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Traduction et fascisme
Quel rapport y a-t-il entre traduction, identité et impérialisme politique et culturel ? La traduction peut contribuer à l’affirmation de nouvelles poétiques, élargir le répertoire fondateur d’une culture, favoriser l’émergence d’identités nationales [1] . Mais qu’arrive-t-il si la politique s’en mêle ? Une politique d’inspiration fasciste et totalitaire, une politique encline à l’impérialisme, décidée à utiliser la culture comme outil pour redéfinir l’identité nationale et promouvoir son expansion par-delà les frontières ? Quel est, dans ce contexte, le rôle de la traduction? Peu d’études se sont penchées sur ces questions, du moins à propos de l’Italie fasciste. Pourtant, elles sont au centre du rapport entre le régime fasciste et les intellectuels.
Au cours de l’été 1926, Mussolini adresse aux écrivains ce message :
Il faut que tous les écrivains italiens se fassent, à l’intérieur du pays mais surtout à l’étranger, les passeurs du nouveau type de civilisation italienne. C’est aux écrivains que revient ce que l’on pourrait appeler l’ « impérialisme spirituel », au théâtre, dans les livres et par le biais des conférences. Faire connaître l’Italie, mais pas seulement à travers ses grandeurs passées. [2]
Mussolini établit deux lignes d’action. La première consiste à créer une nouvelle identité italienne, une identité définie par la culture, donc par des idées, des principes et un état d’esprit : un projet que le fascisme plaçait au cœur de son propre avenir, visant à reformer le caractère des Italiens [3] ; la seconde vise à promouvoir cette identité en contribuant à son affirmation à l’étranger. Les paroles du Duce sont cohérentes avec différentes mesures en matière de politique culturelle afin de valoriser la culture italienne et de favoriser sa promotion au-delà des frontières [4] . Les idées et l’art italiens sont pressentis comme le véritable atout de l’expansion nationale, l’arme culturelle de l’impérialisme politique. L’Impérialisme spirituel est le titre d’un ouvrage de Franco Ciarlantini, figure de proue du parti fasciste et de l’univers de l’édition [5] . Ciarlantini est le bras droit de Giovanni Gentile pour l’organisation du congrès des intellectuels fascistes, dont est issu leur célèbre manifeste « aux intellectuels de toutes les nations » [6] . Intellectualité et politique sont souvent associées dans le débat sur l’expansion culturelle, mené par des journaux et des revues comme Augustea [7] , La Tribuna, Il Tevere, dirigés respectivement par Ciarlantini, Roberto Forges Davanzati et Telesio Interlandi, figures éminentes du parti fasciste et de la culture proche du fascisme.
La revue 900. Traduction et expansionnisme culturel
Ce climat entraîne un débat sur la traduction. Celui-ci se développe, notamment en 1926, à propos de 900. Cahiers d’Italie et d’Europe, revue fondée et dirigée par Massimo Bontempelli et dont le comité de rédaction est international (Pierre Mac Orlan, Ramón Gómez de la Serna, Georg Kaiser, James Joyce). Collaborent à la revue des Italiens ainsi que des étrangers résidant à Paris (parmi lesquels Georges Ribemont-Dessaignes, Ilya Ehrenbourg, Philippe Soupault, Franz Hellens, Léon-Paul Fargue, André Malraux, Fernand Divoire, Yvan Goll, Nino Frank, Alberto Cecchi, Bruno Barilli, Filippo Tommaso Marinetti). Si leur profil est loin d’être homogène, il manifeste un certain penchant moderniste, voire avant-gardiste. Avant même de paraître, la revue fait l’objet de polémiques acharnées [8] entre, d’une part, les novecentisti, liés à 900, appelés également Stracittà, et d’autre part les opposants, dits « sauvages », liés à la revue Il Selvaggio (alliée à l’hebdomadaire L’Italiano), appelés aussi Strapaese [9] . Quelle est donc la mission de 900 ?
[…] le titre complet est « 900. CAHIERS D’ITALIE ET D’EUROPE ». Cela pourrait suffire à apaiser les craintes de ceux qui, de bonne ou mauvaise foi, voient dans ce recours proclamé au français une trahison, ou du moins un acte d’« européisme » dans la déplorable acception rollandienne du terme. [10]
La revue est internationale et européenne, mais non européiste. Elle souhaite favoriser le commerce des idées entre l’Italie et le reste de l’Europe, afin de refonder la culture européenne et de voir triompher à travers elle les jeunes valeurs italiennes. C’est pour cela (et non pas par européisme) que la revue est rédigée en français, langue de la culture internationale :
La revue sera rédigée en français parce qu’elle se propose : - 1) de signifier clairement le rôle que l’Italie a (contrairement à l’opinion commune) dans la formation d’une atmosphère poétique nouvelle ; […] 2) de […] lancer avec audace […] dans la mêlée les très jeunes valeurs italiennes avec les valeurs moins jeunes des autres nations. – 3) de faire en sorte que ce soient lesdites valeurs italiennes, en s’exportant et en les pénétrant, qui fassent pression sur les valeurs étrangères et les informent à leurs sujet […]. Pour atteindre ces objectifs, il faut une langue qui soit lue à grande échelle en Europe. [11]
L’utilisation du français est instrumentale et transitoire, dans l’attente d’un italien hégémonique sur la scène internationale :
Je laisse à d’autres le soin d’imposer la langue italienne au monde de la culture tout entier ; mais il s’agira d’un travail de longue haleine. J’espère que d’ici dix ans, 900 pourra être rédigé en italien […]. Pour l’heure, si je la rédigeais en italien, 1000 Italiens et 50 étrangers la liraient ; en français, les mêmes 1000 Italiens la liraient tout autant, plus 5000 étrangers. [12]
Mais n’est-ce pas un désavantage pour un écrivain italien que de devoir écrire (ou se faire traduire) dans une langue qui n’est pas la sienne ? Cela pourrait-il compromettre la valeur de son œuvre ?
L’une des caractéristiques que j’estime nécessaire de forger dans la littérature moderne réside dans l’imagination inventive, la faculté de créer des mythes, des fables, des personnages, tellement vivants que l’essence de leur vitalité peut survivre à la traduction, voire à la renaissance sous d’autres formes. L’une des preuves de la valeur d’une œuvre « neuf-centiste » résidera dans sa traductibilité. [13]
La traduction ne limite donc pas nécessairement la valeur d’un texte. Au contraire, plus un texte est traduisible, plus sa valeur littéraire est élevée. Il en résulte que la meilleure littérature est également celle qui se prête le mieux à la traduction.
Voyons maintenant les « raisons » de Soffici, chef de file du camp adverse. À l’instar de Bontempelli, Soffici s’oppose à toute forme d’européisme. Néanmoins, alors que Bontempelli maintient une distinction entre européisme et modernité, modernité et européisme ne sont pour Soffici que deux mots pour dire la même chose :
Européisme signifie aujourd’hui démocratie, libéralisme, parlementarisme, plutocratie, franc-maçonnerie, judaïsme, protestantisme, allemanisme, américanisme, intellectualisme hypocrite et immoral. [14]
La nouvelle Italie guidée par le fascisme se doit d’inverser cette tendance, de se faire le chantre de valeurs opposées, traditionnelles, d’imposer au monde la civilisation qui en découle :
Modernité signifie européisme, à savoir acceptation des valeurs ayant actuellement cours un peu partout, et qui sont des valeurs européennes. […] [15]
La fonction de la nouvelle Italie est de combattre […] ces cochonneries […] pour réaffirmer et rehausser des valeurs d’un tout autre genre, et précisément nos valeurs fondamentales et traditionnelles. […]
La plus haute gloire du Fascisme politique a précisément été de s’opposer consciemment au déroulement dudit européisme ; d’abattre l’une après l’autre toutes les idoles, dans le but avoué et imprescriptible d’imposer au monde une civilisation beaucoup plus élevée et humaine : la civilisation fasciste, autrement dit la civilisation italienne dans toute sa pureté et toute sa splendeur. [16]
Il va de soi que la culture italienne doit rester à l’abri de tout ceci, ne pas s’ouvrir aux valeurs de la modernité, défendre un profil autochtone et traditionnel. La défense de la tradition, l’opposition au commerce international des idées et l’hostilité à l’égard du modernisme impliquent le refus de la traduction. La valeur littéraire est issue de l’esprit de la nation, le génie national ne réside que dans la langue. Traduire la culture italienne, c’est donc tourner le dos à la nation et à l’esthétique. La partie la plus traduisible de la culture italienne est aussi la moins nationale et la plus dénuée de valeur littéraire :
Innover en dehors de la tradition signifie trahir le génie de sa propre lignée. […]
La langue est […] le trésor le plus précieux d’un peuple ; il est […] l’expression la plus profonde et authentique de son âme, de son être national […]. Du reste, aucune œuvre littéraire n’a un tant soit peu de valeur si elle n’est pas le reflet du caractère de la langue dans laquelle elle est rédigée dans toute sa pureté et toute sa richesse. Les écrivains italiens […] sont les plus grands du monde précisément parce qu’ils ont toujours obéi à cette loi d’airain. C’est pour cela qu’ils sont également les plus difficiles à traduire. [17]
L’œuvre d’art italienne traduisible est celle qui n’est pas italienne, qui est faite de pensée internationaliste, juive, libérale-bolchévique, décadente etc., et dont la forme ou le langage est le volapuk ou l’esperanto. [18]
Peu importe si, peu de temps avant, La Vraie Italie, revue italienne d’Ardengo Soffici paraissait en français pour mieux faire connaître en France la culture italienne. La Vraie Italie ne contenait que des essais, alors que 900 publiait la traduction de textes de création : les deux démarches n’étaient pas tout à fait comparables. [19]
La conclusion de Soffici semble de prime abord aux antipodes de celle de Bontempelli. Bontempelli estime que plus un texte (littéraire) est traduisible, plus sa valeur littéraire est élevée. Soffici affirme quant à lui l’exact contraire. Toutefois, le cadre et les finalités pour lesquels le problème de la traduction se pose sont identiques. Il s’agit au fond de définir l’identité italienne, ainsi que les formes et les instruments de sa suprématie. Cette identité doit être plus ouverte à la modernité selon 900, plus encline à la tradition pour les « sauvages », mais elle est de toute façon censée pouvoir lutter et s’imposer aux autres. Préconisée par Bontempelli et décriée par Soffici, la traduction est envisagée uniquement comme outil d’exportation, non d’importation, ce qui est cohérent avec la politique d’expansion culturelle à l’étranger mise en œuvre par le fascisme. S’agirait-il d’un hasard ? Plusieurs signes indiquent le contraire.
Une revue et ses doubles
Bontempelli est intégré dans les filières de l’expansion culturelle. Il est lié au grand chambellan de ces filières, Franco Ciarlantini, et écrit dans sa revue Augustea. En 1925, avant l’ouverture du débat autour de 900, Bontempelli évoque ainsi la mission de l’Italie nouvelle :
Une grande époque antiromantique commence en 1922. Je parle de l’Italie car c’est ici que l’histoire commence à nouveau et c’est d’ici qu’elle montrera au restant de l’Europe les schémas à développer. [20]
Bontempelli est aussi un proche de la famille Mussolini, notamment du frère du duce, le journaliste Arnaldo. Lorsque la polémique éclate autour de sa revue, il fait appel au chef du gouvernement. Celui-ci fait alors paraître dans la presse un communiqué de soutien à la revue et d’approbation de son projet éditorial [21] . La stratégie de Bontempelli semble claire : il apporte en dot ses contacts (littéraires) internationaux pour servir un projet politique (« l’expansion culturelle » préconisée par le fascisme) ; il profite de celui-ci pour fonder une revue littéraire internationale. Il souhaite combiner la légitimé politique provenant de Rome et la légitimité littéraire attendue de Paris [22] . Ses adversaires, en revanche, n’ont pas (ou plus) de relations internationales importantes ; ils craignent aussi que le soutien du régime ne soit désormais réservé à la concurrence. Le poète Giuseppe Ungaretti représente un cas à part : détenteur du monopole des médiations littéraires entre la France et l’Italie, il voit en Bontempelli un concurrent redoutable et rejoint le camp de ses adversaires. Tel est le véritable enjeu de la querelle, telles sont les raisons des attaques sanglantes subies par 900. À première vue, Bontempelli a un avantage, car son réseau de relations est nettement plus important. Mais ces contacts sont vraiment mal assortis. Il ne peut pas parler trop clairement d’impérialisme et de fascisme sans perdre les collaborateurs parisiens. Il doit par ailleurs protéger ses arrières à Rome, d’autant que ses adversaires ne lâchent pas prise et ont recours à tous les moyens pour discréditer la revue, y compris l’accusation d’infidélité politique. De ce double lien socio-littéraire naît un discours très surveillé, souvent sur la défensive, à double ou triple sens, et changeant en fonction de l’interlocuteur.
Poussé dans ses derniers retranchements par ses adversaires italiens, Bontempelli nie que 900 soit une revue impérialiste, mais n’exclut pas qu’elle le devienne :
900 se doit d’être la « revue de l’impérialisme fasciste ». Qu’est-ce que Soupault fait là, lui, un communiste notoire ? En fait, il semble que Bontempelli, après avoir abandonné la direction du Mondo, ait complètement perdu la tête. Il dit qu’il a participé à la révolution fasciste. Il faudra poser cette question au sénateur Albertini, qui, à l’époque, payait très cher pour publier ses mauvais contes. [23]
Je n’ai jamais écrit ni affirmé que 900 sera « la revue de l’impérialisme fasciste ». Si elle le devient, tant mieux. [24]
Au moment de rédiger le manifeste du novecentismo, le directeur choisit de l’appeler Justification, suite aux pressions et attaques virulentes qui ont précédé sa parution [25] . La teneur politique de la fin du texte a pour fonction d’apaiser Rome sans pour autant déplaire à Paris :
Aujourd’hui, avant que l’art ne reprenne le sens du monde extérieur et de la magie, la politique retrouve celui de la puissance et du contingent, qu’elle avait perdu le long de la route vers la démocratie au dix-neuvième siècle. À l’heure actuelle, il y a en Europe deux tombeaux de la démocratie du dix-neuvième. L’un est à Rome, l’autre à Moscou. À Moscou le tombeau est gardé par des fauves mystérieux qui grattent le sol. À Rome par des patrouilles de jeunes faucons qui, à force de regarder le soleil, finiront peut-être par influencer son cours. [26]
Trop d’euphémisation à l’égard du fascisme pourrait déplaire à Rome. Des références trop directes pourraient être mal vues à Paris. Quand Nino Frank lui demande de mettre la politique de côté, Bontempelli répond qu’il ne peut pas se le permettre sans risquer de mettre en péril l’avenir de la revue [27] . Il ne lui reste donc qu’à bien doser les mots. Son discours prend une tournure plutôt vague, s’exprime par images, par métonymies. Il parle pour ne rien dire :
Je me suis creusé les méninges pour les modifications. Mais je n’ai fait que la suivante : au lieu de « des loups faméliques qui grattent le sol », « des fauves mystérieux qui frappent sur le sol » (je n’en comprends pas le sens, mais ça va). [28]
L’allusion à Moscou s’adresse aux collaborateurs parisiens qui sympathisaient avec la révolution soviétique. Les surréalistes se demandaient s’ils devaient adhérer au Parti Communiste [29] . Soupault approuva la Justification seulement après l’allusion à l’URSS [30] . La contrainte socio-littéraire dissocie les comportements, produit des identités plurielles, crée une sorte de malentendu permanent. Tout est double et paradoxal lorsqu’on parle de 900 : bien qu’elle ne soit qu’une seule revue, elle n’est pas la même pour tout le monde. C’est ce que Bontempelli finit par admettre, quoi que de façon ironique, lorsque son éditeur, Curzio Malaparte (cherchant peut-être à lui mettre des bâtons dans les roues) parle ainsi du « pan-italianisme » dont, à ses yeux, 900 est issue. Encore un discours sur la langue et la traduction afin de prouver la supériorité italienne :
Est-il vrai […] que vous vous livrerez à de curieuses expériences d’italianisation de la langue française dans la revue 900 ?
[…] Nous nous bornerons à démontrer, en publiant des extraits de la superbe prose française du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle […] que la langue littéraire française s’est calquée sur la langue italienne, au point de ressembler à une traduction truffée d’italianismes. Je crois que la fierté chauviniste des lettrés parisiens modernes ne nous en saura pas gré.
J’ajoute que nous [...] traduirons […] certains passages de plusieurs de nos écrivains les plus significatifs tels que Baldini, Emilio Cecchi, Cardarelli, Soffici, Bontempelli, Linati, Viani, Solari, Barilli etc. dans une langue française truffée d’italianismes insérés volontairement pour démontrer que la langue française moderne peut donner, grâce à quelques expressions italiennes seulement, des résultats d’excellente facture, dignes de la magnifique prose classique française « italianisante » du Cinquecento. [31]
L’interview paraît dans La Fiera letteraria, une revue importante lue en France autant qu’en Italie. Bontempelli est obligé de prendre ses distances afin d’apaiser ses confrères parisiens :
Je lis dans la Fiera Letteraria d’hier une interview faite à Rome où il est question d’une revue en cours de préparation intitulée « 900 ». Mais la revue décrite, tant dans l’esprit que dans les comportements et les noms, paraît bien différente de ce que j’avais annoncé à travers le titre et dont je lancerai la publication au mois de septembre prochain. Il s’agit donc à n’en point douter d’une autre revue. [32]
La revue qui publia cette note ne put s’empêcher de remarquer ceci :
On a vu, fait et refait toutes sortes de revues. Mais la revue « deux en un », « chacun sa vérité », une revue à l’identité double et plurielle à la Pirandello, n’existait pas encore. […] Où est la fiction, où est la vérité ? [33]
Tout est affaire de double : le directeur est gallophile, l’éditeur gallophobe ; l’un est intrigué par le modernisme européen, l’autre oppose, comme Soffici, l’Italie à l’Europe moderne [34] ; l’un est prudent et conciliateur, l’autre extrémiste et provocateur. Si Malaparte fut peut-être irrité par le monopole que le directeur sut garder dans la conduite de sa revue, ses propos sont néanmoins en accord avec son profil intellectuel, antimoderne et antieuropéen, à l’inverse de Bontempelli. À la suite des différends qui l’opposent au directeur, il sabote le travail de celui-ci et finit par se rallier à ses adversaires. Il incarne donc le énième paradoxe de 900 : l’éditeur adversaire de sa propre revue.
Malgré les précautions et la prudence du directeur, les polémiques se multiplient. Bontempelli espère peut-être, par le succès littéraire, pouvoir se libérer des contraintes politiques [35] . Mais il ne parvient pas à réaliser son projet.
En Italie, les adversaires s’acharnent. En France, les surréalistes attaquent violemment : ils parlent de « propagande panitalienne » et qualifient 900 de « revue littéraire qui cache des fins politiques » [36] . Ses collaborateurs sont traités de « vendus ». Georges Ribemont-Dessaignes et Philippe Soupault seront expulsés du surréalisme pour avoir collaboré à 900 [37] . L’écrivain russe Ilya Ehrenbourg accepte d’y publier, mais fait écrire qu’il n’est point « engagé par la Justification […] ni par aucune autre manifestation […] politique qui pourrait avoir lieu » dans la revue. Son conte, dénoncé comme antifasciste, aurait amené le régime à frapper la revue et à lui imposer l’emploi de l’italien. C’est du moins ce qu’affirme Nino Frank dans un témoignage rendu beaucoup plus tard (non corroboré par des preuves factuelles) [38] . Les difficultés de La Voce, maison éditrice de 900 liquidée en 1928, ainsi que le désaccord entre Malaparte et Bontempelli, ont sans doute également accéléré la crise de la revue. [39]
Quoi qu’il en soit, après 4 numéros, 900 change d’éditeur, ouvre une rubrique à caractère politique, perd son comité de rédaction international et cesse de paraître en français. L’emploi de cette langue et le recours à la traduction (pour les textes des collaborateurs non français) ne parviennent pas à remplir leurs multiples fonctions, prises entre des forces et des tendances divergentes : d’une part, la logique littéraire qui vise la reconnaissance symbolique à Paris et cherche donc des contacts avec des milieux modernistes défenseurs d’une culture autonome ; d’autre part, la pression du totalitarisme fasciste, qui considère la culture comme une sphère et un outil de conquête, interne et internationale. En tant que revue littéraire (moderniste et liée à la France), 900 est compromise par ses sous-entendus politiques. Sa fonction politique, à l’inverse, est affaiblie par son profil trop littéraire.
Limites de « l’expansion culturelle »
En tant qu’acteur de « l’expansion culturelle », la revue rencontre enfin une difficulté propre à cette politique et à l’ambition fasciste d’être le guide de la modernité : Paris étant le méridien de Greenwich de la modernité [40] et le centre de la culture mondiale, toute suprématie en matière de culture peut difficilement contourner ce centre. Or, à Paris, la culture l’emporte et l’entremise politique dans la sphère littéraire n’est guère tolérée (surtout dans les milieux modernistes les plus cotés). Après 900, le régime n’abandonne pas l’idée du français comme langue de propagande, mais il n’arrive à s’en servir que pour des revues plus clairement politisées, n’ayant pas le soutien des milieux les plus prestigieux, autonomes et modernes de la capitale mondiale des lettres.
Le débat sur l’« expansion culturelle » italienne fut long et animé. Mais quels furent finalement ses effets ? L’Italie s’est-elle davantage renfermée, ouverte ou imposée sur la scène culturelle européenne ?
Les statistiques relatives aux traductions peuvent nous fournir un indice intéressant. Au moment Soffici et Bontempelli parlent de fermer ou non les frontières, d’exporter ou non la culture, de traduire ou non la langue italienne, l’Italie voit augmenter le nombre des traductions ; l’exportation d’œuvres italiennes, elle, ne semble pas avoir produit de résultats comparables. [41]
Notes
- [1]
Voir Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales. Europe XVIII-XX siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 83-103.
- [2]
Discours tenu lors de l’inauguration du nouveau siège de la Società Italiana Autori ed Editori. Voir « La missione degli scrittori italiani nel discorso di Mussolini alla Società degli Autori », La Tribuna, 2 juillet 1926, p. 3. Toutes les citations reprises dans cet exposé sont traduites de l’italien, sauf celles provenant de la revue 900.
- [3]
Voir Emilio Gentile, Il culto del littorio, Rome-Bari, Laterza, 1998, p. 186.
- [4]
Voir Benedetta Garzarelli, “Parleremo al mondo intero”. La propaganda del fascismo all’estero, Alexandrie, Edizioni dell’Orso, 2004 ; Francesca Cavarocchi, Avanguardie dello spirito. Il fascismo e la propaganda culturale all’estero, Roma, Carocci, 2010.
- [5]
Voir Franco Ciarlantini, L’imperialismo spirituale. Appunti sul valore politico ed economico dell’arte in Italia, Milan, Alpes, 1925. Sur Ciarlantini et son rôle dans l’édition, voir Adolfo Scotto di Luzio, L’appropriazione imperfetta. Editori, biblioteche e libri per ragazzi durante il fascismo, Bologne, Il Mulino, 1996.
- [6]
Voir Emilio Raffaele Papa, Fascismo e cultura, Venise – Padoue, Marsilio, 1974, p. 186-194 ; Emilio Gentile, Le origini dell’ideologia fascista, Bologne, Il Mulino, 1975, p. 459-466.
- [7]
Voir Rosario Gennaro, « L’“imperialismo culturale” e gli esordi della rivista Augustea, in Incontri. Rivista Europea di Studi Italiani, 27 (2012), 2, p. 42-50.
- [8]
Voir Anna Maria Mandich, Una rivista italiana in lingua francese. Il “900” di Bontempelli (1926-1929), Pise, Libreria Goliardica, 1983.
- [9]
Ces deux « étiquettes », Stracittà et Strapaese (« hyper ville » et « hyper village »), furent mises pour la première fois en opposition dans Curzio Malaparte, « Strapaese et Stracittà », La Fiera Letteraria, 10 octobre 1927, p. 1. Les novecentisti, ne s’étaient jamais appelés Stracittà. Le mot Strapaese fut par contre inventé par la revue Il Selvaggio.
- [10]
Massimo Bontempelli, « Perché “900” sarà scritto in francese », Il Tevere, 18 mai 1926, p. 3.
- [11]
Ibid.
- [12]
Ibid.
- [13]
Ibid.
- [14]
« Lettera di Ardengo Soffici », Il Tevere, 7 septembre 1926, p. 3.
- [15]
Ibid.
- [16]
Ibid.
- [17]
Ibid.
- [18]
« Obiezioni di Soffici », Il Tevere, 8 juin 1926, p. 3.
- [19]
C’est Bontempelli qui précise correctement ceci dans « Ragioni di Bontempelli », ibid.
- [20]
M. Bontempelli, Lo stagno dei ranocchi, in Augustea, I (1925), 1, p. 8.
- [21]
Voir « Bontempelli ricevuto dall’onorevole Mussolini », La fiera letteraria, 12 settembre 1926, p. 1.
- [22]
Sur le succès limité de Bontempelli en France, voir Fulvia Airoldi Namer, Bontempelli e i « Cahiers du “900” », in François Livi (dir.), De Marco Polo à Savinio. Ecrivains italiens en langue française, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 155-178.
- [23]
Il Torcibudella (pseudonyme de Giuseppe Ungaretti), « Le disgrazie di Bontempelli », in L’Italiano, 15-30 juillet 1926, repris dans Ungaretti, Lettere a Giuseppe Raimondi, édité par Eleonora Conti, Bologne, Patron, 2004, p. 134-135. Luigi Albertini, ancien directeur du Corriere della Sera et de l’hebdomadaire Il Mondo, était connu pour son antifascisme.
- [24]
Massimo Bontempelli, « Al Torcibudella », Il Tevere, 5 août 1926, p. 3.
- [25]
Sur la notion de manifeste et son développement historique, voir Anna Boschetti, « La notion de manifeste », Francofonia, 39 (2010), p. 13-29.
- [26]
Ibid, p. 11-12.
- [27]
Corrado Alvaro, Massimo Bontempelli, Nino Frank, Lettere a « 900 », édité par Marinella Mascia Galateria, Rome, Bulzoni, 1985, p. 111. Sur Bontempelli et Frank, voir Giuliano Manacorda, Nino Frank e « 900 », in Corrado Donati (dir.), Massimo Bontempelli scrittore e intellettuale, Rome, Editori Riuniti, 1992, p. 205-219.
- [28]
Lettere a « 900 », op. cit., p. 113.
- [29]
Voir Archives du surréalisme. Adhérer au Parti communiste ? Septembre-décembre 1926, présenté et annoté par Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, 1992.
- [30]
Voir Corrado Alvaro, op. cit., p. 222.
- [31]
Voir A. F., « Il programma della rivista “900” e le direttive editoriali della nuova “Voce” », La Fiera Letteraria, 1er août 1926, p. 1. Pour les réactions françaises et notamment celles, négatives, d’Yvan Goll, Soupault et Joyce, voir Corrado Alvaro, op. cit. p. XIII et p. 212, ainsi que Anna Maria Mandich, op. cit., p. 27-28 et p. 74-76.
- [32]
Massimo Bontempelli, « Bontempelli e il ”900” », La Fiera Letteraria, 5 août 1926, p. 1.
- [33]
Annotation non signée en marge de la réplique de Bontempelli à l’interview de Malaparte.
- [34]
Voir Curzio Malaparte, L’Europa vivente, préface d’A. Soffici, Florence, La Voce, 1923.
- [35]
Face aux craintes sur le nom des rédacteurs, dont un, Corrado Alvaro, est antifasciste, Bontempelli croit bon de se confier à Nino Frank : l’on pourra rendre publics leurs noms seulement « quando il successo di pubblico della rivista mi avrà permesso di infischiarmene di tutte queste minchionerie ». Voir Corrado Alvaro, op. cit., p. XXI.
- [36]
L. A., « “900”: revue fasciste », Clarté, 4 (1926), p. 127.
- [37]
Voir N. F., « Soupault e Ribemont-Dessaignes espulsi dal gruppo dei surrealisti per aver collaborato a “900” », La Fiera Letteraria, 19 décembre 1926, p. 4. Voir aussi Adhérer au parti communiste ?, op. cit., p. 70 et p. 83.
- [38]
Voir Nino Frank, « Les Italiens et le réel », in Mercure de France, 1er octobre 1953, p. 346.
- [39]
Voir Corrado Alvaro, op. cit., p. IV-VII, XIII-XV et Anna Maria Mandich, op. cit., p. 27-28 et p. 32-34. Sur la fermeture de la maison d’édition La Voce, voir Enrico Decleva, Un panorama in evoluzione, in Gabriele Turi (dir.), Storia dell’editoria nell’Italia contemporanea, Florence, Giunti, 1997, p. 287. Nicola Tranfaglia, Albertina Vittoria, Storia degli editori italiani, Rome-Bari, Laterza, 2007, p. 159.
- [40]
Voir Pascale Casanova, La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
- [41]
Voir Valerio Ferme, Tradurre è tradire. La traduzione come sovversione culturale sotto il fascismo, Ravenne, Longo, 2002 ; Francesca Billiani, Culture nazionali e narrazioni straniere. Italia, 1903- 1943, Florence, Le Lettere, 2007 ; Christopher Rundle, Publishing Translations in Fascist Italy, Bruxelles, Peter Lang, 2010 ; Christopher Rundle et Kate Sturge (dir.), Translation Under Fascism, Londres, Palgrave Macmillan, 2010.