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José de Alencar, le premier anthropophage moderne

ARTICLE

Dans un essai de 1980, le poète, essayiste et traducteur brésilien Haroldo de Campos propose une nouvelle lecture de l’historiographie brésilienne, fixant ses débuts au XVIIe siècle, à l’aune de la figure du poète Gregorio de Matos Guerra. Cette vision à l’encontre de la proposition académique nationale, selon laquelle la littérature brésilienne est un sous-produit de la littérature portugaise, cette dernière dérivant à son tour de la littérature française dominante depuis la Renaissance, est manifeste dans le titre de l’essai d’Haroldo de Campos : « De la raison anthropophagique : dialogue et différence dans la culture brésilienne » [1] . D’après lui, la littérature brésilienne n’a jamais été « infans », elle est née « parlant le baroque », et sa première manifestation est celle de Gregorio, « le premier anthropophage expérimental de [notre poésie] » [2] , selon le mot de Augusto de Campos, son frère, membre également du groupe concrétiste noigandres. Le processus de formation de cette littérature s’effectue donc, comme pour toutes les littératures émergentes, grâce à ce que le critique appelle, après Oswald de Andrade, l’anthropophagie, l’ingestion de la littérature étrangère à travers la traduction.

Haroldo de Campos fonde sa démonstration sur la conceptualisation exposée dans le poème « Poésie Bois-Brésil » de Oswald de Andrade, figure de proue du mouvement moderniste : l’assimilation par l’espèce brésilienne de l’expérience étrangère réinventée, dans des termes propres, avec des « qualités locales qui donnent au produit un caractère autonome en lui conférant la possibilité de fonctionner à son tour, dans une confrontation internationale, comme produit d’exportation ». [3]

Il s’agit pour nous d’illustrer le processus de formation de la littérature brésilienne constituée par la traduction-transformation de la littérature étrangère, dans le cas présent, française, et de tenter de définir le concept d’anthropophagie qui semble se distinguer des phénomènes d’intertextualité présents dans toute la littérature. On s’intéressera moins à l’évolution du courant baroque vers le moderne qui le récupère, qu’à la formation d’une « langue » brésilienne métissée, entre l’héritage et le substrat tupiguarani, revendiquée par les artistes de la modernité brésilienne.

C’est à Oswald de Andrade, poète, critique, et grande figure du Modernisme brésilien (lequel débute avec la Semaine d’Art Moderne, qui va du 13 au 17 février 1922) – événement qui marqua le début de l’anthropophagie comme revendication littéraire et culturelle brésilienne –, que revient la formulation et la théorisation du mot d’ordre : « Seule l’anthropophagie nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement » [4] ; il précise encore : « Nous avions la justice : codifier la vengeance. La science : codifier la Magie. L’anthropophagie : transformation permanente du Tabou en totem » [5] . Il va jusqu’à proposer la définition suivante :

L’anthropophagie est le culte rendu à l’esthétique instinctive de la terre nouvelle. C’est la réduction en des morceaux des idoles importées, pour permettre l’ascension à des totems raciaux. C’est la terre d’Amérique elle-même filtrant, s’exprimant à travers les tempéraments vassaux de ses artistes. [6]

Cette idée peut se traduire, chez Haroldo de Campos, par « la pensée de la dévoration critique du legs culturel universel » [7] ou encore, l’idée de l’assimilation sous l’espèce brésilienne de l’expérience étrangère.

Cette pensée, qui sera à l’origine d’un courant anthropophage, formellement identifiable, se caractérise à la fois par la rupture formelle, la technique du montage (à l’instar des peintres cubistes ou d’un Eisenstein), le dialogue assumé entre littératures. Il va de soi qu’Oswald de Andrade, connaisseur des littératures étrangères, s’inspire ici du passage de Montaigne sur les Cannibales (Essais I, XXX) où ces derniers, dont la violence est alors justifiée, sont comparés aux partisans de la Réforme. [8]

Cette littérature dialogique et transculturelle de type cannibale, qui se développe au Brésil dès le début XVIIe siècle, prendra progressivement forme jusqu’à aboutir au un manifeste déjà évoqué.

 

 

José de Alencar et Chateaubriand

Dans l’espace des échanges culturels planétaires entre « centre » et « périphérie », une attention particulière doit être accordée à l’écrivain brésilien José de Alencar (Céara, 1829 – Rio de Janeiro, 1877), parmi les plus populaires et prestigieux, encore aujourd'hui, des auteurs de la Modernité brésilienne. Comme Tolstoï, il porte en lui les contradictions de l’homme de ce siècle. Tout à la fois grand politicien conservateur et auteur d’une oeuvre importante à caractère national et social, Alencar incarne le mythe de l’origine du peuple brésilien mais aussi, par excellence, à travers sa propre création, les rapports entre l’Europe et le Brésil.

Au sein de cette oeuvre où essais critiques côtoient livrets d’opéra et romans, il faut mentionner le texte Iracéma, légende du Céara (1865), rédigé d’abord en vers puis en prose, qui illustre ce que Bakhtine appelle « la construction de nouveaux genres narratifs, dans la formation d’hybrides stylistiques » [9] , ou, pour le dire autrement, l’appropriation de l’altérité. Dans ce texte éloigné des canons de l’époque, fiction hautement poétique par laquelle Alencar, féru de littérature française, semble répondre à l’Atala de Chateaubriand, la traduction tient une place essentielle. Conçu à l’origine comme un long poème, le roman renverse la diégèse du récit français tout en lui proposant une antithèse formelle. Ici, la vierge indienne et païenne sacrifie sa virginité en séduisant le guerrier portugais chrétien après l’avoir ensorcelé avec la liqueur sacrée du palmier-jurema. De cette union naît Moacyr, le premier métis, que l’Indienne enfante seule dans la forêt une fois le guerrier, rappelé à ses devoirs, reparti vers la Cour.

À travers une musicalité rare, Alencar intègre des termes tupi-guarani à une nouvelle syntaxe et fournit, quoique de façon encore métaphorique, ce qui constituera le modèle de la poésie moderniste de Oswald de Andrade. Son récit manifeste la transformation du modèle diégétique dans une langue toujours en évolution : la prose naît poème et redevient poème.

Quant à Châteaubriand, il compte, avec Hugo et Balzac, parmi les auteurs les plus connus des écrivains brésiliens du siècle : si José de Alencar les a lus dans le désordre [10] , il est probable qu’il les ait lus directement en français. Il s’agit donc ici d’imitatio plus que de traductio, bien que cet élément soit fortement présent aussi dans l’oeuvre brésilienne.

Iracéma est le produit d’un processus de découverte, dans un premier temps, et de riposte anti-coloniale, dans un deuxième temps. Chateaubriand tentait, à travers Les Natchez [11] , moins d’exalter l’innocence de l’homme primitif que d’argumenter contre les hommes de son temps, tandis qu’Alencar semble faire du Brésil « une sorte de décor sauvage où, une fois les Portugais expulsés, régneraient des capitaines hautains, seigneurs de la terre… (et les Indiens, ajouterait-on) tous libres et fidèles jusqu’à la mort » [12] : en d’autres termes, le pays aurait été le lieu d’un retour à une époque idéalisée, l’époque préindustrielle.

Il est vrai que le thème de la chrétienne éprise d’un païen n’est pas neuf : c’est celui de la Zaïre de Voltaire ou des Incas de Marmontel. De même, le retour à la vie sauvage de Chactas n’est pas sans rappeler le Hottentot de Rousseau dans le Discours sur l’Inégalité. Le préfacier d’Atala rappelle aussi les similitudes de l’oeuvre avec les amours de Paul et Virginie, que Chateaubriand « savait par coeur ». [13]

Le succès d’Atala est davantage dû à sa forme et à son style, mélange savant de spiritualité et de beautés naturelles, combinées avec ce que Racine aurait appelé « une action simple et chargée de peu de matière » [14] . Phrases simples et harmonieuses, prosodie musicale et personnages attachants expliquent alors l’immense succès de cette oeuvre, dont l’influence sur les Français installés au Brésil (Taunay, Debret, Montigny, Pradet) a permis aux Brésiliens de réévaluer leurs liens avec leur propre réalité, avec leurs compatriotes comme avec la culture française.

Quoi qu’il en soit, ce succès a dû stimuler des écrivains brésiliens comme José de Alencar et Gonçalves Dias (autre auteur indianiste brésilien) qui cherchaient leur inspiration dans un passé mythique capable de subsumer un idéal romantique anti-bourgeois. De la sorte, les romantiques brésiliens ont opéré un retour à la nature, à la fois fuite dans le passé et réinvention du bon sauvage : ces éléments sont présents dans la prose poétique d’Atala.

 

 

Iracéma : un texte bilingue

Dans Iracéma, le schéma diégétique conçu par Chateaubriand est renversé, on l’a dit : Iracéma est la païenne ; c’est l’indienne vestale qui tombe amoureuse du guerrier chrétien portugais venu se battre au côté des Indiens Potiguaras contre les Tabajaras, la tribu de la vierge. Son statut l’empêche de s’unir au guerrier, qui, bien que fortement épris d’elle, ne peut consumer son amour. Iracéma, pourtant gardienne du temple, vierge et tabou, séduit Martin durant son sommeil, après l’avoir préalablement drogué : ceci entraînera la foudre de Toupan, dieu des Tabajaras, et sa punition. Le premier Brésilien, métis, né de cet amour (Moacyr, déjà cité), est récupéré auprès de sa mère mourante et emmené au Portugal. [15]

Comme Chateaubriand (dont le récit est toutefois bien plus fourni en détails botaniques), Alencar dira avoir tenté, à travers ses choix de concision et de simplicité, de parler dans la langue simple des sauvages. Celle-ci apparaît alors comme un modèle :

[…] la connaissance de la langue indigène est le meilleur critère pour la nationalité de la littérature. Il nous procure non seulement le véritable style, comme les images poétiques du sauvage, ses manières de penser, les tendances de son esprit jusqu’aux moindres particularités de sa vie. C’est dans cette source que doit boire le pète brésilien ; c’est de là qu’il sortira le véritable poème national, tel que je l’imagine. [16]

Selon Haroldo de Campos, Iracéma représente « le recul archéographique vers la pré-histoire du roman bourgeois, en-deçà de l’épique, pour le fond rituel du mythe et de la légende, la pré-histoire folklorique du romanesque, le UR-EPOS » [17] . En présentant son œuvre comme « un mythe de l’origine », Alencar renvoie à l’enfance historique du peuple brésilien qui se traduit dans son texte par la simplicité de la fable écrite dans une langue « primitive », une langue brésilienne.

Mais ce qu’Alencar propose en dernière instance, dans une tentative très innovante et à la différence de Chateaubriand, est un texte bilingue où le tupy, langue des Indiens, dialogue avec le portugais. Il s’agit en quelque sorte d’une traduction de la réalité brésilienne, l’auteur devenant le médiateur de cette réalité. Ce faisant, il contribue à « brasilianiser » l’idiome, le libérant du portugais vernaculaire officiel. En quelque sorte, le livre se présente comme mimétique de lui-même, le Portugais est vaincu par l’Indienne comme la langue dominante est envahie et métissée par le parler brésilien.

Haroldo de Campos place ainsi Alencar dans la modernité, jugeant qu’il va plus loin que Chateaubriand. Dans un double processus traductif, Alencar transpose la prose de l’écrivain français en portugais mais oeuvre en même temps en tant que traducteur, en le traduisant en « brésilien » mêlé de « tupynismes ». De Campos se réfère ici encore aux analyses de Bakhtine, pour qui « la prose romanesque européenne naît et s’élabore dans un processus de traduction libre (transformation) des oeuvres d’un autre » [18] , ce qui suppose aussi la translation des vers épiques en prose.

Enfin, selon de Campos, si la prose d’Iracéma peut paraître « monologique » en tant qu’apparentée à l’épique, elle n’en est pas moins une oeuvre exponentielle au plan du signifiant. En effet, le texte d’Alencar, la « légende du Céara » se laisse traverser par la polyphonie au moyen de l’introduction d’une langue « en état sauvage », le portugais, parsemé d’indianismes, que la traduction française a conservés. Le critique parle donc d’une « razzia barbarisante » qui sape la pureté de l’idiome dominant et civilisé, et qui le plie à la fantaisie étymologique. Par conséquent, si Chateaubriand « civilise » la langue indienne, Alencar procède à une « tupinisation » du portugais, en allant à la source du peuple brésilien.

Tel un anthropophage, Alencar ingère Chateaubriand en ce qu’il l’imite pour donner l’impulsion d’un double mouvement littéraire : formation d’une culture nationale, d’une part, passant par le thème de l’Indien, réalité indiscutable au Brésil et représentée par une langue déviante, « incorrecte » selon les paramètres portugais ; création d’une langue poétique et musicale, d’autre part. De là son influence considérable sur la littérature moderne et contemporaine, notamment chez un écrivain moderniste comme Mario de Andrade (auteur de Macunaima /Macounaïma [19] ) et chez l’un des plus célèbres prosateurs de la littérature brésilienne, Guimaraes Rosa (auteur de Meu tio o Iauaretê /Mon oncle le jaguar [20] ). Pour reprendre les propos d’Haroldo de Campos, « c’est sur le plan du signifiant […] que le texte de la ‘légende’ alencarienne se laisse traverser par le ‘polyphonisme’ au sens bakhtinien du terme » : « Alencar se comporte comme un traducteur qui aspire à la radicalité, rendant étranger le portugais canonique par le flux du paradigme tupi ». [21]

Ainsi Alencar, en s’attachant à lancer les bases d’une littérature nationale distincte de celle de la Métropole, utilise le modèle de cette dernière pour mieux le détourner, dans une attitude ironique caractéristique de la Modernité.

Notes

  • [1]

    Haroldo de Campos, « De la raison anthropophagique », in La Lettre Internationale, n° 20, printemps 1989, pp. 45-47 (tr. Inês Oseki-Dépré).

  • [2]

    Ibidem.

  • [3]

    Haroldo de Campos, Une Poétique de la radicalité. Essai sur la poésie d’Oswalde de Andrade, tr. Antoine Chareyre, Dijon, Les presses du réel, 2010, p. 45.

  • [4]

    Oswald de Andrade, Anthropophagies, tr. Jacques Thiriot, Paris, Flammarion, 1982, p. 267.

  • [5]

    Ibidem.

  • [6]

    Ibid., p. 289.

  • [7]

    Haroldo de Campos , « Da razão antropofágica : diálogo e diferença na cultura brasileira », Metalinguagem e outras métas, SP, Perspectiva, 1992, p. 234 (tr. Inês Oski-Dépré).

  • [8]

    Ou trouve aussi la métaphore de l’anthropophagie sous la plume de Joachim Du Bellay dans la Défense et illustration de la langue française : « Imitant les meilleurs auteurs grecs, se transformant en eux, les dévorant et après les avoir bien digérés, les convertissant en sang et nourriture », Angers, Imprimerie Victor Pave, 1841, p. 14.

  • [9]

    Mikhaïl Bakhtine, « Du discours romanesque », Esthétique et théorie du roman, traduction Daria Olivier, Paris, NRF/ Gallimard, 1975, p. 83.

  • [10]

    Voir José de Alencar, cité par Cavalcanti Proença, Iracema- édition critique, S.P., Edusp, p. 101 (tr. Inês Oseki-Dépré).

  • [11]

    Auquel Atala et René étaient rattachés primitivement.

  • [12]

    Alfredo Bosi, Historia concisa da literatura brasileira, São Paulo, Cultrix, 1975, p. 151 (tr. Inês Oseki-Dépré).

  • [13]

    Préface Gérard Gengembre, René et Atala, Paris, éditions Pocket Classiques, 2009.

  • [14]

    Première préface de 1670, Britannicus, Jean Racine.

  • [15]

    Sur la quatrième de couverture de l’édition française, on peut lire ceci sous la plume du poète Haroldo de Campos: « Contrairement à Atala de Chateaubriand, Iracéma n’est pas une donzelle passive reconvertie au christianisme mais une tigresse en ‘état de nature’ qui drogue son guerrier portugais avec la liqueur de juréma et le séduit durant son sommeil. Elle sera punie par la fatalité pour avoir enfreint l’interdit de la tribu ».

  • [16]

    Lettre au Dr. Jaguaribe, 1865, in Iracéma, Légende du Céara, trad. Inês Oseki-Dépré Aix-en-Provence, Alinéa, 1985, p. 112.

  • [17]

    Haroldo de Campos, « Iracema : uma arqeografia de vanguarda », in Metalinguagem & outras metas, S.P., Perspectiva, p. 143 (tr. Inês Oseki-Dépré).

  • [18]

    Voir Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 159.

  • [19]

    Mario de Andrade, Macunaïma, ou le héros sans caractère, traduction Jacques Thiriot, Paris, Stock, 1996.

  • [20]

    Guimaraes Rosa, Mon Oncle le jaguar, tr. Jacques Thiriot, Paris, Albin Michel, 1998.

  • [21]

    Haroldo de Campos, « Iracema : uma arqeografia de vanguarda », op. cit., p. 132.