un équivalent russe, en russe, de la ballade allemande.

On se doit donc de rendre gloire à la Lenora de Joukovski. Pourtant, ce texte n'eut quasiment aucune importance historique en Russie. Ce n'est pas lui qui joue le rôle fondateur que nous évoquions plus haut. Chef-d’œuvre de traduction, Lenora n'est pas une oeuvre patrimoniale. Lorsque Pouchkine, l'ami fidèle du poète, qu'il choisira comme confident de ses derniers instants, parle en 1833 de « l'imitation infidèle et charmante de Joukovski, qui avait fait d'elle ce que Byron dans son Manfred avait fait de Faust : affaibli l'esprit et la forme de son modèle » [17] , il n'évoque pas Lenora, parue deux ans plus tôt seulement, mais Lioudmila, la version proposée par Joukovski en 1808. Historiquement, Lenora n'a pas d'importance. Seule en a Lioudmila. Cette version, suivie, huit ans plus tard par une version concurrente proposée par le poète Katénine, entraîna une polémique [18] qui joua un rôle essentiel dans l'histoire de la traduction, mais aussi et peut-être surtout de la littérature russe.

Qu'en est-il de Lioudmila ? Les imperfections de la traduction, comparée à la version que nous venons de présenter, sautent aux yeux. Le poème se développe en 21 strophes de 12 vers, soit 252 vers pour 256. Le schéma des rimes n'est évidemment pas le même, mais le mètre non plus : Joukovski préfère aux iambes de Bürger le tétramètre trochaïque. Non content de modifier considérablement le rythme de la narration, Joukovski en modifie également le cadre spatio-temporel. Enfin et surtout, il change radicalement le sens de la ballade et l'effet produit sur le spectateur. Ce que les critiques considèrent comme un affadissement est en réalité un profond renversement métaphysique. Marcelle Ehrhard en a proposé une analyse très fine et très juste, et nous nous contentons ici de résumer ses conclusions. L'angoisse, que personnage et lecteur étaient censés partager chez Bürger, a disparu chez Joukovski. Si la chevauchée reste vertigineuse, elle est bien plus sublime et élégiaque que fantastique et macabre. La nature est tout entière recueillie dans une nuit mélancolique. « Le mort qu'aperçoit Lioudmila, drapé dans son linceul, les bras croisés, est beaucoup moins effrayant que le squelette dont l'armure en tombant dévoile à Lénore la grimaçante nudité : la mort est accueillante et non pas terrible. » [19]

La mort de Lioudmila n'est pas le châtiment que Lénore reçoit pour prix de ses blasphèmes. Elle est le réconfort apporté par Dieu à celle qui, ne pouvant plus aimer sur la terre, obtient de rejoindre son amant dans la mort. Lioudmila n'a peur ni ne s'étonne des allusions pourtant directes du cavalier. Elle va, frêle et pâle, vierge prude, au-devant de la mort.

On est alors en droit de regretter, comme Pouchkine, l'affadissement de la ballade, on peut se moquer, comme Griboïedov, de la soumission naïve de Lioudmila, qui suit le mort sans broncher. On peut aussi considérer Lioudmila pour ce qu'elle est, l’oeuvre originale d'un poète très éloigné, par sa sensibilité, des histoires de revenants diaboliques. Le sens, dans Lioudmila, n'est pas transmis, il est créé. Marina Tsvetaeva a consacré un court article à Joukovski, se concentrant sur sa traduction du Roi des Aulnes, traduit sous le titre de Tsar de la Forêt. Ce qu'elle dit à ce propos nous semble tout aussi pertinent pour Lenore. Voici le début de sa « conclusion » : « Mieux traduire "Le Roi des Aulnes" que ne l'a fait Joukovski est impossible. On ne doit pas même s'y essayer. D'ailleurs, au bout d'un siècle, ce n'est plus une traduction, c'est un original. C'est tout simplement un autre "Roi des Aulnes". Un "Roi des Aulnes" russe, tiré des anthologies pour enfants de contes à faire peur. » [20] Et la poétesse de développer ce qui, dans le sens comme dans la forme des deux ballades, russe et allemande, en fait deux variantes fondamentalement différentes d'un même schéma narratif. Pour Marina Tsvetaeva, comme pour Joukovski, la traduction n'est pas transmission, elle est création. Il n'y a pas une oeuvre et sa variante, ou son équivalent en langue étrangère, mais bel et bien deux oeuvres.

Or c'est bien Lioudmila, non Lenora, qui contribue à fonder la littérature russe. La chevauchée fantastique qui clôt Le Maître et Marguerite, l'une des pages les plus célèbres de la littérature russe du XXe siècle, est une réécriture non pas de Lenore, ni de Lenora, mais bien de Lioudmila. Qui s'aviserait de juger mièvre, ou prude, Marguerite accompagnant paisiblement le Maître vers la mort qu'ils ont tous deux choisie malgré les démons qui se pressent à leurs côtés ? Certes, Joukovski, en 1808, fait un contre-sens sur le texte de Bürger. Mais c'est cette faute de traduction qui donne à la Russie sa propre Lenore. Lioudmila n'est pas un équivalent de Lenore : elle en est totalement affranchie, indépendante. Si elle continue à en être la traduction, ce n'est plus au sens où nous l'entendons d'ordinaire, ni même au sens où André Markowicz l'entend dans le passage que nous avons cité au début de cet article. On est alors très proche de ce que les classiques, et avant eux les poètes de la Renaissance, appelaient imitation. La relation de Lioudmila à Lenora serait alors comparable à celle de Phèdre à Hippolyte. Joukovski serait à Bürger ce que Racine est à Euripide et à Sénèque. Ou plutôt, il est à Bürger ce que l'auteur des Regrets est à Ovide ou Horace. Sa Lioudmila constitue bel et bien une « défense et illustration » de la langue russe, appelant à imiter, mais non à singer, les littératures européennes, en prenant pour guide sa propre sensibilité. La naissance de la littérature russe, à l'époque de Joukovski, est tout autant une « renaissance », que celle de la littérature française au temps de du Bellay. Mais elle a lieu à un moment crucial de l'histoire littéraire, celui qu'on désigne sous le nom de « romantisme ». Si du Bellay ouvre la porte, en France, au classicisme, Joukovski construit ainsi, en Russie, une véritable poétique romantique au coeur de sa pratique de l'imitation.

Examinons Svetlana, la dernière variante de Lenore proposée par Joukovski. L'argument est, malgré les rapprochements possibles, très éloigné de celui de Lenore. Svetlana attend son fiancé parti au loin. Elle tente divers rituels de divination, puis, seule face à son miroir, elle cherche à susciter l'image de son bien-aimé, et par là même à conjurer son absence. Le jeune homme apparaît soudain sous ses yeux et l'emporte dans un traîneau qui file dans la nuit. Mais voilà qu'homme et traîneau disparaissent, et que Svetlana entre seule dans une chaumière où elle trouve le cercueil de son fiancé. Au moment où le mort cherche à sortir de sa couche funèbre, la jeune fille se réveille devant son miroir. L'aube survient et le jeune amoureux apparaît gaiement. Le poète, cette fois, prend la parole, et délivre, ce qui est rare dans le genre de la ballade, la morale de son histoire :

Вот баллады толк моей :

« Лучший друг нам в жизни сей

Вера в провиденье.

Благ зиждителя закон :

Здесь несчастье - лживый сон ;

Счастье - пробужденье ».

 

Voici le sens de ma ballade :

Ici, notre meilleur ami

Est la foi dans la providence.

La loi de Dieu est bonne :

Le malheur ici-bas n'est que songe et mensonge,

Le bonheur, un réveil. [21]

Certes, l'angoisse qui étreint le coeur de la fiancée devant le silence inquiétant de son amant, le rythme de l'échappée de Svetlana emportée au clair de lune dans le traîneau rapide rappellent la chevauchée fantastique de Lenore. Mais ni la structure, ni le sens, ni le rythme de la ballade ne sont imités de Bürger. La reprise d'un motif ne suffit pas à faire d'un poème l'adaptation d'un autre. Il faut ici recourir à de plus subtils rapports d'intertextualité dont on sait qu'ils constituent le propre de toute œuvre littéraire.

La richesse du motif du miroir et de son usage par Joukovski, le lien établi entre songe et fantastique, la peinture de la campagne russe, la musique particulière créée par l'alternance des vers de quatre et de cinq trochées appartiennent bien en propre à Joukovski. Il en va de même du traitement du motif de la mort. On voit souvent dans la chute de cette ballade, une fin profondément optimiste. Cela va sans dire. Pourtant, l'entrée en scène du jeune homme et la chevauchée fantastique y prennent une couleur bien plus effrayante que dans Lioudmila. Le jeune homme qui reparaît à la fin de la ballade est-il « bien vivant » [22] , comme l'écrit Marcelle Ehrhard ? Si la vie d'ici-bas n'est que songe et mensonge, le réveil n'est-il pas celui de la mort, seul accès possible vers l'au-delà ? Le songe de Svetlana, qui a vu en rêve la mort de son amant, n'a-t-il pas une valeur prémonitoire, providentielle, au sens premier de ce terme ? Le mort qui sort du tombeau, dans la chaumière, représente, selon un procédé de mise en abyme, sa propre tentative pour ressusciter le mort en convoquant son image, et tout ce que cette tentative a d'angoissant et de sacrilège. Il n'est pas inconcevable de penser que le fiancé qui vient la chercher au matin est la création même de Svetlana. Le fantastique de Joukovski, comme l'ensemble du fantastique romantique [23] , a une forte dimension métadiscursive.

Toute la poésie de Joukovski interroge le sens de la mort et de l'absence, de l'ici et de l'au-delà, de la création divine et de la création humaine. Ce trait suffit à en faire un auteur romantique à part entière, dont l'influence dépasse très largement celle qu'on lui accorde, lorsqu'on fait de lui une simple courroie de transmission entre l'Europe et la Russie. Ce qui se joue dans l’oeuvre de Joukovski, c'est la définition même de la littérature. Les théoriciens du romantisme, comme Jacques Rancière [24] , soulignent souvent que la littérature passe, à l'époque romantique, d'une esthétique de la représentation à une esthétique du langage lui-même. À l'Arzamas [25] , Joukovski était surnommé par ses amis « Svetlana ». C'est dire si la jeune fille au miroir constitue une figure du poète au miroir. Poète et traducteur ont en commun de chercher à susciter des images dans le miroir de leurs oeuvres, et le fonctionnement est le même, nous dit Joukovski, selon que vient s'y refléter le monde ou une autre oeuvre littéraire : on traduit, dans les deux cas, avec sa langue et avec son âme. Écrire, chez les romantiques, c'est traduire le langage du monde. La traduction est synonyme de création parce que la littérature, comme le monde lui-même, ne sont qu'âme et langage. L'au-delà qu'interroge Joukovski, c'est bel et bien celui du langage, l'absence, c'est celle du silence. L'un des poèmes les plus importants de Joukovski porte le titre évocateur de « L'Indicible ». L'auteur semble s'y interroger simultanément en poète et en traducteur :

Но льзя ли в мертвое живое передать?

Кто мог создание в словах пересоздать?

Невыразимое подвластно ль выраженью?...

 

Mais est-il possible de transposer la vie dans la matière inerte ?

Qui peut recréer le créé dans des mots ?

Ou faire dépendre l'indicible d'une expression ?

Et le poète de conclure, avant de se taire définitivement :

И лишь молчание понятно говорит.

 

Seul le silence parle de manière intelligible. [26]

Tout poète est un traducteur, qui tente de recréer dans un langage ce qui a déjà été créé, par Dieu ou par un autre artiste, qu'importe ? Et ce qui est déjà créé résiste par nature au langage. L'activité du traducteur est exemplaire de celle de tout écrivain : elle est pur affrontement à la « parole muette » qu'est, selon l'expression de Jacques Rancière, la littérature moderne.

Faut-il alors traduire Joukovski ? Cela semble, au terme de ce parcours, souhaitable. Mais toutes ses oeuvres ne méritent pas la traduction au même titre. La traduction de Lenora paraît vaine : il faut lire, étudier Lenora, non la traduire. Par contre, il faut traduire Lioudmila ou Le Tsar de la forêt, parce qu'ils ont un intérêt patrimonial de premier ordre : c'est par eux, entre autres textes de la même époque, qu'est fondée la littérature russe, c'est avec ces textes que les auteurs russes postérieurs nourrissent une conversation ininterrompue. Ils constituent donc des jalons essentiels de la constitution de la culture russe, et doivent devenir accessibles à quiconque, en France, s'intéresse à la spécificité de cette culture. Il faut, enfin, traduire Svetlana, sans plus se préoccuper cette fois de la Lenore de Bürger, parce qu'elle constitue une oeuvre fondamentale du romantisme, non seulement russe, mais européen.

 

Notes

  • [1]

    Dominique Fernandez, « Russie romantique », La Russie romantique. Chefs-d’oeuvre de la galerie Tretiakov, Moscou, catalogue de l’exposition organisée dans le cadre de l’Année France-Russie 2010, 28 septembre 2010 – 16 janvier 2011, Paris musées, 2010, p. 15.

  • [2]

    On peut citer, entre autres traduction, La Voix de l’au-delà (1815), Le Plongeur et La Pucelle d’Orléans (1821) d’après Schiller, Le Prisonnier de Chillon, d’après Byron (1821), Le Tsar de la forêt, Le Pêcheur et Le Voyageur et la paysanne, d’après Goethe, L’Odyssée (1842-1849).

  • [3]

    Marcelle Ehrhard, V. A. Joukovski et le préromantisme russe, Paris, Honoré Champion, coll. Bibliothèque de l’Institut Français de Léningrad, t. XVII, 1938, p. 223.

  • [4]

    Ibid., p. 287.

  • [5]

    André Markowicz, Le Soleil d’Alexandre. Le Cercle de Pouchkine. 1802-1841, Actes Sud, 2011.

  • [6]

    On peut ainsi lire « A K. M. S*** » (1803), « Le Soir » (1806), « À Tourgéniev » (1813), « Impression de printemps » (1816), « Une voix de l’autre monde » (1817), « À Elle » (1817), « L’Indicible » (1819), « Lallah Rookh », (1821), « L’Océan » (1822), « 9 mars 1823 » (1823), « La jeune Muse était fidèle… » (1823), « Le Visiteur mystérieux » (1824), « L’Aube du soir descendait… » (1831), « Il gisait sans bouger… » (1837) et « À l’âge où nous croyons encore aux rêves… » (1842).

  • [7]

    Parmi les poèmes précédemment évoqués, « Une voix de l’autre monde » est une adaptation de « Thekla. Eine Geisterstimme » de Schiller, ce qu’André Markowicz ne précise pas. Par contre, le traducteur souligne qu’« À Elle » est adapté de Ueltzen, que « Lallah Rook » est une adaptation du poème éponyme de Thomas Moore, que « L’Océan » s’inspire de Childe Harold, et que « 9 mars 1823 » rappelle un poème de Brentano. André Markowicz avait également pensé traduire la traduction par Joukovski de L’Elégie dans un cimetière de campagne de Thomas Gray, mais a finalement renoncé à ce projet.

  • [8]

    A. Markowicz, op. cit., p. 11.

  • [9]

    Ibid., p. 13.

  • [10]

    Voir à ce propos Jean-Louis Backès, Le Poème narratif dans l’Europe romantique, Paris, PUF, coll. Écriture, 2003.

  • [11]

    On peut évoquer ici le travail de Lizst sur la ballade de Bürger.

  • [12]

    On pourra lire une analyse récente du fantastique dans ces trois ballades dans Svetlana Samokhina- Trouvé, « Le fantastique dans les ballades de Žukovskij », eSamizdat 2004 (II) 2, p. 51-59.

    Disponible en ligne [URL : http://www.esamizdat.it/samokhina_art_eS_2004_%28II%29_2.pdf].

  • [13]

    Jean-Louis Backès, op. cit., p. 118. Il s’agit d’un compliment adressé par J.-L. Backès à Frédéric Amiel, traducteur français d’une autre ballade non moins célèbre, « Le Roi des Aulnes » de Goethe.

  • [14]

    J.-L. Backès a montré, à partir du premier vers de la ballade de Goethe, « Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? », la difficulté spécifique pour les traducteurs du verbe « reiten », qui désigne en allemand le déplacement à cheval et n’a pas de réel équivalent en français ou en russe.

  • [15]

    Christine Lombez, « Onomatopées et traduction poétique : les onomatopées allemandes dans les premières versions françaises de la Lénore de Bürger », TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 16, n° 2, 2003, p. 223-243., p. 226-227. [Article disponible en ligne. URL : http://id.erudit.org/iderudit/010722ar]. L’auteur renvoie à – M. Wandruszka, “ Ausdruckswerte der Sprachlaute ”, dans Germanisch- Romanische Monatsschrift, IV, 3, 1954, p. 234 et sq. – M. Grammont, Traité de Phonétique, Delagrave, Paris, 1933. – W. Kayser, Das sprachliche Kunstwerk, Francke Verlag, Tübingen/Basel, 20. Auflage, 1992, p. 103.

  • [16]

    Ibid., p. 227.

  • [17]

    Pouchkine, « Des oeuvres de Katénine », Œuvres, X, p. 228, cité par M. Ehrhard, op. cit., p. 288.

  • [18]

    Sur cette polémique, que nous ne reprenons pas ici, on consultera avec profit Isabelle Després, « Quelques aspects du débat sur la traduction littéraire à Moscou au début du XIXème siècle », Essais sur le discours de l’Europe éclatée, n°18, 2002. Disponible en ligne. [URL : http://w3.ugrenoble3.fr/ilcea/spip/IMG/pdf/Aspects_de_la_traduction—.pdf] L’analyse est tirée de la thèse de doctorat de son auteur, Théories esthétiques et polémique littéraire dans les revues moscovites de l’époque romantique, sous la dir. d’André Monnier, Université Paris 4-Sorbonne, 1994.

  • [19]

    M. Ehrhard, op. cit., p. 287.

  • [20]

    Marina Tsvetaeva, « Deux Rois des Aulnes », 1933. Nous traduisons.

  • [21]

    Nous traduisons.

  • [22]

    M. Ehrhard, op. cit., p. 289.

  • [23]

    À ce propos, on consultera avec profit la thèse de Georges Zaragoza, Autour de Charles Nodier. Formes, structures et enjeux du fantastique romantique européen, sous la dir. de Pierre Brunel, Université Paris 4-Sorbonne, 1991.

  • [24]

    Voir Jacques Rancière, La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, coll. Littératures, 1998, rééd. 2005.

  • [25]

    Il s’agit d’un cercle littéraire fondé en 1815 à Saint-Pétersbourg sous l’impulsion de Joukovski, et dans lequel le jeune Pouchkine fit ses débuts.

  • [26]

    Nous traduisons. A. Markowicz propose une traduction de ce poème dans Le Soleil d’Alexandre, éd. cit.