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L’Europe en guerre vue par un républicain espagnol (d’origine franco-allemande) : le théâtre d’exil de Max Aub

ARTICLE

Peu connu en France, l’écrivain de langue espagnole Max Aub est l’auteur d’une œuvre littéraire considérable et précieuse pour qui s’intéresse à l’expérience de la guerre EN littérature. Ses écrits narratifs et dramatiques, ses journaux et essais embrassent l’histoire du XXe siècle dont il a été un témoin et un acteur engagé, souvent balloté du fait de ses origines, des circonstances de sa vie et, surtout, des guerres successives qui ont marqué l’Europe [1] . À elles seules, la vie et l’œuvre de Max Aub, indissociables en l’occurrence, rendent compte d’une étonnante diversité de points de vue et d’expériences de la guerre, particulièrement perceptible dans son théâtre, dont il met à profit les qualités dialogiques pour incarner la complexité du moment historique. En effet, l’œuvre dramatique de Max Aub est majoritairement un théâtre d’actualité, qu’il s’agisse de celui qu’il écrivit pendant la guerre civile espagnole ou de ses pièces d’exil. Dans cette production, les œuvres composées entre 1941 et 1944 nous intéressent particulièrement pour le regard qu’elles portent sur l’actualité immédiate de l’Europe en guerre, ou plutôt « en guerres ». Car ce sont deux guerres différentes qui dialoguent sans cesse dans le théâtre de Max Aub : la guerre civile espagnole et la seconde guerre mondiale, qui sont chez lui les deux faces inséparables d’une même vision kaléidoscopique, lucide et critique de l’Europe en conflit.

Ce point de vue original sur l’Europe en guerre trouve sans doute peu d’équivalents contemporains, tant la situation d’énonciation de cet auteur de langue espagnole semble concentrer les paradoxes des guerres européennes, Max Aub étant un citoyen espagnol d’adoption, plus tard naturalisé mexicain, d’origine juive, né d’un père allemand et d’une mère française dans les premières années du XXe siècle. Ainsi, sa vision de la seconde guerre mondiale échappe à tout déterminisme national et patriotique pour mettre en scène une sorte « d’Internationale » des citoyens européens qui, comme lui, n’ont plus de patrie possible sur le vieux continent :

Apenas si existe otro escritor europeo del pasado siglo que represente la dimensión migratoria de Europa de una forma tan intensa y obsesiva como Max Aub, quien hablaba el español con un fuerte acento, pero que como lengua para su escritura no eligió la materna (el francés), ni la paterna (el alemán), sino la lengua del exilio [2]

Il n’est pas sûr qu’il existe un écrivain européen du siècle passé qui incarne la dimension migratoire de l’Europe de manière aussi intense et obsessionnelle que Max Aub, qui parlait l’espagnol avec un fort accent, mais qui pour son écriture a choisi non pas la langue maternelle (française) ni la paternelle (allemande), mais la langue de l’exil.

Le théâtre qu’il écrit alors puise largement dans son expérience personnelle de la guerre et pose un regard décentré et distancié sur les conflits européens, mettant en accusation non seulement l’Espagne franquiste, l’Allemagne et ses alliés mais aussi les pays du camp adverse, en particulier son pays natal, la France. De ce cycle consacré à la guerre écrit entre 1941 et 1944, je mentionnerai trois pièces emblématiques pour donner une idée de ce que Max Aub appelle son « retablo de la Pasión [3]  » des années de guerre, avant de centrer mon analyse sur l’une d’entre elles.  La première, San Juan, est une tragédie écrite en 1942 qui met en scène des Juifs fuyant le nazisme pendant l’été 1938, enfermés dans un navire marchand que tous les ports refusent d’accueillir et qui se termine tragiquement par le naufrage du bateau. La seconde, El Rapto de Europa [4] , de 1944, se situe à Marseille en 1941. Margarita, une Américaine, vient en aide à des réfugiés de toute l’Europe souhaitant embarquer pour l’Amérique, fuyant cette Europe prise en otage par le fascisme, « rapt » auquel renvoie la référence mythologique du titre. L’action se situe presque exclusivement dans une chambre de l’Hotel Europa occupée par Margarita, seul espace de refuge pour ceux qui s’y croisent. Enfin, Morrir por cerrar los ojos [5] , également de 1944, est une chronique théâtrale de la France ordinaire et du sort de émigrés espagnols à la veille de la capitulation face à l’Allemagne en 1940. On y voit les lâchetés de tout un chacun au sein d’une intrigue mettant en scène deux frères ennemis espagnols incarnant des attitudes opposées devant la guerre. Ainsi, ce que propose Max Aub dans son théâtre d’actualité, ce n’est pas tant la chronique des années de guerre que la critique implacable des peuples et des dirigeants européens devant la montée du fascisme et du nazisme.

Mon propos tentera donc de mettre en valeur la complexité de la vision de la guerre proposée par le théâtre de Max Aub ainsi que sa puissance critique et sa lucidité historique. Je me centrerai sur la tragédie San Juan, dans la mesure où elle est plus symbolique et par conséquent plus universelle que les deux autres pièces. La cale du navire San Juan, seul lieu de l’action, porte en elle aussi bien les camps de concentration des réfugiés espagnols en France que les camps d’extermination nazis, ainsi que l’espace de plus en plus resserré réservé par la guerre aux indésirables de l’Europe dont Max Aub faisait partie.

Max Aub, paria de l’Europe

Les origines et le destin de Max Aub, pris dans le mouvement de l’histoire du début du XXe siècle, en font un apatride, un citoyen à l’identité impossible. Il s’agit là d’un aspect essentiel pour la lecture de son théâtre qui nécessite ce détour biographique. Il est né en 1903 à Paris, d’une mère française et d’un père allemand, tous deux d’origine juive, non pratiquants. La famille quitte la France au début de la première guerre mondiale pour rejoindre l’Espagne. Au moment de la guerre d’Espagne, le jeune intellectuel, qui a adopté la nationalité espagnole, s’engage dans le camp républicain, animant un des principaux groupes de Teatro de guerra dans la région de Valence, « El Búho » (Le Hibou). Cette troupe, comme de nombreuses autres à ce moment-là, joue sur le front, dans les villages, à l’arrière, des pièces de propagande destinées à soutenir les combattants antifascistes. Max Aub écrit alors plusieurs pièces « d’urgence » pour alimenter le répertoire de la lutte républicaine [6] . En février 1939, il traverse les Pyrénées pour rejoindre la France.

Ainsi, au début de la seconde guerre mondiale, Max Aub n’a pas de « patrie » réelle ni de refuge possible en Europe. La patrie du père est celle des nazis, qui non seulement persécutent les Juifs mais ont soutenu les forces franquistes entre 1936 et 1939 ; le pays d’adoption et patrie linguistique, l’Espagne, est passée aux mains des forces nationalistes du général Franco. Quant à l’autre patrie possible, la France, elle s’est révélée un « espoir trahi [7]  » puisque Max Aub, victime en 1940 d’une dénonciation anonyme l’accusant d’être communiste, est conduit avec d’autres indésirables au stade Roland-Garros puis au camp de concentration Le Vernet d’Ariège où se trouvaient de nombreux réfugiés espagnols soupçonnés d’être des « rouges ». Il rend compte de cette expérience dans Morrir por cerrar los ojos, où un acte entier est consacré à la description du stade Roland-Garros rempli de tous les étrangers arrêtés par la police française. Cette tour de Babel européenne rassemble les plus généreux comme les plus lâches, avides de vendre leur prochain pour sauver leur peau. Dans ce stade comme dans le camp de concentration, auquel est consacrée une autre partie de la pièce, il n’y a plus de nationalité qui vaille, mais des attitudes face à la guerre qui délimitent d’autres camps que ceux du conflit en cours. Entre deux séjours au Vernet, Max Aub obtient une permission qui lui permet d’aller à Marseille, expérience dont il tire El Rapto de Europa. En novembre 1941, il est déporté dans le camp de travail forcé de Djelfa en Algérie, subissant la traversée traumatisante de la Méditerranée à bord d’un navire marchand, le Sidi Aicha, événement en partie transposé dans sa tragédie San Juan. Il parvient finalement à s’échapper et à embarquer pour le Mexique où il arrive en octobre 1942, pour un exil qui durera jusqu’à sa mort en 1972 [8] . L’écriture de San Juan date de cette traversée et de l’arrivée à Veracruz : on ne peut guère être plus « en situation » que l’était Max Aub en écrivant sa tragédie.

Chassé de divers pays européens comme allemand, comme juif, comme républicain espagnol, comme communiste, c’est avec le regard d’un déporté, d’un exilé sans autre port d’attache que la langue espagnole qu’il a adoptée pour écrire, que Max Aub met en scène le conflit en cours. La distance à la fois géographique, affective et politique avec les acteurs principaux de la guerre ouvre la voie à une dramaturgie kaléidoscopique où les perspectives différentes et opposées se croisent et s’affrontent.

Un regard kaléidoscopique sur la guerre : le jeu des points de vue dans San Juan

C’est toute l’Europe en guerre, dans sa diversité et sa complexité, qui se trouve représentée dans le théâtre d’exil de Max Aub. L’auteur prend soin de ne pas se situer dans un camp ou dans un autre, mais sur un autre plan, celui des valeurs morales humanistes et, on le verra, socialistes. En ce sens, il s’agit d’un théâtre politique mais non engagé dans le conflit, dont au contraire il se « désengage » jusqu’à parfois en mettre tous les acteurs sur un pied d’égalité troublant. La tragédie San Juan met en scène un « peuple » juif venu de l’Europe entière, embarqué pour fuir le nazisme. La liste des personnages propose une quarantaine de figures individualisées, mais le cargo compte environ six cent passagers, de toutes classes sociales et origines : Allemagne, Pologne, Europe centrale, Espagne, Moyen-Orient etc.

On est d’abord frappé par la volonté manifeste du dramaturge d’échapper au manichéisme et à un discours de victimisation universelle du peuple juif. Les Juifs du San Juan ne sont ni meilleurs ni pires que les autres Européens. Dès le début de la pièce, certains sont mis en parallèle avec leurs bourreaux allemands lors d’une scène qui veut montrer l’intolérance religieuse d’un père et d’une mère de famille. Au cours des trois mois d’errance du navire à la recherche d’un port où débarquer, la jeune Sonia est tombée amoureuse d’un officier du bord, non juif, qui s’apprête à la demander en mariage. Ses parents la fustigent pour la honte que représenterait cette union, devant le jeune communiste Leva, témoin de la scène, qui en relève la teneur paradoxale :

LIA [madre] – Nunca ! Lo oyes ? Nunca ! Nunca consentiremos mezclarnos con herejes.

LEVA (saliendo por la parte oscura) – Os dais cuenta de que predicáis lo mismo que nos tiene aquí ? […] No ha oído nunca este grito ? « ¡No consentiremos que nuestra sangre se mezcle con otra impura ! » No le suena ?

LIA – Y qué tiene que ver ? ¡Lo nuestro es de siempre !

LIA [la mère] – Jamais, tu m’entends ? Jamais nous n’accepterons de nous mélanger à des hérétiques !

LEVA, sortant de l’ombre – Vous vous rendez-compte que vous prêchez précisément ce qui nous a conduits ici ? […] Vous n’avez jamais entendu ce cri ? « Nous n’accepterons pas que notre sang se mélange à un sang impur ! » Ça ne vous dit rien ?

LIA Mais qu’est-ce que ça a à voir ? Chez nous, c’est depuis toujours [9] ! »

Bien sûr, le communiste Leva est le personnage héroïque de la tragédie et en dénonçant à travers lui l’intolérance religieuse, Max Aub relaie la propagande socialiste. Mais là encore, la pièce évite une position dogmatique, car la présence de la religion, dénoncée dans cette scène pour ses excès, imprime au dénouement une dimension rituelle. La prière du Rabin, à la lumière d’une seule bougie, clôt la tragédie sur une tonalité lyrique et spirituelle, rappelant l’homme à son humble condition et invitant le spectateur, au-delà de ses convictions diverses, à un recueillement partagé :

(La luz se apaga. En el fondo de la bodega, el Rabino enciende una vela. El buque, por el balance de la gente, parece moverse de derecha a izquiera y viceversa.) En la bodega.

RABINO – (Job, IX, 2-12) ¿Y como se justificara el hombre con Dios ? []

(Se apaga la vela. Suben los ruidos y al momento cesan. Oscuridad, silencio.)

VOZ DEL RABINO (Salmo, LXXVII, 39) Y acórdosăe que eran carne; soplo que va y no vuelve.

(Silencio absoluto. A los diez segundos, cae el telón.)

La lumière s’éteint. Dans le fond de la cale, le Rabin allume une bougie. Le navire, avec le balancement des gens, paraît balancer de droite à gauche et vice-versa. Dans la cale.

RABIN – (Job, IX, 2-12) Et comment l’homme se justifiera-t-il devant Dieu ? […]

La bougie s’éteint. Les bruits augmentent puis cessent tout à coup. Obscurité. Silence.

VOIX DU RABIN – (Simon, LXXVII, 39) Et il se souvint qu’ils étaient chair ; souffle qui passe et ne revient pas.

Silence complet. Au bout de dix secondes, le rideau tombe [10] . »

S’il y a dans cette œuvre un certain manichéisme, ce n’est donc pas entre les « camps » créés par la guerre, ni entre les nations, ni même entre les peuples représentés. Même les oppositions idéologiques, si elles sont réelles – le personnage du Banquier est un repoussoir tout à fait caricatural –, ne sont pas exemptes de nuances, comme on le voit sur la question de la religion. Le partage entre les personnages est essentiellement moral, Max Aub tentant de se placer sur un autre plan que celui d’une situation de guerre qui oblige les individus à se déterminer malgré eux.

Les déterminismes du conflit sont en effet présentés comme schématiques, ne cadrant pas avec des histoires individuelles complexes. Aub s’efforce de montrer la confusion créée par une guerre qui rappelle les hommes à une identité, une nationalité, une religion ou une « race » assignées, notamment à travers le personnage du jeune Carlos. Caractérisé par son agressivité et son impulsivité, Carlos incarne une identité impossible. Il est juif par ses parents mais sans conscience de ses origines ni désir de s’y référer. Il se trouve cependant à cause d’elles prisonnier du San Juan, alors que sa vie était en contradiction complète avec ce statut de « juif » que lui impose l’histoire : joueur de football dans une équipe centre-européenne, Carlos est blond, robuste, grand, il a tout du physique « aryen », le corps et l’esprit sportif, etc. Avant de sombrer avec les autres, il ne saura que hurler le cri de ralliement de son club de football. Ses contradictions intérieures le conduisent à exprimer sa colère en des termes d’une extrême violence envers ses compagnons après une tentative ratée d’évasion, accusant les Juifs de se complaire dans le fatalisme :

Os vais a dejar llevar de nuevo al matadero. […]. ¡Y vosotros, satisfechos con vuestra costra de miseria, pensando que es una marca del Señor ! […] Cuanto más os insultan, más os hundís en vuestra miseria. Os encenagais de propia compasión. ¡Puercos, alzaos !¡Gritad, incapaces ! ¡Muertos impotentes ! Tanto os pesa vuestro Dios que no os podéis mover ?

Vous allez encore une fois vous laisser mener à l’abattoir. […] Et vous, satisfaits de votre manteau de misère, comme si c’était une marque du Seigneur ! […] Plus on vous insulte, plus vous vous enfoncez dans votre misère. Vous vous complaisez dans la boue de votre propre compassion ! Porcs, prétentieux ! Criez, incapables ! Morts impuissants ! Votre Dieu vous pèse tant que vous ne pouvez pas bouger [11]  ?

La violence de ces propos peut choquer si l’on réfléchit au contexte de publication de la pièce. Il est en effet difficile d’entendre un tel discours culpabilisant sur les Juifs, même porté par un personnage de théâtre peu sympathique, alors que l’on sait qu’au moment de la publication de la pièce, les camps d’extermination étaient en place. La question se pose de savoir dans quelle mesure Max Aub était informé de la « solution finale ». Il affirme plus tard que sa tragédie a été écrite en décembre 1942 et qu’il ignorait à ce moment-là la réalité des camps d’extermination, tout en disant que s’il l’avait su, il n’aurait pas pour autant modifié sa pièce [12] . Il est probable, au moins, que Max Aub connaissait les cas réels de bateaux remplis de Juifs refusés de ports en ports. Arie Vincente, dans son ouvrage Lo Judío en el teatro español, mentionne notamment le cas du navire « Flandre » qui fit escale à Veracruz, où l’on accueillit des réfugiés politiques espagnols et d’où l’on renvoya les Juifs allemands qui composaient le reste des passagers [13] .

La multiplicité des voix propre à l’écriture théâtrale sert ainsi la tentative du dramaturge de mettre en scène la diversité des attitudes possibles face à la guerre et au nazisme, y compris les plus improbables. Cela va parfois jusqu’à l’humour noir, lorsque Aub donne brièvement la parole à un pauvre juif nommé Lazare qui déclare du haut de sa tragique naïveté : « Por qué será Hitler antisémita ? Qué le hemos hecho ? Porque si no fuera antisémita, yo no tendría nada contra él [14] » [« Pourquoi Hitler est-il antisémite ? Que lui avons-nous fait ? Parce que s’il n’était pas antisémite, je n’aurais rien contre lui. »]. La bêtise d’une telle remarque, en soulignant l’aveuglement des individus, nourrit d’une certaine manière le tragique par l’absurde. Une autre anecdote, elle aussi d’un goût discutable, confirme la vision kaléidoscopique de la pièce. Alors que le bateau est toujours en attente de son sort près d’un port d’Asie Mineure, un Noir monte à bord et se trouve devant une vieille juive, Sara, en train de coudre. Il lui demande si elle est bien juive, et sa réponse positive le déçoit fortement. Il vient en effet de perdre un pari et s’en explique avec un accent africain très marqué :

NEGRO – Me dijelon que elan como todos. Yo no lo podía cleel. Polque, si son como todos, pol qué no los habian de dejal desembalcal, no ?

SARA – Qué creía que éramos ?

NEGRO tras una duda, vergonzosamente – Neglos…

LE NOIR – On m’a dit que vous étiez comme tout le monde. Je ne pouvais pas le cloile. Palceque, si vous êtes comme tout le monde, poulquoi on ne vous laisselait pas débalquer, hein ?

SARA – que croyiez-vous que nous étions ?

LE NOIR après un doute, honteux – des Noils [15] . »

Max Aub insère dans sa tragédie une sorte de « blague juive » faite par un Noir, lui-même relativement caricatural de naïveté et d’africanité… Quel que soit le mauvais goût de cette scène, elle n’en reste pas moins, au sein de la tragédie des Juifs, un rappel de la condition faite aux Noirs par les pays européens, tissant un lien ténu entre les victimes historiques des impérialismes de tous ordres, bien au-delà des alliances de circonstance.

San Juan propose finalement un point de vue relativement paradoxal. Une tragédie dont on attendrait qu’elle vise avant tout, en mettant en scène des Juifs condamnés à mort, la barbarie de la doctrine hitlérienne et du régime nazi, s’en désintéresse et prend pour cible principale les pays du « monde libre ». En effet, la situation qui conduit les Juifs du San Juan à la mort est la suivante, résumée par Carlos : « La URSS no admite más que comunistas ; Francia, Inglaterra y América nos cierran sus fronteras a canto y lodo [16] . » [« L’URSS n’accepte que des communistes ; la France, l’Angleterre et l’Amérique nous ferment leurs frontières à double tour. »] Et les télégrammes échangés avec les parlements et consulats des uns et des autres pendant le dernier acte n’y changeront rien.

San Juan, un « J’accuse » contre l’indifférence des pays démocratiques

On ne trouve guère, dans San Juan, de longs discours délégués à des personnages porte-parole. Ceux-ci apparaîtront dans des pièces plus tardives comme Morrir por cerrar los ojos, où Max Aub livre un état de ses réflexions sur le naufrage de l’Europe. Dans la tragédie San Juan, écrite, comme on l’a dit, dans des conditions proches de celle des personnages de la fiction, c’est la situation dramatique elle-même et les échos historiques qu’elle suggère, le rôle symbolique de l’espace de jeu et du décor, qui amènent le constat évident du manquement des pays occidentaux. Octavio Paz écrira ainsi à propos de cette tragédie que « el destino, la fatalidad antigua, ha sido sustituida por dos potencias : el viejo, ciego mar y…la estupidez y ceguera de los gobiernos democráticos. Una fatalidad ciega y una fatalidad miope [17]  » [« Le destin, la fatalité antique, a été remplacé par deux puissances : la vieille, aveugle mer et… la bêtise et l’aveuglement des gouvernements démocratiques. Une fatalité aveugle et une fatalité myope »].

C’est tout d’abord l’espace dramatique, la cale et ses doubles, qui porte le symbolisme critique de la pièce. Le décor est constitué par une coupe verticale d’un cargo de transports de chevaux sommairement aménagé pour des passagers sur trois niveaux reliés par un escalier. L’espace principal, la cale, est éclairé par la lumière venant de l’escalier. C’est donc un espace restreint, tout en verticalité et en profondeur – mais celle-ci est principalement constituée d’obscurité –, où se déroulent plusieurs actions simultanées et où l’intimité est impossible. La chaleur est étouffante, les passagers peinent à partager l’espace disponible et pendant la tempête du troisième acte, le travail du son rend encore plus prégnante la sensation de confinement, car les vagues viennent frapper violemment la coque du navire, secondées par les hurlements du vent et « el luchar desacompasado de los motores [18]  » [« la lutte des moteurs au rythme déréglé »].

Dans cette atmosphère qui renvoie symboliquement à l’Europe étouffée sous le joug du fascisme, la présence des couchettes rappelle le baraquement concentrationnaire. La cale du San Juan figure bien sûr les camps de concentrations allemands, mais aussi le stade Roland-Garros où Aub a été enfermé lors de son arrestation, ainsi que les camps de travail qu’il a connus en France et en Algérie. On y mène la même vie obscure et confinée, quémandant des vivres, vivant des amours clandestines, dans une attente sans objet. Enfin la cale est tout simplement l’espace Max Aub a imaginé son œuvre lors de sa déportation en Algérie depuis le Vernet, comme il le rappelle dans la dédicace initiale :

Si México, para mal de la dignidad humana, hubiese sido cualquier otro país, nunca hubiese podido escribir esta obra que vi, clara, maniatado en la bodega de un barco francés peor que este San Juan de mi tragedia […] [19]

« Si le Mexique, pour le malheur de la dignité humaine, avait été n’importe quel autre pays, je n’aurais jamais pu écrire cette pièce que j’ai vue, limpide, menotté dans la cale d’un navire français pire que le San Juan de ma tragédie […]. »

L’expérience personnelle de Max Aub en 1941 se superpose donc à celle de ces Juifs de 1938 ainsi qu’à celle des déportés en Allemagne, donnant à sa pièce une profondeur historique qui, là encore, accuse l’Europe en rappelant les moments historiques où elle s’est distinguée par son indifférence.

La profondeur de champ historique est donc le second élément dramaturgique, après l’espace scénique, qui porte la charge critique de la tragédie. Les moments historiques invoqués construisent l’image d’une histoire européenne marquée non seulement par la violence, mais surtout par l’inertie des pays d’Europe occidentale. Max Aub remonte par exemple, à travers le personnage d’une vieille Juive ukrainienne nommée Esther, à la longue histoire des pogroms de l’Est de l’Europe. Le monologue d’Esther joue sur le pathétique, donnant des détails sordides sur les horreurs auxquelles elle a assisté dans sa jeunesse en Ukraine, et rappelle aux autres qu’à ce moment-là, déjà, personne ne venait au secours des Juifs : « Y todavía os asombran de que no nos quieran acoger [20]  ? » [« Et vous vous étonnez encore qu’on ne veuille pas nous accueillir ? »] dit-elle ironiquement à ses compagnons. Pour elle, c’est simplement la suite logique de l’histoire telle qu’elle l’a toujours connue. Son discours se termine par l’évocation des cris des Juifs résonnant dans le vide des rues comme des chiens hurlant à la mort : « Son los judíos que chillan a muerte, los judíos [21] … » [« Ce sont les juifs qui hurlent à la mort, les juifs… »]. Suivent, pour renforcer le pathétique, le bruit de la sirène du bateau qui appareille pour le large et donc pour la mort, puis le rideau qui ferme le deuxième acte.

Mais c’est avant tout le spectre de la guerre d’Espagne qui hante San Juan ainsi que toutes les pièces de Max Aub consacrées à la Seconde Guerre mondiale. Les deux conflits y sont montrés comme les deux étapes d’une seule et même guerre, l’indifférence des pays occidentaux envers la première ayant entraîné logiquement leur faillite et leur lâcheté lors de la seconde. Dans le deuxième acte, tandis que le navire attend au port d’Istanbul l’autorisation débarquer ou l’ordre de repartir, on reçoit par télégramme la nouvelle de l’offensive républicaine de l’Èbre en Espagne. Alors que le San Juan est immobilisé par l’inertie des puissances auxquelles il demande de l’aide se déroule donc une bataille essentielle de la guerre civile espagnole, qui trouve un écho dans les personnages « positifs » de la pièce. Un groupe de jeunes gens, menés par le communiste Leva, va réussir à s’échapper du navire avant qu’il n’appareille, mais pas seulement pour fuir ce tombeau flottant : leur projet est de rejoindre les combattants républicains en Espagne et ils réussiront leur évasion. Aub ne sauve donc que ceux qui ne veulent pas se sauver eux-mêmes, qui refusent de se résigner à la passivité en décidant d’agir et qui ont conscience que la tragédie qui se joue actuellement en Espagne n’est que la prémisse à une catastrophe historique de plus grande ampleur.

Ce qui est dit dans San Juan d’une manière indirecte contre la doctrine de la « non-intervention » en Espagne est exprimé de façon beaucoup plus nette dans la dédicace de Morrir por cerrar los ojos quelques années plus tard. Il s’agit plutôt d’une « anti-dédicace » dans laquelle Aub fait de la « non-intervention » la faute originelle du naufrage européen :

A los desleales inventores y lacayos de la ‘no intervención’ empapados de tanta y tan noble sangre española, Neville Chamberlain, Édouard Daladier, Léon Blum, con el desprecio de todos y muestra de su fraude, que tan caro pagaron sur pueblos [22] .

Aux déloyaux inventeurs et laquais de la “ non intervention ” imbibés de tant de noble sang espagnol, Neville Chamberlain, Édouard Daladier, Léon Blum, avec le mépris de tous et la démonstration de leur traîtrise, que leurs peuples payèrent si cher.

Cette charge contre les « forces libres » trouve aussi son unité, dans San Juan, dans la mise en accusation du capitalisme, le système économique commun aux pays incriminés. La compagnie qui affrète le navire, sans autre visage que des télégrammes laconiques, est en effet un puissant agent de la fatalité dans cette tragédie, dans la mesure où elle a refusé avant le départ de prendre en considération le mauvais état du cargo. L’un des officiers se désole ironiquement : « Y pensar que los principales accionistas de la compañía son calvinistas [23] ! » [« Et dire que les principaux actionnaires de la compagnie sont calvinistes ! »]. Ainsi, l’avarice n’est pas du côté des Juifs selon le préjugé habituel, mais du côté des pays libéraux que la loi du profit conduit à l’indifférence. Le charbon fourni au port, de mauvaise qualité, va également participer au naufrage en grippant les machines. Les officiers, qui ne sont pas juifs et vont périr avec les autres, sont tout à fait conscients que l’attribution de ce mauvais combustible et le faible secours de la compagnie sont en relation directe avec la « qualité » de leur chargement, beaucoup moins rentable que les chevaux que transporte habituellement le navire.

 

San Juan – et le théâtre de guerre de Max Aub en général – apparaît bien comme un concentré « d’expériences croisées de la guerre » où l’auteur trouve, dans la forme théâtrale, l’ouverture dialogique nécessaire pour incarner une variété de points de vue qui traverse les frontières nationales, idéologiques et le partage des forces en présence. Il crée ainsi une vision de l’Europe en guerre non formatée, parfois dérangeante, à la mesure de la complexité du moment historique.

On peut également souligner qu’une des qualités principales de la tragédie San Juan est d’être assez universelle et symbolique pour que l’on puisse poursuivre les parallèles historiques mis en place par Max Aub et lui garder ainsi une actualité. La pièce, pour des raisons techniques et bien sûr idéologiques, n’a été mise en scène qu’à la fin des années 1990 en Espagne, dans une co-production entre le Centro Dramático Nacional et le Centre Dramàtic de la Generalitat Valenciana. Comme le rappelle l’éditeur de la pièce Manuel Aznar Soler, ce naufrage de migrants juifs en rappelle d’autres bien plus contemporains qui se multiplient depuis les années 1990 en Méditerranée, dans des conditions pires que celles du San Juan. Quant à la question de la « non intervention » dans le positionnement des pays occidentaux vis-à-vis des multiples conflits en cours, elle n’a pas fini d’être posée. Max Aub est pourtant très peu connu en France comme dramaturge, contrairement à ses contemporains comme Lorca ou Alberti. Bien sûr, la qualité artistique de ses œuvres n’atteint sans doute pas celle de ses illustres compatriotes, mais on peut se demander si l’une des raisons de son invisibilité dans notre champ littéraire ne réside pas dans la radicalité de sa critique envers la France. Une pièce comme San Juan, en tout cas, a vocation à être publiée en traduction française.

Notes

  • [1]

    Outre son théâtre dont il est question ici, on mentionnera parmi ses écrits narratifs l’important cycle El laberinto mágico, une fresque composée de six romans écrits entre 1939 et 1967 dans des circonstances diverses (camps de concentration, voyages en mer, exil), qui décrit tout le processus de la Guerre Civile espagnole, des premiers soulèvements jusqu’à l’exil des républicains, à travers différents protagonistes. Max Aub, El laberinto Mágico, t. 1-6 (Campo cerrado, Campo abierto, Campo de sangre, Campo francés, Campo del Moro, Campo de los almendros), Madrid, Alfaguara, 1979-1981. Traduit en français par Claude de Frayssinet, Le Labyrinthe magique, t. 1 à 6, Saint-Sulpice, Les Fondeurs de briques, 2009.

  • [2]

    Ottmar Ette, « El Occidente revisitado. Max Aub : escribir (desde) el movimiento », Revista de Occidente, Madrid, n° 265, juin 2003, p. 9-24, p. 11 (traduit de l’allemand par Elvira Gómez Hernández). Ma traduction. Consulté le 03/02/2015 sur l’URL : http://www.uni-potsdam.de/romanistik/ette/download/RdO-Ette.pdf

  • [3]

    Cité par Manuel Aznar Soler dans Max Aub, San Juan : tragedia, Sevilla, Renacimiento, 2006. Estudio introductorio y notas de Manuel Aznar Soler, p. 19.

  • [4]

    Max Aub, El Rapto de Europa : o siempre se puede hacer algo : drama real en tres actos, Mexico, Tezontle, 1946.

  • [5]

    Max Aub, Morir por cerrar los ojos, Sevilla, Renacimiento, 2007, coll. « Biblioteca del exilio ». Edición, introducción y notas de Carmen Venegas Grau.

  • [6]

    Voir Manuel Aznar Soler, « “El Buhó” : Teatro de la F. U. E de la Universidad de Valencia », in Dru Dougherty y María Francisca Vilches de Frutos (éd.), El Teatro en España entre la tradición y la vanguardía (1918-1939), Madrid, CSIC, Fundación Federico García Lorca, Tabapress, 1992, p. 415-427. Les pièces de guerre de Max Aub sont publiées dans Max Aub, Obras completas vol. VII-A, Primer teatro, Valencia, Biblioteca Valenciana, 2002. Edición crítica, estudio introductorio y notas por Josep Lluis Sirera.

  • [7]

    Gérard MALGAT, Max Aub y Francia o la esperanza traicionada, Sevilla, Renacimiento, 2007.

  • [8]

    Max Aub sera autorisé à revenir en Espagne en 1969, où il fera un court séjour pour récupérer sa bibliothèque personnelle à l’université de Valencia. Ce sera son seul retour en Espagne au cours de son exil.

  • [9]

    Max Aub, San Juan, op. cit., p. 120. Ma traduction, pour l’ensemble de l’article.

  • [10]

    Ibid., p. 180-181.

  • [11]

    Ibid., p. 144-145.

  • [12]

    Max Aub, « Al publicarse San Juan », Primer Acto, 52, mai 1964, p. 6-7. Cité par Manuel Aznar Soler, introduction à San Juan, op. cit., p. 21.

  • [13]

    Arie Vincente, Lo Judío el en teatro español, Madrid, Pliegos, 1991, p. 94.

  • [14]

    Max Aub, San Juan, op. cit., p. 121.

  • [15]

    Ibid., p. 128. La substitution du « l » au « r » dans la traduction correspond à celle opérée par Max Aub pour marquer l’accent africain du personnage.

  • [16]

    Ibid., p. 172. Notons que les sympathiques communistes d’Aub ne l’empêchent pas de condamner l’URSS au même titre que les autres puissances.

  • [17]

    Octavio Paz, Reseña crítica de San Juan, de Max Aub, El Hijo Prodigo, México, 5, 15 août 1943, p. 318-319.

  • [18]

    Max Aub, San Juan, op. cit., p. 159.

  • [19]

    Ibid., p. 95.

  • [20]

    Ibid., p. 153.

  • [21]

    Ibid., p. 155.

  • [22]

    Max Aub, Morir por cerrar los ojos, op. cit., p. 91.

  • [23]

    Max Aub, San Juan, op. cit., p. 148.

Pour citer cet article

Hélène BEAUCHAMP, "L’Europe en guerre vue par un républicain espagnol (d’origine franco-allemande) : le théâtre d’exil de Max Aub", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC

, URL : https://sflgc.org/acte/helene-beauchamp-leurope-en-guerre-vue-par-un-republicain-espagnol-dorigine-franco-allemande-le-theatre-dexil-de-max-aub/, page consultée le 22 Décembre 2024.