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ARTICLE
Avec La Débâcle (1892), Émile Zola a construit, en France, une représentation pérenne de la guerre de 1870. Le tome V des Rougon-Macquart en fait la défaite programmée qui clôt, à Sedan, le Second Empire à la manière du dernier acte d’une tragédie. Mais cette guerre franco-allemande ne se réduit pas à la phase impériale sur laquelle se focalise le romancier naturaliste. Après Sedan, la capitulation de Napoléon III et la proclamation de la République, le Gouvernement de la Défense nationale et la délégation de Tours ont tenté d’organiser une armée capable de repousser les forces coalisées qui ont envahi une partie du territoire français et de débloquer Paris alors assiégé. Cette phase républicaine, scandée par quelques victoires et par une série de défaites, a duré plusieurs mois jusqu’à l’armistice du 28 janvier 1871.
De l’autre côté du Rhin, écrire cette guerre revient à célébrer la campagne victorieuse qui s’est achevée par la proclamation de la naissance de l’Empire allemand à Versailles le 18 janvier 1871. Du côté français, évoquer la guerre, c’est dire la défaite qui a provoqué un traumatisme national et, selon les termes de Claude Digeon, une « crise allemande de la pensée française [1] ». Mais les regards portés sur le conflit ne se réduisent pas à ceux des belligérants. La presse de l’Europe et du monde a couvert et commenté l’affrontement qui s’est joué sur le sol français. Celui-ci a également nourri l’inspiration de romanciers. Ainsi George Alfred Henty en Angleterre, Elizabeth Williams Champney aux États-Unis, ont-ils raconté le conflit. Loin de Stendhal et de Tolstoï, ces deux écrivains qui s’adressent à la jeunesse de leurs pays respectifs n’ont pas renouvelé l’écriture de la guerre. En revanche, ils ont transmis à leurs lecteurs des images et des stéréotypes sur les belligérants et sur leur propre nation. En inscrivant immédiatement la traduction du volume de Henty à son catalogue, Hachette a augmenté le nombre de romans qui, en France, inversent les données de l’Histoire et transforment la neutralité anglaise et américaine en aide active de la France envahie contre les forces coalisées autour de la Prusse.
De l’Histoire au roman
The Young Franc Tireurs and their Adventures in the Franco-Prussian War (Londres, Griffith and Farrar, 1872) de George Alfred Henty et Three Vassar Girls in France. A Story of the Siege of Paris (Boston, Estes and Lauriat, 1888) d’Elizabeth Williams Champney sont deux romans pour la jeunesse représentatifs de l’œuvre de leurs auteurs. Le nom de George Alfred Henty ne figure pas dans les manuels de littérature. Mais la centaine de romans qu’il a écrite et vendue à des millions d’exemplaires entre 1870 et la Grande Guerre a durablement façonné les connaissances et les convictions des jeunes Anglais. Henty a instruit et diverti ses petits compatriotes avec ses récits situés dans différents contextes, notamment pendant les guerres qui ont jalonné l’Histoire du monde. Les guerres napoléoniennes, en particulier, ont fourni les sujets de plusieurs romans à cet écrivain tellement patriotique qu’il donne cette impression : « [un jeune Anglais] vaut deux Français ou plus, environ quatre Allemands, un nombre indéfini de Russes, et tout ce qu’il reste de racaille sur terre » [« [the young Englishman] is equal to two or more French, about four Germans, an indefinite number of Russians, and any quantity you care to mention of the remaining scum of earth [2] »]. Le romancier a donc surtout écrit des conflits qu’il n’a pas vécus en mettant en œuvre la même méthode de travail. Il commande une dizaine de livres à la bibliothèque de Londres. Ensuite il écrit, ou il dicte son texte, avec les ouvrages les plus intéressants ouverts devant lui. Dans quelques romans, le romancier a exploité ses propres récits et ses souvenirs de correspondant de guerre en Crimée, à Sadowa en 1866, en France en 1870 et 1871. C’est le cas de The Young Franc Tireurs, son deuxième roman, écrit à la suite d’une commande de Griffith and Farrar. Pour cet éditeur pour la jeunesse, Henty, alors journaliste, a écrit un récit fondé sur son expérience. Il le rappelle dans une préface au roman : « J’ai rencontré un bon nombre de ces franc-tireurs, et plusieurs d’entre eux étaient des amis proches » [« I saw a good deal of these irregulars, and had several intimate friends amongst them [3] »].
L’histoire littéraire n’a pas, non plus, retenu le nom de l’auteur de Three Vassar Girls in France et aucun éditeur français n’a proposé de traduction ou d’adaptation de ses romans. Ceux-ci sont représentatifs d’un courant éditorial caractéristique des années 1880 à Boston et à New York. Cette vogue est celle de récits de voyage (travelogue storybooks) pour la jeunesse, où les déplacements touristiques des personnages fournissent un prétexte pour dispenser des informations sur la géographie, l’économie et l’histoire des pays traversés [4] . Certains récits entraînent leurs lecteurs vers des terres lointaines, jusqu’en Asie, en Afrique ou au Proche-Orient. D’autres leur font, plus modestement, traverser l’Atlantique pour découvrir la France. C’est le cas de deux volumes de la série en onze titres, « Vassar Girls », et de deux autres volumes de la série « Witch Winnie » d’Elizabeth Williams Champney. Parmi ces différents titres, seul Three Vassar Girls in France. A Story of the Siege of Paris propose à sa lectrice, non seulement de découvrir la France par le biais d’un trio d’étudiantes américaines, mais aussi de vivre un événement historique récent.
Champney a puisé la matière de ses travelogues dans les séjours qu’elle a faits sur place mais, à la différence de Henty, elle a découvert la France après la guerre. Si elle n’a pas vécu les événements, elle en a sans doute vu des traces, comme les ruines du palais de Saint-Cloud, détruit en octobre 1870 par les canons français, depuis le Mont-Valérien, parce qu’il abrite des troupes ennemies. La romancière fait découvrir ces ruines, qui seront arasées en 1892, par l’une de ses héroïnes qui est, à son tour, prise sous les bombardements. Mais son récit s’avère décevant pour le lecteur à qui le premier sous-titre, A Story of the Siege of Paris, et surtout le second, A Record of some Incidents in the Siege of Paris, promettent des informations historiques précises. La romancière évoque l’invasion de Ferrières et de Versailles par les troupes allemandes, la transformation de Paris en une ville assiégée frappée par les restrictions et soignant ses blessés, et quelques sorties qui ont marqué l’histoire du siège, celle du Bourget le 28 octobre, en quelques phrases [5] celle de Champigny, plus longuement (164-198). Finalement, son récit se caractérise sans doute moins par ses informations que par ses lacunes. Il ne dit rien de l’enchaînement de faits qui explique que Paris se trouve assiégé à l’automne 1870, ni du contexte national d’un pays en guerre et partiellement occupé. La France de la romancière se réduit à Paris et aux châteaux (Ferrières, Versailles) de sa couronne francilienne.
Par contraste avec le récit très lacunaire de Champney, celui de Henty offre à son lecteur une information documentaire riche, et parfois précise, sur plusieurs phases de la guerre. À la manière d’un manuel d’histoire, il en suit la chronologie depuis le déclenchement (le premier chapitre s’intitule précisément « The Outbreak of War ») jusqu’aux derniers revers et à la capitulation. Ce roman est centré sur deux adolescents qui combattent dans les rangs français, et construit des séquences autour de plusieurs épisodes de la guerre. La phase impériale de celle-ci est vécue à distance par les personnages qui en suivent les échos depuis l’arrière. Le père des héros, qui est anglais, en trace une présentation synthétique et il l’analyse sous ses angles diplomatiques et stratégiques avec la compétence d’un lecteur de toute la presse européenne et d’un ancien militaire de carrière. Le romancier envoie ensuite ses deux jeunes Anglais dans les rangs de francs-tireurs qui opèrent dans les Vosges en prenant les détachements ennemis en embuscade et en sabotant les voies de communication. Versés dans l’armée régulière où ils servent comme éclaireurs sous les ordres du général Cambriels, Ralph et Percy sont faits prisonniers au moment de la retraite de celui-ci à Besançon, et envoyés à Mayenne. Ils s’évadent et parviennent à Tours où l’état-major du général d’Aurelles de Paladines les charge de transmettre une dépêche au général Trochu en traversant les lignes ennemies et en pénétrant dans Paris assiégé. Cette séquence permet au romancier de montrer au lecteur la configuration spécifique d’un affrontement où la conduite de la guerre est bicéphale et où toute la stratégie de Tours consiste à débloquer la capitale. Elle se trouve très précisément, la même année, dans Souvenirs d’un blessé (Michel Lévy, 1872), un roman en deux volumes (Suzanne et Miss Clifton) d’Hector Malot. Mais le romancier français arrête la progression de son héros à l’entrée de Paris tandis que Henty emmène ses deux porteurs de dépêches auprès de Trochu. Le dernier épisode de la guerre évoqué par le récit est la bataille de Loigny à laquelle l’un des deux garçons participe comme aide de camp du général Chanzy. Le romancier en fait le témoin de la charge héroïque par laquelle les troupes du général de Sonis (Henty ne mentionne que les zouaves pontificaux) tentent vainement de rétablir la situation en se sacrifiant.
Qu’elle soit traitée de manière lacunaire ou précise, la guerre franco-allemande s’inscrit parfaitement dans l’univers romanesque que Champney a créé dans ses différents volumes parus entre 1883 et 1898 et dans celui que Henty est alors en train de mettre en place (The Young Franc-Tireurs est son deuxième volume et il écrira des romans à une cadence soutenue jusqu’à sa mort en 1902). Émile Zola a commenté Souvenirs d’un blessé d’Hector Malot, un roman dont plusieurs épisodes (évasion d’Allemagne, transport de dépêches de Tours à Paris sous un déguisement) rappellent le volume de Henty. L’auteur des Rougon-Macquart a souligné la dette de Malot à l’égard de Stendhal racontant Waterloo et il en a vanté ainsi les parti-pris narratifs :
Ce qui m’a ravi, dans Les Souvenirs d’un blessé, c’est la méthode littéraire [...]. L’histoire de Louis d’Arondel n’est point trop invraisemblable, quoi qu’il fasse beaucoup de choses et qu’il s’échappe des mains des Prussiens un peu trop aisément [...]. Louis d’Arondel ne peut raconter les batailles ; à peine les traverse-t-il. Il ne peut venir à Paris ; à peine l’aperçoit-il, noir à l’horizon, par une nuit de décembre. Il ne peut suivre chaque général dans sa tactique ; à peine, de loin en loin, rencontre-t-il un état-major galopant au milieu des cadavres [6] .
En dépit de séquences similaires, The Young Franc-tireurs s’éloigne radicalement des choix narratifs de l’écrivain français. Henty dote ses personnages, qui ne quittent guère les états-majors, d’une position en surplomb et de discours sur les faits dont la précision sentencieuse évoque le style d’un article de journal ou d’une page de manuel d’histoire. En parallèle, une joyeuse invraisemblance gouverne son récit dont les héros, Ralph et Percy Barclay, survivent à tous les périls et réchappent aisément des champs de bataille les plus meurtriers. Avec ce volume nourri par la guerre de 1870-1871, Henty invente la formule romanesque qui assurera son succès auprès de ses jeunes compatriotes. Héritier de Walter Scott, et non pas de Stendhal, il mêlera, volume après volume, un duo de jeunes Anglais fictifs à de véritables acteurs de l’Histoire. Comme Ralph et Percy, ses héros ultérieurs, francs-tireurs ou jeunes officiers de l’armée régulière, traverseront les lignes sous les déguisements les plus improbables et transformeront la guerre en une aventure plaisante.
Tout en promettant, dans les sous-titres de son volume, une matière historique inconnue de ses œuvres précédentes, Elizabeth Williams Champney ne s’écarte pas, finalement, de ses intrigues habituelles. En ouvrant le septième des onze volumes de la série Three Vassar Girls, sa lectrice retrouve un trio d’Américaines, plus ou moins fortunées mais toutes éprises d’art et de culture qui sont les actrices déterminées et les spectatrices avisées de plusieurs histoires sentimentales. Représentée par la romancière, la sortie de Champigny devient le prétexte à faire se croiser plusieurs personnages liés aux trois étudiantes : un jeune officier prussien épris de l’une des Américaines qui s’est introduit dans Paris en volant les vêtements de celle-ci et qui s’échappe désormais de la capitale sous un nouveau déguisement, un jeune boucher français devenu soldat par dépit amoureux, et le rival de celui-ci qui s’est également engagé et qui s’est fait voler son uniforme par l’officier prussien. Comme dans le roman de Henty, certaines particularités de la guerre de 1870 fournissent des péripéties à la romancière. Séparés par le cercle des armées coalisées, ses personnages communiquent grâce à des pigeons voyageurs, un système qui favorise le suspens et les quiproquos, notamment amoureux. Comme Ralph et Percy, certains d’entre eux franchissent les lignes sous différents déguisements.
Regards anglais et américain sur une guerre franco-allemande
Ainsi la guerre franco-allemande nourrit-elle l’inspiration de Henty tandis que Champney la traite avec tellement de désinvolture qu’elle renforce la couleur locale de son histoire sans lui donner une profondeur nouvelle. Plus surprenant, la guerre amène des topoï romanesques français sous la plume de cet Anglais et de cette Américaine. Le plus évident est le motif de l’héroïque franc-tireur qui parcourt les récits français de l’après-guerre. Du point de vue de l’histoire militaire et du lexique, celui de Champney est tout à fait étonnant. Il s’agit du boucher éconduit que la romancière présente en ces termes : « il était parmi les premiers à rejoindre les mobiles, et je sais qu’il fera un bon franc-tireur » [« he joined the Mobiles among the first, and I know he will make a good franc-tireur (sharp-shooter) »] (32). Champney confond, d’une part, les réservistes que sont les mobiles et les volontaires que sont les francs-tireurs et, d’autre part, le statut militaire spécifique des corps francs et une habileté technique (sharp-shooter). Cette dernière confusion fait, cependant, écho aux récits de francs-tireurs où ceux-ci, en embuscade, ajustent toujours leurs cibles avec une précision redoutable. La suite de la présentation du jeune boucher pourrait tout à fait être la traduction en anglais d’un récit français de franc-tireur : « il fera un bon franc-tireur, car il connaît bien les forêts autour de Paris ; il était braconnier dans son enfance, et savait bien tirer » [« he will make a good franc-tireur (sharp-shooter), for he knows the forests all around Paris ; he was a bit of a poacher as a lad, and a good shot »] (32). Quant à Henty, il publie de l’autre côté de la Manche un roman dont le titre est construit sur le modèle des Francs-tireurs de Paris (Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871) de l’auteur à succès Émile Richebourg ou des Mémoires d’un franc-tireur. Guerre de France. Siège de Paris. 1870-1871 (E. Dentu, 1872) d’Eugène Muller.
Les récits français de la guerre de 1870, notamment dans leur veine populaire, opposent le franc-tireur, invincible et patriote, à l’espion, français ou allemand, dont la traîtrise explique la victoire allemande. Henty traite ce stéréotype d’une manière dramatique conforme à l’atmosphère des romans français. Son espion est à la fois méprisé par les Allemands qu’il renseigne, et pendu par les francs-tireurs qui exercent ainsi un droit à la vengeance que leur reconnaît le romancier. Chez Champney, l’espionnage explique bien des succès allemands mais le thème devient omniprésent et, par contraste avec Henty, la romancière américaine inviterait plutôt à s’en amuser. Sa guerre se joue d’ailleurs moins pendant les sorties que tente Paris assiégé que dans les tentatives des deux camps pour obtenir des informations de l’ennemi. Du côté allemand, l’officier Müller, déguisé en timide jeune fille, obtient des renseignements de James Osborn, un ami des étudiantes et un correspondant de guerre américain qui, lui aussi, est un espion, mais pour le compte du général Trochu.
Des deux écrivains, Henty est le plus proche des romanciers français. Comme ceux-ci, il exploite le cliché des Allemands voleurs d’horloges qui circule dans la presse et les fictions de la guerre et de l’après-guerre. Déguisés en trafiquants juifs allemands d’objets volés, ses deux personnages négocient ainsi le transport de ces pendules qui, à en croire les auteurs français, ont particulièrement attisé la cupidité de l’occupant. Enfin, comme le feront Alphonse Daudet dans la nouvelle « Robert Helmont. Journal d’un solitaire. 1870-1871 » parue dans Le Musée universel en 1873, et Guy de Maupassant dans « Le père Milon », publié dans Le Gaulois du 22 mai 1883, Henty introduit dans son récit un fermier français qui se venge méthodiquement de la mort de ses proches et de la destruction de ses biens par les Allemands en tuant sans relâche les éclaireurs de l’armée ennemie : « J’ai décidé d’en avoir cinquante – dix pour chacun des miens – et quand j’aurai tué le cinquantième, plus vite ils m’auront, mieux ça vaudra » [« I have set my mind on having fifty – just ten for each of mine – and when I’ve shot the last of the fifty, the sooner they finish me the better »] (163), annonce ainsi froidement ce personnage désespéré.
Ainsi Champney et Henty se différencient-ils dans leur traitement des thèmes qui circulent dans les romans français de la guerre et de l’après-guerre. La première les transforme jusqu’à inverser leur sens (sous sa plume, l’espion responsable de la défaite nationale devient amusant) tandis que le second représente des traîtres punis, des pendules volées et des vengeurs désespérés identiques à ceux des textes français. Cependant les deux romanciers se rejoignent dans un même refus des clichés germanophobes qui connaissent alors un grand succès de ce côté-ci de la Manche et de l’Atlantique. Champney déconstruit même ces stéréotypes en faisant dialoguer une jeune Française, pour qui les Allemands sont des « monstres » (« monsters », 38), et une étudiante américaine qui rectifie : « ces Prusses ne sont pas cannibales » [« these Prussians are not cannibals »] (ibidem.).
Il n’est pas étonnant que ces écrivains qui n’ont pas souffert du conflit restent étrangers à l’esprit de la Revanche. Pourtant ni Champney, ni Henty ne sont totalement muets à l’égard les nations belligérantes. La manière dont ils placent leurs personnages dans l’un ou l’autre camp est révélatrice à cet égard. La première envoie l’une des Américaines à Ferrières, puis à Versailles, dans l’entourage d’états-majors allemands et de colonels au « cœur tendre » (« soft heart », 99). Ce dispositif est un moyen simple de montrer les deux camps mais il reflète aussi la neutralité de la romancière, voire son indifférence, à l’égard de la France et de l’Allemagne. Sur celle-ci, la romancière ne tient pas de discours particulier. Ses personnages disent qu’ils sont du côté français mais leurs actes ne reflètent pas ces déclarations et la romancière ne donne pas les raisons de ce choix. De plus, le roman de Champney transmet l’image d’une France habitée de nobles opportunistes, de filles frivoles et de jeunes gens inconsistants. Alors que la romancière organise, dans d’autres volumes, des mariages internationaux, l’une de ses étudiantes enfermées dans Paris assiégé repousse avec effroi la perspective d’épouser un Français. Finalement, dans ce roman américain écrit près de vingt ans après la fin d’un conflit auquel son auteur n’a pas assisté, la France et l’Allemagne semblent bien proches : de manière symbolique, une fillette aperçue à Ferrières ressemble à une « enfant allemande » (« a German child », 52) selon l’une des étudiantes. Champney se sert de son récit sur le siège de Paris pour affirmer la supériorité du peuple américain et pour transmettre un message pacifiste.
Dans certains de ses volumes, Henty utilise également le procédé qui consiste à placer des personnages dans chacun des camps en présence. Ce dispositif lui permettra, par exemple, de représenter la bataille de Borodino depuis les points de vue russe et français dans Through Russian Snows. A Story of Napoleon’s Retreat from Moscow en 1895. Ici, il s’en tient au point de vue français et, dans sa préface, il s’en justifie ainsi : « cette histoire se déroule en France, et est donc écrite du point du vue français » [« This story is laid in France, and is therefore written from the French point of view »] (3). Pourtant, ce choix n’est, peut-être, pas purement géographique. Sans être germanophobe, son roman prend clairement le parti de la France contre l’Allemagne sur deux points. Le premier est celui de la responsabilité de la guerre et le second, le sort réservé aux corps francs par l’état-major prussien. Ainsi, le père des jeunes francs-tireurs impute-t-il la responsabilité de la guerre à la Prusse qui, explique-t-il, a choisi de déclencher les hostilités tout en ayant l’intelligence de faire endosser à la France une déclaration de guerre condamnée par l’opinion internationale. De plus, Henty reconnaît ici aux Français le droit à la guérilla alors qu’il présentera, au contraire, de manière très négative dans The Young Buglers (1881) les Espagnols combattant, de la même manière, l’invasion des troupes napoléoniennes à l’époque de Talavera.
Ce parti-pris de Henty peut s’expliquer par ses souvenirs de combattant de la guerre de Crimée où Anglais et Français ont combattu du même côté. Il mentionne d’ailleurs celle-ci par le biais du père de ses francs-tireurs : « les français se sont battus à nos côtés en Crimée ; si je pouvais, je me battrais pour la France aujourd’hui » [« the French fought by our side in the Crimea ; could I do so, I should certainly fight for France now »] (17). À la différence de Champney, il représente l’alliance franco-anglaise sous la forme du mariage des parents de Ralph et de Percy dont la mère est française. Mais le romancier n’est pas un admirateur béat de l’hexagone. Son récit mentionne à plusieurs reprise l’impréparation de la guerre et il s’ouvre sur une critique très dure de l’éducation de ce côté-ci de la Manche. Si la traduction française suit plutôt scrupuleusement le texte original, elle a fait subir plusieurs coupes à cette critique.
Anglais et Américains sous le regard français
En dépit de sa popularité en Angleterre, Henty a été très peu traduit en France. Les Jeunes francs-tireurs fait partie de ses titres qui ont franchi la Manche. Sa traduction par Léontine Rousseau a paru chez Hachette dès 1873 et elle a été rééditée plusieurs fois avant la Grande Guerre sous différents cartonnages. Le destin éditorial singulier de ce volume s’explique sans doute par son thème capable de plaire aux lecteurs français : de jeunes Anglais s’engagent pour repousser l’invasion et ils participent à des actions héroïques à défaut d’être toujours victorieuses. Ces francs-tireurs britanniques ne sont pas complètement imaginaires. L’Angleterre ne compte aucun franc-tireur aussi célèbre que Giuseppe Garibaldi qui a commandé une brigade de mobiles et de volontaires baptisée l’armée des Vosges et qui, à la tête de ces troupes mal équipées, a infligé des défaites inattendues à l’armée allemande en janvier 1871. Cependant, comme Henty le rappelle dans sa préface, les corps de volontaires ont compté des Anglais : « il y a un bon nombre d’Anglais parmi les franc-tireurs » [« There are a good many English among the Franc-Tireurs »] (3).
Quand on passe de l’Histoire à la fiction, les romans français qui placent, à la manière de la traduction de Henty, des Anglais et des Américains aux côtés des Français enrichissent deux types de représentation françaises de la guerre de 1870-1871 : le premier traite la défaite sur le mode du déni, le second propose d’en tirer un enseignement. Spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Laborit offre cette réflexion qui éclaire, aussi, l’écriture de la guerre de 1870-1871 : « la défaite semble moins regardée et pensée comme un échec qui a bien eu lieu que comme une victoire qui s’est dérobée, comme un autre possible qui ne s’est pas produit [7] ». Parmi les différents « possibles » de 1870 figure l’engagement de pays restés, en réalité, à l’écart du conflit. Cette neutralité a eu des conséquences militaires néfastes mais elle a aussi un sens moral humiliant pour la France. Faire intervenir des personnages anglais et américains inverse les données de l’Histoire de manière à flatter l’orgueil national mis à mal.
Henty a centré son roman de francs-tireurs sur des Anglais pour faciliter l’identification de ses jeunes compatriotes mais, en traversant la Manche, son roman s’intègre tout naturellement aux représentations des fictions françaises. Il se rapproche, par exemple, du « Franc-tireur Kolb », un récit publié par un inspecteur d’Académie, Charles Guyon, dans le recueil intitulé Souvenirs de 1870-1871 et réédité plusieurs fois par Lecène et Oudin entre 1888 et 1892. Avec Kolb, l’auteur crée un personnage qui a passé la plus grande part de vie aux États-Unis comme « trappeur [8] ». Quand survient l’invasion, il reprend son fusil « qu’il avait souvent éprouvé dans les plaines de l’Amérique [9] ». Il va mettre au service de la France envahie l’expérience acquise lors de la guerre de Sécession, présentée comme « la grande guerre de l’esclavage » : « À la tête d’une troupe de trappeurs, j’ai fait aux esclavagistes une chasse terrible, j’ai organisé les guérillas [10] », raconte ainsi le personnage.
Ce rapprochement des deux guerres se trouve aussi dans Le Neveu de l’oncle Placide (Hachette, 1877-1879), un roman d’aventures cosmopolites en trois volumes de Jules Girardin. À la vue de l’armée de la Loire, l’un des personnages de Girardin se rappelle sa campagne dans les rangs des Nordistes. Par ce rapprochement historiquement audacieux, Charles Guyon et Jules Girardin gomment la guerre perdue par la France en la confondant avec une victoire et, surtout, ils prêtent à cette défaite dotée d’un enjeu purement national l’aura universelle de la lutte pour l’abolition de l’esclavage. Ils opèrent ainsi, de manière personnelle, un retournement caractéristique de la littérature de 1870 qui consiste, selon les termes d’Émilien Carassus, à transformer « la défaite en victoire morale [11] ».
L’exotisme du franc-tireur Kolb apparaît aussi comme le gage d’une clairvoyance qui lui fait soupçonner, avant même les premiers revers de l’armée impériale, sa préparation insuffisante : « Il faut espérer que si la France a déclaré la guerre à la Prusse, c’est qu’elle a bien consulté ses forces, c’est qu’elle a une armée bien prête [12] ». Cette lucidité critique est exactement celle du père anglais des francs-tireurs de Henty. Leur statut d’étrangers au conflit leur confère des gages de sérieux et d’objectivité qui met en valeur leur enseignement. Ces étrangers qui transmettent au lecteur français la leçon qui lui permettra, à l’avenir, d’éviter de nouvelles défaites peuvent être de nationalités diverses. Dans Les Enfants de Marcel (1885), G. Bruno en fait des Suisses. Ce livre de lecture courante pour le cours moyen commence en janvier 1871 pendant la retraite de l’armée de l’Est vers la Suisse. La famille Zurog accueille chaleureusement les deux héros, le sergent Marcel et son fils. Elle leur rappelle, cependant, que la France n’a trouvé aucun appui militaire étranger face à la Prusse et elle offre ces éléments de réflexion au lecteur : « La France aura toujours des amis, voyez-vous, si elle n’a pas d’autre ambition que de servir la justice [13] ».
Quand ils sont anglais, les personnages offrent non seulement une leçon critique, mais aussi un modèle. Ainsi Les Jeunes francs-tireurs délivre-t-il un message clair : si les soldats français avaient reçu une éducation britannique et s’étaient endurcis, physiquement et moralement, grâce aux sports, ils auraient repoussé l’envahisseur allemand. Le roman de Henty rejoint ainsi, une nouvelle fois, Souvenirs d’un blessé. Dans l’article de La Cloche déjà cité, Émile Zola en a souligné la dimension allégorique :
Ce jeune crevé qu’une demoiselle Benoîton envoie se battre, dont la souffrance fait un homme qui perd un bras et qui épouse, au dénouement, une femme pratique et bonne, ne serait-ce pas un symbole de la France bête jusqu’à se battre pour l’Empire, perdue par lui, mûrie par les désastres, amputée de deux provinces, et épousant au dénouement M. Thiers, un mariage de raison qui devient un mariage d’amour [14] ?
Ce jugement éclaire, effectivement, le parcours de Louis Goscelin d’Arondel, le héros et le narrateur du récit, qui est d’abord un oisif riche et blasé et qui découvre progressivement le patriotisme. Mais l’interprétation de Zola surprend davantage quand elle assimile à Thiers la « femme pratique et bonne » qui accompagne le changement moral du héros. Cette femme est Miss Clifton, une Anglaise audacieuse et résolue qui semble échappée des pages d’un roman de Jules Verne. Quand la guerre de 1870 éclate, cette intrépide héroïne s’apprête à explorer les sources du Nil à la manière des personnages du premier volume des Voyages extraordinaires. Avec Miss Clifton, qui correspond tout à fait au type romanesque de la jeune Anglaise, Malot invite les Français à cultiver les qualités qui leur auraient fait défaut pendant la guerre, comme la ténacité et le pragmatisme qu’incarne le personnage stéréotypé et théorique de Miss Clifton.
La guerre de 1870-1871 a inspiré des romanciers anglais et américains tandis qu’en retour des écrivains français ont placé des Anglo-Saxons aux côtés des combattants qui ont échoué à repousser l’invasion du sol national. Elle a donc fait se croiser les regards au-dessus, non seulement du Rhin, mais aussi de la Manche et de l’Atlantique. Et elle a nourri un imaginaire romanesque rempli de ballons et de pigeons voyageurs, de francs-tireurs et d’espions. Cette circulation de thèmes communs recouvre, cependant, une disparité dans les enjeux de l’écriture du conflit. Du côté anglais et américain, celle-ci reste anecdotique et elle sert, tout au plus, à transmettre un message pacifiste (Champney) et patriotique (Champney, Henty). Du côté français, tout au contraire, elle remplit deux fonctions sociales. La première consiste, selon les termes de Claude Digeon, à « guérir une blessure [15] ». Les Anglo-Saxons s’insèrent ainsi parfaitement dans des romans qui traitent la défaite sur le mode du déni et qui masquent un isolement diplomatique humiliant pour la France. La seconde revient à transmettre un enseignement dans le but de redresser le pays vaincu et amputé d’une partie de son territoire. Les Anglo-Saxons enrôlés par les romanciers du côté français délivrent aux lecteurs des critiques bienveillantes et des modèles.
Notes
- [1]
Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française, Presses universitaires de France, 1959.
- [2]
Cité par Humphrey Carpenter et Mari Prichard, The Oxford Companion to Children’s Literature, Oxford University Press, 1984, p. 246.
- [3]
G. A. Henty, The Young Franc Tireurs and their Adventures in the Franco-Prussian War, Londres, Humphrey Milford, Oxford University Press, 1925, p. 3 n.m. Cette préface, non datée, est postérieure à 1881 car elle contient des références à deux volumes parus cette année-là. Désormais, les références à cette édition seront indiquées dans le texte par le numéro de la page.
- [4]
Dans The Travelogue Storybook of the Nineteenth Century (Boston, The Horn Book, 1950, 69 p.), Virginia Haviland consacre un chapitre à la romancière (p. 33-40).
- [5]
E. W. Champney, Three Vassar Girls in France. A Story of the Siege de Paris, Boston, Estes and Lauriat, 1888, p. 123. Désormais, les références à cette édition seront indiquées dans le texte par le numéro de la page.
- [6]
Émile Zola, La Cloche, 23 mai 1872, cité dans Souvenirs d’un blessé. Miss Clifton, Michel Lévy, 1872, p. 333.
- [7]
Pierre Laborie, « La défaite : usages du sens et masques du déni », dans Penser la défaite, Patrick Cabanel et Pierre Laborie dir., Privat, 2002, p. 11.
- [8]
Charles Guyon, « Le franc-tireur Kolb », Souvenirs de 1870-1871, H. Lecène et H. Oudin, 1890, p. 13.
- [9]
Ibidem.
- [10]
Ibidem, p. 14.
- [11]
Émilien Carassus, « Rapport », dans Les Écrivains français devant la Grande Guerre et devant la Commune, Madeleine Fargeaud et Claude Pichois dir., Armand Colin, 1872, p. 19.
- [12]
Charles Guyon, « Le franc-tireur Kolb », éd. cit., p. 14.
- [13]
G. Bruno, Les Enfants de Marcel : instruction morale et civique en action. Livre de lecture courante. Cours moyen. Avec plus de deux cent cinquante gravures instructives pour les leçons de choses, Paris, Eugène Belin, 1887, p. 15.
- [14]
Émile Zola, La Cloche, op cit., p. 333.
- [15]
Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), éd. cit., p. 64.
Pour citer cet article
Isabelle GUILLAUME, "Regards croisés, anglais, américain et français, sur la guerre de 1870‑1871", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/isabelle-guillaume-regards-croises-anglais-americain-et-francais-sur-la-guerre-de-1870%e2%80%911871/, page consultée le 15 Octobre 2024.