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"Vivre comme on lit" : l'imaginaire de la lecture et de la bibliothèque dans l’œuvre de Robert Musil

ARTICLE

Je commencerai par mentionner une dimension curieuse et peu connue du déjà célèbre parallèle entre Proust et Musil [1] : les deux membres du tandem qui a bouleversé, notamment par un mélange d'encyclopédisme et de "théologie négative" dans leur rapport aux livres qui ont précédé les leurs, le roman du XX° siècle, ont été, durant un temps, employés par des bibliothèques - auxquelles ils n'ont toutefois pas donné loisir de se féliciter longtemps (à supposer qu'elles en aient eu l'idée…) de ce recrutement d'élite - : Marcel Proust, en théorie attaché à la bibliothèque Mazarine en 1895, évite soigneusement de se rendre à son travail (et, dès lors, par décence, de fréquenter durant la même période, en tant que lecteur, cette bibliothèque, dont ses biographes disent qu'elle devint alors la seule grande bibliothèque de Paris où l'on n'avait plus aucune chance de le rencontrer) ; les activités de bibliothécaire ou d'"archiviste" -  rappelons-le, un des premiers titres de L'Homme sans qualités  - exercées par Robert Musil furent moins épisodiques : c'est en effet en mars 1911 que Musil prend ses fonctions de bibliothécaire de seconde classe à l'Université technique de Vienne et c'est deux ans plus tard seulement, en mars 1913 que, très déprimé - en particulier, semble-t-il, par ses activités professionnelles ! -,  il demande un congé de six semaines qui aboutira à sa démission définitive en février 1914 ; ces péripéties liées à un emploi de bibliothécaire représentent donc sans doute, dans un roman qui devait couvrir la dernière année de l'avant-guerre de 1914, le principal ancrage biographique - toujours aisément reconnaissable dans les grands livres de Musil dès Les Désarrois de l'élève Törless - à l'arrière-plan de ce "congé de la vie" qu'Ulrich décide de prendre, "afin de faire le point" durant un an, au début de L'Homme sans qualités. En écho, prendre congé de la vie, non pas pour se tourner vers les livres mais au contraire pour s'en détourner, signifiera aussi dans le roman, pour cette figure de "penseur par lui-même", de Selbstdenker, qu'est Ulrich, prendre congé de ses livres, de sa bibliothèque personnelle et - en principe… - de toutes les influences que celle-ci a pu exercer sur lui.

Le récit que le général Stumm fait à son ami Ulrich, qui a jadis servi sous ses ordres dans l'armée austro-hongroise, de l'assaut (suivi d'un repli stratégique) qu'il a donné à la Grande Bibliothèque Nationale de Vienne - le passage auquel nous allons particulièrement nous attacher [2] - n'est pas seulement un des chapitres les plus brillants et les plus drôles  de L'Homme sans qualités,  c'est aussi un épisode très riche du point de vue de cet imaginaire de la bibliothèque qui nous réunit ici - grâce à Valérie Deshoulières -  et très représentatif de quelques-uns des aspects essentiels du roman de Musil : son aptitude à incarner et à narrativiser des problématiques abstraites en évoquant l'irruption existentielle de ces problématiques insolubles dans la vie de personnages naïfs comme le général Stumm et en reprenant sur un mode ludique des caractéristiques de grands genres antérieurs tels que l'épopée, le roman d'aventures, le roman d'amour courtois… ; son ironie envers la bonne conscience des "catalogages" en matière de visions du monde et ses éloges paradoxaux de ceux qui cessent de lire (comme de parler en société) pour penser ; son art des chassés-croisés paradoxaux et inquiétants, en vertu desquels une Bibliothèque Nationale, que l'on se représente volontiers comme un lieu aseptisé et sans histoire voué à l'ordre et à la pure intellectualité, va peu à peu basculer, au fil du récit de Stumm, du côté de la sensualité, de la violence et de la folie.

Rappelons que le corpulent et peu sportif général Stumm, qui passe au sein du haut État-major pour une espèce d'intellectuel, a été chargé par ses supérieurs d'exercer une surveillance discrète sur les agissements de l'Action parallèle, une grande entreprise spiritualiste et mondaine aux idéaux nobles et vagues à la tête de laquelle se trouve la femme d'un haut fonctionnaire du ministère des affaires étrangères, Ermelinda Tuzzi - surnommée par Ulrich "Diotime" -, entreprise qui malgré ses origines passionnément patriotiques - il s'agit de préparer longtemps à l'avance afin de le célébrer en 1918 avec le plus d'éclat possible le jubilé du règne de l'empereur François-Joseph II - inquiète un peu en haut lieu, à cause de ses tendances pacifistes et humanistes, de son activisme logomachique, des récupérations et des hostilités politiques auxquelles elle commence à se trouver exposée en une période de grande tension internationale, à cause enfin de "l'entrisme" qu'y pratique, en raison des tendres sentiments platoniques que nourrit pour lui Diotime, le richissime financier juif prussien Arnheim. En tombant de son côté amoureux de Diotime, Stumm - en principe  "le muet" -  va en quelque sorte trahir à la fois son camp et son nom puisque lui, le représentant de l'armée, de cette institution que l'on appelle volontiers "la grande Muette", va se mettre à discourir sans relâche au sein du roman au point de rivaliser en volubilité avec les membres les plus intarissables de l'Action parallèle ; mais le général ne cessera néanmoins pas pour autant d'être habité par la passion de l'ordre qu'on lui a inculquée au cours de sa longue carrière militaire ; apprenant donc avec quelle énergie et avec quelle tristesse de ne pas encore l'avoir trouvée Diotime s'est mise en quête d'une idée rédemptrice pour son Action parallèle et pour l'humanité, le général Stumm décide d'accomplir un exploit chevaleresque au service de sa dame et d'aller lui-même s'emparer de l'objet magique, de l'idée rédemptrice en question, là où toutes les idées de ce type doivent être, selon la conception qu'il a d'une bibliothèque bien tenue, méthodiquement rangées. Pour revenir un instant sur le parallèle que nous évoquions en commençant, ce type de satire n'est pas très éloigné en fait de la critique, dans le texte intitulé "Journées de lecture" (ou "Sur la lecture"), des naïvetés comiques de ce que Proust appelait la conception "matérialiste" de la vie de l'esprit, qui revient à partir en quête d'un être, d'un lieu ou d'une parole censés contenir la vérité : bibliothèque à investir, relation haut placée à cultiver, livre salvateur à dénicher. Mais Musil semble, quant à lui, plus sensible encore, dans ce genre d'entreprise, au ridicule de l'unicité du support qu'à celui de sa matérialité. Quant aux métaphores militaires insolites quand il s'agit d'attaquer ou de défendre un lieu d'apparence aussi paisible qu'une bibliothèque, elles se retrouvent bien entendu, poussées jusqu'au délire pathologique et paranoïaque, dans un autre chef d'œuvre contemporain de L'Homme sans qualités, Die Blendung/ Autodafé d'Elias Canetti (d'ailleurs écrit par un écrivain qui a bien connu Musil dont il a laissé un brillant portrait) : dans ce roman, le sinologue fou Kien adresse notamment une véhémente harangue à l'armée de ses livres au moment où il doit se résoudre à laisser entrer une créature étrangère, Thérèse, dans la citadelle de sa bibliothèque pour les exhorter à garder confiance en leur général en chef et à ne jamais capituler devant l'ennemie (et Kien interprète le fait qu'aucun livre ne sorte alors des rangs comme un témoignage d'obéissance absolue de la part de ses livres et comme une promesse solennelle de vaillance au combat). Mais dans L'Homme sans qualités,  l'optimisme conquérant initial cède bientôt la place dans l'esprit de Stumm au vertige et au découragement lorsque l'accable sur le tard un fantasme statistique qui apparaît d'ordinaire plus tôt à l'âge des adolescences lettrées et névrosées, consistant à calculer qu'on ne pourra tout au plus lire que quelques milliers de volumes durant une vie presque entièrement consacrée à la lecture et à s'affliger  de cette infirmité ; en outre le "web" - sur lequel les aspirations de Stumm aux connexions universelles sont en avance ("quelque chose comme des indicateurs de chemin de fer qui doivent permettre d'établir entre les pensées toutes les communications et toutes les correspondances désirées" [3] ) - n'était malheureusement pas inventé et ne pouvait encore pallier les insuffisances de cette salle des bibliographies d'ordinaire interdite au profane qui est le seul fin du fin que finit, par grande faveur, par proposer le bibliothécaire à Stumm afin de l'aider dans ses recherches. Perdu au milieu d'un nombre vertigineux d'ouvrages tous semblables, l'objet magique semble donc à cet instant devenu pour le général aussi inaccessible que paraît toujours l'être au premier abord, pour les héros des contes et des mythes, l'exploit surhumain qui leur a été commandé ; mais l'on sait que dans ces contes de fées auxquels Stumm fait justement allusion - fût-ce sur le mode de la dénégation - durant son récit, survient alors providentiellement un humble adjuvant (petit oiseau trieur par exemple) qui tire d'embarras le héros : ici en l'occurrence, ce vieil employé de la bibliothèque qui a remarqué que les questions incongrues que venait de poser le général au bibliothécaire en chef quant à un certain livre qui contiendrait "la réalisation de l'essentiel", "toutes les grandes pensées de l'humanité", etc., etc. faisaient exactement songer aux questions fumeuses que pose et aux ouvrages grandiloquents que consulte, à la même bibliothèque, une certaine dame Ermelinda Tuzzi. Dès lors, Stumm pourra substituer un objectif parfaitement accessible (identifier les livres lus par Diotime) à un objectif parfaitement utopique (identifier l'Idée cherchée par Diotime) et sera en mesure d'opérer avec l'esprit de sa lectrice différents rapprochements d'un érotisme sublimé bien conforme au  surnom dont Ulrich a gratifié sa cousine : se glisser clandestinement dans ses pensées, unir secrètement son âme à la sienne à l'aide d'annotations au crayon dans les marges des livres lus par l'un et par l'autre (pratique formellement interdite dans les bibliothèques - il est bon de le rappeler - qui aurait valu au général de nos jours, s'il s'était fait prendre, le retrait immédiat de sa carte de lecteur sans préjudice d'autres sanctions !).

L'espace de la bibliothèque - à la fois somme illimitée et totalisation ordonnée du Savoir universel - stimule la réflexion philosophique paradoxale de Musil consacrée à l'absence ou à la surabondance, à l'excès ou au défaut de "qualités", ainsi que sa verve satirique envers le simplisme ou envers le snobisme avec lesquels les "êtres à qualités" entendent régler la question.

Les questions de l'élève trop curieux entamaient déjà dans Les Désarrois de l'élève Törless les certitudes du professeur de mathématiques jusqu'alors accoutumé sans y voir malice à tenir en laisse les nombres irrationnels et l'infini lui-même à chacun de ses cours. La même forme de maïeutique musilienne se trouve mise en œuvre ici, successivement aux dépens des membres de l'Action parallèle, du bibliothécaire et du général Stumm ; à chaque fois, les questions faussement naïves de leur interlocuteur minent sourdement la confiance que ces différents personnages avaient auparavant en la solidité de leurs "catalogages". Le début du récit de la visite, qui revient sur les dernières lignes du chapitre précédent, évoque l'hostilité à laquelle Ulrich est désormais en butte de la part des membres de l'Action parallèle pour avoir osé, comme le faisait Socrate en somme, leur demander avec insistance des précisions, des exemples, à l'appui de leurs sempiternelles "grandes idées" ; ce qu'ils ont considéré comme une manifestation de mauvais esprit, de scepticisme et de manque de foi en la simplicité des solutions qui ne manqueront pas de surgir dans les temps futurs. Le général Stumm, que caractérisent en temps ordinaire au sein du roman une énergie et un optimisme indéfectibles, arrivé tout feu tout flamme aux portes de la citadelle, avoue à Ulrich avoir été désorienté par les questions que lui a tout de suite respectueusement posées le bibliothécaire quant à l'objet précis de ses recherches avant qu'il ne cède au vertige et au découragement en découvrant par lui-même, devant les innombrables rangées de livres, la dramatique imprécision des aspirations à l'infini de son amie Diotime. Mais le bibliothécaire positiviste lui-même, si fier de ses catalogages, semble avoir été déstabilisé par les questions incongrues de Stumm, comme s'il avait soudain pressenti qu'il pourrait après tout exister quelque part un mode de pensée "sans qualités" qui ne correspondrait à aucune entrée répertoriée, fût-ce dans la plus complète de ses bibliographies de bibliographies.

Bien qu'Arnheim - mais l'on sait le peu de bien qu'Ulrich pense du personnage - félicite chaleureusement Stumm, qu'il croise devant la bibliothèque, de représenter une exception salutaire, car de nos jours, lui dit-il "tout le monde écrit mais plus personne ne lit" [4] , on peut dire que les lecteurs invétérés comme le stupide Lindner qui, à raison de 5 heures par jour, aura consacré en 10 ans 20 000 heures à la lecture [5] ne sont pas plus épargnés par l'ironie musilienne dans L'Homme sans qualités que les écrivassiers prolixes comme Meingast ou que ces encore plus nombreux adeptes des "parlotes" interminables que sont les membres du cénacle qui s'est constitué autour de Diotime. Étrange incitation à la lecture d'ailleurs que cette visite à la Bibliothèque Nationale au cours de laquelle le bibliothécaire finit par révéler à Stumm le grand secret de sa confrérie qui consisterait selon lui, pour garder une vue d'ensemble, à ne jamais lire aucun des livres dont on a la charge ("Le secret de tout bon bibliothécaire est de ne jamais lire, de toute la littérature qui lui est confiée, que les titres et la table des matières" [6] ) et à l'issue de laquelle son visiteur, écœuré par cette indigestion de lectures potentielles, se promet de ne "plus rien lire du tout" [7] à l'avenir. Miroirs caricaturaux comme d'habitude des attitudes d'Ulrich lui-même que cette suspension décrétée des  activités de lecture à laquelle l'homme sans qualités, qui fut à une certaine époque de sa vie un grand lecteur, procèdera lui-même aussi un peu plus tard afin de penser plus à loisir en qualifiant alors curieusement de "monstruosité" [8] le fait de lire ou d'écrire. Cette méfiance envers le savoir livresque et envers la "seconde main" - qui vise notamment les hommes politiques, les ecclésiastiques et les universitaires dont certaines pratiques de lecture bouffonnes sont égratignées au hasard des confidences du vieil employé de la bibliothèque - a bien entendu dans la pensée de Musil des origines multiples (qui sont en particulier à chercher du côté du Flaubert de Bouvard et Pécuchet et bien entendu de Nietzsche). Au delà des boutades et des traits satiriques du genre de ceux qui émaillent un chapitre aussi ludique que celui-ci, cette méfiance est constitutive de ce véritable début de théologie négative qui imprègne, en matière de foi en la littérature aussi, L'Homme sans qualités.

Les différentes solutions envisagées ou réalisées dans ce chapitre afin de canaliser les aspirations au Savoir absolu qui émanent du cercle de Diotime et que Stumm a prises au pied de la lettre pointent enfin le spectre du retour en force inévitable des déterminations / limitations les plus traditionnelles, galantes, scolaires ou guerrières par exemple, une fois épuisés les charmes des compilations vaines dans les fichiers du catalogue des grandes idées. Platonisme inversé tout d'abord : la quête de l'idée rédemptrice aura rapproché Stumm de Diotime, alors que la fréquentation conjointe de Diotime et de la Bibliothèque Nationale n'aura, selon toute vraisemblance, nullement rapproché Stumm de l'idée rédemptrice… Dans la tradition philosophique et scolaire germanique, pas de meilleur moyen non plus de soigner l'aspiration à l'indéterminé que de se débarrasser de la question en renvoyant aux catégories kantiennes : ce que fait en désespoir de cause le bibliothécaire en suscitant de la part du général la même irritation que celle qui s'emparait déjà du jeune Törless après sa lecture laborieuse de quelques pages de Kant suivie de l'apparition en habits démodés du philosophe lui-même au cours d'un rêve (on remarquera que Musil se montre en plusieurs endroits, et en partie pour les mêmes raisons d'hostilité narquoise de sa part au conformisme et au bourgeoisisme que ces grands hommes auraient cautionnés, tout aussi critique envers l'autre grande oeuvre canonique qui, dans la tradition scolaire allemande - du côté de la littérature - était elle aussi réputée pouvoir enseigner la maîtrise des  aspirations à l'indéterminé : celle de Goethe, bien entendu). Tentation de la fuite en avant dans l'action enfin, qui va paradoxalement devenir celle des membres d'une grande entreprise à l'origine philanthropique et pacifiste au fur et à mesure qu'on s'achemine vers août 1914, volte-face que laissent déjà entrevoir ici certaines des paroles prophétiques du militaire Stumm à Ulrich à la fin du chapitre : quand le désir d'instaurer un ordre humain universel tourne en rond, la volonté de tuer pour assurer de manière plus concrète le salut de l'humanité n'est jamais bien loin.

A travers le regard de Huron que porte sur cette étrange institution le général et à travers le récit effaré qu'il fait de sa visite à son ami Ulrich, la Bibliothèque Nationale de Vienne apparaît au fil de ce chapitre comme le lieu par excellence, générateur de toute une série d'effets d'incongruité ludique et d'inquiétante étrangeté, de ces unions et de ces tensions paradoxales entre contraires que connaissent bien les lecteurs de L'Homme sans qualités : l'âme et la statistique, l'intellectualité et l'affectivité, l'ordre et le "besoin […] de périodiquement tout casser" [9] , la raison classifiante et la folie.

Le dosage problématique de l'âme et de la précision - pour lequel Ulrich, on s'en souvient, propose ironiquement la création d'un Secrétariat -  est à la source des difficultés déprimantes rencontrées au cours de ses investigations par le général : son esprit entreprenant, positiviste, militaire et de surcroît légèrement amoureux aura eu la présomption ridicule d'aller chercher auprès du bibliothécaire en chef de la plus gradée des bibliothèques de son pays un manuel susceptible de satisfaire les aspirations à l'idée rédemptrice et de trouver ainsi le remède susceptible de guérir définitivement les maladies de l'âme des membres de l'Action parallèle : mais, ce faisant, il se sera heurté à plus précis et à plus positiviste encore que lui, à savoir l'esprit de catalogage qui, beaucoup plus que l'âme, préside aux destinées des bibliothèques et des bibliothécaires (ainsi que le suggère le titre du chapitre) ; il aura ainsi joué à fronts renversés et se sera fait soupçonner pour le moins par les responsables de la Bibliothèque Nationale de son pays d'une propension à l'idéalisme vaseux particulièrement surprenante chez un représentant du haut État-major. En fait il y avait trop de différence dans le rapport respectif que les uns et les autres entretiennent avec le patrimoine culturel, trop d'âme chez les membres du cercle de Diotime et trop de précision chez des bibliothécaires tenus d'imposer une discipline draconienne aux ouvrages de l'esprit, pour que le général, pris entre deux feux, pût espérer gagner sa  bataille.

Intellectualité et affectivité, intellectualité et sensualité ne sont nullement incompatibles chez Musil - c'est évidemment là une dimension de cette œuvre sur laquelle la critique récente a beaucoup mis l'accent, en réaction au stéréotype de cérébralité monstrueuse (un peu comparable à l'image que Musil donne ici de la salle des bibliographies des bibliographies, cerveau de la bibliothèque) dont a longtemps souffert L'Homme sans qualités. Le livre et la lecture eux-mêmes sont en particulier très souvent associés, au sein du roman, à un échange amoureux comme ici plus ou moins fantasmé et plus ou moins sublimé. A cet égard les échanges culturels et galants dans lesquels intervient Diotime, qui soupire pour Arnheim et pour laquelle soupire le général, représentent sur ce plan aussi, comme à l'accoutumée, des doublets parodiques des conversations savantes teintées d'un érotisme sous-jacent qui ont pour décor la bibliothèque personnelle d'Ulrich, de laquelle sont extraites toutes ces citations, notamment relatives à l'amour ou à Dieu, auxquelles se renvoient - ou que se lisent négligemment - les faux jumeaux. Un autre aspect important du grand roman et de nombreux textes courts de Musil, sur lequel on n'a pas encore en revanche suffisamment mis l'accent, est l'art avec lequel ils reprennent et modernisent des formes de littérature à tendance philosophique - dialogues, contes ou "anti-romans" notamment - héritées du XVIII° siècle (la filiation est particulièrement visible dans un passage comme celui-ci), y compris en faisant alterner ou se combiner, comme chez Voltaire ou comme chez Diderot, une réflexion philosophique sérieuse et paradoxale sur des sujets graves (ici, par exemple sur la finitude de l'esprit humain, sur la transformation du désir de mettre le monde en ordre en volonté de tuer…) et narration légère, parfois grivoise, de péripéties amoureuses insolites. Le surgissement miraculeux de l'ombre de Diotime au milieu de l'armée indistincte des trois millions et demi de livres de la Bibliothèque nationale, la possibilité offerte de s'identifier, en fréquentant la bibliothèque, non pas, comme le fait dangereusement, dans L'Homme sans qualités, à l'instar de Madame Bovary, Clarisse, à des livres, à des personnages ou à des auteurs  mais seulement à une jolie lectrice, fait ainsi réapparaître sur le visage du général la jovialité habituelle qu'avait fait disparaître l'évocation des "désarrois" de la visite guidée et que ses réflexions ultérieures, encore plus propices à lui donner le vertige et la nausée, vont à nouveau faire disparaître.

Opposer le savoir livresque et la vie, les bibliothèques et le "grand livre du monde", fut, bien avant l'apparition répertoriée des "philosophies de la vie" au début du XX° siècle ou des existentialismes durant la seconde après-guerre, un topos que Musil, disciple de Nietzsche, reprend dans toute son œuvre avec une verve anti-académique et anti-universitaire particulière. Dès Les Désarrois de l'élève Törless, l'opposition des "pensées vivantes" et des "pensées mortes" correspond à une ligne de partage capitale dans l'univers de Musil et l'on ne saurait guère avoir de doute sur la catégorie dans laquelle devraient être rangés ici les millions de volumes conservés au sein de la Bibliothèque Nationale et ostensiblement réduits à des dimensions quantitatives dérisoires, aux espaces énormes qu'ils occupent, au temps de lecture vertigineux qu'ils exigeraient pour être lus et à leur passage en revue au pas de course par le général Stumm. Ordre mathématique (ces grands nombres d'heures de lecture qui ne sont pas à échelle d'une vie individuelle et qui rappellent à l'homme la brièveté de son existence), ordre astronomique (la comparaison avec les espaces sidéraux infinis et avec les astres froids) ordre militaire (les impeccables parades précédant l'alignement  des cadavres sur les champs de bataille) et ordre psychologique obsessionnel (à travers l'évocation de l'ordre maniaque qui règne dans certaines chambres de vieilles filles) se combinent étrangement pour faire de la Bibliothèque Nationale vue par le général Stumm un lieu associé à l'ordre de la mort, idée que Sartre a comme on le sait poétiquement et méchamment exprimée en une seule comparaison assassine dans Qu'est-ce que la littérature? : "Dieu sait si les cimetières sont paisibles, il n'en est pas de plus riant qu'une bibliothèque" [10] , en contradiction patente, notons-le pour souligner une fois de plus l'ambivalence de l'intellectuel existentialiste (dont Musil est en fait un précurseur) envers les livres et envers les lieux où on les rassemble, avec ce passage des Mots  où la bibliothèque familiale est présentée au contraire comme le seul "lieu de vie" dans la maison pour l'enfant : "la bibliothèque, c'était le monde pris dans un miroir ; elle en avait l'épaisseur infinie, la variété, l'imprévisibilité" [11] ; "Nos visiteurs prenaient congé ; je m'évadais de ce banal cimetière, j'allais rejoindre la vie, la folie des livres" [12] . Ce qui est plus spécifique à l'étrange pensée par rapprochement oxymorique de Musil dans ce passage, c'est le fait que les excès de l'esprit d'arpentage et de catalogage basculent dans le discours de Stumm, non pas seulement du côté d'une léthargie et d'une pétrification synonymes de mort, mais aussi et surtout du côté du désir de tuer de manière violente son prochain ; dès lors, Stumm cesse de se sentir perdu, à l'écrit (devant les rayonnages de la bibliothèque) comme à l'oral (au milieu de ce qu'il appelle les parlotes de l'Action parallèle) et - ce qui est encore moins rassurant pour lui - croit reconnaître dans les deux cas des processus à l'œuvre depuis longtemps "chez lui", dans l'armée.

Les limites entre raison et folie sont toujours fluctuantes dans une œuvre qui a choisi pour antihéros un mathématicien fasciné par un meurtrier psychotique, et la fréquentation des "cabanons" ("Tollhaus") n'est exempte de risques pour la santé mentale d'aucun des personnages du roman. Au cours de la seconde visite chez les fous (les vrais), à laquelle prendra également part le général Stumm, toujours prêt à effectuer galamment des missions périlleuses au service des dames de sa connaissance, ce sera la fragile Clarisse qui, de manière moins surprenante, subira de plein fouet le tropisme de la folie. Mais c'est ici le général lui-même, pourtant l'un des personnages les plus rassurants et les plus prosaïques du livre, qui se fait vaguement soupçonner de dérangement mental par le bibliothécaire pour avoir repris à son compte les extravagances de Diotime relatives à la recherche du livre-somme qui contiendrait l'idée rédemptrice et qui mènerait à la réalisation de l'essentiel et surtout pour avoir lui-même malencontreusement employé le mot de "cabanon" à propos de l'honorable institution qu'on lui fait visiter ; c'est Stumm qui semble de plus en plus "disjoncter", non seulement à la bibliothèque à la suite du vertige qui s'empare de lui lors de la revue des troupes imprimées, mais aussi au cours du récit qu'il fait à Ulrich de cet épisode en l'assortissant de commentaires de plus en plus étranges et en convoquant des analogies et des métaphores de plus en plus saugrenues. Délire de la logique devenue folle qui fait encore songer au XVIII° siècle et à certains rêves éveillés de Diderot mais qui anticipe aussi, quand il est question du livre qui contiendrait le secret du monde et d'un excès d'ordre classificatoire qui plongerait l'univers dans le chaos, sur la logique fantastique des fictions de Borges. Le général apparaît alors en proie à un curieux vertige cosmique qui lui fait brasser dans un même désespoir bouffon les champs de bataille, les maisons de fous, les délires des soirs d'ivresse, les espaces infinis, les millions de livres contenus dans les bibliothèques et la mort.

On peut dire que Robert Musil, qui a été officier, mathématicien, universitaire, bibliothécaire, et bien sûr grand lecteur en même temps qu'écrivain, organise, dans le chapitre 100 de L'Homme sans qualités, une brillante confrontation, ludique et inquiétante, syncrétique et conflictuelle, entre ses différents "moi" et par la même occasion entre les deux principaux moi collectifs qui règnent conjointement ou à tour de rôle dans l'empire de François-Joseph en cette fin d'année 1913 et en ce début d'année 1914 : l'âme (en principe représentée par la Bibliothèque Nationale de Vienne) et les armes (représentées par le visiteur et par le lecteur un peu particulier et un peu difficile qu'elle accueille ce jour-là, le général Stumm von Bordwehr). Mais, chemin faisant, ce sont aussi quelques-unes des principales utopies de son livre que Musil soumet à rude épreuve (en l'occurrence à l'épreuve d'un commencement de réalisation bouffonne dans la réalité) : utopie de la vue d'ensemble (cet "Überblick" dans lequel a foi le bibliothécaire) ;  utopie de la quête de l'idée rédemptrice ("Der Erlöser" -  "le Rédempteur" - fut, rappelons-le, l'un des premiers titres du roman) ; enfin, utopie du "vivre comme on lit", qui consisterait à adopter envers sa propre vie une attitude de participation limitée, de "neutralité bienveillante" comme celle que l'on adopte au cours de la lecture, à tendre aussi vers une existence plus épurée, plus cohérente, plus sereine, comme filtrée par les opérations alchimiques auxquelles procèdent les écrivains dans les grands livres, à tenir les péripéties déplaisantes ou inintéressantes à distance en ne faisant que les feuilleter [13] . Vivre comme on compulse dans ce chapitre reviendrait au contraire à "prendre les choses trop au sérieux" [14] - diagnostic que finit par porter Ulrich sur l'attitude fébrile du général envers toutes ces pensées oiseuses ou grandioses que brassent les membres de l'Action parallèle -, à vivre dans l'angoisse, dans le vertige, dans l'incapacité de maîtriser l'infinité des tâches et dans la vaine recherche de l'idée rédemptrice, comme si l'on avait convié le général à une visite guidée de la vie réelle et pas de la vie selon les utopies. N'ayons pourtant garde d'oublier la seule figure secourable de ce chapitre, l'oiseau trieur magique des contes de fées, cet humble ange du salut - presque "benjaminesque" - qu'est le vieil employé de la bibliothèque, qui finit par redonner à Stumm le goût des livres et de la vie. Ce vieil employé sera peut-être difficile à trouver pour nous dans cette nouvelle B.N. marquée, comme nous l'avons tous remarqué au moment de son ouverture, par un rajeunissement sensible de son personnel comme de ses lecteurs et de ses lectrices, mais tout de même, en cherchant bien, rien ne nous empêche d'espérer nous aussi le trouver un jour quelque part dans ces murs.

Notes

  • [1]

    Voir en particulier F. Godeau, Les Désarrois du moi. « À la recherche du temps  perdu » de M. Proust et Der Mann ohne Eigenschaften de R. Musil, Tübingen, Niemeyer, 1995 et Anne Longuet-Marx, Musil, Proust : Partage d’écritures, PUF, 1986.

  • [2]

    R. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, herausgegeben von Adolf Frisé, Rowohlt, 1978, Band I, K. 100, S. 459-465, et traduction française : L’Homme sans qualités, tr. de l’all. par Philippe Jaccottet, Points Seuil, 1995 (2 vol.), chapitre 100,  I,  p. 577-585.

  • [3]

    L’Homme sans qualités, I, p. 580.

  • [4]

    Ibid., I, p. 675.

  • [5]

    Ibid., II, p. 454-55.

  • [6]

    Ibid., I, p. 581.

  • [7]

    Ibid., I, p. 584.

  • [8]

    Ibid., II, p. 241.

  • [9]

    R. Musil, Essais, tr. de l’all. par Philippe Jaccottet, Seuil, 1984, « L’Europe désemparée ou petit voyage du coq à l’âne », p. 151.

  • [10]

    J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?,  Folio Essais, 2004, p. 33.

  • [11]

    J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964, p. 37.

  • [12]

    Ibid., p. 40.

  • [13]

    L’Homme sans qualités, I, p. 674.

  • [14]

    Ibid., I, p. 448.

Biographie de l'auteur

Philippe CHARDIN

Professeur de Littérature comparée à l’Université de Tours. Il est l’auteur, en particulier, du Roman de la conscience malheureuse (Droz, 1983. Rééd. 1998), Musil et la littérature européenne (PUF, 1998). Philippe Chardin est également écrivain : Alma Mater (Séguier, 2000), Soliloque pour clarinette seule (Melville/Léo Scheer, 2003). Il a d’ailleurs organisé à l’Université de Tours, en 2004, une journée intitulée : « La littérature comparée mène à tout même à la littérature » (avec J.-L. Backès, B. Canonne, J.-Y. Masson, J. Wolkenstein…).