Actes & Volumes collectifs
ARTICLE
Le roman Na Drini ćuprija d’Ivo Andrić (1892-1975) paraît pour la première fois auprès du lectorat français sous la plume de Georges Luciani (Il est un pont sur la Drina. Chronique deVišegrad, Librairie Plon, 1956, réédité en 1961). En 1994 (et en 1996), chez Belfond, paraît une nouvelle version du roman, proposée par Pascale Delpech, sous le titre Le pont sur la Drina. Au moment où Luciani se lance dans la traduction de ce chef-d’œuvre de la littérature serbe, le roman connaît sa 14e édition. Pour Pascale Delpech, il s’agit d’un nouveau contexte culturel beaucoup plus vaste, Andrić ayant reçu pour ce roman le prix Nobel en 1961 : linguistique et esthétique, il est aussi culturel et politique.
Entre deux traductions, trois décennies se sont écoulées : c’est la durée moyenne d’une traduction, une sorte de « péremption inévitable » [1] , comme le signale Yves Chevrel dans un autre contexte. « La photographie » de la toile de maître aurait-elle « jauni » [2] , pour employer ici les termes de Bernard Lortholary ? La traductrice, voyant l'oeuvre différemment, voulait-elle faire une nouvelle fouille de ses sédimentations afin de dévoiler au lecteur français certains de ses côtés restés oblitérés ? Son objectif était-il de faire rassembler une autre communauté de lecteurs autour de l'oeuvre, en inscrivant sa version dans une esthétique autre ou tout simplement d’en restituer le rythme ? Ou bien trouvait-elle la traduction de Luciani mauvaise ? Et si tel est le cas, quels sont les péchés commis par Luciani ?
Notre travail s’attache à comparer les deux versions proposées. La perspective retenue pour notre approche est de mesurer les écarts entre les deux traductions, elle embrasse leur valeur stylistique respective. Si nous signalons certaines lacunes et pertes des traducteurs, leurs oublis, ajouts ou bien certaines inadvertances regrettables, notre objectif n’est pas de critiquer mais de réfléchir aux opérations de la (re)traduction et de mettre davantage en lumière l’impact du contexte culturel et politique sur la réception de l’oeuvre andrićienne par la culture française.
En faisant observer que dans le processus traductif il n’est guère possible d’éviter des pertes, Antoine Berman cite George Steiner : « depuis Babel, quatre-vingts pour cent des traductions sont fautives et il en restera ainsi » [3] . Or ce qui importe dans l’acte traducteur, c’est de veiller à ce que ces pertes n’effacent pas ce qui est essentiel dans une oeuvre littéraire, ce par quoi elle se distingue des autres créations langagières. Ainsi est-il indispensable de répondre tout d’abord à une question fondamentale : qu’est-ce qui fait la singularité de l’univers andrićien, la beauté de son écriture ? Sans se pencher sur la structuration profonde de son oeuvre, il n’est en effet guère possible de poser des critères fiables pour apprécier les valeurs stylistiques, esthétiques et éthiques des solutions proposées par les deux traducteurs.
De nombreux commentateurs d’Andrić ont tendance à mettre au premier plan l’héritage du conte oriental, et le nom de Shéhérazade apparaît d’une manière obsessive dans leurs critiques et comptes-rendus. Mais la faconde orientale n’est qu’une des multiples facettes de son oeuvre riche et complexe, où une imagination exubérante trouve son contrepoint dans l’esprit épique, et où une fine analyse psychologique se mêle aux descriptions de scènes d’une grande cruauté. Tel le pont qui relie dans son roman l’Orient et l’Occident, et qui présente une sorte d’ « objectivation » de sa pensée artistique [4] , Andric relie une vision du monde sombre et fataliste à un rationalisme occidental, condense la pensée mythique et la pensée cartésienne, la légende et l’histoire, le rêve et le réel. Son souci d’éclairer, de distinguer et de démontrer trouve son expression dans la forte présence de symétries et d’antithèses, de juxtapositions et de parataxe. En outre, les caractéristiques marquantes de son style sont l’harmonie, l’équilibre, le refus des clichés romantiques et de toute exaltation excessive : c’est une élégance dépourvue d’artifices inutiles.
La richesse linguistique n‘en est pas moins sensible à tous les niveaux. Comme la plupart de ses ouvrages, le roman Na Drini ćuprija est marqué au sceau du plurilinguisme et de l’hétérophonie. De nombreux mots turcs [5] s’enchevêtrent avec des expressions vernaculaires ainsi que des termes relevant de divers sociolectes. Malgré ce mélange de langue standard et de parlers dialectaux, malgré la pluralité des registres, la concision, la sobriété et la facilité restent autant de traits distinctifs de son style. C’est pourquoi son langage ne donne pas l’impression d’être « étrangéisé ». [6]
La complexité de l’écriture andrićienne est donc particulière, faite de tension conflictuelle de plusieurs forces opposées, quoique le principal antagonisme ait trait aux deux tonalités foncières : un esprit épique et une voix lyrique. Or cette voix lyrique est « assourdie », elle se laisse deviner « de loin », comme le fait judicieusement remarquer Milovan Danojlić : elle persiste « comme une musique intérieure, dont la force vient en partie de ses impulsions maîtrisées » [7] . Mentionnons aussi l’antagonisme sous-jacent entre la prise de conscience de l'importance des liens unissant les différentes religions et cultures et le réflexe d’un repli sur soi, entre le besoin de s’ouvrir à l’Autre et le sentiment douloureux de la solitude foncière de l’être humain (d’où l’importance et la charge significative du silence [8] ), entre la prise de conscience de la nécessité de continuer à pousser son rocher et celle de la vanité de tous ses efforts.
Les marques du traducteur sont déjà sensibles dans la traduction du titre : en choisissant une structure linguistique caractéristique pour le conte (Il est un pont sur la Drina), Luciani achemine d’emblée son lecteur vers l’imaginaire et l’éthéré, alors que la version proposée par Pascale Delpech (Le pont sur la Drina) réduit la place faite au lyrisme et ponctue le côté sobre, « documentaire et épique » [9] de l’ouvrage.
Les pertes inévitables dont parle Steiner, on les constate déjà dans le titre, car le français ne possède pas de mot équivalent pour ćuprija (pont de l’époque turque), qui évoque les temps anciens et engendre certaines réactions émotionnelles extralinguistiques. Le remplacement de ce mot par un mot neutre entraîne la perte des nombreuses connotations qui y sont associées. Cela nous mène au problème de la transmission des termes qui n’ont pas de correspondance dans la langue d’arrivée, et plus généralement à celui des « faits de la civilisation », qui sont d’une grande importance pour la compréhension et l’interprétation de l’oeuvre andrićienne. On peut emprunter ici la question d’Yves Chevrel : « comment lire Andrić lorsque le récepteur n’appartient pas à la tradition culturelle et linguistique qui fournit le soubassement d’une oeuvre », […] ; « sur quels critères apprécier une oeuvre alors que le mode d’accès interdit de prendre connaissance de son origine même, les mots et la langue utilisée par l’auteur ? » [10] . L’obstacle culturel est d’autant plus difficile à surmonter quand on sait que les références au règne ottoman en Bosnie sont extrêmement riches, Andric ayant soutenu à Graz une thèse de doctorat sur la vie spirituelle en Bosnie sous les Turcs.
Si la forte présence de mots turcs pose un problème quasi insoluble au traducteur français, comme le fait observer Jeanine Matillon-Lasić, c’est entre autres que son « turc » est « l’expression littéraire d’une réalité historique » – cinq siècles d’occupation étrangère– « qui n’a pas d’équivalent dans la culture française » [11] . Une certaine perte de la forte charge émotionnelle inhérente à cet ouvrage est donc inévitable, mais il faut veiller, souligne-t-elle, à préserver « cette forme d’art originale basée sur le plurilinguisme ». [12]
Par ailleurs, comme de nombreux mots turcs sont peu transparents même pour un locuteur serbo-croate, une question se pose : faut-il tendre à les transposer tous, ou seulement une partie ? Selon Zoran Konstantinović, il est extrêmement important d’éviter l’écueil d’une accentuation exagérée de la couleur locale, afin de ne pas perturber cet « équilibre ténu » existant entre celle-ci et le « grand message » [13] dont est porteuse l’œuvre andrićienne. Creutziger, qui a traduit Andric en allemand, a conservé ces mots, pour la plupart, dans sa version, tout en étant conscient qu’ils ne peuvent éveiller chez un lecteur allemand les mêmes réseaux de connotations qu’ils éveillent chez un lecteur de la même culture qu’Andrić. Quant à Jeanine Matillon-Lasić, qui a traduit L’éléphant du vézir [14] , elle considère que le traducteur peut « librement en changer la répartition, la fréquence et la place (…) ». Autrement dit, pour la catégorie de mots qui englobe les termes désignant « outils, ustensiles, animaux, habitat, métiers, jurons et expressions diverses dites idiotismes etc. », le traducteur est libre, croit-elle, de « supprimer allègrement tous les fildžan, terzija etc., qui posent des problèmes trop ardus », car ces emprunts ne sont pas là à titre de signifiants, mais plutôt comme « signes » : des signes de code destinés à rappeler au lecteur où il est – à Montmartre, ou en Bosnie, sous l’Empire ottoman. Elle tient aussi à rappeler que cette méthode a ses limites en démontant, à partir des exemples pris dans le récit d’Andrić qu’elle avait traduit [15] , que dans certains cas le renoncement aux « turcismes », même si le sens n’est pas atteint, serait « une grave mutation » à cause de la « suppression de réseaux compliqués de connotations ».
On songe ici aux solutions proposées par Georges Mounin aux traducteurs qui se trouvent face à une multiplicité de termes sans correspondance dans leur propre langue [16] . Dans ce cas-là, le traducteur sera « confronté à plusieurs choix : la francisation […], l’emprunt […], la semifrancisation […]. D’autres modalités viennent compléter ce recours aux types d’échanges interlangues. Ce sera par exemple la suppression d’un terme ou d’une structure x à un point X du texte, qui seront éventuellement remplacés par un terme ou une structure y à un point Y du texte : procédé de compensation, déjà prôné par Du Bellay ». [17]
Les deux traducteurs préservent un certain nombre de mots turcs ayant trait aux institutions civiles, militaires et religieuses de l’empire ottoman qui sont transparents pour le lecteur français (vizir, pacha, sultan, muezzin, etc.). Pourtant certains passages montrent peu de traces de plurilinguisme, et l’on y constate une forte homogénéisation. Dans l’extrait choisi figurent une vingtaine de mots d’origine turque (šeh, rahmetli, ćuprija, Alah, dželešanuhu, savatli, šejtan, ćasa, meleći, haluga, paša, sevap, jarabi [18] ), ainsi que la forte récurrence de la variante iékavienne (grjehota, rijeke, rijeke, djete [19] ). Dans la version de Luciani il ne reste des mots turcs que cheikh, Allah, pacha [20] , et il en est de même pour la version proposée par Pascale Delpech. [21]
En revanche, les traducteurs gardent un mot qui, désignant une réalité concrète et étant incorporé dans la langue standard, paraît à première vue pouvoir être facilement remplacé par un mot « neutre » dans la langue d’arrivée: c’est kapija (la porte). Le remplacer par un mot neutre en français entraînerait en effet une intolérable perte de sens, le mot ayant acquis dans l’univers du roman de nouvelles connotations. En effet, l’objet qu’il désigne a un étrange pouvoir sur le destin de la ville et le caractère de ses habitants : investi d’une forte valeur symbolique, il hypostasie l’importance du dialogue et des rencontres [22] , mais aussi l’impact qu’ont sur l’ascension spirituelle de l’homme l’élargissement de ses horizons et l’éveil à la beauté du monde. Les traits qui distinguent les habitants de Višegrad se sont en effet développés grâce à cette fameuse kapija, où ils ont commencé à passer des heures et des heures, contemplant le ciel et le jeu de nuages, s’adonnant à la méditation et démêlant « l’écheveau éternellement identique, mais toujours embrouillé de façon nouvelle » [23] . Outre son étrange pouvoir sur le destin de la ville et le caractère de ses habitants, cet objet est donc porteur de plusieurs importants messages andrićiens.
Neko je davno tvrdio (istina, to je bio stranac i govorio je u šali) da je ova kapijaimala uticaja na sudbinu kasabe i na sam karakter njenih granana. U tim beskrajnim sedenjima, tvrdio je stranac, treba tražiti ključ za sklonost mnogih kasablija ka razmišljanju i sanjarenju i jedan od glavnih razloga one melanholične bezbrige po kojoj su poznati stanovnici kasabe. (Andrić, p. 30-31)
Quelqu’un a affirmé il y a longtemps (il est vrai que c’était un étranger et qu’il plaisantait) que cette kapia avait de l’influence sur le destin de la ville et sur le caractère même de ses habitants. C’est dans ces interminables stations assises, affirmait cet étranger, qu’il faut chercher la clef de la tendance de beaucoup de Vichegradois à la méditation et à la rêverie et l’une des principales raisons de cette sérénité mélancolique qui est un trait bien connu de leur caractère. (Luciani, p. 9-10)
Quelqu’un a affirmé il y fort longtemps (c’était un étranger, certes, et il plaisantait) que la kapia avait influencé le destin de la cité et même le caractère de sa population. C’est dans ces heures interminables passées sur le pont, affirmait l’étranger, qu’il faut rechercher la clé de la propension de tant de Višegradois à la méditation et à la rêverie et l’une des raisons essentielles de cette insouciance un peu mélancolique pour laquelle ils sont connus. (Delpech, p. 16)
Pour Berman, la traduction n’est pas une simple médiation,« c’est un processus où se joue tout notre rapport avec l’Autre » [24] . Or pour comprendre l’Autre, il ne faut pas se l’annexer mais « devenir son hôte». Lucianine cache pas son embarras devant l’obstacle des expressions vernaculaires, tel le mot ćepenak, et avoue les difficultés auxquelles il se heurte dans la transposition de mots dont la notion, comme il le tient à le signaler, « peut être claire », tandis que le mot reste, lui, « intraduisible » [25] . Lorsqu’il ne réussit pas à trouver une solution adéquate, comme dans le cas de l’expression figurée krvav ispod kože (voir l'exemple ci-dessous), il n’hésite pas à recourir à l’éclaircissement et à l’explication. Cette « méthode » s’avère impropre, non seulement à cause de la perte de polysémie, mais aussi parce qu’en introduisant dans le texte une parenthèse qui trouverait sa place en note en bas de page, le traducteur déforme le rythme de l’original.
Oni su ćutljivi i plaćeni svedoci pred kojima svako sme da se pokaže onakav kakav je, to jest «krvav ispod kože», a da ne mora posle ni da se kaje ni da se stidi [...]. (Andrić, p. 239)
Ils sont les témoins silencieux et rétribués en présence desquels chacun ose se montrer tel qu’il est (ou selon l’expression serbo-croate, « montrer le sang qu’il a sous la peau ») sans devoir par la suite ni s’en repentir ni en avoir honte [...]. (Luciani, p. 195)
Ils étaient les témoins silencieux et rétribués devant lesquels chacun se permettait de se montrer tel qu’il était, à savoir « le sang à fleur de peau », sans avoir ensuite à se repentir ou à rougir de honte [...]. (Delpech, p. 217).
Il arrive aussi à Luciani de gommer ce qui lui paraît superflu. Nous sommes ici devant l’exemple de la destruction de certains éléments participant de réseaux signifiants sous-jacents qu’il est intolérable d’effacer, la beauté de l’édifice andrićien étant indissociable, on l’aura vu, d’un enchevêtrement de la pensée rationnelle et de la pensée mythique, de l’Histoire et de la légende.
Po njegovoj veličini, trajnosti i lepoti, vojske bi mogle preko njega da prelaze i karavani da se nižu još stolećima, ali eto, večnom i nepredvidljnivom igrom ljudskih odnosa vezirova zadužbina se našla odjednom odbačena i kao vradžbinom stavljena izvan glavne struje života. (Andrić, p. 290)
Étant donné ses proportions, sa solidité et sa beauté, les troupes auraient pu le traverser et les caravanes se succéder encore pendant des siècles, mais voici que, par le jeu éternel et imprévu des relations humaines, la fondation pieuse du vizir se trouva tout d’un coup rejetée et placée en dehors du courant principal de la vie. (Luciani, p. 240)
Étant donné sa taille, sa solidité et sa beauté, les armées auraient pu le franchir et les caravanes s’y succéder pendant des siècles encore, mais voilà, les caprices sans fin des relations entre les hommes avaient fait que la fondation du vizir se trouvait soudain rejetée et écartée, comme par un maléfice, du courant principal de la vie. (Delpech, p. 266)
Or, si l’on peut éventuellement pardonner à Luciani de gommer l’étrangeté du texte quand il s’agit de noms de jeux auxquels s’adonnent les enfants de Višegrad, il est intolérable de « naturaliser » cette « plante étrangère » [26] en ne gardant pas le mot slava [27] qui, désignant une réalité hautement importante dans la culture dont est issue l’oeuvre andrićienne, donne la possibilité au traducteur d’ouvrir davantage sa culture vers l’Autre. Pascale Delpech tend davantage à sensibiliser le lecteur français à ces réalités uniques. Les exemples qui suivent démontrent par ailleurs la supériorité de sa traduction en ce qui concerne l’emploi du temps et du rythme :
Njihova deca su donosila menu varošku decu strane izraze i tuna imena, a uvodila ipod mosta nove igre i pokazivala nove igračke, ali su isto tako brzo primala od domaće dece naše pesme, uzrečice i zakletve i starinske igre andžaica, klisa i šuge. (Andrić, p. 221)
Leurs enfants introduisaient parmi les enfants de la ville des expressions étrangères et des noms étrangers et apportaient sous le pont des jeux nouveaux et montraient des jouets nouveau, mais empruntaient tout aussi rapidement aux enfants du pays nos chansons, nos façons de parler, de jurer et nos jeux anciens, saute-mouton etc. (Luciani, p. 179)
Leurs enfants introduisaient parmi les enfants de la ville des expressions étrangères et des noms inconnus, ils apportaient sous le pont de nouveaux jeux et montraient de nouveaux jouets, mais ils apprenaient en retour des enfants du pays, avec la même rapidité, nos chansons, nos expressions et nos interjections, ainsi que les jeux anciens comme l’anjaïdze, le bâtonnet ou la teigne. (Delpech, p. 199-200)
Stari običaji o slavama, praznicima i svadbama održavali su se u potpunosti, o novim koje su stranci donosili samo se tu i tamo šaputalo i to kao o nečem neverovatnom i dalekom. (Andrić, p. 173)
Les vieilles habitudes pour les fêtes, les mariages s’étaient tout à fait conservées ; quant aux nouvelles coutumes que les étrangers avaient introduites, on se contentait d’en chuchoter à l’oreille comme de quelque chose d’incroyable et de lointain. (Luciani, p. 137)
On restait fidèle aux vieilles coutumes lors de la slava, des fêtes et des mariages, alors qu’on n’évoquait que très rarement, en chuchotant, comme quelque chose d’incroyable et de lointain, les nouvelles habitudes introduites par les étrangers. (Delpech, p. 153)
On a déjà dit qu’il est très important de préserver le plurilinguisme dans la transposition de cet ouvrage dans une autre langue, le foisonnement de mots allogènes étant une sorte de « corrélatif objectif » du foisonnement de races, religions et classes [28] , caractéristique de l’édifice romanesque andrićien. Autre raison, il permet à l’auteur de cacher sa présence. Car Andrić s’emploie tout au long de ce roman à tracer de nombreuses frontières, plus ou moins visibles, entre sa parole et la parole d’autrui. Ces marques de distanciation sont autant de signes de son souci d’éviter un malentendu, de sa peur qu’on ne donne une signification trop restreinte à ses paroles. Par conséquent, même la ponctuation devient signifiante chez Andrić, car elle permet d’éviter le soupçon d’un manque d’objectivité, d’un parti pris, notamment quand les connotations politiques et historiques sont en jeu.
C’est ainsi que, dans la transposition de certains passages, un effacement de guillemets peut constituer une infraction grave, car il ne s’agit plus de simples signes de ponctuation, mais de l’instrument dont le narrateur se sert afin de produire un effet de distanciation. Comme le fait remarquer Robert Kahn dans son texte sur la retraduction de Proust : « […] un point au lieu d’un point-virgule - un détail, certes, mais ‘le bon Dieu est dans les détails’ » [29] . Dans l’exemple qui suit, supprimer des guillemets, comme l’a fait Luciani, équivaut à imputer à Andrić la nostalgie des temps turcs :
Ako se i ne vraća nepovratna « slatka tišina » turskih vremena, ono bar počinje da se ustaljuje red po novim shvatanjima. (Andrić, p. 195)
Si la douce tranquillité de l’époque des Turcs ne revenait pas – c’était impossible – du moins l’ordre commençait à se consolider selon de nouvelles conceptions. (Luciani, p. 157)
Si le « doux silence » de l’époque des Turcs ne revenait pas – et ne pouvait revenir -, du moins un certain ordre commençait-il à s’instaurer, selon les nouvelles conceptions. (Delpech, p. 174)
Par ailleurs, se permettant certaines libertés dans la section des passages, Luciani efface un certain nombre d’accents et de rythmes. Voici un des nombreux exemples de perturbation du rythme de la phrase de l’original dans la version de Luciani et, à l’inverse, d’une bonne transposition du rythme par P. Delpech. Ajoutons aussi que de la description métaphorique kus i ćelav, ne reste, chez Luciani, que l’adjectif vide, alors que Pascale Delpech s’emploie à la transposer avec plus de soin (nu et ras).
Ubrzo je zaravanak iznad pijaca, pored mosta, ostao kus i ćelav, a od hana je postala rpa dobrog, na gomilu složenog kamena. Za nešto više od godine dana umesto nekadašnjeg karavan-seraja od belog kamena... (Andrić, p. 178)
Rapidement, le terre-plein au dessus de la place du marché près du pont resta vide et de l’hostellerie, il ne resta plus qu’un tas de bonnes pierres soigneusement empilées. Un peu plus d’un an après, à la place du caravansérail en pierre blanche… (Luciani, p.141)
Bientôt, le terre-plein au-dessus du marché, à côté du pont, fut nu et ras, et il ne resta plus de l’édifice qu’un tas de pierres soigneusement empilées. Et en peu plus d’une année, à la place du caravansérail de pierre blanche… (Delpech, p. 158)
Nous pouvons voir à quel point Pascale Delpech se montre soucieuse de tout élément dans son projet de traduction dans la transposition de la parole des personnages. Elle ne néglige en effet ni les onomatopées ni le côté sonore de la parole d’autrui, comme c’est le cas dans la transposition de la parole du maître Pero qui, incapable de prononcer le son tch, le remplace partout par ts. Luciani, quant à lui, néglige ces menus éléments du texte.
- Eh, Stana, Stana, - kaže dobroćudno i malo žalosno majstor Pero, - kako moze cojek cojeka cekicem po civerici ? (Andrić, p. 288)
«Ah, Stana, Stana », répond placidement et un peu tristement maître Pero, « comment un homme peut-il frapper la bobine de son prochain avec son marteau ? » (Luciani, p. 238)
- Ah, Stana, Stana, répondait d’un air bonhomme et un peu navré maître Pero, on ne peut pas fracasser la tête de ssson prosssain avec ssson ciseau ou sssa laie ! (Delpech, p. 264)
Les deux traducteurs se montrent donc très respectueux à l’égard de cette écriture d’une grande complexité dont témoigne entre autres la diversité des auteurs auxquels on associe Andrić : Istrati, Gogol, mais aussi Giraudoux et Claudel. Ils donnent des traductions honorables qui tiennent compte du plurilinguisme et des réseaux vernaculaires, et les solutions qu’ils proposent démontrent qu’il s’agit de projets de traduction réfléchis. Dans la traduction de Georges Luciani, qui a à n’en pas douter frayé la voie à la meilleure connaissance d’Andrić, on ressent un effort pour manifester un « visage de nouveauté » [30] dans la langue et la culture d’arrivée. Néanmoins, sa tendance à franciser des termes qui n’ont pas d’équivalent en français l’empêche parfois de recevoir « l'Autre en tant que l'Autre » en ouvrant « l'Étranger à son propre espace de langue » [31] . Pascale Delpech, qui cherche méticuleusement les solutions propices, est moins encline à naturaliser « une plante étrangère » [32] et elle réussit davantage à guider l’Étranger dans sa propre culture.
Comme le rappelle Henri Meschonnic, les enjeux de la traduction sont dans l’éthique du langage et de la transposition poétique [33] . Or c’est justement dans ce domaine que Pascale Delpech va plus loin, ce qui rend sa traduction supérieure à celle de Luciani. Plus fidèle à ce qui fait l’essence de l’univers andrićien (car elle en préserve des tensions structurelles et les frontières entre les différentes paroles qu’Andrić ne cesse de tracer tout au long de ses récits), elle ne néglige ni le rythme [34] ni les sonorités musicales. Sa version donne donc une impression d’unité et de continuité : pour reprendre les termes de Berman, elle réussit à « faire texte » (ou « oeuvre », comme le suggère Yves Chevrel [35] ).
La qualité de sa traduction est attestée également par les commentaires élogieux qu’elle a suscités dans les années 1995, donnant lieu à une nouvelle lecture de ce chef-d’oeuvre « d’une puissance littéraire incroyable et d’une résonance politique singulière », comme le constate François Wagner. [36] Ainsi Milivoj Srebro constate-t-il que la nouvelle version de Pascale Delpech « a suscité un véritable enthousiasme » [37] . On peut dire qu’elle a réussi à transformer la perception et la réception d’un auteur dont la gloire, on l’a souvent dit, ne fut pas « à la mesure de son talent » [38] . Mais le « combat » pour une meilleure connaissance d’Andrić « n’est pas encore gagné » [39] . Dans toute grande oeuvre d’art se trouve toujours quelque chose qui se dérobe, et, par ailleurs, toute bonne traduction, parce qu’elle incorpore une ouverture, invite à un renouveau, la retraduction d’Andric peut donc continuer. D’autant que la retraduction au XXesiècle, comme tient à le souligner Berman, possède un sens historique et culturel spécifique : « celui de nous rouvrir l’accès à des oeuvres dont la puissance d’ébranlement et d’interpellation avait fini par être menacé », soit par leur « gloire », soit par des traductions « appartenant à une phase de la conscience occidentale qui ne correspond plus à la nôtre ». [40]
Une destinée littéraire particulière ? Ce n’est pas l’avis de Paul-Louis Thomas selon qui Andrić la partage avec nombre de ses pairs: « Les ouvrages proposés au lecteur français sont accueillis avec une bienveillance polie qui confine à l’indifférence, même lorsqu’il s’agit des plus grands auteurs » [41] . Des raisons de sa modeste réception résident peut-être dans le fait que le public, initialement, en savait trop peu sur les faits de la civilisation pour pouvoir bien comprendre Andrić puis, dans la dernière décennie du XXe siècle, il se hâtait de le mettre dans sa grille de lecture et ne cherchait plus en son oeuvre que les références politiques et historiques. Il s’agirait donc d’un « malentendu » [42] , comme l’observe Milivoj Srebro, résultat d’un horizon d’attente assez limité : le lectorat avait tendance à chercher chez cet auteur « soit un historien soit un visionnaire ». D’autant qu’un nombre de commentateurs d’Andrić, tels Paul Garde et Predrag Matvejević, souligne Paul-Louis Thomas, « ont insisté sur l’actualité d’Andrić par rapport aux événements récents ». Une fois mis dans une optique qui convient davantage aux documents à caractère historique, ces ouvrages sont devenus de « simples clés pour comprendre l’actualité » [43] . Espérons que l’oeuvre de cet auteur profondément enraciné dans ce que la tradition européenne a de meilleur, s’émancipera de cette optique réductrice et que de nouveaux exégètes l’ouvriront à un « renouveau du vivant ».
Notes
- [1]
Robert Kahn et Catriona Seth (dir.), La Retraduction, Mont-Saint-Aignan, Publication des Universités de Rouen et du Havre, 2010, p. 8.
- [2]
Cité par Thiphaine Samoyault, « Retraduire Joyce », ibid., p. 231.
- [3]
Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1984, p. 304.
- [4]
Dragiša Živković, « Epski i lirski stil proze Ive Andrića », Evropski okviri srpske književnosti, Prosveta, V, Beograd, 1994, p. 311.
- [5]
Dans le lexique dont Andrić a approvisionné le texte du roman figurent plus de 200 mots turcs, accompagnés de sa remarque selon laquelle « les mots turcs utilisés dans le roman sont cités sous la forme utilisée couramment dans le parler populaire en Bosnie », à savoir souvent irrégulière et dépravée. Il signale aussi que le nom propre Turc, de même que l’adjectif turc, est souvent utilisé dans le roman pour désigner les musulmans bosniaques : non pas une race mais une ethnie.
- [6]
Aleksandar Belić, Oko našeg književnog jezika, Beograd, SKZ, knj. 312, p. 190.
- [7]
Milovan Danojlić, « Andrić poète », Migrations, n° 1, 1987. Cité par Ljiljana Hubner-Fuzellier et Raymond Fuzellier, dans Ivo Andrić (préf.), Inquiétudes, Ed. du Griot, 1995, p. 13.
- [8]
Radivoje Konstantinović, « Fenomen tišine u delu Ive Andrića », Delo, Beograd, januar 1980, p. 1-15.
- [9]
Comme l’a fait observer François Maspero, « elle replace d’emblée le roman dans une perspective épique et documentaire […] ». François Maspero, « Ah Dieu ! Que la Bosnie est jolie… » (compte-rendu sur Ivo Andrić, Le pont sur la Drina), La quinzaine littéraire, 16 avril 1994.
- [10]
Yves Chevrel, « Avatars d’une littérature de langue ‘non-universelle’ : le cas Ivo Andrić » dans Delo Ive Andrića u kontekstu evropske književnosti i kulture, Beograd, ZadužbinaIveAndrića, 1981, p. 781.
- [11]
Jeanine Matillon-Lasić, « Problèmes de traduction d’Ivo Andrić en français : la transmission des turcismes » dans Delo Ive Andrića u kontekstu evropske književnosti i kulture, op. cit., p. 943.
- [12]
Ibid., p. 947.
- [13]
Zoran Konstantinović, « Problem recepcije i prevonenja Ive Andrića » dans Delo Ive Andrića u kontekstu evropske književnosti i kulture, op. cit., p. 775.
- [14]
Ivo Andrić, L’éléphant du vézir, récits de Bosnie et d’ailleurs, trad. du serbo-croate J. Matillon, Paris, Publications orientalistes de France, 1977.
- [15]
L’éléphant est désigné exclusivement (à deux exceptions près) sous le nom de fil à partir du moment où il se rend haïssable par la population, « ce qui révèle qu’il s’agit de la représentation visuelle du pouvoir ottoman en Bosnie », Jeanine Matillon Lasić, op. cit., p. 946.
- [16]
C’est ainsi que la traduction de mots désignant diverses variétés de pain dans la région d’Aix-en- Provence poserait « des problèmes insolubles » si un roman français de quelque valeur « avait pour cadre un milieu de boulangerie dans cette région ». Voir A. Berman, L’épreuve de l’étranger, op. cit., p. 301.
- [17]
Antoine Berman, op. cit., p. 302.
- [18]
Ivo Andrić, Na Drini ćuprija, Beograd, Proveta, 1962, p. 264-265
- [19]
Ibid.
- [20]
Ivo Andritch, Il est un pont sur la Drina Chronique de Vichégrad, trad. du serbo-croate G. Luciani, Paris, Plon, 1956, p. 217.
- [21]
Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina, Postface de Predrag Matvejevitch, trad. du serbo-croate P. Delpech, Paris, Belfond, 1994, p. 241-242.
- [22]
Yves Chevrel, op. cit., p. 793.
- [23]
Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina, op. cit., p. 16.
- [24]
Antoine Berman, op. cit., p. 287.
- [25]
Georges Luciani, « A propos de la traduction française du Pont sur la Drina » d’Ivo Andritch, Bordeaux, Institut d’Etudes slaves, 1959, p. 5.
- [26]
Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Seuil, 1999, p. 30.
- [27]
Fête célébrée en l’honneur d’un saint qu’on considère comme le patron d’une lignée familiale.
- [28]
Selon François Maspero, la beauté et la richesse de ce roman qui mêle légende populaire et récit historique est indissociable de cette diversité de paroles, de classes et d’origines de cette « immersion dans des peuples et des religions juxtaposés » que l’on ne désignait pas encore du « mot barbare » d’ethnies… Voir, François Maspero, « Ah Dieu ! Que la Bosnie est jolie… », op. cit.
- [29]
Robert Kahn, « Proust en allemand : «Noch einmal ? A propos d’une retraduction récente » dans La Retraduction, op. cit., p. 216.
- [30]
Selon Berman, la « visée éthique, poétique et philosophique de la traduction » consiste à « manifester dans sa langue cette pure nouveauté ». La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, 1999, p. 76.
- [31]
Ibid., p. 75.
- [32]
Ibid., p. 30.
- [33]
« Une éthique du traduire suppose d’abord une éthique du langage », Henri Meschonnic, Éthique et politique du traduire, Verdier, 2007, p. 7.
- [34]
Jean-Louis Backès ne suggère-t-il pas que retraduire, « c’est rythmer autrement ». Jean-Louis Backès, « Évolution des normes. Notes sur diverses traductions de Dostoiëvski et de Virginia Woolf » dans La Retraduction, op. cit., p. 186.
- [35]
Ce terme a en effet le mérite de mettre accent sur l’aspect matériel du texte traduit. Voir Yves Chevrel, « Introduction : la retraduction – und kein Ende », ibid., p. 16.
- [36]
Cité par Milivoj Srebro, « Troisième découverte d’Andric » dans Bibliographie de la littérature serbe en France (1945-2004), Belgrade, Bibliothèque nationale de Serbie, 2004, p. 39.
- [37]
Ibid.
- [38]
Voir Yves Chevrel, « Avatars d’une littérature de langue ‘non-universelle’ : le cas Ivo Andrić » dans Delo Ive Andrića u kontekstu evropske književnosti i kulture, op. cit., p. 783.
- [39]
Bibliographie de la littérature serbe en France (1945-2004), op. cit., p. 40.
- [40]
Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, op. cit., p. 281.
- [41]
Paul-Louis Thomas, « La langue serbe et la réception de la littérature serbe en France » dans Relations franco-serbes 1904-2004, Belgrade, Association de coopération culturelle Serbie-France, Archives de Serbie, 2005, p. 77.
- [42]
Bibliographie de la littérature serbe en France (1945-2004), op. cit., p. 16.
- [43]
Paul-Louis Thomas, op. cit., p. 81.