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Dans les romans de 1914-1918 les animaux aussi ont fait la guerre

ARTICLE

Liminaire

La présence animale en littérature ne semble guère un thème fréquemment traité : on pourra toujours citer Lucius, l’Âne d’or d’Apulée, Modestine, l’ânesse avec qui Stevenson parcourt un coin des Cévennes, la Chatte ou les chattes (et les autres) de Colette, le moineau de Lesbie, la charogne baudelairienne ; on n’a pas oublié Loulou, le « perroquet de Félicité » (ou de Flaubert), ni Djalila, la levrette exotique qui semble s’ennuyer autant que sa maîtresse dans un recoin de Madame Bovary : ou on a conservé en mémoire chez Tourgueniev le cas doux et douloureux de Moumou ou chez Maupassant son équivalent cynique, Mademoiselle Cocotte (ou encore l’âne anonyme et le cheval Coco)… Et il serait possible évidemment d’allonger considérablement la liste, ne serait-ce qu’en y incluant, avec la poésie, les mondes animaliers de La Fontaine, de Pilpay, d’Esope, de Phèdre ou de Krylov, ceux de Virgile, Hugo et même de Claudel, le bestiaire d’Apollinaire… il n’en demeurerait pas moins vrai qu’il continue d’être question ici d’exceptions, souvent notoires et admirables, certes, davantage que de règle [1] . S’agirait-il d’une réalité mineure ? Minorée ? Et même lorsqu’il « n’est question que de l’animal », lorsqu’il est réellement présent, l’anthropomorphisme s’en mêlant, n’est-ce pas encore et toujours de l’homme que parle l’homme qui écrit ?

Que peut-il en être avec les écrits de la Guerre, la Grande, la première ? L’histoire de ce conflit, historique en effet, fait état dans les statistiques, les observations, les analyses, les récits, les témoignages, les romans, d’une souffrance humaine si universelle, d’une durée si longue, d’une extension si vaste qu’elle n’a peut-être plus de place, plus de mots pour dire autre chose que l’ignominie subie – et décidée, ou acceptée – par les milliers et millions d’hommes qui en furent les victimes, voire les martyrs. Une explication quand même un rien rapide pour justifier la quasi absence des animaux, de l’animal, dans les romans de la Grande Guerre. Et si ce n’était qu’une apparence ? Assez récemment, découvrant à la radio puis à l’écrit la pensée et les ouvrages d’Eric Baratay, historien – plus précisément : historien de la condition animale  [2] – à l’Université de Lyon 2, le voyant à la fois s’intéresser d’un point de vue nouveau au monde animal et à son histoire et faire appel à de nombreux exemples littéraires pour étayer plus encore qu’illustrer son propos [3] , je me suis trouvée amenée à lui rendre la politesse et confortée dans l’idée de proposer ici pour sujet la présence animale, je dis bien la présence, par ses images, ses échos, les perspectives qu’elle ouvre et qu’elle offre, dans quelques textes du vaste répertoire livresque, contemporain ou postérieur, voire récent, de la Grande Guerre.

Introduction : le contexte des textes : les animaux dans la guerre

À lire Eric Baratay ou encore Damien Baldin [4] , on s’avise du fait que la présence, l’omniprésence des animaux est un élément déterminant dans ce conflit et qu’on l’a longtemps passé sous silence (en France  [5] en tout cas bien davantage qu’en Grande-Bretagne [6] ). La réquisition, le transport, trop souvent catastrophique et à lui seul déjà responsable de pertes considérables, le dressage le cas échéant, l’incorporation, les soins vétérinaires, les relèves ont concerné dans les deux camps des centaines de milliers  [7] de bêtes, bêtes de somme, devenues bêtes de guerre, bêtes des tranchées. La force de traction, la mobilité, la résistance, l’obéissance… autant de qualités développées au cours du siècle précédent chez des animaux qu’on voulait et devait associer au développement général, pour être adaptées aux nouvelles données de production et employées aux différentes formes du travail (aux champs, dans les usines, dans les mines, sur les chemins de halage sur les berges des canaux) : autant de qualités indispensables, peut-être déterminantes dans la marche de la guerre [8] . Sans doute, selon nos auteurs, Baldin en particulier, le développement de plus en plus sensible, au cours même de la guerre, des moyens automobiles, la fascination exercée par l’avion et ses duels d’oiseaux aériens, littéralement spectaculaires, puis par les premiers chars d’assaut, sortes d’animaux colossaux, monstrueux de puissance, ont détourné l’attention de ce qui était la réalité, à savoir la nombreuse, constante et efficace présence animale sur le front. Et si cette guerre est considérée en somme comme la dernière de la cavalerie parce que désormais les mitrailleuses répondaient à ses charges, et parce que, dans sa deuxième phase, la guerre dite de position l’a contrainte à l’attente jusqu’au renouvellement des tentatives d’assaut en 1916 et surtout en 1918, le cheval demeure son animal emblématique [9] , largement utile et utilisé dans les convois de munitions, d’armes, de matériels divers, de vivres – et de blessés. Du côté « ouest » par exemple on compte des chevaux français, britanniques, d’autres importés d’Amérique du nord (Canada, États-Unis) et du sud, des mulets et des ânes, bourricots venus d’Afrique et qu’il convient de ne pas oublier, pas plus que les chiens, les pigeons enrôlés par centaines de milliers et forcément sacrifiés, eux aussi.

Les animaux dans les romans de la guerre

Certes, on compte parmi les romanciers de la guerre des médecins et apparemment peu ou pas de vétérinaires, mais ne sont-ce pas les écrivains, les poètes qui ont oreilles et yeux pour voir et percevoir, et le talent pour restituer les paysages, les actions, les souffrances des hommes et de leurs compagnons d’armes, de veilles, d’efforts, et même d’agonie ? Si apparemment les occurrences concernant les animaux sont – relativement – rares, la netteté d’une notation, le rendu d’une évocation, la violence d’une apparition, le dessin d’un mouvement, l’interrogation d’un regard, tels que perçus et restitués par l’auteur, valent de l’or pour le lecteur. Quelques lignes de Duhamel [10] à titre d’exemple de cette force impressionnante où la richesse de l’écriture prend le pas sur l’exactitude du reportage :

En arrivant au-dessus de Chipilly, je vis une chose étrange. Un vaste plateau ondulait, couvert de tant d’hommes, d’objets et de bêtes que, sur de larges étendues, la terre cessait d’être visible. Au-delà de la tour en ruine qui domine Etinehem, s’étendait un pays brun, roux, semblable à une bruyère ravagée par l’incendie. Je vis plus tard que cette couleur était due à l’accumulation des chevaux serrés les uns contre les autres. Tous les jours on en menait boire vingt-deux mille à l’abreuvoir vaseux de la Somme. Ils transformaient les pistes en bourbiers et chargeaient l’air d’une puissante odeur de sueur et de fumier.

S’agissant de la présence animale, il ne s’agit évidemment pas ici d’en rendre un compte exhaustif, ni d’établir un quelconque bestiaire ; il ne sera pas question des emblèmes nationaux et nationalistes : coq, lion (belge), aigle(s) [11] , etc., ou des exceptions astucieuses du type « canard enchaîné » né au front en 1915. De même on éliminera d’emblée les animaux ou plutôt animalcules, vermine certes très, trop présente dans la réalité des tranchées, mais dont l'existence n’est pas ou guère individualisée ; ainsi des poux, puces, « totos » comme les mentionne presque plaisamment Apollinaire, et à qui dans les deux camps on fait la chasse (« Laüsejagd » pour Jünger). Force sera de négliger les corbeaux, innombrables et qui pourtant semblent être toujours le même [12] , ou les terribles mouches ; tous attirés par la présence des hommes, vivants, endormis, mourants ou morts. Si toutefois une mention spéciale est réservée au rat, on en verra plus loin la raison, en revanche, le silence vaudra aussi à propos des valeureux pigeons que les témoins qui en ignorent les natures, comportements et rapports avec les colombophiles [13] leurs maîtres, songent d’ailleurs à ma connaissance rarement à mentionner ou à décrire.

On me permettra de préférer proposer, en quelques regroupements volontairement formels (rencontres brèves, histoires particulières, jointes ou croisées, métaphore générale), quelques points de vue sur ce très vaste monde animal, et les formes d’écriture qu’il suscite [14] .

« Une cigale se tut pour toujours » : rencontres

Pour paraître fortuites, même minimes, les rencontres, en fait si nombreuses que le choix est difficile, sont toujours significatives : tel ce bref et poétique avertissement dans le célèbre ciel serein d’un certain premier août « une cigale se tut pour toujours » (Delteil) ou ces fréquentes comparaisons entre les balles et un joli vol de guêpes (Dorgelès) ou ces confusions des registres : aboiement des canons, chez Giono, cette mitrailleuse qui griffe avec ses ongles de fer, aboiement, hurlement des grenades : « le cimetière hurle de grenades » (Dorgelès). Ou encore, dans le hasard de l’errance, ces images solitaires qu'on ne saurait comptabiliser : ici, un cheval superbe qui meurt debout, là, un chien errant qui gambade, là un autre qui, goutte à goutte, lèche le sang tiède, sur les carreaux (Dorgelès encore) – enfin, l’amalgame « Rien que des morts, de la terre déchirée, des villages en feu. Un cheval fou tout empêtré dans ses guides danse dans un pré » (Giono) ; ou, sous la plume de Dorgelès le début du chapitre dix, « Notre-Dame des biffins  [15] ».

La grand-route grouillait, bruyante et noire […]. Toute une foule obscure qu’on ne voyait pas, mais qu’on sentait vivre, luttait dans cette nuit d’encre, chaque troupe forait son chemin, et de cette cohue montait une rumeur de piétinements, de voix, de grincements de roue, de hennissements, d’injures, tout cela confondu, mêlé […].

On pourrait pourtant, il est vrai, distinguer nombre de rencontres qui sont de simples signes de vie, une chouette qui chante (sic), des oiseaux qui s’éveillent, mais qui sont également des images de paix, d’une paix ancienne, sur le point d’être – ou déjà – perdue. Ainsi, au cours d’une relative et brève accalmie chez Remarque, ces deux papillons jaunes, avec des ailes tachées de rouge  [16] qui « jouent » littéralement devant la tranchée, tout un après-midi. Le film de Lewis Milestones (1930) retient l’image (en noir et blanc), mais il place l’épisode à la fin et en fait alors la cause immédiate de la mort de Paul, le dernier survivant du groupe de lycéens, avançant la main vers l’insecte. La pochette d’un DVD du film est illustrée de ces deux papillons, furtivement posés ici sur le casque du jeune soldat.

Il ne saurait s’agir que d’une paix précaire, d’un sursis plutôt, comme en témoignent les nombreuses occurrences où les auteurs notent la présence des oiseaux, êtres encore vivants mais menacés dans leur espace et leur liberté [17] : petit oiseau, moineau, perdrix, alouettes dont on suit le chant et le vol avec un regard un court moment comme libéré [18] , à l’opposé de la vie enterrée, où, d’un côté, les soldats vivent ein Maulwurfsleben (Jünger), de l’autre la même existence de taupes, depuis que la terre, jadis, naguère encore nourricière, est devenue pour tous piège et tombe [19] .

Il est des présences plus épisodiques et parfois énigmatiques, telle que la ressent Genevoix [20] au passage de la chouette qui niche dans le clocher du village abandonné

[…] À quelques pas l’église banale étale son flanc nu et son toit d’ardoises mouillées. Un cri, au-dessus de nous perce l’air, un grincement aigre, pareil à une girouette rouillée. Deux grandes ailes brunes glissent dans la blancheur du brouillard. Elles ont un seul battement, long et puissant comme un coup de rames : et l’oiseau disparaît, sans bruit, entre deux lames des abat-sons. [Puis, une centaine de pages plus loin] […] une tache obscure glisse sur nos têtes, silencieusement. À peine en avons-nous senti le frôlement qu’elle a plongé au cœur de la nuit, vers le village. Presque aussitôt un gémissement aigre et tremblant a traversé l'espace.

Curieuse aussi la présence des chats (petit chat gris chez Remarque, chaton chez Genevoix, ou encore, chez Jünger « un grand matou blanc, la patte de devant fracassée, [qui] hante souvent le no man’s land et semble entretenir des intelligences dans les deux camps ». Si l’animal est « libre », il est blessé : l’humour qui s’esquisse ici va de pair avec l’indifférence.

Signes d’humour encore, le mélange d’amusement et de sérieux qu’on trouve, par exemple, dans Company K de William March [21] , lorsque le soldat américain Albert Nallett décrit avec sa bonne humeur coutumière la mascotte de la compagnie, ce Tommy exotique (mais on notera son nom !), « 'coon ou raccoon », proche du raton-laveur, du ragondin ou de la musaraigne, on ne sait pas trop. Toutefois on connaît sa prédilection pour le lait concentré autant que son rôle dans la détection des gaz, question de flair... Ainsi que, bien entendu, les beaux exemples originaux et inimitables dont regorge Voyage au bout de la nuit :

À chaque rencontre deux ou trois cavaliers y restaient, tantôt à eux, tantôt à nous. Et leurs chevaux libérés, étriers fous et clinquants, galopaient à vide et dévalaient vers nous de très loin avec leurs selles à troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme des portefeuilles du jour de l’an. C’est nos chevaux qu’ils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance ! C’est pas nous qu’on aurait pu en faire autant !

Toutefois, et sans doute n’y a-t-il là rien d’étonnant, les exemples les plus fréquents et les plus frappants sont ceux où la souffrance animale est relatée et où la compassion humaine joue le plus grand rôle. Franz Marc, Louis-Ferdinand Céline et tant d’autres : les hommes l’expriment dans leur correspondance, avant de lui faire une place dans leur œuvre d’artistes [22] . Il faut dire que leurs cris, hennissements, braiements, meuglements et même aboiements puissants accentuent l’émotion du « spectacle », pourtant impressionnant. Le lecteur n’oubliera pas cette vache, devenue cible, chez Genevoix…

Un meuglement douloureux se lève, répondant au coup de fouet d’une balle : la vache trotte vers le ravin de Sonvaux, avec de grands efforts de l’encolure, une patte de derrière ballante et morte. Elle s’arrête encore, fait demi-tour, revient vers les jardins… Et cette fois une salve la jette par terre, les flancs tumultueux et le mufle un instant soulevé. Mais bientôt la houle des flancs s’apaise et la tête retombe.

ni ces cris, les tout premiers perçus par les jeunes recrues chez Remarque :

Les cris continuent. Ce ne sont pas des êtres humains qui peuvent crier si terriblement. Kat dit : « chevaux blessés ». […] Je n’ai encore jamais entendu crier des chevaux et je puis à peine le croire. C’est toute la détresse du monde. C’est la créature martyrisée […]

auxquels ajouter les cris (ou le silence) des chiens blessés, tel ce chien militaire que le soldat Berger commet la folie d’aller achever ou sauver, pour revenir « avec un coup de feu dans le bassin », et « une balle dans le mollet » pour l’un des deux compagnons qui sont venus à leur tour lui porter secours. Les exemples récurrents abondent, signalant ou laissant supposer le plus souvent la proximité, voire l’identité dans la souffrance. De toute manière les parallèles sont faciles à établir entre l’animal et l’homme [23] .

De cette proximité, de cette intense ressemblance entre les solitudes, les agonies, les détresses, de cette errance partagée, un très bel exemple se trouve chez Genevoix  [24] sous la forme d’une apparition  [25] – celle d’un vieux cheval perdu dont la tête se montre derrière une fenêtre, « grise avec un mufle noir […] grosse tête osseuse [qui] recule derrière l’écran de la buée, peu à peu s’efface, disparaît ». Elle est suivie d’une réapparition du même et au même endroit, simplement plus harassé, plus désemparé encore, à l’image du piétinement des troupes qui tournent en rond et reviennent sur leurs pas, usant leurs forces en vain et souvent jusqu’à l’extrême limite ou à la mort. « Il reste là, immobile sur ses pattes enflées, les naseaux battants, une oreille pointée vers moi, l’autre tendue en arrière, du côté où sifflaient les balles ». Une caresse au flanc décharné, une brassée de foin, et l’infinie compréhension et compassion des paroles « Oui, je comprends : tu es un vieux cheval très las… ». Cent pages plus loin, du haut du clocher du même village où Genevoix a grimpé, le vieux cheval gris, cheval fantôme, est aperçu une dernière fois, mort, abattu.

Pégase, Argos : histoires

Mais ces notations, plus significatives que simplement anecdotiques, on le voit, laissent parfois la place à une véritable histoire, comme celle, assez rare, de… Ferdinand, auteur des Mémoires d’un rat dus à Pierre Chaine  [26] qui les dédie à « Tristan Bernard, Cavalier ». Ici l’humour fait meilleur ménage qu’on ne croirait avec l’écriture de la guerre, surtout lorsqu’il s’agit de rectifications aussi plaisantes que sérieuses visant à sa dénonciation, dénonciation qui se double d’une réelle compassion. À lui seul, l’énoncé des titres des dix-sept chapitres [27] , répartis en trois parties, suivis des Commentaires de Ferdinand ancien rat de tranchées (dédiés à Anatole France) nous renseigne abondamment, sur la vie des tranchées, celle de Ferdinand et celle de Juvenet, son compagnon humain, celle des hommes évidemment aussi bien que celles des rats : Ferdinand, « rat patriote », vainqueur à Verdun, en première ligne, Ferdinand rectifiant les communiqués mensongers des deux camps, Ferdinand en permission à Paris (dans le métro !), Ferdinand commentant la guerre, proche ou même lointaine… Ferdinand, nouveau Shylock, nouveau contradicteur de Descartes, expliquant dans le chapitre IIIIV de Si les rats ont une âme que l’animal aussi est capable de souffrir – et de raisonner.

Toutefois l’histoire de Ferdinand Rat, toute nourrie de ses facéties, de plaisanteries et de sérieux, demeurant assez exceptionnelle, il convient d’envisager d’autres histoires, plus conventionnelles peut-être, mais qui nous intéressent à plus d’un titre. Place donc au chien Prince [28] , et au cheval Joey [29] . Le choix semble en effet s’imposer de ces animaux, donnés comme les plus proches des hommes, leurs meilleurs compagnons. Joey et Prince, personnages sans doute idéalisés [30] , ont pour points communs la fidélité, l’entente, la connivence même, établie entre l’homme et l’animal ou plutôt entre l’animal et l’homme. Leurs caractères étant proches, ils partagent en partie la même « histoire ».

Dans la guerre (2003) d’Alice Ferney expose la séparation suivie de la réunion de Jules (Chabredoux) et de Prince (vécues dans la vie, puis comme redoublées dans la mort). L’auteur juxtapose le front et la ferme, avec au milieu un long voyage du colley, berger d’Ecosse, une grande diagonale depuis l’océan et la lande (les Landes) vers « les vieilles montagnes du nord-est de la France », jusqu’aux lignes du front, pour retrouver son maître [31] . Le silence, le flair, la sagesse, la fidélité, la constance, la persévérance : autant de qualités communes et qui font du meilleur des chiens (Prince !) et du meilleur des hommes, de ce chien de berger modèle dont les fonctions et responsabilités font l’auxiliaire précieux d’un fermier courageux et intègre, les meilleurs soldats et plus tard chien de guerre [32] . On pourrait même avancer que, Jules étant mort au combat, c’est Prince qui revient au bercail, à sa place, reconduit vers la ferme par l’ami fidèle qui, peut-être, plus tard, occupera auprès de Félicie, la jeune veuve de Jules, la place laissée vide. Et il y a plus encore : le chien revenu de la guerre peut à son tour et retour mourir, fidèle compagnon de son maître jusque dans le sommeil de l’éternité.

Joey, le « cheval de guerre » suit en partie un chemin identique qui le mène du village au front (et le ramène lui aussi au village) mais son parcours compte davantage de péripéties plus « personnelles », dans ce récit qu’on pourrait, si l’on y tenait, qualifier d’homodiégétique ! Joey en « sait » et en dit davantage sur lui-même que Prince qui ne vivait que pour servir son maître et ne revit dans le texte qu’à partir du moment où il l’a rejoint, retrouvant ainsi la vie conjointe.

Albert, le jeune maître de Joey, doit se séparer de lui dès la première réquisition et il ne le « retrouvera » que bien plus tard dans le récit, quand il aura atteint l’âge de s’enrôler. Dans l’intervalle, c’est bien le cheval qui en somme part à la guerre à la place du garçon et qui va en vivre les péripéties dans une succession d’aventures dramatiques et d’événements contradictoires. À l’attachement initial à son premier jeune maître succède celui à son/ses cavalier/s militaires ; Joey fait alors l’expérience du dressage, des manœuvres, de la traversée de la Manche, du spectacle des blessés qu’on rapatrie, de la bataille (gagnée mais au prix fort, celui de la mort de son cavalier, le bienveillant capitaine Nicholls), de la marche – et de l’attente -, de l’hiver avec la pluie, la boue, le froid, d’un nouveau cavalier (Warren). Le voici témoin de la montée des troupes au front, et qui en reviennent « débris rescapés, épuisés, hâves et muets dans leurs pèlerines, sous la pluie », acteur d’un deuxième grand engagement de cavalerie qui vire au carnage devant l’obstacle jusque là inconnu et quasi infranchissable des barbelés et qui se retrouve avec son compagnon le valeureux cheval Topthorn (tout comme leurs deux cavaliers) prisonnier de guerre. On le suit alors dans son récit : employé du côté allemand désormais au transport des blessés dans la journée, mais le soir et la nuit, placé sous la protection d’une petite fille et de son grand père (deux Français, propriétaires de l’écurie qui abrite les deux chevaux). Le temps d’un été et d’un hiver « à la campagne », Joey est occupé aux travaux des champs, puis c’est le retour à l’attelage pour le transport de l’artillerie. Il connaît (et partant fait connaître au lecteur) la surcharge, la sous-alimentation, la mort des « camarades », le déclin et la mort surtout du premier d’entre eux. Au terme d’une magnifique veillée funèbre auprès de Topthorn, Joey amorce une fuite éperdue devant un tank semeur d’épouvante, jusqu’au piège mortel du no man’s land. On assiste finalement à sa libération hors du piège des barbelés, grâce à l’action conjointe d’un soldat allemand et d’un soldat anglais qui s’entendent pour le dégager  [33] sous les yeux de leurs camarades, sortant des tranchées pour acclamer la scène avec enthousiasme. Vont suivre alors les retrouvailles, inespérées et pourtant espérées avec Albert, qui réussit à convaincre l’autorité qu’on le soigne alors qu’il semble condamné. Guéri du tétanos, mais non rapatriable en Angleterre comme quantité de ses congénères, Joey doit encore échapper à la vente aux enchères qui l’aurait livré à certain « boucher de Cambrai » en train d’y acquérir quantité de viande. Miraculeusement racheté par le vieux grand-père réapparu, il est généreusement restitué par ce dernier à Albert, en souvenir de la « petite Emilie », et le cheval et l’homme peuvent enfin retourner au pays.

Si la fin heureuse peut paraître un peu trop aménagée pour être telle, le récit dans son ensemble n’est nullement exempt de nuances ni de profondeur. Toutes ces années en effet, Joey les passe au front, en captivité, au travail forcé, il connaît des accalmies, l’alternance des bons soins et de la brutalité, le tumultueux chaos de la guerre et ses divers dangers extrêmes, mais la leçon originale qu’en tire Morpurgo semble bien être, malgré l’horreur ou au milieu d’elle, celle de la possibilité de la compréhension universelle avec autrui, de la fraternisation.

En effet, sans jamais trahir, Joey est tantôt utilisé d’un côté tantôt de l’autre. Ainsi, ses rapports avec les hommes, s’ils sont très différents selon qu’ils sont fondés sur la crainte (le brigadier Samuel Perkins) ou l’amour (Albert, Émilie), ou au moins la confiance (des officiers, des vétérinaires allemands, Friedrich, un vieux canonnier – dear old Friedrich -, selon qu’on l’exploite ou l’utilise tout en le ménageant, ne tiennent aucunement compte des camps et des nationalités. Fier d’être monté par le Capitaine Nicholls, ami, une fois qu’il a été capturé, d’un capitaine de lanciers allemand connaisseur et surtout de l’Allemand Friedrich Rode, il les réunit dans son souvenir avec Émilie, la petite Française qui l’a recueilli un temps, avec David (le jeune ami d’Albert, tué en conduisant un convoi vétérinaire, dans les derniers jours de la guerre) et Topthorn. Il ne conviendrait pas en effet d’oublier l’amitié de Joey pour Topthorn, son compatriote et frère d’armes, son frère tout court et son soutien, mais ce soutien est réciproque. Enfin, Morpurgo, révoquant la fatalité des inimitiés ou la rationalité des conflits, donne au hasard un rôle non négligeable : c’est lui qui, dans la scène capitale de la libération du cheval, a mis face à face un jeune Gallois et un vieux Frisé bien davantage faits pour s’entendre que pour s’entre-tuer ; c’est le hasard sous la forme d’un pile ou face qui restitue Joey à ses compatriotes d'origine, mais il a d’abord eu le temps de goûter dans la main allemande quelques morceaux de pain noir… et d’en retrouver la saveur, un peu amère, il est vrai.

À force de reconnaître chez Joey autant d’épreuves et d’expériences humaines, autant de qualités aussi, on assisterait presque à une confusion des lignes parallèles : Joey « fait la guerre » à la place de son trop jeune maître qui doit attendre l’âge légal pour s’engager ; porteur d’un prénom d’homme, il en est en quelque sorte l’alter ego. Pendant le temps que, dans le silence du roman, Albert grandit, Joey le cheval est devenu un homme. Anthropomorphisme ? Ou parabole ?

Le troupeau : métaphore

Mais bien au-delà de l’anecdotique, et dépassant de même, par le récit ou l’histoire, l’illustration de la présence de l’animal dans la guerre et de sa proximité extrême avec la race humaine, il est un exemple majeur où cette présence est si forte qu’elle devient la structure même du roman.

C’est le cas, assurément, du Grand Troupeau. Giono dès le début, dès le titre même, dans la durée du texte et jusqu’à la fin travaille ici sur le redoublement, la mise en parallèles de l’image, animale et/ou humaine, l’une venant se superposer à l’autre. La plus frappante d’emblée, la plus développée dans les toutes premières pages, est bien celle de la vision, un temps presque incompréhensible aux lecteurs comme aux témoins directs, de la masse innombrable des bêtes descendant des alpages. Un tel grand « dérangement » a certes été précédé par le départ discrètement évoqué des hommes, à peine compréhensible, lui aussi ; mais bientôt l’image du troupeau ne tarde pas à être relayée par la vision des troupes qu’on conduit à marche forcée, souvent nuitamment, par les routes, les campagnes et les bois. Autre troupeau ? Même troupeau, masse dans laquelle on ne distingue plus d’individus, où même les figures principales tendent à disparaître [34] , métaphore universelle qui dit que, masse ou individu, l’homme est animal, l’animal est homme, éperdu, perdu dans le même magma, la même spirale apocalyptique [35] .

Certes, Giono n’est pas le seul à saisir ces animalité et humanité partagées, communes, Erich Maria Remarque note ici la joie bestiale de manger, là la parenté profonde entre l’homme et l’animal : « Son cœur battait à grands coups ainsi qu’une bête qu’il aurait écrasée sous lui ». Et même, Dorgelès aussi utilise l’image majeure, celle du (grand) troupeau : « C’est un grand troupeau hâve, un régiment de boue séchée. » Pourtant, si la comparaison  [36] est implicite, et l’image parlante, elles ne possèdent pas autant de force que celles des divers types de formulation qu’utilise Giono : occurrences, explicitées par des comparaisons, des parallèles, tout un travail de l’écriture qui mène de la confusion à la fusion, construction d’une métaphore générale qui est la structure du texte et qu’il convient de caractériser, ne fût-ce que brièvement.

Occurrences. On notera l’emploi récurrent du pluriel, celui-là même qui signifie le troupeau ou le flot, la coulée de la masse humaine et la permanence du mot-image : « le troupeau bleu des soldats français », plus loin « le grand troupeau des autres ». Hommes ou moutons, fleuves d’hommes vus en « assemblées » de bêtes, menés ensemble à l’abattoir, envoyés en gros troupeau à la mort, au massacre : « À l’abattoir ! » dit La Poule au terme du dernier chapitre au front. Et de ce pluriel il est sans doute possible de rapprocher l’emploi récurrent de l’adjectif « grand » qui caractérise troupeau(x), charrois, « grands chargements de viande, la nourriture de la terre. »

Associé à ce motif, on trouve évidemment celui de la boucherie, de l'abattage, du sang, de la viande, du « jus d’hommes » ... Le rouge est mis, le sang envahit tout, à commencer par ces paysages de « soir saignant », ou de « nuit [qui] saigne ». Si on voit ici un bœuf écorché, il est ailleurs et plus d’une fois question de la « viande d’homme », de « la viande à pleins brancards » ou de « paquet de viande froide » dont on doit concevoir qu’il s’agit bien des hommes et non des animaux dits de boucherie, et Giono d’asséner l’expression « boucherie d’hommes  [37] ». Et l’arrière n’est pas en reste où, pendant que les chats attrapent et déchiquettent les taons, des femmes font tuer et écorcher le lapin et le vider de son sang dont elles vantent la saveur particulière (« Le sang frais, ça t’a un goût »). Ce qui est justement du goût des mouches et, à un blanc et sept lignes de distance, Giono réunit celles qui recouvrent un cadavre, évoquées par les mêmes commères gourmandes qui ne ressentent pas l’horreur de l’image [38] , à la « grosse mouche dans la cuisine » dont Madeleine qui la quitte une fois le lapin tué, écorché et saigné, signale la présence. Le chapitre s’intitule « La mouche à viande ».

Faut-il ajouter à tout ce sang des hommes, leurs cervelles, leurs tripes (Giono refuse apparemment l’emploi du mot entrailles), véritables abats. Et l’odeur ?

Comparaisons [39] . Un mot de l’emploi du « Comme » chez Giono. Est-ce à sa connaissance intime de la nature animale (et végétale) qu’il doit cette manière peu commune d’inverser les rapports dans une comparaison entre son (complément d’) objet et son sujet ? Quand on lit par exemple : « les hommes fument de la tête aux pieds, comme des chevaux » ou « on entendait […] des cris d’hommes menus et pointus, comme d’une bataille de rats », ou encore « un bruit comme en font les bêtes », certes on a l’impression de voir et d’entendre, mais aussi que c’est bien la référence animale qui est première car elle est connaissance et donne ainsi à cette vision ou à ce bruit toute leur mesure. De même, à buter sur une expression comme « mort dans la terre comme un animal, tout seul », n’est-ce pas d’abord parce qu’il y a ici pleine et entière déploration de la mort de l’animal que le lecteur ressent celle de l’homme ?

Parallèles. Sans doute faudrait-il faire ici tout spécialement mention des chevaux [40] , eux qui, tel un chœur antique, accompagnent constamment les tribulations des hommes. « Le train doucement s’en alla dans la nuit ! il cracha de la braise dans les saules, il prit sa vitesse. Alors les chevaux se mirent à gémir tous ensemble » […] « à comprendre tout ça, en même temps que les beaux hommes partaient dans le gémissement des chevaux ». On assiste même à des interversions ou inversions ; ainsi, dans une roulante éventrée, c’est « un homme crevé ; [qui] pendait, la tête en bas d’un fourgon ; [cependant qu’] « un cheval agenouillé se plaignait en secouant la tête ». L’animal ici est tellement intégré au noyau familial, tellement proche des hommes que dans le chapitre intitulé « Près du vieux cheval », ce n'est en somme qu’après l’animal que le lecteur apprend que Joseph a perdu le bras droit et qu'il constate que c’est à Bijou (puisque c’est ainsi que se nomme ce trésor familial) que Julia est venue confier la nouvelle et son désespoir.

Osmose. Plus explicites encore, au cœur de ces parallèles que Giono établit entre l’arrière et l’avant, les soldats et les civils, les hommes et les femmes, aux prises souvent avec des dangers identiques, on voit se construire une confusion volontaire, voire une fusion des deux règnes : ainsi le renard qui en un combat qu'on devine forcené s’est dégagé du piège du Papé en y laissant une patte, fait sans doute preuve du même courage désespéré qu’Olivier choisissant, avec l’aide de son camarade La Poule, la mutilation qui lui a permis de revenir « les sauver toutes deux [41] » […] « peut-être tous vous sauver ». À Jolivet qui demande « Comment ça fait un chevreuil pris ? », et qui, après réponse et description, pose la question « Et les hommes ? » « Pareil, dit Camous ». Et l’osmose semble évidente : Olivier qui doit partir à la guerre pense « Si j’étais la lampe, [il pense,] la lampe, l’arbre, cette table, la truie, je resterais. Si j’étais le chien, je resterais, si j’étais le chien… ». La truie, justement... On l'a vue, souffrante sans doute et dangereuse, domptée pourtant par le boucher du village qui l'emporte pour être abattue, découpée et vendue, subissant un sort « normal » en quelque sorte. Or la fin du roman nous en montre une autre, sa réplique dévoyée, infiniment plus terrible, exemple de l’ultime dénaturation des êtres vivants : dans l’enfer du Mont Kemmel, Olivier, archange humain ou plutôt « bête humaine » terrasse – difficilement – le monstre abject, dans un corps à corps monstrueux lui aussi, et lui arrache le bébé qu’elle dévorait. Mais il retrouvera au pays Amélie-Jeanne, sa fille, mal réchappée de la tentative d’avortement  [42] qui devait l’éliminer…

Pourtant dit le berger à Olivier : « Chabrand, on fait la vie avec le sang ». Pour Giono, malgré tout, c'est la vie, associée à la mort, qui triomphe ; et le roman célèbre solennellement la naissance et la maternité, animales autant qu'humaines. Dans la grande ferme endormie, comme en communion avec la souffrance de Madeleine que Julie est en train d'essayer de faire avorter, « Un agneau pleure dans l’étable. La jument tape du pied, le poulain tire trop sur la mamelle. […] La brebis en bas chevrote son doux gémissement vers l’agneau ». Souffrance mais tendresse, et même joie : au milieu de l’horreur et du chaos, un poulain danse autour de la jument. Plus loin, au terme du roman, la guerre une fois finie, et malgré les séquelles indélébiles qu’elle laisse et les « images infernales  [43] » qu'il en conserve, Giono l’efface du roman, au profit d’une conclusion libératrice où les deux règnes, animal et humain, cet autre règne dans le premier, se doublent mutuellement. À la naissance du fils d'Olivier et de Madeleine correspond, c'est trop peu dire, la guérison du bélier. Laissé pour mort ou presque au début du roman, grâce aux soins patiemment (et discrètement) prodigués, il est revenu à la vie pour saluer le nouveau-né  [44] et entonner son étonnant chant d’amour, exprimant analogiquement le bonheur du retour des hommes et de la paix. Osmose complète.

 

Davantage que faire voir au lecteur un homme en l'animal, Giono détecte, lui, l'animalité en l'homme, ou mieux sans doute son appartenance au règne animal (force, souplesse, muscles, « corps de sanglier », « pattes velues », « poitrine fourrée », « dos de bélier », souffrances, tripes, sang) en multipliant les exemples de la communauté de leur sort dans la révolte, la résistance, le sacrifice, comme dans l'obéissance et l'abandon. Plus généralement, et suivant ici à nouveau Eric Baratay, plutôt que de faire le procès d’un « anthropomorphisme de conclusion », facile ou convenu, c'est sans doute pour le bon usage de ce qu'il appelle un « anthropomorphisme de questionnement » qu'il plaide, pour réduire l'anthropocentrisme et interroger l'animal, s'interroger sur lui et sur ce qu'il peut ressentir, à l'exemple d'assez nombreux textes littéraires ou de cette étonnante juxtaposition significative, de ce Guernica où les souffrances des deux ordres sont montrées au spectateur (et ressenties par lui) simultanément identiques et spécifiques : si le cheval effaré qui s’y cabre avec son hennissement muet signifie le peuple martyrisé, il est cheval et on l’entend non pas crier mais littéralement hennir [45] .

Ces innombrables « poilus à quatre pattes » (ou à deux ailes), engagés, promis au même gâchis, à la même boucherie que leurs compagnons ou frères d’armes humains, n’ont été, on l'a dit, que rarement reconnus, et succinctement nommés quand ils l’ont été. Très peu d’animaux ont été… décorés  [46] ou honorés par un monument, comme celui dit aux colombophiles et aux pigeons à Lille, ou, à Chipilly dans la Somme, celui dû au sculpteur Henri-Désiré Gauquié, érigé en 1932. Peut-être ce dernier mérite-t-il d’être au moins mentionné ici puisqu’il associe explicitement l’animal et l’homme en représentant un Artilleur britannique embrassant la tête de son cheval agonisant dont il vient de défaire le harnachement [47] . On n’oubliera pas, bien entendu, le Animals in War Memorial, ce mémorial londonien érigé en 2004 près de Hyde Park, dédié à tous les animaux qui ont servi et qui sont morts aux côtés des forces britanniques et alliées dans les guerres et les campagnes de tous les temps. Ils n’avaient pas le choix.

Mais la plus belle des décorations ou mieux encore, la trace la plus sensible et la plus sûrement indélébile de la présence de l’animal : dans la Guerre ne serait-elle pas dans le tableau, dans la pierre, dans le spectacle [48] ... dans le roman ?

Notes

  • [1]

    De Lascaux à Picasso, en passant par Barye ou Pompon et tant d’autres, les réponses de la peinture et de la sculpture sont de toute évidence sensiblement différentes.

  • [2]

    Voir Eric Baratay, Le Point de vue animal – une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, « Univers UH historique », 2012.

  • [3]

    Du même, Bêtes des tranchées – Des vécus oubliés, Paris, CNRS Editions, 2013.

  • [4]

    Damien Baldin, « De la contiguïté anthropologique entre le combattant et le cheval – le cheval et son image dans l’armée française durant la Première Guerre mondiale », Revue historique des armées, Paris, N°249, 2007, p.75-87.

  • [5]

    Il n’en est pas parlé dans l’Encyclopédie de la Grande Guerre de Stéphane Audoin-Rouzaeu et Jean-Jacques Becker, Paris, Bayard, 2004. On ne compte que quelques lignes à ce propos dans 14-18, retrouver la Guerre, de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, Paris, Gallimard, « folio histoire », 2000. Lacune ? Parcimonie ? Le fait est signalé chez Baratay qui, lui, faisant état d’un regain d’intérêt assez récent pour le sujet, dénonce justement dans l’intervalle un oubli progressif de l’animal dans la guerre, oubli lié sans doute à l’urbanisation, à la mécanisation généralisée qui se font au détriment des habitudes du milieu rural où le travail demandé à l’animal, véritable force motrice, va de pair avec l’intérêt, voire l’attachement qu’on lui porte. Mais sans doute s’agit-il ici principalement de connaissance qu’on a de lui, de familiarité avec lui, et non de relation privilégiée, ni même spécifique, celle du cavalier confirmé à sa monture demeurant exceptionnelle.

  • [6]

    Où l’on constate un moindre gâchis.

  • [7]

    L’effectif moyen annuel est estimé côté français à 889 886 chevaux (Baratay, in Bêtes des tranchées, Chapitre 4 « Montures à disposition », p. 59) ; plus de 700 000 chevaux ont été tués côté français et allié rien que sur les fronts nord et nord-est. Nous ne sommes guère éloignés de l’impression que laisse le panorama de Waterloo représentant sur le champ de bataille une hécatombe de chevaux comparable à celle des hommes.

  • [8]

    L’insuffisance de la relève en chevaux côté allemand vers la fin du conflit peut servir ici d’exemple.

  • [9]

    Voir Damien Baldin, op. cit., « …dans un contexte d’une guerre marquée par une violence industrielle inouïe, le cheval demeure un référent somatique et imaginaire essentiel pour les combattants ».

  • [10]

    Citées dans Damien Baldin, op. cit.

  • [11]

    Encore qu’il serait sans doute opportun de les considérer dès lors qu’ils deviennent éléments poétiques. Voir dans « La petite auto » (relatant « Le 31 du mois d’Août 1914… ») ce vers d’Apollinaire : « Les aigles quittaient leur aire en attendant le soleil », inséparable des suivants : « Les poissons voraces montaient des abîmes ». in Calligrammes, Paris, NRF Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 207-208. Sans oublier, au frontispice de « Loin de pigeonnier », premier des poèmes de « Case d’armons », cette image-calligramme de la couleuvre qui épouse doucement les sinuosités du front, depuis la Mer du Nord jusqu’aux Vosges (« Et vous savez pourquoi / Pourquoi la chère couleuvre se love de la mer jusqu’à l’espoir attendrissant de l’Est », ibidem, p. 321.

  • [12]

    Jean Giono, Le Grand Troupeau, Paris, NRF Gallimard, 1931, repris en collection « folio » 2014. Le troisième chapitre de la première partie s’intitule « le corbeau » (le sixième « la mouche à viande »), Des pages saisissantes les montrent à l’œuvre (p. 115-118), associés aux rats qu’on retrouve à la fin du livre fuyant en légions entières l’enfer de la bataille du mont Kemmel.

  • [13]

    À noter que les zones géographiques de leur action spécifique (Nord de la France, Belgique, partie de l’Allemagne) ne représentent pas la totalité du front.

  • [14]

    Il sera fait appel à Genevoix, Duhamel, Dorgelès, Delteil, Céline, Giono, March, Remarque, Jünger, à Pierre Chaine, à Michaël Morpurgo, Alice Ferney, principalement ; sans omettre totalement les films tournés d’après ces romans : Milestones (Remarque), Steven Spielberg (Morpurgo).

  • [15]

    Roland Dorgelès, Les Croix de bois, Les grands romans de 14-18, Paris, Omnibus, 2006.

  • [16]

    Erich Maria Remarque, Im Westen nichts Neues (1929), Köln, Kiepenheuer & Witsch, 2014. « Es sind Zitronenfalter ; ihre gelben Flügel haben rote Punkte » dit l’original qui propose davantage de détails significatifs. Dans la traduction (À l’Ouest rien de nouveau, Paris, Stock, Le Livre de poche, 2013) traduction d’Alzir Hella & Olivier Bournau, le témoin se demande « ce qui a pu les attirer ici » ; mais l’allemand n’est pas aussi positif ni même aussi neutre « Was mag sie nur hierher verschlagen haben » : plutôt que d’une attirance ou d’une attraction il pourrait s’agir d’une sorte d’erreur de vol qui les a rabattus vers la tranchée.

  • [17]

    Coupant un instant le monologue de Regotaz qui marche avec Olivier « Un lapin traversa la route en deux sauts » : une ligne fortuite qui suffit à évoquer la liberté mais sans doute plus encore la panique dans un monde où la menace de la chasse et des fusils est toujours perceptible. in Jean Giono, op. cit.

  • [18]

    Faut-il toutefois rappeler qu’on s’exerce au tir côté français au cri de « Pigeon vole ! » et que les obus allemands peuvent s’appeler des Tauben (pigeons) ?

  • [19]

    S’il existe, selon le mot de David d’Angers, une « tragédie du paysage », sans doute pourrait-on dire ici que, à l’instar de l’animal, les paysages eux aussi « vivent » (« La forêt chantait dans la nuit à voix basse. La pluie passa, tripota les feuilles mortes et les flaques, puis se mit à rire à pleines dents avec une plaque de tôle » (Giono, op. cit., p. 155), et qu’ils « souffrent » et qu’ils « meurent » ; Voir ce « pays déchiré jusqu’à la craie » qu’observe encore Giono, ou la Woëvre et ses rives piétinées et re-piétinées pour Genevoix.

  • [20]

    Maurice Genevoix, Ceux de 14, Paris, Flammarion, édition définitive 1949, 2007, p. 311 et 423.

  • [21]

    William March, Company K (1933), Tuscaloosa (Etats-Unis), University of Alabama Press, 1954, Compagnie K, Paris, Gallmeister, Collection « Americana », traduction française 2013). Le roman se présente sous la forme de textes brefs, un par homme ; il y en a 113 en tout. Le témoignage du Soldat Albert Nallett est le soixante-sixième.

  • [22]

    Voir les témoignages de Genevoix, de Céline dont, par exemple, Antoine Compagnon dans sa Grande Guerre des écrivains – d’Apollinaire à Zweig (Paris, Gallimard, « folio classique », 2014, p. 122) cite une lettre où il fait état des « dos des chevaux […] tellement abîmés que l’odeur qu’[ils] dégage[nt] dans les cantonnements est intenable lorsque l’on enlève les couvertures ».

  • [23]

    Ainsi dans Company K déjà cité, William March (texte 47) rapproche, on pourrait même dire : combine, dans la relation du témoin et narrateur, le soldat Philip Calhoun, les derniers instants d’un chien affolé avec ceux du soldat Al de Castro, qui se croyait rescapé d’un bombardement et qui meurt pourtant dans l’écroulement d’un mur apparemment intact alors que le chien, qui l’a comme pressenti, hurle à la mort, sa mort, la mort de l’homme ?

  • [24]

    Ceux de 14, pages 311, 320, 427 dans l’édition citée.

  • [25]

    Une semblable apparition figure dans l’impressionnant défilé répétitif qu’imagine Tadeusz Kantor, dans son spectacle Qu’ils crèvent les artistes (1985) : on y voit et revoit le puissant squelette d’un cheval, conduit sur roulettes, servir encore de monture, portant toute la guerre ou, peut-être, le « poids du monde ».

  • [26]

    Pierre Chaine, Mémoires d’un rat, (1917), Paris, Tallandier, « Texto », 2008.

  • [27]

    Mémoires I – I Présentation de l’auteur par lui-même. – Apologie. – Considération sur la littérature de guerre. II Notre installation à Malgréjean. – Ma première sortie. – Le vieux raL mon maître. Terrible aventure. III Notre vie dans la tranchée. – Sinistres rumeurs. – La persécution. – Comment elle prit fin. IV Amour et batailles. – Le piège. – Réflexions sur les auteurs de mémoires. V Premier contact. – Une tranchée pavée de mauvaises intentions. – Ma présentation au colonel. – Mon baptême. – Le supplice de Tantale. II – I Comment je pris du service. – Observations sur les observatoires. – Les idées de Juvenet. II Les douceurs de Capoue. – Jalousie de Hugon. – Comment j’exécutai une retraite stratégique. – Mon retour triomphal. III L’alerte. – Eclaircissements sur l’attaque du 2 mars et rectification du Communiqué. – IV La permission de Juvenet. – Surprise qu’il éprouva en retrouvant sa femme. – Mes démêlés avec les Parisiens. – On m’exile dans la cuisine. – A défaut de veau gras, Mme Juvenet fait rôtir une vieille vache. – Comment mon maître noya son chagrin et quel adoucissement apporta dans l’humeur de Mme Juvenet la perspective de la séparation. III I A beau mentir qui vient de loin. – II Premiers symptômes. – « Suave mari magno ». – Destination inconnue. – III Examen de conscience. – Guerre et philosophie. – IV Si les rats ont une âme. V Si les mensonges de l’instinct ne valent pas mieux que la vérité de la philosophie. VI Préparation et préparatifs. – La marche d’approche. – Le tunnel de Tavannes. – En première ligne. VII Considérations tactiques sur la défensive. – L’attaque. – Quelle fut ma conduite et celle de mon maître. VIII L’entonnoir des adieux. – Ma retraite. Conclusion.

    Commentaires I – I L’heureuse faute II La Rencontre III Juvenet cuistot IV Le scandale du Q.G. II I Le Retour II Comment je devins mitrailleur III En attendant le bâton de maréchal IV Le cake III I La veillée des armes II Les délices de Capoue III La faute de Juvenet IV L’Idylle V Le suicide de Juvenet IV I J-4 II Récit du lieutenant III Suite du récit IV La Victoire V Mon testament (décembre 1918).

  • [28]

    Il existe bien d’autres figures importantes de chiens et il faudrait également mentionner de Benjamin Rabier (admiré en 1910 par Apollinaire), le célèbre Flambeau chien de guerre conçu en 1915, paru en 1916 (Voir une guerre plus tard, de Calvo, en 1944, La Bête est morte) – Flambeau qui s’engage (auto-mobilisation !) et combat à sa façon, courageuse et finalement toujours victorieuse sur (et sous) terre, sur mer et même dans les airs et sous la mer ; avec le soutien solidaire de tous les animaux de la ferme et de la campagne, français/française, s’entend.

  • [29]

    Alice Ferney, Dans la guerre, Paris, Actes sud, 2003, Editions J’ai lu, 2011. Michael Morpugo, War Horse, London, Egmont, UK Limited, 1982, réédité en 2007, alias Cheval de guerre, Paris, Gallimard, 1986, puis Gallimard Jeunesse, « Folio junior », 2004 et 2008.

  • [30]

    Selon ses éditeurs Joey a pu sembler principalement désigné à l’appréciation de jeunes lecteurs ; mais un lectorat adulte y trouve également et largement son compte.

  • [31]

    Édition citée, page 141, le roman en compte 380.

  • [32]

    Alice Ferney n’ignore pas que cet emploi côté français est assez peu reconnu et soutenu, mais l’efficacité et la clairvoyance d’un certain capitaine Bourgeois, un supérieur convaincu de l’intérêt de la chose, ont, au moins un temps, raison des réticences.

  • [33]

    Dans le film de Steven Spielberg, le camp anglais est lui aussi le premier à distinguer, difficilement, « quelque chose » entre les lignes mais la chronologie est ensuite inversée : c’est le soldat britannique qui s’est avancé le premier mais il est sorti de sa tranchée sans se munir de la précieuse pince coupante indispensable pour libérer l’animal des barbelés dans lesquels il s’est empêtré ; c’est le soldat allemand qui, lui, a prévu cette nécessité qui donc commence la manœuvre délicate et, réclamant une autre pince pour l’autre sauveteur, reçoit une véritable projection de pinces. Une belle et réjouissante image que n’envisage pas le roman. Dans le texte de Morpurgo, Joey se retrouve dans le no man’s land où, affamé, harassé et gravement blessé par des barbelés rencontrés antérieurement dans sa fuite, il est attiré par les odeurs de nourriture et les voix perçues des deux côtés, mais se trouve obligé de rebrousser chaque fois chemin en raison de l’obstacle toujours renouvelé des barbelés.

  • [34]

    « De quelqu’un à quiconque », tel est le titre de l’essai que John Baude consacre au Grand Troupeau in Revue Poétique, Paris, ENS, 2002.

  • [35]

    « C’est une batterie anglaise : des roues, des tronçons de tubes, des douilles vides, des obus comme des cocons de chenilles ; des chevaux éventrés, le cou tordu, des hommes, la face contre la terre ; des visages noirs qui mordent le ciel ; une jambe, de la chair en bouillie, de la cervelle d’homme sur une jante de roue ». Vers la fin de l’avant-dernier chapitre intitulé, lui aussi « le grand troupeau », p. 235. À rapprocher de Dorgelès, op. cit., p. 343.

  • [36]

    Plus intéressante sans doute que la comparaison attendue du type « nous sommes tous devenus des animaux » ou encore « on est moins que des bêtes » (Ferney), l’idée que la bête, l’animal lutte, résiste, souffre et meurt comme les hommes, et les hommes comme des bêtes – qui luttent, résistent, souffrent et meurent…

  • [37]

    John Baude (article cité) émet en outre l’idée que ce recours à l’image de la boucherie et de l’abattoir « permet à Giono d’éluder la fureur des combats et d’éviter ainsi quelque mise en valeur, voire quelque exaltation de l’acte guerrier tout en créant et maintenant une atmosphère de destruction ».

  • [38]

    « Il était mort, mais là, mort, Delphine, mort tu sais. Le pauvre était tellement couvert de mouches qu’il en bougeait ».

  • [39]

    On peut encore sourire de voir Madeleine dire des molletières d’Olivier, fraîchement équipé, « Ces choses-là, ça te fait des jambes de cheval » mais il est peu de ces exemples ; la comparaison a souvent d’autres effets.

  • [40]

    Encore que les bœufs aussi parlent la langue des hommes : « Dans les wagons, les bœufs gémissaient une détresse humaine vers les libres prairies pleines de lune ».

  • [41]

    Ainsi qu’il l’avoue à Julia. Lui aussi n’a-t-il pas agi contre la nature ?

  • [42]

    Sous la responsabilité de Julie (celle-là même en qui l’apprenti boucher naguère a vu « une truie »…).

  • [43]

    « Dont la suite de son œuvre se chargera ; pour les tenir à distance sinon les exorciser », Christian Morzewski, « … Le Mont Kemmel fume comme un volcan crevé » : Jean Giono dans l’enfer des Flandres », nord’, La guerre 14-18, SLN, Septentrion, N°64, décembre 2014, p. 41-47.

  • [44]

    Faisant suite à la traditionnelle salutation à l’enfant, à sa présentation à la nature, on assiste à sa reconnaissance par le bélier (« C’est bon signe quand les bêtes sont là pour les naissances »), dans une scène qui rappelle la Nativité et l’adoration des bergers. C’est bien un fils et « Une bête de plus sur la terre » que Giono annonce.

  • [45]

    Un peu comme on entend crier, justement, Mère Courage à l’annonce de la mort de sa fille, dans la scène muette que Brecht intitule Der stumme Schrei), ou comme on entend le Cri d’Edouard Munch.

  • [46]

    L’attribution de la Victoria Cross à Warrior, le bien-nommé, reste exceptionnelle assurément, comme la citation à l’ordre de la nation du dernier pigeon envoyé par le commandant Raynal à Douaumont et pourvu d’une bague d’honneur !, ou la mémoire conservée de l’héroïque pigeon Vaillant en 1916 à Verdun !

  • [47]

    Certes on ne mettra pas sur le même plan artistique ce monument sans doute modeste et des œuvres grandioses comme Les Fantômes de Paul Landowski, dominant de leur masse sévère la vaste étendue au pied de la butte de Chalmont (Aisne) ou celle de René Quillivic à Pont-Croix (Finistère), mais il n’est pas sans intérêt de recenser les quelques monuments dédiés aux animaux morts dans les batailles, même s’ils sont perdus dans la masse des monuments aux morts français (36000 selon Annette Becker).

  • [48]

    Citons encore Thadeusz Kantor. Voir supra.

Pour citer cet article

Monique DUBAR, "Dans les romans de 1914-1918 les animaux aussi ont fait la guerre", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/monique-dubar-dans-les-romans-de-1914-1918-les-animaux-aussi-ont-fait-la-guerre/, page consultée le 30 Octobre 2024.