Actes & Volumes collectifs

Présentation

ARTICLE

La question des genres artistiques et littéraires a connu un renouveau significatif depuis une vingtaine d’années : au lieu d’aborder les genres dans une perspective taxinomique (poétique classique, systèmes romantiques) ou historique (processus de remaniements, de combinaisons, d’emprunts, d’hybridations), les approches récentes en font plutôt des outils de création et d’interprétation. S’inscrivant dans tel ou tel genre, une œuvre fixe des attentes, détourne et renouvelle des codes, des conventions et des topoi, parfois venus d’autres arts.

Nous avons voulu emprunter ces voies en adoptant un point de vue résolument comparatiste, pour étudier le renouvellement des genres et des formes par leurs migrations : évolutions des genres à travers le temps, voyages à travers l’espace, migrations entre les traditions, les langues, les territoires de création, et enfin transferts entre les différents arts. Nous présentons ici les grandes questions qui ont animé chacune des parties regroupant les actes de ce Congrès.

  1. Poétique et histoire des genres

Peut-on comparer des genres ? S’inscrivent-ils nécessairement dans une tradition donnée ? Qu’y a-t-il de commun par exemple entre une élégie grecque, une élégie française du xviiie siècle et une elegía latino-américaine du xxe siècle ? Les catégories génériques sont-elles solubles dans d’autres traditions ? Lorsque les noms de genre ne trouvent pas de traduction exacte, peut-on imaginer des équivalences ? Sur quoi se fonde-t-on alors ? Les difficultés de définition que posent les genres sont-elles simplement multipliées ou déplacées lorsque l’on adopte une perspective comparatiste ?

Un genre possède-t-il véritablement un noyau ? Est-ce alors ce noyau qui migre ? Comment le genre survit-il à sa transposition formelle, aux changements éventuels de medium, de langue, ou de système métrique ? Comment alors définir un genre, non simplement par un contenu (l’amour, la plainte, le regret), mais aussi par un « état d’esprit », comme l’évoque Pound dans son texte « Religio », qui définit les « dieux » du culte poétique : « A god is an eternal state of mind » ? Comment un tel « état d’esprit éternel » se transmet-il ? En répétant ou en revivant une posture, des gestes, un type d’énoncé ? En se référant à l’ancêtre qui a posé la loi de ce genre, de cette musique propre à l’« état d’esprit », pour réactiver sa présence ? Si le genre ou la forme liés à tel ou tel « état d’esprit éternel » peuvent prétendre survivre à la disparition de leur code formel, et en particulier de leur système métrique, à l’inverse, la reviviscence d’un rythme suffit peut-être à faire revivre un esprit premier. Enfin, on peut considérer qu’un genre correspond à un territoire imaginaire, à un type de « lieu ». Configurer le nouveau réel dont on s’empare à l’image de ce lieu serait-il alors l’opération décisive pour faire revivre la loi d’un genre ?

  1. Intermédialités

Les relations entre les arts constituent une problématique majeure de la littérature comparée, qui explore comment les modèles musicaux, littéraires, picturaux, architecturaux, cinématographiques, chorégraphiques, s’informent ou se font concurrence. L’approche générique permet d’adopter un angle spécifique sur ces questions. Les enjeux de l’approche intermédiale recoupent en partie ceux du comparatisme interartistique mais les déplacent puisque l’analyse tient compte du medium, dont l’investissement n’est pas toujours a priori artistique. On parle par exemple parfois de « genre » épistolaire, mais il s’agit d’une catégorie qui n’est pas exclusivement littéraire et qui renvoie d’abord à une pratique communicationnelle, à une modalité énonciative et à des media spécifiques, autant qu’à une poétique. Dans le domaine littéraire, cette modalité peut s’associer à la question des genres, par exemple dans le cas très particulier du roman épistolaire, trop longtemps abordé, sous prétexte d’exemplarité, dans un contexte essentiellement français. Dans d’autres genres artistiques, l’envoi ou l’adresse notamment articulent l’œuvre à la question de la communication. Participant d’une circulation présentée comme consubstantielle, la lettre est un exemple paradigmatique qui permet une réflexion sur la migration elle-même et ses avanies : la lettre est « ouverte », se perd ou ne part jamais. À l’instar de la lettre, d’autres objets permettent-ils de penser le voyage et les migrations, des genres et des formes ?

Ces approches ont fait l’objet de croisements. Ainsi de la « théâtralité » comme « forme » transartistique et transculturelle : comment la structure théâtrale (éléments mise en scène, regards de spectateur, notion de « jeu » et de personnage, de costume, de masque) migre-t-elle dans les autres formes et genres artistiques (cinéma, peinture, installation, roman etc.) ? Mais aussi quelles conceptions de la « théâtralité », de ce qui fait – ou non – théâtre, d’un espace géographique et culturel à un autre ?

  1. Des espaces privilégiés

La question des espaces de migrations était également centrale. Il est apparu ici que l’espace transatlantique était très privilégié pour ces circulations génériques : parce que les langues européennes migrent vers les Amériques, elles apportent avec elles des traditions génériques qui seront parfois délaissées, parfois au contraire objets d’appropriation (typiquement l’épopée, ressentie comme un genre fondateur, ou de manière plus inattendue le sonnet, très pratiqué dans les Amériques, jusqu’à l’époque contemporaine, dans une relation d’émulation avec la littérature européenne, avant de développer sa propre branche. Ou encore, c’est paradoxalement le déplacement de la « romance » gothique anglaise qui va permettre à Hawthorne de fonder une forme américaine vernaculaire du roman). Les formes américaines peuvent ensuite faire retour vers l’Europe. Des espaces remarquables se sont aussi dessinés entre Russie et Europe (ce qui est assez attendu, la question du rapport aux modèles européen étant cruciale pour la littérature russe), et entre Russie et Amériques.

  1. Jeux des genres

Le travestissement, le transfert d’un thème, d’un objet, d’un genre à l’autre déborde, ou intensifie les enjeux de la simple parodie. Ce déplacement ne se fait d’ailleurs pas toujours depuis le genre haut, noble, sérieux, vers le comique. Le miroitement d’une forme dans une autre, d’une forme grande dans une forme petite, est un jeu typique des élégiaques latins mais aussi bien d’une certaine poésie postmoderne : une forme majeure « migre » à l’intérieur d’une forme mineure, et rend souvent très complexe la saisie de l’« engagement », de la « sincérité » de l’auteur. Ces porte-voix que se donne un auteur exhibent-ils justement l’artefact du genre ? En ce sens, le jeu avec le modèle générique a quelque chose à voir avec l’esthétique (et l’éthique) de la citation. Cela peut mener à des exemples extrêmes, caractéristiques de poétiques contemporaines, notamment lorsqu’il s’agit des migrations du populaire au savant et inversement. La question des rapports entre « arts majeurs » et « arts mineurs » est également centrale ici.

  1. Questions politiques et postcoloniales

Loin de concerner les seules questions d’esthétiques, les approches génériques engagent des aspects politiques. Il y va d’une redéfinition du « partage du sensible » (la question de la hiérarchie des genres et de sa reconfiguration démocratique moderne est au cœur de la réflexion de Jacques Rancière). Plus précisément, la réflexion sur les espaces postcoloniaux a retenu l’attention de plusieurs contributeurs, qui se sont demandé quels genres et formes qui y étaient les plus sollicités, lesquels faisaient l’objet d’appropriation et de détournements caractéristiques du mouvement de « writing back » mis en lumière par les approches postcoloniales de la littérature. Dans quelle mesure la langue est-elle alors un vecteur essentiel de la migration ? On a également veillé à faire place à des espaces (et des langues) non-européens de migrations des genres et des formes, en s’interrogeant toujours sur la pertinence de ces catégories dans les espaces en question. La question de la traduction et de ses enjeux politiques, a particulièrement innervé cette partie.