Actes & Volumes collectifs

La vieille loi de la vénerie : Walter Benjamin et l'auto-traduction d'Enfance berlinoise

ARTICLE

Walter Benjamin, en exil en France depuis 1933, aurait souhaité être reconnu dans son pays d’adoption pour pouvoir « transmettre » sa conception du langage, de l’histoire, de la critique. On sait que ce ne fut pas le cas. Parmi les textes qu’il a rédigés en français, comme celui sur Bachofen, destiné à la NRF, ou traduits avec l’aide de tiers (Klossowski pour L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique) on peut s’intéresser tout particulièrement à cinq courtes vignettes d’Enfance berlinoise vers 1900, que l’auteur décida de traduire-transposer en français avec Jean Selz, à Ibiza, entre 1932 et 1933. Enfance berlinoise est un projet de livre auquel Benjamin tenait tout particulièrement, et qui ne fut publié qu’à titre posthume par Theodor Adorno en 1950. Cette série de « miniatures » prend congé, avec une grande nostalgie, de l’enfance et de toute une époque. On a pu montrer ailleurs ce que ces textes devaient au souvenir de la lecture de Proust [1] . Comme tous les textes de Benjamin, ils contiennent « in nuce » toute sa pensée. Malgré le travail d’élimination des références auto-biographiques que contenait une version antérieure, la Chronique berlinoise [2] , le recueil parvient à rendre compte magnifiquement d’une enfance particulière, celle d’un jeune garçon juif du « Vieil Ouest » berlinois. Comme le faisait remarquer Erich Auerbach, exilé à Istanbul, « Votre enfance fut aussi la nôtre » [3] . Jean-Maurice Monnoyer note que les textes français, résultats du travail d’auto-traduction, ne répondent à aucune exigence éditoriale [4] . Il s’agit plutôt pour l’auteur d’une démarche fortement teintée d’affectivité, d’une tentative pour se naturaliser français lui-même, en prenant ainsi la revanche de l’apatride sur les instances administratives. Benjamin souhaitait sans aucun doute traduire l’ensemble des textes qui devaient composer Enfance berlinoise, probablement une trentaine. Mais, pour d’assez obscures raisons, la relation avec Jean Selz finit par s’interrompre de manière abrupte, et seuls cinq textes furent effectivement traduits en français. Ils ont été retrouvés par les éditeurs des Gesammelte Schriften, et sont actuellement conservés aux Archives Benjamin de Berlin. Ils sont reproduits dans le volume Ecrits français [5] . Il s’agit de « Matinée d’hiver », « Livres de garçons », « Loggia(s) », « Deux fanfares », « Chasse aux papillons ». On peut, à propos de cette auto-traduction, poser deux types de questions : peut-on évaluer cette traduction en soi, d’après les critères habituels de lisibilité, d’élégance, etc. ? peut-on l’évaluer par rapport à certains axiomes postulés par la théorie benjaminienne de la traduction telle qu’elle a été exposée dans le célèbre texte sur « La Tâche du traducteur » ? Il faudra entrer dans le détail, car Benjamin était d’accord avec Aby Warburg, pour qui « Dieu est dans les détails ». Il existe une traduction française de l’intégralité du volume publié par Adorno, due à l’excellent connaisseur de Benjamin qu’est Jean Lacoste [6] . On sera amené à citer cette traduction, à titre de référence ou « d’étalonnage ». Benjamin ne fut certes pas un « auto-traducteur », au sens où l’ont été des écrivains comme Beckett ou Nabokov. Mais sa maîtrise de la langue française, sans être parfaite, lui a permis d’aller très loin vers la forme pure qui, d’après sa théorie de la traduction, se trouve au-delà de ces langues particulières que sont l’allemand et le français, au moins en ce qui concerne ces cinq « souvenirs d’enfance ».

 

Les circonstances de l’acte de traduction

Benjamin se trouve à Ibiza au printemps 1932. Il y rencontre un jeune Français, futur historien d’art, Jean Selz. Ibiza est déjà une colonie d’artistes, attirés par le climat et une vie moins chère. L’auteur d’Einbahnstrasse (Sens unique) a publié une quinzaine de textes évoquant son « enfance berlinoise » dans les journaux allemands dont il était un collaborateur régulier, la Frankfurter Zeitung, la Vossische Zeitung. L’exilé travailla à la constitution de ce recueil jusqu’à sa mort en 1940. On sait que « Le petit Bossu », texte qui récapitule ou feuillette à rebours la totalité des souvenirs dans un mouvement d’une extrême mélancolie, devait clore le volume dans toutes ses versions. Il ne figure pourtant pas parmi les textes traduits avec Selz. On peut donc penser que le choix des cinq textes produits a été aléatoire, sauf peut-être « Loggias », consacré à l’existence de cette particularité architecturale des immeubles bourgeois à Berlin, qui avait une très grande importance pour son auteur, puisqu’il y voyait une sorte « d’autoportrait » [7] . Le texte ouvre d’ailleurs le recueil dans la version dite « Fassung letzter Hand » « dernier état manuscrit », retrouvée à la Bibliothèque nationale en 1981 [8] . Comme le fait remarquer Jean-Maurice Monnoyer, dans ce cas au moins l’intervalle entre la rédaction du texte original et sa traduction est très bref [9] . Mais les circonstances de l’élaboration de la traduction sont un peu particulières. Dans sa lettre à Gershom Scholem du 31 juillet 1933 Benjamin écrit : « La traduction française progresse. Nous y travaillons tous les jours. Le traducteur ne sait pas un mot d’allemand. La technique que nous utilisons, comme tu peux l’imaginer, est au petit-poil. Mais ce qui est ainsi produit est presque toujours exceptionnel » [10] . Jean Selz a laissé lui-même un témoignage très important sur ces séances de travail en commun :

C’est au cours de ce printemps que Benjamin me lut ses souvenirs d’enfance qui se composaient d’une suite de textes assez courts, réunis sous le titre Enfance berlinoise. En lisant, il traduisait. Sa connaissance de la langue française était assez étendue pour le faire pénétrer dans les sentiers souvent escarpés de sa pensée. Cependant bien des passages demeuraient obscurs parce qu’il ne trouvait pas pour certaines locutions ou pour certains mots leur équivalent en français. (…) Car Benjamin n’admettait pas le plus petit écart de pensée dans les mots choisis pour traduire les siens. Et lorsqu’il fallait lui avouer que tel mot utilisé par lui n’existait pas dans la langue française, sa consternation et sa tristesse vous mettaient dans un cruel embarras. Nous passâmes ainsi bien des heures à discuter des moindres mots, et même des virgules, de ces textes intitulés « Matinée d’hiver », « Livres de garçons », « Loggias ». [11]

L’ami français a bien été le témoin de cette crise mélancolique du traducteur, qui frappe d’autant plus fortement l’auto-traducteur. Les langues, bien sûr, ne recouvrent jamais entièrement leurs significations, puisque, selon Humboldt qui a inspiré Benjamin, elles expriment des visions différentes du monde. Comme le rappelle l’auteur de « La Tâche du traducteur » : dans « Brot » et « pain » le visé est certes le même, mais non la manière de le viser [12] . En raison de cette différence dans le mode de visée les deux mots signifient quelque chose de différent pour l’Allemand et pour le Français, alors même que, pour ce qui concerne le visé, pris absolument, ils signifient une seule et même chose. S’auto-traduisant, Benjamin mesure exactement ce qu’implique la différence des langues. Certes, cela n’exclut pas pour lui l’espérance messianique du retour à la « Ursprache », la langue originelle. Mais en attendant, il souhaitait sans doute une publication de ses textes en français. Et il est dommage qu’elle n’ait pas eu lieu de son vivant.

 

Evaluation de la traduction Benjamin-Selz

La traduction Benjamin-Selz a de grandes qualités. Sa force principale réside en ceci que le traducteur Benjamin est conscient de toutes les implications et ramifications que l’usage de tel ou tel terme allemand implique de la part de l’auteur Benjamin. Pour autant, les textes présentent des imperfections, dues à une certaine méconnaissance de la syntaxe française, que Selz n’a visiblement pas réussi à compenser. Par exemple dans « Wintermorgen » [« Matinée d’hiver »], le petit garçon croque à son lever une pomme tout juste sortie du four, ce qui peut faire penser à une certaine « petite madeleine ». Benjamin-Selz écrivent : « ce n’était pas étrange que toujours, si je chauffais mes mains à ses joues lisses, une hésitation me venait de la mordre. » [13] C’est là une traduction calque, qui ne respecte pas la syntaxe française, et qui apparaît bien lourde. Jean Lacoste traduit : « Aussi n’était-il pas étonnant que, au moment où je réchauffais mes mains sur ses joues luisantes, je fusse toujours pris d’une hésitation à la mordre. » [14] La clausule du même texte, qui relie un voeu formulé dans l’enfance et la situation de l’énonciation, c’est-à-dire l’exil et la misère, est elle aussi mieux rendue par le second traducteur.

Und mit ihr jener Wunsch : ausschlafen zu können. Ich habe ihn wohl tausendmal getan und später ging er wirklich in Erfüllung. Doch lange dauerte es, bis ich sie darin erkannte, das noch jedesmal die Hoffnung, die ich auf Stellung und ein sicheres Brot gehegt hatte, umsonst gewesen war. [15]

Benjamin-Selz :

Et avec elle ce voeu : dormir, dormir… Je pense bien l’avoir formulé mille fois et il devait plus tard réellement s’accomplir. Mais bien du temps allait s’écouler avant qu’il fallût m’en rendre compte du simple fait que chaque fois mon espoir d’une situation et d’un pain assuré était demeuré vain. [16]

Il faut relire la phrase pour en comprendre l’ironie : le voeu de l’enfant a été exaucé par la situation historique, qui a condamné l’adulte à la misère. Telle est l’oeuvre, sardonique, du petit Bossu. Lacoste est plus directement compréhensible :

Et avec elle ce souhait : pouvoir dormir mon saoul. Je l’ai bien formulé mille fois et plus tard il fut exaucé réellement. Pourtant il fallut longtemps avant que je le reconnaisse exaucé, dans la vanité de tous mes espoirs d’avoir une situation et le pain assuré. [17]

Cette version est plus concise, donc plus efficace. Mais il ne faut pas conclure de ces insuffisances à une faillite totale de l’entreprise d’autotraduction. Bien au contraire : on soutiendra la thèse que ces défaillances auraient pu être assez facilement corrigées au moment d’une publication. Certains passages témoignent d’ailleurs d’une réussite exceptionnelle, comme l’affirmait Benjamin dans sa lettre à Scholem. Lisons ces phrases de « Loggias » :

Bien des choses se lisaient en ces loggias : la tentative d’obéir aux plaisirs du soir ; l’espoir de porter plus avant dans la verdure le foyer de la famille ; le dessein de vider à fond le dimanche. Mais en fin de compte tout cela devenait vain, car rien d’autre n’était enseigné par l’état de ces cases superposées que les multiples besognes que chaque jour léguait au suivant. Des cordes à linge passaient d’un côté à l’autre. Le palmier avait l’air d’autant plus dépaysé que depuis longtemps ce n’était (sic) plus les pays chauds mais le salon avoisinant qui était tenu pour sa terre natale. [18]

[Viel war an seinen Loggien abzulesen : der Versuch, der abendlichen Musse nachzuhängen ; die Hoffnung, das Familienleben ins Grüne vorzuschieben ; das Bestreben, den Sonntag ohne Rückstand auszuschöpfen. Aber am Ende war das alles eitel. Nichts lehrte der Zustand dieser eines überm anderen befindlichen Gevierte, als wieviel beschwerliche Geschäfte jeder Tag dem folgenden vererbte. Wäscheleinen liefen von einer Wand zur anderen ; die Palme sah um so obdachloser aus, als längst nicht mehr der dunkle Erdteil, sondern der benachbarte Salon als ihre Heimat empfunden wurde.] [19]

Le palmier « dépaysé » est à la fois une chose réelle et l’allégorie de l’exil, une allusion aux « cocotiers absents de la superbe Afrique » qui se dressent à l’horizon du « Cygne » de Baudelaire, autre et plus ancienne allégorie de l’exil. On peut tenter de cerner ce que Benjamin, s’auto-traduisant, ajoute à son texte original, conformément à la théorie exposée dans « La Tâche du traducteur » selon laquelle toute traduction rapproche de la langue pure, originelle. Benjamin, dans le processus d’auto-traduction, dispose à chaque instant, à chaque mot, de la totalité de son univers conceptuel. La langue française va permettre de refléter cette totalité, inaccessible à tout traducteur « allogène », à moins d’une attention si soutenue qu’elle dépasse les possibilités concrètes du travail de traduction. Donnons quelques exemples. « Schmöker » [20] - « Livres de garçons » fait partie d’une importante série de textes consacrés à la pratique enfantine de la lecture. Le dictionnaire donne « romans à quatre sous », « vieux bouquins sans valeur » [21] . Le second traducteur glose le titre par « Romans d’aventure » [22] , ce qui n’est pas inexact, permettant une hypothèse sur le contenu des « bouquins ». Benjamin utilise donc « livres de garçons », aussi bien pour traduire le titre que pour l’expression « Knabenbücher », qui clôt le texte. Il renvoie ce faisant à la question primordiale pour lui de l’éducation des garçons dans l’Allemagne wilhelmienne, source de l’incompréhension entre les sexes et du militarisme. Dans le même texte, l’enfant berlinois voit un jour d’hiver s’écraser des flocons de neige sur la vitre. Benjamin-Selz : « Et voilà que le moment était venu de suivre dans le tourbillon des lettres les histoires qui s’étaient dérobées à moi devant la fenêtre. » [23] Lacoste traduit : « Mais maintenant, c’était le moment de suivre dans la tempête des lettres les histoires qui s’étaient dérobées à moi à la fenêtre. » [24] Or le mot « Gestöber », traduit par « tourbillons », contient tout un pan de la philosophie de l’Histoire de Benjamin, pour qui « l’Origine » est toujours un « tourbillon », un « Vortex », le moment insaisissable où tout sombre et où tout naît. Il écrit dans la « préface épistémo-critique » de L’Origine du drame baroque allemand :

Ursprung, wiewohl durchaus historische Kategorie, hat mit Entstehung dennoch nichts gemein. Im Ursprung wird kein Werden des Entsprungenen, vielmehr dem Werden und Vergehen Entspringendes gemeint. Der Ursprung steht im Fluss des Werdens als Strudel und reisst in seine Rhythmik das Entsehungsmaterial hinein. [25]

[L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître.] [26]

Ici on peut saisir sur le vif l’infléchissement du texte par le processus traductif que peut se permettre l’auteur. En effet, le mot « tempêtes » de Lacoste est plus proche de « Gestöber » que « tourbillons », que Benjamin utilise pour sa propre version de « Schmöker » et par lequel Sibylle Muller traduit exactement le « Strudel » de l’Ursprung. C’est que le traducteur-Benjamin a saisi l’opportunité de faire allusion à son propre travail, ancien, sur le concept. On peut donner deux autres exemples de liens avec les points cardinaux de la recherche benjaminienne que sont « Baudelaire », « Proust » et la théorie du langage. Dans « Deux fanfares » [« Zwei Blechkapellen »] le petit Berlinois, en promenade au Jardin zoologique, fait l’expérience du premier regard de désir adressé à une inconnue, « eine Vorübergehende » [27] Jean Lacoste traduit, en explicitant sans doute un peu trop, par « une promeneuse » [28] . Benjamin-Selz traduisent littéralement « Das war die Luft, in der zum erstenmal der Blick des Knaben einen Vorübergehenden sich anzudrängen suchte » [29] par « Tel était l’air dans lequel le regard du garçon cherchait pour la première fois à caresser une passante. » [30] Or, l’expression « une passante » renvoie de toute évidence au célèbre sonnet de Baudelaire « A une passante » que Benjamin a traduit en 1923 (in Les Tableaux parisiens) et auquel il consacre une analyse très importante dans « Sur quelques thèmes baudelairiens » [31] , texte de 1939. Il montre en particulier que si, à aucun moment, le mot « foule » n’apparaît dans le poème,

c’est elle pourtant qui meut tout le poème, comme le vent pousse le voilier(…) Le ravissement du citadin est moins l’amour du premier regard que celui du dernier. C’est un adieu, à tout jamais, qui coïncide dans le poème avec l’instant de l’ensorcellement. Ce sonnet nous présente l’image du choc, que dis-je ? celle de la catastrophe. [32]

Le sonnet fait aussi l’objet d’un commentaire dans le chapitre « Le Flâneur » du Charles Baudelaire, et dans le Passagen-Werk. Benjamin traduisant ses souvenirs d’enfance n’oublie pas qu’il a traduit Baudelaire dans sa jeunesse [33] et qu’il prépare, pour l’Institut de Recherches sociales, un grand livre sur l’auteur des Fleurs du mal. De plus le texte consacré à la « passante » dans le Charles Baudelaire fait un parallèle avec le personnage de la Parisienne chez Proust, avec Albertine. Proust, lu tôt et avec passion par Benjamin, et traduit par lui. Revenons sur la traduction benjaminienne des Tableaux parisiens en 1923. Tout se passe comme si l’auto-traduction des souvenirs d’enfance permettait une correction de celle-ci, un effet rétroactif. En effet, Benjamin en 1923, qui venait après Stefan George, avait alors traduit le titre « A une Passante » par « Einer Dame » [34] , alors que son prédécesseur avait été plus précis, en écrivant « Einer Vorübergehenden ». Le texte de la Berliner Kindheit va donc adopter sur ce point essentiel la leçon georgienne. « Promeneuse » ne peut rendre compte de cette stratification, de ce retour vers le passé de l’écriture, entre les langues. « Une passante » de la version Benjamin-Selz marque l’intention profonde du texte, écho lointain et réminiscence, projection dans le futur du désir. Ou pour reprendre le beau titre de l’article de Peter Szondi consacré à Enfance berlinoise : « espoir dans le passé ». [35]

Reste un dernier point, crucial. Walter Benjamin a écrit, en guise de préface à sa traduction de Baudelaire, le texte peut-être le plus ésotérique sur la théorie de la traduction, mais qui est aussi celui qui a eu le plus d’échos : « La Tâche du traducteur ». Ce manifeste est l’une des pièces essentielles de sa théorie du langage. Il ne peut être question ici de revenir en détail sur ce qui représente le noyau de l’oeuvre benjaminienne, et il faut renvoyer aux analyses de Derrida, De Man, Meschonnic, Berman, Menninghaus, Hamacher et d’autres. On se contentera d’évoquer un point précis, à partir de l’un des cinq textes traduits en français : « Chasse aux papillons ».

Le petit berlinois passe chaque année avec sa famille une partie de l’été dans les environs de Berlin, à Potsdam. Lors de ces séjours il pratique la chasse aux papillons. Le texte, très dense, insiste sur l’abolition de la séparation entre sujet et objet qui a lieu lors de la capture du papillon. Benjamin-Selz écrivent : « Il commençait à s’établir entre nous la vieille loi de la vénerie : d’autant plus je me conformais de toutes mes fibres à l’animal et d’autant plus je devenais papillonnesque en moi-même. » [36] Ici le français n’est pas très heureux, le « d’autant plus » est lourd, et on peut préférer la version Lacoste : « La vieille loi de la vénerie commençait à règner entre nous : plus je me conformais de toutes mes fibres à l’animal, plus je devenais moi-même lépidoptère. » [37] Encore que « lépidoptère » introduise une connotation un peu trop « scientifique ». Un peu plus loin on lit cette phrase dans Benjamin-Selz : « La langue étrangère au moyen de laquelle [38] le papillon et les fleurs s’étaient entendus, à présent il en avait obtenu quelques lois. » [39] Christian Hart Nibbrig note très justement, en posant ainsi le problème essentiel du hiatus entre théorie et pratique de la traduction chez Benjamin, que l’auteur de la Berliner Kindheit se montre ici en recul par rapport à sa propre théorie du langage [40] . Et en effet la conception d’une langue qui serait un simple moyen de communication, ici entre le papillon et les fleurs, est contradictoire avec l’hypothèse benjaminienne, exposée aussi bien dans « La Tâche du traducteur » que dans le texte de jeunesse « Sur le langage en général… » selon laquelle le langage humain se caractérise par son absolue absence de médiation, son immédiateté. Rappelons ces phrases célèbres de l’essai de 1923 :

Mais que « dit » une oeuvre littéraire ? Que communique-t-elle ? Très peu à qui la comprend. Ce qu’elle a d’essentiel n’est pas communication, n’est pas message. Une traduction cependant, qui cherche à transmettre, ne pourrait transmettre que la communication, et donc quelque chose d’inessentiel. [41]

Pour Hart-Nibbrig, Benjamin aurait pu utiliser dans son auto-traduction « à travers de », au lieu de « au moyen de laquelle » et d’ailleurs Lacoste traduit « De cette langue étrangère dans laquelle le lépidoptère et les fleurs s’étaient compris devant ses yeux ». [42]

On a donc surpris Benjamin en pleine déviation par rapport à sa propre théorie. Mais sur un autre point il apparaît au contraire que l’autotraduction fonctionne aussi comme une véritable démonstration théorique. « La Tâche du traducteur » pose comme axiome qu’un texte étranger doit porter la marque de l’étranger, ne doit jamais pouvoir être lu comme ayant été directement écrit dans la langue d’arrivée. Un texte traduit de l’allemand, par exemple, doit être reconnaissable en tant que tel. C’est bien sûr l’opposé de la pratique éditoriale courante. « Chasse aux papillons » fournit un bon exemple d’un Walter Benjamin qui a aussi su mettre en pratique sa théorie. Les exploits de l’enfant parti à la chasse aux papillons ont pour cadre une colline près de Potsdam, le « Brauhausberg ».

Die Luft jedoch, in der sich dieser Falter damals wiegte, ist heute ganz durchtränkt von einem Wort, das seit Jahrzehnten nie mehr mir zu Ohren noch über meine Lippen gekommen ist. Es hat das Unergründliche bewahrt, womit die Namen der Kindheit dem Erwachsenen entgegentreten. Langes Verschwiegenwordensein hat sie verklärt. So zittert durch die schmetterlingserfüllte Luft das Wort ‘Brauhausberg’. [43]

L’air dans lequel ce papillon se berçait jadis est aujourd’hui tout imbu d’un mot qui depuis des dizaines d’années n’est jamais venu à mes oreilles ni à mes lèvres. Il a gardé l’insondable avec lequel les noms de l’enfance se présentent à l’adulte. Avoir longtemps été tus les a transfigurés. Ainsi tremble à travers l’air plein de papillons le mot « Brauhausberg ». [44]

Le toponyme « Brauhausberg » pose problème, à la différence de « Combray », par exemple, parce qu’il a aussi un contenu sémantique. L’édition des Ecrits français ajoute une note de bas de page, qui précise qu’il s’agit de « la montagne de la fabrique de bière ». Lacoste introduit directement cette donnée sémantique dans le texte : « Ainsi à travers l’air plein de papillons tremble le mot Brauhausberg, le « mont de la Brasserie » [45] . Benjamin persiste un peu plus loin : « Sur le Brauhausberg près de Potsdam nous allions en villégiature. Mais le nom a perdu toute lourdeur, ne contient plus rien du tout d’un Brauhaus. » [46] Lacoste traduit : « C’était sur le mont de la Brasserie près de Potsdam que nous avions notre résidence d’été . Mais le nom a perdu toute pesanteur, il ne contient plus rien du tout d’une brasserie. » [47] Or, le nom dont le narrateur (petit « Walter » devenu grand ?) se souvient est le toponyme allemand, qui a et n’a pas une charge sémantique. « Brauhausberg » est pour le petit Berlinois ce qu’est « Combray » ou « Balbec » pour le petit Parisien. Le traducteur maintient le toponyme sans le traduire. On peut donc constater que sur ces points cruciaux de la nomination et de l’écho de la langue étrangère Walter Benjamin ne fait pas de concessions à son (éventuel) lecteur français. Tout ce passage a bien sûr une forte résonance proustienne, le nom de lieu a un pouvoir magique, il est capable d’iriser l’espace, de l’isoler et de le préserver dans la mémoire.

L’analyse de ces cinq textes auto-traduits de la Berliner Kindheit a donc voulu montrer que Walter Benjamin n’a cessé d’osciller, dans sa pratique, entre une conscience exacerbée du « défaut des langues », de leur incomplétude, conscience qui va jusqu’à la mélancolie, si l’on en croit son co-traducteur et informateur Jean Selz, et une confiance inébranlable dans leur capacité à aller toujours plus loin vers « l’Ursprache », « la langue originelle », celle qui communique rien moins que « l’essence spirituelle de l’homme ».

Notes

  • [1]

    Voir notre Images, passages : Marcel Proust et Walter Benjamin, Paris, Kimé, 1998.

  • [2]

    Walter Benjamin, Berliner Chronik, Frankfurt/M., Surhkamp, 1970. Traduction française J-F Poirier et C.Jouanlanne, Walter Benjamin, Ecrits autobiographiques, Paris, Christian Bourgeois, 1990.

  • [3]

    « Figures d’exil. Cinq lettres d’Erich Auerbach à Walter Benjamin » in Les Temps modernes, juin 1994, n°575, p. 55.

  • [4]

    Jean-Maurice Monnoyer, « Introduction », in Walter Benjamin, Ecrits français, Paris, Gallimard, « folio », 2003, (1991), p. 62.

  • [5]

    Walter Benjamin, Ecrits français, op.cit., désormais abrégé en E.F.

  • [6]

    Walter Benjamin, Sens unique, précédé d’Une enfance berlinoise, Paris, Maurice Nadeau, 1988, désormais E.B.

  • [7]

    Lettre à Scholem du 31 juillet 1933, dans Walter Benjamin, Briefe II, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1978, p. 589.

  • [8]

    Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, VII, 2, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1991, p. 385.

  • [9]

    E.F., p. 80.

  • [10]

    Walter Benjamin, Briefe II, op. cit., p. 589. Nous traduisons.

  • [11]

    E.F., p. 479.

  • [12]

    Walter Benjamin, « La Tâche du traducteur », trad. M.de Gandillac et R.Rochlitz in Œuvres I, Paris, Gallimard, « folio »,2000, p. 251.

  • [13]

    E.F., p. 85. Texte original : « Und darum war es auch nicht sonderbar, dass immer, wenn ich an seinen blanken Wangen meine Hände wärmte, ein Zögern mich beschlich, ihn anzubeissen. » in Walter Benjamin, Berliner Kindheit um Neunzehnhundert, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1981 (1950), désormais B.K, ici p. 35-36.

  • [14]

    E.B., p. 47.

  • [15]

    B.K., p. 36.

  • [16]

    E.F., p. 85.

  • [17]

    E.B., p. 47.

  • [18]

    E.F., p. 90.

  • [19]

    B.K., p. 146-147.

  • [20]

    B.K., p. 102, E.F., p. 86.

  • [21]

    Dictionnaire allemand – français Larousse, Paris, 1963.

  • [22]

    E.B., p. 88.

  • [23]

    E.F., p. 87. « Nun aber war der Augenblick gekommen, im Gestöber der Letttern den Geschichten nachzugehen, die sich am Fenster mir entzogen hatten. » B.K., p. 103.

  • [24]

    E.B., p. 89.

  • [25]

    Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1978, p. 28.

  • [26]

    Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, trad. S. Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 43.

  • [27]

    B.K., p. 98.

  • [28]

    E.B., p. 86.

  • [29]

    B.K, p. 98.

  • [30]

    E.F., p. 91.

  • [31]

    in Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. frse J. Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 164-177.

  • [32]

    Charles Baudelaire, …, op.cit., p. 170.

  • [33]

    Traduction souvent décriée à tort, voir la belle analyse de Beryl Schlossman « Pariser Treiben » in Übersetzen : Walter Benjamin, hrsg von C.Hart-Nibbrig, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2001, p. 280-310.

  • [34]

    Les deux traductions sont reproduites in Beryl Schlossman, op.cit., p. 309-310.

  • [35]

    In Peter Szondi, Poésies et poétiques de la modernité, trad. S.Bollack, Lille, Presses Universitaires, 1982, p. 33-48.

  • [36]

    E.F., p. 94. « Es begann die alte Jägersatzung zwischen uns zu herrschen : je mehr ich selbst in allen Fibern mich dem Tier anschmiegte, je falterhafter ich im Innern wurde. » B.K., p. 27.

  • [37]

    E.B., p. 42.

  • [38]

    Nous soulignons.

  • [39]

    E.F., p. 95. « Die fremde Sprache, in welcher dieser Falter und die Blüten vor seinen Augen sich verständigt hatten-nun hatte er einige Gesetze ihr abgewonnen. » B.K., p .28.

  • [40]

    in Übersetzen : Walter Benjamin, op.cit., p. 7-16.

  • [41]

    « La Tâche du traducteur », in Walter Benjamin, Œuvres 1, op.cit., p. 245.

  • [42]

    E.B., p. 42.

  • [43]

    B.K., p. 28-29.

  • [44]

    E.F., p. 95.

  • [45]

    E.B., p. 43.

  • [46]

    E.F., p. 95.

  • [47]

    E.B., p. 43.