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« Migrations des genres et des formes artistiques ». Essai de théorisation de l'historicité des genres : perspectives sociopoétiques.
Résumé en français
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Résumé en anglais
L’article souligne ce qu’une approche sociopoétique peut apporter à l’étude des genres et de leur évolution. Nourrie d’une culture des représentations sociales, la sociopoétique, permet de saisir combien celles-ci participent de la création littéraire et d’une poétique. Les genres n’ont d’existence et n’ont de sens que dans la mesure où ils sont perçus dans leur interaction avec des pratiques socioculturelles précises liées à leur production et circulation et avec d’autres genres pratiqués dont ils se distinguent. L’article évoque comme exemple le genre des traités de savoir-vivre qui changent de nature avec l’histoire et les bouleversements sociaux, ainsi que celui du voyage sentimental.
The article highlights what a sociopoetic approach can bring to the study of genres and their evolution. Nourished by a culture of social representations, the sociopoetic authorized to grasp how much these contribute to literary creation. Genres exist and make sense insofar as they are perceived in their interaction with specific socio-cultural practices related to their production and circulation and with other practiced genres of which they are distinguished. The article mentioned as an example the genre of treatises of etiquette that change of nature with history and social upheavals, as well as that of the sentimental journey.

ARTICLE

      La question des genres a donné un nombre d’études fort important depuis quelques décennies et particulièrement chez les comparatistes. Notre centre de recherches (CRLMC/CELIS) a fait de nombreuses publications sur certains genres dans la perspective des écritures de l’interaction sociale, sur l’épopée avec plusieurs ouvrages de Saulo Neiva, sur la pérennité des formes codifiées ; il a également publié les actes du très riche congrès de 2007 du Réseau Européen d’Études Littéraires Comparées organisé à Clermont-Ferrand sur le thème Fortunes et infortunes des genres littéraires en Europe [1] . Parmi les dernières publications, je voudrais citer le Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires (Droz, 2014) qui examine le phénomène d’usure subi par différents genres littéraires qui, de l’Antiquité à nos jours, sont devenus nettement moins pratiqués ou ont été manifestement oubliés. En étudiant en priorité dans une perspective historique les raisons de la caducité et de certaines réhabilitations de ces genres, sur la disparition de ces genres et sur leurs traces dans la littérature postérieure, chaque article consacré à un genre est amené à évoquer diverses raisons de leur évolution plus ou moins radicale.
      Mon propos aujourd’hui est d’attirer votre attention sur une approche sociopoétique et les perspectives méthodologiques d’analyse féconde qu’un tel regard critique peut apporter à l’étude des genres et de leur évolution, objet du présent congrès. La sociopoétique est nourrie d’une culture des représentations sociales permettant de saisir combien celles-ci participent de la création littéraire et d’une poétique. Il s’agit d’analyser dans une perspective évidemment pluridisciplinaire la manière dont les représentations et l'imaginaire social informent et nourrissent l’écriture littéraire. Une analyse détaillée de ce qu’il faut entendre par représentation sociale a été faite dans le premier numéro de la revue en ligne Sociopoétiques. Il a été insisté sur deux fonctions importantes de la représentation sociale que Maisonneuve et Moscovici ont, entre autres, bien soulignées : l’objectivation et l’ancrage [2] . Ceci nous amène à concevoir dans la représentation non seulement un versant cognitif, mais également un versant conatif, c’est-à-dire que la représentation comporte une double face : connaissance et action. Elle détermine les pratiques (au moins partiellement). Ce dernier élément est évidemment particulièrement important dans le processus de création de l’écriture où la dynamique des représentations débouche sur la poétique.
      Les représentations sociales forgent les évidences de la réalité consensuelle. Elles sont produit et processus d’une élaboration psychologique et sociale du réel. Elles sont des modalités de pensée pratique orientées vers la communication, la compréhension et la maîtrise de l’environnement, social, matériel et idéel. En tant que telles, elles présentent des caractères spécifiques au plan de l’organisation des contenus, des opérations mentales et de sa logique.
      Le marquage social des contenus ou des processus de représentations est à référer aux conditions et aux contextes dans lesquels émergent les représentations, aux communications par lesquelles elles circulent, aux fonctions qu’elles servent dans l’interaction avec le monde et les autres.
      Un premier exemple pourrait être le genre des traités de savoir-vivre que nous avions beaucoup travaillé. En instaurant pour un commerce harmonieux des règles de conduite en société, les traités de savoir-vivre, genre littéraire à part entière, sont amenés à tenir compte des conduites spécifiques des hommes et des femmes et à répondre aux représentations sociales en vigueur.

      Dans la littérature du savoir-vivre au XIXe siècle, et particulièrement en France, où le phénomène commence dans les années 1830 pour prendre à partir de 1850 jusqu’à la fin du siècle une extension considérable, on constate une normalisation très rigide des étiquettes. Si l’on jette un regard rétrospectif concernant l’époque classique, on constate que tout ce qui relève de la littérature du comportement social érigeait des règles générales qui s’attachaient particulièrement à la conversation, au maintien, à de nombreux gestes de la vie sociale, mais qui faisaient singulièrement silence sur tout ce qui relève des étiquettes spécialisées (à l’exception du corpus des civilités). La politesse d’Ancien régime est de fait un art de comportement pour lequel le respect des règles établies et des rituels institués va de soi. L’écriture du genre était dominée implicitement par un habitus qui ne requérait qu’une philosophie générale du comportement, lorsque, avec la naissance d’une vaste classe bourgeoise, le traité devient en quelque sorte un manuel de conduite très détaillé. Les bouleversements sociaux nécessitent un apprentissage dont reflète l’extraordinaire prolifération de ce genre d’ouvrages.
      L’extraordinaire richesse du genre littéraire compris sous le terme générique de traité de savoir-vivre a été très fortement sous-estimée à la fois dans sa variété et son caractère fondateur dans la culture occidentale. Tous ces écrits définissant des idéaux de comportement et des règles d’interaction sociale constituent une part non négligeable de la conscience européenne et il n’est guère possible d’en faire abstraction sans méconnaître fondamentalement les racines historiques et sociologiques, mais également les présupposés anthropologiques, philosophiques, moraux et idéologiques de la production culturelle de la civilisation européenne.
      Le caractère européen d’une telle tradition apparaît à l’évidence – par-delà les nuances et les variations propres à chaque culture – dans les multiples circulations de ces ouvrages, importés, traduits, réédités, plagiés. L’influence italienne est capitale au XVIe siècle pour que s’élaborent en Espagne, en Angleterre et en France, des modèles de civilités. Mais l’influence française à son tour a joué un rôle prépondérant en Europe, en Allemagne comme en Pologne ou en Roumanie, au cours du XIXe siècle.
      Les traités ont changé de nature, dans la forme et dans le fond après la Révolution française. Ils sont devenus encyclopédiques, envisageant tous les aspects de la vie de manière systématique. Des rubriques quasi inexistantes au siècle dernier investissent les sommaires et table des matières : ce sont les grands moments de la vie, du baptême à la mort en passant par la communion, les fiançailles, le mariage, etc., ce sont aussi toutes les situations possibles où l’homme doit pouvoir exercer la bienséance : au bal, en voyage, à la campagne… Il n’est guère de situation de la vie qui échappe à l’emprise de l’étiquette. Et il ne s’agit point d’exercer un art, il s’agit avant tout de respecter des règles arbitraires qui vous acquièrent la considération et vous permettent d’être mieux adaptés à la société contemporaine.
      Le contenu change évidemment avec l’évolution des mœurs, certaines rubriques disparaissent (les visites, les communions, la politesse avec les gens de maison, etc.), d’autres sont traitées différemment, d’autres enfin font leur apparition (politesse en voiture, au téléphone, avec internet). Ainsi que l’écrit Dominique Picard « les ouvrages du début du siècle mettent essentiellement en scène une vie semi-oisive, partagée entre les réceptions, les visites, le théâtre, les voyages, etc. Cette vie n’a plus rien à voir avec celle des lecteurs d’aujourd’hui [3]  ».
      On se demande alors quelle peut en être l’utilité. Alors que les traités étaient offerts aux jeunes gens lors de leur initiation à la vie adulte (confirmation, voire mariage), ces ouvrages – qui n’ont plus du tout les mêmes tirages qu’autrefois — servent essentiellement de pense-bête lors de certaines occasions. Aussi les trouve-t-on d’abord dans les bibliothèques de ceux qui ont des carrières protocolaires, et également chez les femmes de ceux-ci, mais également chez certaines couches de la population qui n’ont pas de leur éducation et de leur milieu reçu une expérience suffisante (ou du moins jugée telle par un sentiment d’infériorité ou de désarroi). Il est certain que le genre a pris « un coup de vieux » et qu’il est en grande majorité désormais considéré comme un objet de curiosité.

      J’ai cité le traité de savoir-vivre, mais j’aurais pu prendre quantité d’autres genres (la pastorale, le voyage sentimental, le dialogue philosophique, l’opéra-bouffe, etc., la liste est importante !) pour montrer que le genre incarne une représentation spécifique d’un mode d’appréhension (du monde, de la société, etc.) en ce sens il détermine une certaine attente et inversement nous attendons de lui qu’il remplisse cette fonction. Les genres sont des cadres médiatiques permettant de communiquer par la forme et le contenu un ensemble de représentations (l’idylle par exemple), d’idées (maximes, aphorismes), de savoir (avec les caractères, les physiologies), mais aussi des sciences : les genres scientifiques constituent une catégorie à part, particulièrement intéressante par les caractères cognitifs qu’ils induisent et opèrent [4] . De manière plus générale les genres sont aussi des cadres épistémologiques propres à encadrer un savoir, le savoir attendu d’une société et de sa culture, qu’il s’agisse de la relation du voyage scientifique, du tableau naturel, de la physiologie…).
      Outre cette fonction technique, il a été d’usage de distinguer trois formes de genre, le genre auctorial, celui de la production, le genre lectorial lié à la réception et à l’interprétation et enfin le genre éditorial qui conditionne la production livresque, mais qui n’est pas le medium unique puisqu’il peut y avoir d’autres formes de communication éditoriale (adaptations au cinéma, au théâtre) avec des changements de public qui peuvent changer le statut social du genre, de son horizon d’attente et de ses récepteurs.
      La sociopoétique des genres est évidemment sensible à ces évolutions historiques, témoignage de changements dans la création, dans les processus de réception liés à l’évolution des représentations sociales elles-mêmes et par les mutations du marché. Les trois phénomènes sont intimement liés, car se conditionnant réciproquement.
      L’hybridité générique moderne se tourne vers une absence de genre en littérature dans la revendication souvent affirmée d’une singularité non générique. Mais le genre perdure cependant avec les classifications telles que : roman policier, roman rose, science-fiction, autrement dit avec la multiplication de textes hautement conventionnels codifiés selon des règles bien définies. On le voit ainsi dans la terminologie du cinéma avec ses genres de westerns, policiers, mélodrames, comédies, etc. opposés aux films d’auteur, c’est-à-dire des créations originales et irréductibles aux conventions génériques. La conscience générique n’a pas disparu, elle s’est retirée dans la culture de masse qui forme pour la « grande » littérature une réserve de genres et dans laquelle les auteurs d’œuvres d’auteur peuvent puiser à leur gré des structures toutes faites pour les citer, parodier, combiner confronter et finalement transformer et développer au-delà de leur usage commun.
      On pourrait ainsi analyser le Bildungsroman comme le genre même issu des représentations sociales de la bourgeoisie quant à la formation de l’individu et voir comment celui-ci se transforme radicalement après la première guerre mondiale. Il n’y a plus de jeunes héros et de chevaliers à la quête de leurs identités, mais au contraire des individus confrontés à une crise des valeurs et à la perte de l’identité [5] .
      Il me semble intéressant d’examiner les genres à partir des pratiques socioculturelles d’une époque, des systèmes de valeur de référence, des représentations de certaines couches de la société (car les représentations sociales ne sont pas uniformes, mais sont différenciées et multiples) pour comprendre comment un genre s’inscrit dans une actualité littéraire, ce qu’il dit de son monde, et quelle fonction il est amené à remplir. Cette perspective permet aussi de comprendre pourquoi certains genres, valorisés par le passé, se trouvent désormais dévalués, qualifiés de «vieillis» ou surannés et même disparaissent, l’horizon d’attente ayant changé et la fonction étant devenue caduque.
      Certaines identités génériques sont parfois réinvesties au long des siècles, mais dans des formes, des contenus et des horizons différents. L’églogue, l’épopée ou l’ode peuvent servir d’exemple. Certains ensembles textuels relevant de pratiques d’écritures spécifiques liées à des pratiques sociales, comme les ana, le toast, la xénie, le portrait sont victimes de la disparition de ces pratiques. « Les genres n’ont d’existence et n’ont de sens que dans la mesure où ils sont perçus dans leur interaction avec des pratiques socioculturelles précises liées à leur production/circulation et avec d’autres genres pratiqués [6]  » dont ils se distinguent.

L’exemple du « voyage sentimental ».

      Une sociopoétique de la littérature du voyage considère les représentations qu’une société se fait de ce mode de déplacement (je dis mode de déplacement, car il en existe d’autres à commencer par la promenade ou la flânerie). Lorsque le titre d’un ouvrage porte le terme de promenade, il se situe dans un genre par exemple littéraire bien précis [7] . La fonction du titre est d’inscrire le texte dans une tradition, un cadre et un dispositif qui établissent le texte dans un genre précis répondant à une attente. Je prendrai pour exemple parmi tant d’autres, le voyage sentimental, lui aussi devenu par son titre même, une forme d’indication générique. A Sentimental Journey through France and Italy de Laurence Sterne, publié en 1768, était une œuvre originale, mais elle est très rapidement devenue un best-seller européen. Sans doute cela fut-il une affaire de mode qui offrait un moule et une invitation à suivre les codes d’un certain type de récit de voyage original en réaction contre le voyage d’érudition.

      Le Voyage sentimental introduisant un ton très nouveau a séduit l’Europe entière qui le traduisit et qui copia, imita et parodia ce modèle singulier et original. Il est intéressant de constater le fait que le nom même de voyage sentimental est utilisé pour signaler le genre dans le titre et par là acquérir une certaine notoriété et publicité. Le nom du genre est une accroche pour le lecteur qui connaît ainsi le type d’ouvrage auquel il a affaire et si ce nom est séduisant, il se plaira à s’en saisir pour retrouver le style, les thèmes et ce plaisir du texte promis par le modèle original.
      Le problème est de savoir si le modèle peut résister à une mode passagère, s’il est assez riche de possibilités fécondes pour perdurer, s’il n’est pas trop lié aux valeurs d’une époque pour que le temps ne le rende en fin de compte obsolète. Tel est le cas paradigmatique du voyage sentimental pour ces genres assez éphémères. Le voyage sentimental peut-il d’ailleurs être considéré comme un genre ? C’est sans doute un sous-genre du récit de voyage, mais son titre connu dans toute l’Europe a suscité l’idée qu’il s’agissait bien d’un genre particulier avec un style et des thèmes propres.
      Le voyage de Sterne témoigne d’une nouvelle sensibilité faite de compassion et d’attendrissement. L’exaltation de cette sensibilité témoigne de la chaîne qui unit les êtres. Le voyage est un pèlerinage à la découverte de soi et des autres et le sensualisme participe de cette exploration d’autrui et du monde dans un équilibre délicat des sens et de l’esprit. Cela implique non seulement des échanges verbaux mais également l’observation des visages, des gestes, des physionomies. L’émotion a une fonction cognitive : le jeu du corps, les soupirs, les paupières qui se baissent, les larmes, une tête qui se penche, etc. sont autant de signes exprimant les émotions de l’âme.
      Cette sensibilité est à l’origine d’un regard spécifique du narrateur sur les objets et permet de « saisir intuitivement certaines vérités, tout en favorisant de nouvelles formes d’expression [8]  ». Une telle poétique de la vue qui s’attache suivant le rythme des émotions et des humeurs à tel ou tel objet, justifie le caractère décousu des épisodes qui deviennent de petites scènes, des vignettes ou des tableaux. Garat voyait non sans raison en Sterne un peintre : « il a les tons et la touche de toutes les grandes écoles et de tous les grands maîtres ; les crayons et les pinceaux flamands, romains, français… [9]  ». Le tableau sentimental sert l’émotion d’un voyageur sans préjugé qui va à la découverte de l’autre, s’identifiant à lui, à sa souffrance, avec une pitié qui n’est pas sans optimisme, l’amour d’autrui prolongeant l’amour de soi et se présentant toujours « comme la voie de l’innocence et de la vertu [10]  ».
      Aussi ce qui caractériserait le voyage sentimental comme genre est-il d’abord la curiosité et l’ouverture d’un voyageur qui se promène avec humour dans des contrées dont il note les singularités tant physiques et morales. Il ne s’agit pas d’étudier les monuments, mais les hommes. C’est là une caractéristique du genre qui affirme sa différence par un regard subjectif, lié à l’expérience et la sensorialité, tels que les Lumières l’avait représenté. Un imitateur de Sterne, François Vernes, réaffirme dans son voyage de 1786, maintes fois réédité, avec force ce trait : « Encore une fois, pardon lecteur, si je vous ai peint mes sentiments plutôt que les lieux où j’ai passé. Pardon, si je ne vous ai point entretenu des monuments, des curiosités » (Un voyageur sentimental ou ma Promenade en Yverdon (1792, p. 204). Commentant un autre voyage de Vernes (Le voyageur sentimental en France sous Robespierre (1799) Pierre-Louis Roederer note : « il faut écrire avec des sensations […] il faut raconter ce qu’on vient de voir, jamais ce qu’on a appris. »
      Il s’ensuit qu’émotion et humour se mêlent étroitement dans l’original au point que chez Sterne, « le rire, les pensées profondes et les douces larmes ont leurs sources dans la même page et souvent dans la même phrase 11». Aussi on a pu considérer que la floraison du genre en France était « surtout à relier à un développement des thèses sensualistes et à l’apparition d’une littérature de l’intime, caractéristique de la fin du XVIIIe siècle [11] ».
      L’originalité du Voyage sentimental, traduit par Frénais en 1769 en fait « une des productions les plus inimitables qui existent en aucune langue ». Ce qui met bien en évidence l’aporie d’une œuvre inimitable fondatrice d’un genre ! S’il devient un genre nouveau, c’est qu’il comble une attente parmi les lecteurs des Lumières dont on connaît l’engouement pour les récits de voyage. Cette attente était justement l’inscription d’une sensibilité et une manière sentimentale d’envisager les rapports entre les êtres. Ces nouvelles représentations trouvent dans l’ouvrage de Sterne la réalisation concrète de ce qu’elles ont elles-mêmes attendu.
      Pierre-Louis Roederer était sensible à cette approche psychosociologique des représentations du lectorat de l’époque et à l’horizon d’attente dont le genre nouveau créait à la fois le désir et la satisfaction, quand il écrit à la fin du siècle : « ce genre n’était destiné ni aux esprits froids, ni aux âmes passionnées ; il s’adressait à ces lecteurs assez nombreux qui joignent avec une raison gaie et exercée une sensibilité douce et calme [12]  ». Autrement dit le genre répond à une attente d’une certaine classe de lecteurs « chez qui le besoin d’aimer s’est converti en ces aimables affections des bons cœurs ». Il présuppose ainsi un lectorat intéressé par les pensées intimes d’un héros sentimental et qui lui rapporte des anecdotes édifiantes ou curieuses de manière décousue en suivant son humeur et le hasard des rencontres. Ainsi Umberto Eco a-t-il raison lorsqu’il affirme qu’un genre est une « convention sociale qui, comme toutes les conventions sociales, génèrent des horizons d’attente [13] . »
      En France, imitations et suites se succèdent rapidement. Le Nouveau voyage sentimental de Jean-Claude Gorgy (1784 et réédité de nombreuses fois) montre en outre que la disposition typographique est d’importance dans le voyage sentimental tout comme la distribution en chapitres assez courts pour faire mieux ressortir en l’isolant l’importance de l’anecdote, sur le plan symbolique et/ou affectif.
      Si le Voyage pittoresque et sentimental dans plusieurs provinces occidentales de la France de Guillaume-Marie-Anne Brune (1788) s’inscrit encore dans la tradition sternienne, certains voyages usent de la vogue du terme générique pour offrir des relations de voyage assez peu sentimentaux. Et de fait le voyage sentimental a été vite supplanté par un de ses concurrents directs et déjà ancien, mais qui a pris de l’ampleur au XIXe siècle : le voyage pittoresque (qui est moins un genre qu’un qualificatif pour désigner un certain style de voyage privilégiant le tableau intéressant).

      Les choses sont un peu différentes dans les autres pays européens où l’ouvrage de Sterne est partout traduit et connaît un vif succès. Le terme même de sentimental suscita en Angleterre de nombreux émules. En Allemagne, le mot de sentimental posa un problème aux traducteurs. Lessing écrivit une recommandation assez précise au traducteur J. J. Bode quant au titre même de l’ouvrage. Il s’agit, dit-il, de traduire mot pour mot sans s’embarrasser de circonlocutions :

Wagen Sie empfindsam ! Wenn eine mühsame Reise eine Reise heißt, bei der viel Mühe ist, so kann ja solch eine empfindsame Reise eine Reise heißen, bei der viel Empfindung war [14] .

Remarquez que le mot « sentimental » est un mot nouveau. Si Sterne se permet d’inventer un mot nouveau, cela doit être également permis au traducteur. Les Anglais n’ont aucun adjectif pour « sentiment ». Nous en avons plusieurs pour Empfindung. Essayez empfindsam

      Il est cependant vrai que le terme choisi déplace un tant soit peu l’accent. La délicate balance entre le cœur et l’esprit est rompue en Allemagne à partir des années 1770. Pour Sterne le sentiment avait le sens d’une galanterie platonique, celui des vibrations d’un cœur et des sensations délicates et tendres éclairées par l’esprit. Au sentimentalisme anglais surtout préoccupé par les problèmes moraux, le mot français de sentiment était venu ajouter un contenu émotionnel. Il y a donc eu une multiplicité de sens nouveaux et de connotations diverses qui expliquent par ailleurs divers discrédits dans lequel a pu tomber le terme. La substitution de empfindam à empfindlich (qui était employé pour la sensibilité) fait pencher la balance sémantique du côté émotionnel et passionnel.
      L’un des travers de nombre d’imitations est que la discontinuité qui, chez Sterne, était liée à l’exercice de la variation ayant pour but d’introduire la diversité, la multiplicité et la surprise, la discontinuité des tableaux, est déjà chez certains l’exercice de la répétition qui recherche moins une expérience différente que la réitération du même, du même tableau sentimental fondamental. Exagération, renforcement, plagiat, reprises de thèmes et de tournures stylistiques caractérisent bon nombre de ces œuvres. Les textes de Goechhausen [15] , de Schummel [16] et bien d’autres font de la sentimentalité une activité lacrymale abondante, un flot de soupirs et de larmes qui répondent aux goûts de ces nombreux lecteurs dont la sociologie reste à faire. L’Allgemeine deutsche Bibliothek (Bd. XVI, p. 686-687) ne manque pas d’en faire le reproche à ce genre de production :

Le sentimental est un fin esprit d’observation et non la passion. De fines sensations peuvent facilement susciter de fortes passions, mais aussitôt que ces dernières apparaissent, l’âme est trop occupée par un seul objet […] de sorte qu’elle ne peut plus réfléchir aux nouvelles sensations ; la sentimentalité est alors opprimée par la passion (Affekt).

      L’observation et l’analyse des sentiments, de leurs variations et de leurs nuances sont alors étouffées par l’irruption et l’explosion de vives passions, qui par ailleurs permettent de renforcer la perspective moralisatrice.
      Sentimental est devenu un slogan publicitaire littéraire et un lecteur fait remarquer que « le bon Yorick n’avait pas prévu qu’il deviendrait le fondateur d’une secte à la mode en Allemagne ». Les réactions envers la sentimentalité sont multiples parmi les écrivains de l’Aufklärung, d’autant plus que Werther, Siegwart et la production du Sturm und Drang viennent conforter cette fascination pour les passions.
      Il y avait en effet chez Sterne une critique sous-jacente du despotisme (on songe au sansonnet et à la Bastille par exemple) et une critique de certaines coutumes sociales. Certains écrivains allemands forcent le trait, usant de la satire et de la caricature comme J.C. Hedemann, G.F. Rebmann ou J.F.E. Albrecht et ses Empfindsame Reisen durch den europäischen Olymp (1800) dans lesquels le terme de sentimental est employé par antiphrase et avec ironie.
      « L’un des meilleurs moyens pour introduire un mot nouveau est de le mettre sur la page de titre » écrit Jean Paul. C’est ce qui est arrivé avec le mot d’empfindsam, mot magique et sésame pour le cœur des lecteurs. Les falsifications sont nombreuses, tel ce texte ancien de 1762 rebaptisé en 1772 Empfindsame Reisen durch die Visitenzimmer dont l’auteur S.F. Trescho écrit : « Je devais me donner au moins l’apparence d’un voyageur sentimental, parce que aujourd’hui tout le monde veut être sentimental et ne veut lire que des choses sentimentales ». Le Voyage littéraire de la Grèce, ou Lettres sur les Grecs anciens et modernes de Pierre-Augustin (1771) devient l’année suivante dans la traduction anglaise A sentimental journey through Greece ! tout comme le Voyage en Espagne du Marquis de Langle (1785) A sentimental journey through Spain (1788).

      Assez nombreux furent des romans s’inscrivant dans la tradition du voyage sentimental par leur titre, comme le roman d’Irene Dische Clarissas empfindsame Reise (2009), qui narre les errances amoureuses d’une jeune Américaine ou qui prennent le terme à contre-pied, en anti-phrase le titre lui-même. Ainsi le Voyage sentimental de Chklovski (1923) qui raconte la vie révolutionnaire russe l’ironie servant de masque à une forte sentimentalité tout comme avec le Unsentimentale Reise (1966 [17] ) d’Albert Drach, juif qui connut les camps d’internement du Sud de la France.
      Mais d’autres voyages continuent de faire vivre le modèle originaire avec succès, même s’ils n’en retiennent que certains éléments. François Fejtö avec son Voyage sentimental publié à Budapest en 1935 (Érzelmes Utazás) entraîne son lecteur dans un long voyage salutaire au goût précieux de liberté. Dans la préface de Eine empfindsame Reise mit dem Automobil (1903) Otto Julius Bierbaum justifie le terme de sentimental arguant qu’il ne s’agit pas de sensiblerie, mais d’une sentimentalité entendue dans l’ancienne acception du terme, c’est-à-dire désignant un état de réceptivité pour tout ce qui agit sur la sensibilité, la capacité de recevoir des impressions nouvelles. « J’appelle voyager sentimentalement le fait de voyager avec les sens ouverts, éveillés envers toutes les manifestations de la vie et de la nature ». En Italie, le voyage sentimental peut prendre des aspects sinistres : Lorenzo Borsini avec son Viaggio Sentimentale al Campo Santo Colerico (Napoli, 1837) offre un récit très sombre avec l’enterrement d’une très jeune fille, victime du choléra à Naples. Tarchetti s’inspirant de Sterne et de son traducteur Foscolo déclare vouloir, dans son petit voyage sentimental : Ad un moscone. Viaggio sentimentale nel giardino Balzaretti. (1865) « racccontare nulla più che le proprie impressioni sentimentali ». Giovanni Rajberti dans Viaggio di un ignorante (1857) prend le pouls de chacun comme son prédécesseur. Quant au voyage sentimental de Camillo Boito ‘Baciale ‘l piede e la man bella e bianca (1876) il témoigne de la conscience d’une usure du genre.
      Pourtant films, chansons, recueils de poème [18] montrent l’actualité toujours vivace du genre et Italo Svevo avec son Corto viaggio sentimentale (1925), continue de répondre aux codes d’un genre qui se définirait avant tout par les émotions relatives au commerce entre les êtres, avec ses enthousiasmes, ses épanchements, ses déceptions.

      Le voyage sentimental est-il, a-t-il été un genre ? N’est-il que ce qu’en disait un critique de l'Allgemeine Literatur Zeitung en 1796 qu’un Quodlibet ? Il est certain que le contour de « voyage sentimental » reste assez flou. Pour définir un voyage qui est soit désordonné ou empreint d’émotion, le terme est assez fréquemment employé sans qu’il y ait un quelconque lien générique. L’usage proliférant du terme ne doit pas masquer cependant qu’il a existé la conscience d’un genre sentimental avec quelques caractéristiques fondamentales, hérités de Sterne, étroitement liées aux éléments socioculturels d’une époque et que le genre a pu exister comme tel d’abord en relation avec d’autres configurations littéraires dont il se démarquait. Plus tard, la conscience d’un genre relatant d’une manière subjective les émotions d’un voyage privilégiant les interactions humaines a subsisté jusqu’à aujourd’hui.

Bibliographie

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  • NEIVA, Saulo, Désirs & débris d’épopée au XXe siècle, postface Daniel Madelénat, Berne, Peter Lang, 2009.

  • Sociopoétiques. Revue en ligne : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php

Notes

  • [1]

    Voir notamment A. Montandon, Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Paris, Librairie Européenne des Idées, «Littératures», 1994 ; L. Cassagnau et J. Lajarrige, Pérennité des formes poétiques codifiées, Clermont-Ferrand, PUBP, 2000 ; S. Neiva, Déclin & confins de l’épopée au XIXe siècle, postface Florence Goyet, Tübingen, Gunter Narr, coll. «Études Littéraires Françaises», n° 73, 2008 ; Désirs & débris d’épopée au XXe siècle, postface Daniel Madelénat, Berne, Peter Lang, 2009 ; Fortunes et infortunes des genres littéraires en Europe, (dir. A. Montandon), Cahiers de l’Echinox, Cluj, 2009, 390 p.

  • [2]

    « Objectiver, c’est résorber un excès de signification en le matérialisant », dans Psychologie sociale, sous la dir. De S. Moscovici, Paris, PUF, 1997, P. 371. L’ancrage est assignation de sens et instrumentalisation du savoir.

  • [3]

    Dominique Picard, Les Rituels du savoir-vivre, Seuil, 1995.

  • [4]

    Voir par exemple Werner Michler (ed.), Kulturen der Gattung. Poetik im Kontexte. Göttingen, Wallstein, 2015, et surtout Michael Bies, Michael Gamper (ed.), GattungsWissen. Wissenspoetologie und literarische Form. Göttingen, Wallstein, 2013.

  • [5]

    Voir à ce sujet le bel article de Mario Domenichelli, « Fortunes et malheurs du roman d’apprentissage », in Fortunes et infortunes des genres littéraires en Europe, op. cit., p. 141-150.

  • [6]

    Saulo Neiva, Dictionnaire raisonné de la caducité des genres littéraires, Droz, 2014, p.11.

  • [7]

    Voir à ce sujet notre Sociopoétique de la promenade, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000.

  • [8]

    Krief, Huguette, « Emergence du ‘voyage sentimental’ au xviiie siècle : Sterne et ses héritiers » in Les genres littéraires émergents, Centre transdisciplinaire d’épistémologie de la littérature, éd. Jean-Marie Seillan, Paris, l’Harmattan, 2005, p. 153.

  • [9]

    Garat, Mémoires historiques sur le XVIIIe siècle, Paris, 1829, tome 2, p. 137.

  • [10]

    Krief, op. cit., p. 157.

  • [11]

    Garat, op. cit., p. 137.

  • [12]

    Krief, op. cit., p. 159.

  • [13]

    Pierre-Louis Roederer, Opuscules mêlés de littérature et de philosophie,1799, p. 269.

  • [14]

    Umberto Eco, « Eco in ascolto », Cahiers de l’Herne n°6, 1994, p. 96.

  • [15]

    « Osez sentimental [empfindsam] Si un voyage fatiguant s’appelle un voyage pénible, un voyage sentimental peut s’appeler un voyage où il y a eu beaucoup de sensation».

  • [16]

    Ernst August Anton von Goechhausen, M… R…, Eisenach, 1772.

  • [17]

    Johann Gotlieb, Schummel, Empfindsame Reisen durch Deutschland, Wittenberg und Zerbst, bey S.G. Zimmermann, 1771-1772.

  • [18]

    Traduit en français par Colette Kowalski en 1990 sous le titre de Voyage non sentimental.

  • [19]

    Par exemple Walter Lang avec son film Sentimental journey (1946), les poèmes d’Aldo Palazzeschi, Viaggio sentimentale (1955), Pierre Jean Jouve avec sa suite de poèmes en prose (Voyage sentimental, 1922).

Pour citer cet article

Alain Montandon, « « Migrations des genres et des formes artistiques ». Essai de théorisation de l'historicité des genres : perspectives sociopoétiques », SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le 01/07/2019., URL : https://sflgc.org/acte/montandon-alain-migrations-des-genres-et-des-formes-artistiques-essai-de-theorisation-de-lhistoricite-des-genres-perspectives-sociopoetiques/, page consultée le 04 Décembre 2024.

Biographie de l'auteur

MONTANDON Alain

Alain Montandon, professeur émérite de Littérature Comparée, membre honoraire de l’IUF, ancien président de la SFLGC, a écrit une vingtaine d’ouvrages, dirigé plus de soixante-dix ouvrages collectifs et écrit de très nombreux articles scientifiques. Dernières parutions : Mélusine et Barbe-Bleue (Champion, 2018) ; Formes brèves (Garnier, 2018), Écrire les saisons (Hermann, 2018) ; Anachronismes créateurs (PUBP, 2018) ; Wieland, Le Triomphe de la nature sur la rêverie ou les Aventures de Don Sylvio de Rosalva, Classiques Garnier, 2019.
(Bibliographie complète, voir http://celis.univ-bpclermont.fr/spip.php?article52).