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Jouer d’autorité. La reconfiguration cartière du roman

ARTICLE

En français, « jouer d’autorité » fait partie de ces expressions mêlant – d’une manière toujours fascinante – le vocabulaire du jeu à celui du pouvoir. Appliqué au domaine de l’activité ludique, jouer d’autorité renvoie au fait de jouer sans demander de nouvelles cartes. Dans le champ politique, la locution sert à désigner les rapports de force établis entre la caste des dirigeants et le peuple. Conduire les hommes est toujours un jeu délicat, au sens interstitiel du terme. Si le mot jeu s’inscrit dans l’isotopie ludique, il signifie également la présence d’un espace permettant le mouvement (on parle du jeu d’un tiroir). Sous cet angle spatial, jouer d’autorité évoque les entrechats par lesquels une autorité parvient à faire prévaloir sa volonté. Entre imposition péremptoire (jouer tout de go) et souplesse stratégique (jouer de son pouvoir), celui qui joue d’autorité s’adonne toujours à un acte virtuose, – bien que risqué. Transposé au domaine littéraire, jouer d’autorité invite à reconsidérer la première instance de pouvoir du texte, à savoir la figure de l’auteur. Pensée en termes d’autorité, la lecture devient le lieu d’exercice d’une influence de l’auteur sur le lecteur. Une telle vision agonistique de la lecture emprunte directement à la théorie des jeux. Élaborée dans les années 1940, celle-ci s’intéresse aux rapports de force propres à toute relation duelle [1] . Parce qu’elle constitue un paradigme interactionnel, la théorie des jeux permet d’analyser la manière dont l’auteur joue d’autorité, tout en envisageant les modalités selon lesquelles le lecteur se saisit de l’œuvre [2] . Dans le contexte des années 1960 – cette décennie qui prépare la fameuse « mort de l’auteur » [3] , des romanciers vont tenter d’utiliser le ludique afin d’interroger ces deux instances structurelles de la littérature que sont l’auteur et le lecteur. Pour ce faire, les écrivains vont construire ce que je nomme des romans cartiers, c’est-à-dire des œuvres dans lesquelles le livre se fait jeu de cartes. Ce choix n’est pas le fruit du hasard. Dans l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, le jeu de cartes sert d’image privilégiée pour illustrer le fonctionnement des structures sociales [4] . C’est à l’occasion d’un voyage à New-York dans les années 1940 que Lévi-Strauss découvre la théorie des jeux [5] . Il s’en inspirera dans sa reconceptualisation du fonctionnement des sociétés humaines. Avec la pensée structurale, le monde change de forme : on passe d’une pensée du symbole à une mathématique relationnelle [6] . Par essence mouvante, la forme des cartes à jouer rencontre cette nouvelle conception des structures du réel, et offre un moyen de la métaphoriser. Ainsi, l’image des cartes à jouer essaime-t-elle dans l’ensemble du champ intellectuel des années 1950 et 1960. De Barthes à Eco, la pensée structurale saura donner à cet objet sémiotique toute sa valeur.

 

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Notes

  • [1]

    Pour une présentation de la théorie des jeux, voir John von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, Princeton, Princeton University Press, 1944. Au départ domaine des mathématiques et de l’économie, la théorie des jeux entre dans le champ des sciences humaines à la faveur de la comparaison saussurienne entre la langue et le jeu d’échecs. Pour le structuralisme du début des années 1950, cette appropriation de la théorie des jeux s’inscrit dans un programme de mathématisation des sciences de l’homme à partir du modèle linguistique. Sur ce point, voir Claude Lévi-Strauss, « Les mathématiques de l’homme », Bulletin international des sciences sociales, « Les mathématiques et les sciences sociales », vol. 6, no 4, 1954, p. 643-653.

  • [2]

    À titre d’exemple, on peut citer l’analyse des relations entre auteur et lecteur que mène Scott Simpkins à partir du dispositif interactif de Rayuela de Julio Cortázar. Cf. Scott Simpkins, « “The Infinite Game” : Cortázar’s “Hopscotch” », The Journal of the Midwest Modern Language Association, vol. 23, no 1, 1990, p. 61-74. Article disponible en ligne : https://www.jstor.org/stable/1315037 (consulté le 18 janvier 2015).

  • [3]

    Voir Roland Barthes, « La mort de l’auteur » [1968], dans Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 63-69.

  • [4]

    Employant l’image de la cartomancienne, Lévi-Strauss développe une conception de la relation comme n’étant jamais isolée. Dans sa perspective, toute relation est prise dans des « paquets de relations » (tels des paquets de cartes). Voir C. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », dans Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 p. 242-243.

  • [5]

    Voir Stefano Franchi, « Les jeux anaclastiques de Lévi-Strauss », dans Patrice Maniglier (dir.), Le Moment philosophique des années 1960 en France, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 125.

  • [6]

    Voir David Rabouin, « Structuralisme et comparatisme en sciences humaines et en mathématiques : un malentendu ? », ibid., p. 39.