Actes & Volumes collectifs
ARTICLE
J’aimerais m’intéresser ici à la question des rapports de force mis en scène entre centre et périphérie dans les trois œuvres au programme. Dans un premier temps, je montrerai comment certaines des communautés représentées se pensent comme des « colonies » par rapport à un centre hégémonique et, dans un second temps, comment cet éloignement du centre conditionne un sentiment d’exclusion ainsi que l’apparition de statuts multiples – l’étranger ou l’étrangère, l’exilée, l’apatride – permettant d’initier une réflexion sur l’ethnocentrisme et la nécessité d’un décentrement.
Des colonies
Dans nos trois romans, la notion de colonie est importante. Chez Carson McCullers, notons déjà que l’expression est utilisée par l’autrice elle-même dans son article sur la littérature sudiste : « Le Sud a toujours occupé une place à part à l’intérieur des États-Unis, car il possède une personnalité et des intérêts bien distincts. Sur le plan économique et sur beaucoup d’autres plans, le reste du pays l’a toujours considéré comme une sorte de colonie [1] ». Le roman contient ainsi un certain nombre de références à l’histoire de la construction de cette « colonie » du Sud, devenant une communauté régionale marginale par rapport à la communauté nationale. On trouve déjà plusieurs références à la guerre de Sécession : le parc d’attractions foraines où Blount sera engagé s’appelle le « Sunny Dixie » ; or si Dixie est un surnom pour désigner le sud des EU, renvoyant précisément au nom du drapeau des états confédérés, Sunny Dixie, apparaît comme une sorte de pléonasme, une manière de désigner le Sud au carré, le roman ayant soin de rappeler la chaleur écrasante qui accable les habitants de la ville. De même, c’est la chanson « Dixie », p. 273 que le père de Mick chante à sa file bébé pour qu’elle se calme et qui renvoie ici à l’hymne des soldats confédérés. Une autre chanson, celle que chante Blount p. 184 : « Oh, Johnny, I can hear the Yankees coming » reprend ici le terme de Yankees lequel servait à désigner les unionistes pendant la guerre de Sécession.
Plus généralement, on trouve aussi quelques références à l’histoire du pays et à son statut d’ancienne colonie. D’abord avec ce que lit Mick à l’école. Il n’est pas anodin que ce qu’elle apprenne soit en lien avec la culture anglaise : sont évoqués p. 128 les contemporains du Dr Johnson, un écrivain anglais, ou l’étude du Vicar of Wakefield qui a été écrit par un écrivain irlandais ; plus tard on apprend aussi que les élèves lisent Ivanhoé (p. 281), écrit par Walter Scott, or les nationalités de ces deux écrivains renvoient bien à deux colonies britanniques. De même, Blount fait référence au bas de la p. 185 et en haut de la p. 186 à l’histoire de l’indépendance des États-Unis, en se moquant des DAR, Daughters of American Revolution, et surtout en exaltant les anciennes valeurs patriotiques qui ont forgé, selon lui, la construction de la nation des États-Unis… valeurs devenues pour Blount complètement oubliées dans l’Amérique actuelle. Notons aussi que quand Brannon demande à Blount à quelle époque il aurait aimé vivre, celui-ci répond « aux alentours de 1775 », c’est-à-dire, au début de la guerre d’indépendance… Et Biff de convenir : « C’était une belle époque », p. 260. Toutes ces références disséminées dans le roman renvoient ainsi au statut particulier de cette région du Sud et au sentiment d’enclavement, voire de rejet que certains habitants ressentent vis-à-vis du centre et de la communauté nationale. Elles permettent aussi, notamment à travers les discours patriotiques et régionalistes de Blount, d’illustrer la thèse d’Anderson, qui fait de la nation, on le sait, une fabrication discursive. C’est d’ailleurs dans la longue diatribe de Blount envers le Nord, qui décrit les tensions entre périphérie et centre, entre colons et colonisés, entre un « Sud étranglé », « ravagé » et « servile » et un Nord hégémonique, que les souffrances de cette communauté régionale apparaissent de manière criante. Mais si Blount tente de fédérer une communauté autour de lui, cherchant à faire se soulever et s’unir les Sudistes, on sait bien que sa parole ne trouve pas l’auditoire et l’attention escomptés. En réalité, le rapport qu’entretiennent les habitants de cette petite ville du Sud avec le Nord est bien plus ambivalent. Ce n’est pas anodin à ce titre que le Café de Brannon s’appelle « Le Café de New York », sorte de rêve de la grande ville du Nord mais dans une version ratée et misérable. Portia pense aussi sa ferme natale comme un équivalent de la Maison Blanche (p. 67). Le Nord reste cet espace qui fait rêver les habitants : Singer lui-même, l’homme adoré de tous, ne conserve-t-il pas selon Copeland « un type du Nord », p. 106 ? Et les produits qui font rêver Mick, le Coca, le Milky Way par ex (cf. p. 122) n’appartiennent-t-ils à des éléments de la culture hégémonique du Nord, des états riches et industrialisés ? Mick, toujours, se rêvant en grande compositrice, s’imagine d’ailleurs finir à « New York ou dans un pays étranger », p. 274 et l’association des deux espaces montre bien ce que représente New York et le Nord pour une petite fille née dans le Sud ; pensons aussi à l’évocation de la ville de Washington, lieu où Copeland veut organiser sa grande marche rassemblant tous les noirs du pays pour espérer obtenir des droits pour les siens.
Cette communauté du sud donc, que Blount a sillonnée de toutes parts, qu’il rêve comme unie contre l’oppresseur du Nord, a des rêves secrets d’échappées belles ! Mais McCullers va plus loin dans la représentation complexe des problèmes qui minent cette communauté du Sud. En effet, si Blount incrimine le Nord et la communauté nationale, le roman rappelle au contraire, au moins au cœur de deux épisodes, que le Sud se débrouille très bien tout seul pour se saborder… Le morceau détachable que constitue par exemple l’histoire de M. B. F. Mason révèle en effet avec ironie au moins deux choses sur les habitants de cette petite ville du Sud : leur besoin de reconnaissance de la part d’instances nationales d’une part – M. B. F. Mason, on se souvient, se présente en effet comme venant d’une grande ville du Nord, « de Washington (virgule)DC », p. 97, envoyé par le Président lui-même ! D’autre part, cet escroc ne vient pas du tout du Nord, de Washington, DC, mais d’Atlanta… autrement dit d’une ville située en Géorgie à environ 150 kms de Colombus, ville natale de McCullers. Contrairement à ce qui est raconté dans le discours de Blount, ce n’est donc pas ici le Nord qui vient piller le Sud, mais le Sud qui se pille lui-même… De même n’est-il pas fort symbolique que la tuerie qui aboutisse à la fuite de Jake Blount ait justement lieu à la foire de Sunny Dixie, dans cet espace qui renvoie à une forme de désignation du Sud au carré, dans un lieu qui fera ainsi voler en éclat l’espace du Sud en tant que communauté mythifiée par Blount, et révélant au grand jour les problèmes qui la minent : alcoolisme, racisme, violence ?
Si le Sud se pense comme une « colonie » du Nord, que dire des Indes, espace encore effectivement colonisé par le Royaume-Uni dans les années 30, moment choisi par Duras pour l’intrigue de son Vice-consul ? Comme chez McCullers, l’espace est représenté par rapport au lien qu’il entretient avec un centre, avec une force dominatrice qui le possède. Cette possession s’incarne d’abord évidemment par la présence physique d’Européens sur le sol indien. Mais Duras choisit comme lieu central de son roman l’ambassade de France à Calcutta, amplifiant ainsi le rapport d’étrangeté que les personnages évoqués peuvent entretenir avec l’espace dans lequel ils évoluent ; que dire à ce titre du statut du vice-consul de France à Lahore dans l’ambassade de France à Calcutta ! un titre à rallonge et qui peut donner le tournis, le même peut-être que celui que nous donne l’itinéraire de la mendiante. Plusieurs symboles forts renvoient également à la question de l’espace colonisé dans le texte de Duras : pensons par exemple au « casque colonial » porté par la mère blanche qui accepte de recueillir l’enfant de la mendiante p. 53, à l’avenue Victoria évoquée p. 87, ou au nom du Prince of Wales, contenant une référence à une autre colonie de la Grande-Bretagne, le Pays de Galles, territoire annexé au XIIIe siècle. C’est aussi le « marbre vert Empire » de la salle de réception à l’ambassade de France et le tableau du Président et du Ministre des affaires étrangères qui trône dans la salle, symbole de pouvoir et de domination. La résidente privée des Stretter « date des Comptoirs », p. 89, référence qui rappelle au passage le moment où l’Inde était aussi sous domination française : c’est bien d’ailleurs à Chandernagor qu’Anne-Marie se rend pour s’éloigner de la communauté étouffante, Chandernagor qui est l’un des cinq anciens comptoirs français qui perdurent après 1763.
Dans le roman de Christa Wolf, le terme de colonie apparaît une fois, dans un des soliloques d’Agaméda à la page 98 : « Mes braves Colchidiens eux aussi me méprisent depuis que je fréquente de moins en moins leur petite colonie et que je me montre de plus en plus fréquemment en compagnie de Corinthiens influents » (en allemand, « ihrer kleinen Kolonie »). Le quartier des Colchidiens, situé en effet « au Sud de la ville », p. 215, « là où habitent les plus pauvres » a été installé en périphérie, rappelant ainsi par cet éloignement l’ostracisme dont les Colchidiens et Colchidiennes ont été les victimes, relégués dans des « zones marginales » pour reprendre les mots de Leukos, loin « du système astral à la cour de Créon ». Corinthe ne tire-t-elle pas d’ailleurs sa force et son orgueil de la conviction d’appartenir à une ville centrale, puissante, dont l’histoire nationale s’est justement construite par la domination des peuples qui occupaient le territoire ? C’est bien ce qu’explique Agaméda à la p. 106.
Ainsi, dans nos trois romans, on retrouve un espace qui se pense, se vit comme une colonie, comme un espace périphérique par rapport à un centre. La plupart des personnages de nos récits se retrouvent ainsi en souffrance parce qu’ils ont l’impression d’habiter un espace périphérique par rapport à un noyau dont ils se sentent éloignés, exclus, un centre dont ils voudraient se rapprocher parfois ou dont ils voudraient remettre en cause le caractère hégémonique. Pensons à Mick qui rêve d’une vie à New York mais qui finira sa vie embauchée dans le drugstore de sa ville natale, à Copeland qui aimerait posséder une parole assez puissante pour toucher les grands de Washington mais dont la portée n’atteindra même pas ceux qui vivent sous son propre toit, à la mère de Baby qui a des rêves de grandeur pour sa fille mais qui s’effondreront après la blessure de cette dernière, à Blount qui rêve de changer le monde, que le Sud tout entier se réveille, se relève et marche contre le Nord qui l’oppresse, etc. Chez Duras, c’est le fait même d’habiter dans un espace pensé comme une périphérie de la communauté nationale qui institue ce sentiment. Du côté des expatriés, la fête chez les Stretter apparaît comme une tentative de recréer un centre, dans l’ambassade, dans un espace qui cherche à mimer la communauté nationale. En effet, ils y viennent pour avoir l’illusion d’être « en France, aux Indes », cf. p. 96. Les hommes y ont l’impression de voir les femmes « comme en France (p. 96 toujours). Une soirée où tout est factice mais où l’on se donne l’illusion d’être dans la métropole, avec des fougères qui viennent de France, (cf. p. 89).
Chez Wolf, la question du centre et de la périphérie est rejouée plusieurs fois en fonction des différents points de vue évoqués, rappelant ainsi que tout est une question de subjectivité. Mais c’est Médée surtout qui fera l’expérience la plus amère de ce décentrement, gagnant un espace toujours plus périphérique : Corinthe, la hutte en argile hors du palais de Créon, le bannissement enfin et la vie dans la caverne.
Étranger.e.s, exilé.e.s, expatrié.e.s, apatrides.
De ce sentiment d’éloignement et d’exclusion naissent plusieurs statuts qui renvoient tous à une forme d’errance et de désœuvrement : étranger, étrangère, barbare, exilé.e, expatrié.e, les mots sont nombreux pour désigner autant de situations flottantes pour des êtres qui sont ballotés d’une communauté à une autre ou qui ne trouvent leur place dans aucune d’elle.
Dans Le Cœur est un chasseur solitaire et dans Le Vice-consul, on trouve deux personnages apatrides. Blount et la mendiante. Blount d’abord, celui qui se présente justement, dès le début du roman comme celui qui n’est « de nulle part », p. 39, lui « l’étranger dans un pays étrange » est un être en perpétuelle errance dans le roman de McCullers. Lui qui a sillonné tout le Sud est condamné en quelque sort à rester un éternel étranger dans les villes qu’il traverse. Ayant séjourné une année dans la ville, il part, décidé à poursuivre sa course : « c’était décidé. Il était plein d’espoir et bientôt, peut-être se dessinerait le tracé de son voyage ». Comme la mendiante, il est un être en permanence dans la solitude de l’errance, un étranger dans les lieux qu’il traverse et un marginal dans les communautés qu’il habite ; et en même temps, il est aussi celui qui a la plus grande hauteur de vue sur le Sud, celui qui a vu d’autres villes, d’autres espaces et qui relient ainsi les espaces entre eux en les traversant, sans jamais les habiter pleinement. Il est donc condamné à être toujours seul, en mouvement, condamné à rêver toujours d’une communauté qui n’adviendra jamais. Comme la mendiante car elle aussi, on s’en souvient, est un être de l’errance comme son très long périple de dix années nous le confirme. Ayant perdu sa communauté originelle et n’ayant plus qu’un cri animal pour la faire revivre en son cœur, elle sillonne à la fois les espaces et le roman tout entier, rattachant entre eux des territoires et des pans de la fiction.
De même, face à l’éloignement de leur communauté nationale, les autres personnages du roman de Duras formant la communauté des riches expatriés de Calcutta, souffrent tous d’un sentiment d’exil, de mal du pays, « d’Indes souffrantes » pour reprendre une expression qui apparaît dans le roman. Loin des Indes galantes, c’est ici l’Inde souffrante que nous peint Duras, cette « Inde blanche », blanche car elle vit à part des locaux et parce qu’elle fuit le soleil. Et Duras situe son intrigue au moment où la mousson d’été va commencer, histoire de renforcer le malaise, l’étrangeté des Blancs face à cet espace auquel ils se s’acclimatent pas au deux sens du terme. Sans cesse, les ventilateurs tournent à plein régime et brassent un air tiède, et sans cesse, dans les conversations, revient la même question : est-ce que vous vous habituez ? est-ce que vous vous y faites ?
Ces Blancs « blafards », p. 30, ces blancs « non acclimatés de Calcutta », p. 30, ces gens dont le seul lien est ce même sentiment d’inadaptation, d’expatriation insupportable ont tous leur forme d’Indes souffrantes et tentent de mettre « leurs Indes ensemble » selon l’expression de Charles Rossett. Lui d’ailleurs, fraîchement arrivé depuis cinq semaines (p. 45) ne s’habitue pas du tout. Ni à la chaleur, car il lui faut se doucher plusieurs fois par jour (cf. deuxième douche de Charles Rossett évoquée p. 45), ni à la nourriture, à ce curry indien « fort, toujours trop fort ici », p. 45. Il confie son malaise à l’ambassadeur dans un euphémisme qui en dit long, cf. p. 43 : « Vous vous habituez mal. Charles Rossett sourit. Un peu plus mal que je n’aurais cru ». On précise même qu’il « vieillit à vue d’œil », p. 98. Anne-Marie de son côté, elle qui a « la lèpre au cœur », cette femme au « regard d’exilée », a failli être renvoyée en France justement car « elle ne s’habituait pas » (p. 95). On sait qu’elle est une expatriée depuis très longtemps, vénitienne par sa mère (p. 106). Elle a ensuite vécu dans de nombreuses capitales asiatiques aux côtés de son mari. De même à Calcutta, elle est en terrain anglais. Ses filles reçoivent d’ailleurs leur instruction d’ « une jeune Anglaise » (p. 90), et ses amants, dit-on p. 91 sont des « Anglais ». Charles Rossett n’avoue-t-il pas lui-même l’avoir pris pour « pour une Anglaise » p. 106 ? Ses Indes souffrantes se traduisent au moins par deux formes, ses larmes fréquentes et ses moments d’absence où elle s’endort. Michael Richard, de son côté, est là depuis deux ans, pour être avec Anne-Marie. « Nous sommes tous habitués », dit-il au sujet des Indes, p. 153. Il évoque cependant plus loin le terrible mal-être qu’il a ressenti à son arrivée à Calcutta : « je ne tenais pas du tout le coup… je voulais repartir dès le premier jour », p. 182. Seule la musique d’Anne-Marie l’a aidé à rester. Il dit « avoir quitté l’Angleterre pour toujours ». La femme du consul d’Espagne, quant à elle, est là depuis plus de deux ans et ne s’habitue pas non plus. « Il y en a qui ne s’habituent jamais » dit-elle p. 108. Par-ci par-là apparaissent aussi d’autres formes d’Indes souffrantes, celle des journalistes, coincés à Calcutta avec des problèmes de visa p. 157 et qui cherchent à partir en Chine, mais surtout celle contenue explicitement dans l’évocation des « suicides d’Européens pendant la famine qui jamais ne les touche » p. 157. Certains, au contraire, se sont habitués au point de ne plus envisager de partir. C’est le cas du directeur du Cercle et de l’ambassadeur. Le premier, s’il n’est pas acclimaté – il se plaint toujours de la chaleur et des étés de Calcutta – évoque « l’Europe » p. 72 comme un espace de l’ennui. Il « désire mourir à Calcutta et ne plus jamais revenir en Europe », p. 73. Le second a tout du colon parfaitement installé, lui qui a fait toute sa carrière à l’étranger, qui part chasser au Népal, et qui est fier de promener sa femme dans une voiture de luxe.
Le plus perdu dans cet univers est évidemment notre vice-consul, comme son nom à rallonge l’indique d’ailleurs : il est le vice-consul de France à Lahore, à Calcutta, renvoyant ainsi à un double exil à lui tout seul. Pourtant, il est aussi celui par qui le plus de nouvelles de la communauté nationale arrivent : sa tante de Paris lui écrit p. 31 et apporte des menues nouvelles de la capitale, de sa maison natale en particulier, dont un volet s’est ouvert accidentellement une nuit. Une description plus précise de cette maison laissée à Paris apparaît p. 32, une maison laissée là, à l’abandon. Déjà, de cette maison, naît une grande curiosité de la part des riverains, rappelant les multiples rumeurs qu’il suscite aussi à Calcutta. Cette maison, à Paris, est laissée fermée pendant des années « parce que son propriétaire est dans les consulats », dit-on p. 33. Il est donc, d’un côté comme de l’autre, à Paris comme à Calcutta, celui qui est ailleurs. À Paris, on le croit aux Indes, aux Indes, on enquête sur sa vie, sur son enfance à Paris, et on voudrait l’envoyer ailleurs, à Bombay dit-on (p. 34). Il habite dans une résidence pour « les commis qui sont à Calcutta en instance d’affectation » p. 35, en instance de départ donc. Il est un être en transit qui se rêve pourtant dans l’éternité d’une photographie à la fin du roman, posant sur une chaise longue au bord de la mer d’Oman. Il est le seul qui n’aurait pas d’Indes souffrantes, (« Le vice-consul a-t-il des Indes souffrantes ? – Non, lui, même pas ». Il n’a même pas cette caractéristique essentielle pour s’intégrer dans la communauté des expatriés.
Les deux grandes figures d’exilés dans le roman de Christa Wolf sont Médée et Jason, lesquels amènent dans leur exil deux communauté avec eux, qui connaitront aussi de réels problèmes d’intégration.
Médée d’abord, figure de l’exilée, de l’étrangère (le terme est répété plusieurs fois dans le roman, par ceux qui la considèrent comme une barbare et par elle-même aussi, comme à la page 225 quand elle se rend à la grande fête du printemps des Corinthiens, et qu’elle s’y sent comme une « étrangère »). Dès les premières lignes du roman, le manque de l’heimat est palpable : « Comme un arbre peut vous manquer », p. 15 dit-elle en s’adressant à sa mère, figure s’il en est de la communauté originelle perdue. Elle évoque avec douleur le manque de La Colchide avec l’expression de « mal du pays », qui renvoie à ce qu’on pourrait appeler une « Corinthe souffrante ». Progressivement aussi, elle s’éloigne de ses « compatriotes » (le terme apparaît p. 39), c’est-à-dire de ceux avec qui elle partageait un même sentiment d’appartenance à une communauté politique. Les Colchidiens et les Colchidiennes, de leur côté, ne s’intègrent pas non plus. Ils ont reproduit une petite communauté nationale au sein même de la ville et se retrouvent pour faire vivre leurs croyances, leurs rites, leur histoire. Mais c’est un douloureux sentiment de nostalgie qui les habite, sentiment lié selon Médée, à « la perte de la patrie », p. 39.
Jason, est aussi une figure de l’exilé, il est celui qui a été chassé de son pays par son oncle, qui a envisagé un temps un « retour au pays » glorieux, p. 54, mais qui n’y reviendra jamais. Son besoin d’enracinement est visible dans son premier soliloque : il croit avoir trouvé un père en Créon – une nouvelle patrie donc – alors que Médée, de son côté, se désole de la perte de sa mère. Avec Jason arrivent aussi les Argonautes, ces autres exilés d’Iolcos qui débarquent comme des « fugitifs », (p. 144). Parmi eux le fidèle Télamon que nous suivrons dans sa longue déchéance… Tous les Argonautes, finissent d’ailleurs condamnés à « trainer dans les tavernes du port et à taper sur les nerfs de tout le monde à force de se lamenter sur leur sort », comme le note Jason p. 73. C’est surtout qu’ils sont désormais « sans foyer », p. 73, une autre manière de signifier la perte de la patrie originelle.
Les trajectoires de Médée et de Jason dans le roman révèlent en tout cas deux rapports à l’exil tout à fait différent : si Médée reste l’étrangère, la barbare, Jason devient une figure centrale de la nouvelle communauté embrassée comme nouvelle patrie. Je passe ici sur le statut à part d’Agaméda et de Presbon qui, malgré une apparente assimilation, – visible notamment dans le rôle qui leur est confié lors de la fête d’Artémis – resteront pourtant toujours des étrangers. Du côté des Colchidiens d’abord, ils ne recueillent que mépris car ils incarnent les traîtres à leur communauté nationale. Du côté des Corinthiens, ils seront aussi très vite remis à leur place d’étrangers…
Notons pour terminer que la circulation de nos personnages entre ces différents espaces, par ces déplacements, ces expatriations, ces exils, permet de mettre en exergue la nécessité d’un relativisme culturel et déconstruit toute tentation d’ethnocentrisme. L’impression d’habiter dans un centre ou dans une périphérie est profondément subjective. Ce point est central dans le roman de Christ Wolf et visible dès le premier soliloque de Jason. Le regard des Argonautes sur la Colchide par exemple, cet espace qui représente pour eux « la côte la plus étrangère et la plus orientale », une périphérie absolue, un endroit des plus barbares, « une horreur pour tout homme civilisé », ce premier regard donc apparaît dans toute la violence de son ethnocentrisme : « Cette façon de penser m’était étrangère et j’étais persuadé, et le demeure encore aujourd’hui, qu’il n’y a qu’une bonne manière d’honorer ses morts et de nombreuses mauvaises ». De même ce sera dans la confrontation avec les mœurs de Corinthe que Médée interrogera aussi les forces et les faiblesses de sa Colchide natale. Et ce sera à travers les yeux de Médée qu’Akamas sera lui aussi amené à réfléchir au fonctionnement de sa ville : « C’était quelque chose de curieux, pour moi, que de voir ma ville par ses yeux. Elle était capable de demander… Je n’avais jamais pensé qu’il en pût être autrement… » note-t-il à la p. 148. Que dire aussi du regard condescendant que pose les expatriés du roman de Duras sur la communauté locale ? Ces chiens dont l’agriculture est archaïque (p. 43) qu’on ne regarde même pas ? et qu’on n’entend pas ? Ce regard européano-centré de l’Inde Blanche ramène toujours l’espace de la communauté coloniale à une périphérie absolue, tant du point de vue géographique qu’éthique. Si Morgan écrit sur l’Inde, on se demande bien ce que le directeur et l’ambassadeur, qui, on l’apprend dans le roman, ont tous deux eu aussi des velléités d’écriture, auraient pu raconter de ce territoire dont ils ne connaissent rien et duquel ils s’enfuient dès qu’ils le peuvent, en se réfugiant dans des palaces dirigés par des maîtres d’hôtel venus du continent… Dans Le Cœur, on notera que les trois personnages qui ont voyagé – Blount, Copeland, parti faire ses études dans le Nord et revenu dans le Sud, et Singer, ne sont ni écoutés ni compris par les autres habitants. Une manière de mettre en scène la surdité du Sud à ses propres problèmes.
Pour conclure donc, on aura noté que la représentation des rapports de force entre centre et périphérie permet de faire apparaître un point commun entre nos trois romans : celui de mettre en scène des espaces qui se pensent et se vivent comme des colonies. Aussi les habitants de ces espaces peinent-ils à trouver leur place : beaucoup ne savent plus d’où ils viennent ni où ils vont ou ont l’impression d’avoir échoué dans un endroit dont ils ne pourront plus jamais sortir. Mais nos romans, et c’est là leur force, replacent au centre de la narration ceux qui ont été mis en périphérie, participant ainsi à un nouveau partage du sensible et à une reconfiguration des rapports de force étudiés ici. Je terminerai ainsi par un propos de Duras extrait de La Couleur des mots, dans lequel l’écrivaine rappelle justement au centre, au cœur de l’écriture et du sujet écrivant, l’importance de donner à entendre et à voir l’espace de la colonie : « Tout le quartier blanc. Toute la colonie. Toute cette poubelle de toutes les colonies, c’est moi. C’est évident. J’en suis née. J’en suis née et j’écris. »
Notes
- [1]
Carson McCullers, « Les réalistes russes et la littérature sudiste », p. 445 de l’édition au programme : « it has been used as a colony to the rest of the nation ».