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ARTICLE
Ce texte se rattache à un projet de recherches intitulé « Traduire l’Angleterre : politiques de l’anglomanie, 1814-1848 » dont l’enjeu se situe autour de la traduction. Il y s’agit de la traduction telle qu’elle se représente, se décrit et décrit ses pratiques, d’elle-même, ou presque, durant cette période qui comprend la Restauration et la Monarchie de Juillet. Plutôt que des traductions en elles-mêmes, il y s’agit d’étudier leurs parages, à savoir les discours contemporains qui entourent la traduction (préfaces de traducteurs, notes, réception critique, etc.) mais aussi, au-delà de cet appareil para-traductif, de prendre en compte un corpus parallèle, né des rapports très particuliers entre la France et la Grande-Bretagne durant cette période. Ce corpus s’avère jouer un rôle critique dans la diffusion et la compréhension des très nombreuses traductions, de l’anglais au français, qui, tout à coup, prolifèrent. Il consiste en de nombreux récits de voyages en Angleterre mais surtout de différents textes d’introduction ou d’initiation à la culture britannique. Par leur profusion, ces textes en viennent à constituer un genre nouveau, un sous-genre à part, dont la caractéristique la mieux partagée consiste à mettre en vedette des descriptions et explications du système politique (constitutionnel) britannique, à en discuter, dans un détail plus ou moins élaboré, les applications et les détours, les fonctionnements, avantages et désavantages. [1]
Au lendemain de Waterloo, de l’amertume et des ressentiments qui encombreront encore longtemps les relations entre les deux pays, cet engouement pour la culture et la politique britannique peut surprendre. Il ne tient pas uniquement à la popularité très vaste des romans historiques de Walter Scott, mais aussi à un tournant radical dans l’histoire politique en France : l’adoption de la Charte constitutionnelle par Louis XVIII. Or, de cette forme de gouvernement, la France de 1815 n’a qu’une expérience insignifiante, de par sa trop courte durée : une vingtaine d’années.
En outre, cette Charte, rédigée de manière floue et vague, demeure une abstraction : la séparation des pouvoirs comme celle des responsabilités dépend, dans la pratique, des personnalités et des circonstances du jour, des caprices du roi et des puissants de son entourage. À cela s’ajoutent les divisions idéologiques, le foisonnement des partis et des opinions nés de la Révolution, réprimés sous l’Empire et résurgents sous cette Charte en apparence – du moins dans un premier temps – généreuse. De là un besoin pressant de modèles concrets, ne serait-ce que pour assurer la continuité, la cohérence du système. Mais voilà qu’en fait de modèles pratiques de régimes constitutionnels opératoires et viables, il n’y a guère l’embarras du choix ; l’Angleterre, ennemie de la veille, est, à toutes fins pratiques, le principal modèle.
C’est en cela que va intervenir une nouvelle façon de penser la traduction dans cette période du XIXe siècle. Cette curiosité politique centrée sur la Grande-Bretagne va attirer à la pratique de la traduction nombre d’acteurs plus ou moins directement impliqués dans les conflits idéologiques du moment. Pour ceux-ci, la traduction devient un moyen, une voie d’accès et de diffusion (subtile et parfois subreptice) de leurs positions, de leurs doctrines. Parmi ces traducteurs se retrouveront surtout plusieurs penseurs, théoriciens et meneurs de différentes factions dites « libérales » [2] . Dans la confusion qu’engendre le vague constitutionnel en France, l’Angleterre est, pour ceux-ci, autre chose qu’un simple objet de curiosité culturelle : elle en vient à représenter, selon les différents angles sous lesquels elle est perçue, l’actualisation et la preuve que les modèles théoriques, les réformes qu’ils proposent sont, en fin de compte, viables.
Toutefois, les meilleurs d’entre eux ne sont pas assez naïfs pour croire qu’il suffit de transposer un système ou de proclamer l’adoption d’une charte pour changer la façon de penser et de vivre la politique d’une nation. Les traditions, les pratiques politiques en France sont encore, après la Révolution et l’Empire, celles de l’ancien régime : les réseaux de courtisans, les salons, les boudoirs des favorites, etc. sont encore les lieux où se prennent nombre de décisions importantes. L’accès au pouvoir suit rarement les chemins que lui trace cette Charte et les décisions parfois capricieuses du roi – qu’il soit Bourbon ou Orléans –trouvent le plus souvent le moyen de se légitimer.
En outre, le modèle républicain, issu de la révolution, tout en établissant les exigences de base, les libertés à protéger, se ressent moins idéal. Connotant encore les excès de la Terreur, il ne peut plus servir les fins des idéologues libéraux. Dans une confrontation constante avec le pouvoir monarchique restauré, tout ce qui peut impliquer l’instabilité se voit discrédité. Et justement, la stabilité politique, l’évolution paisible vers la démocratie deviennent les valeurs les plus volontairement avouées. En cela surtout l’Angleterre se voit érigée en standard. Et, du moindre remous, du moindre soulèvement politique en France émane, pour ces libéraux convaincus, un sentiment de malaise, de gêne. Comme si une nature populaire larvée s’y révélait et faisait désespérer de la possibilité d’un changement politique pondéré, d’une coexistence paisible et respectueuse d’idéologies divergentes. [3]
C’est sur ce fond de scène, après l’assassinat du duc de Berry et le virage à droite de la politique de la restauration que paraît, en 1821, la traduction de Shakespeare par François Guizot [4] . Cette traduction, révision très élaborée de la traduction Le Tourneur, est remarquable pour ce que dit et fait sa préface. Intitulée « Étude sur Shakspeare » [5] , elle commence par retracer l’histoire du théâtre en Occident comme institution sociale, comme lieu de rituel, de rencontre et même de partage :
Une représentation théâtrale est une fête populaire. Ainsi le veut la nature même de la poésie dramatique. Sa puissance repose sur les effets de la sympathie, de cette force mystérieuse qui fait que le rire naît du rire, que les larmes coulent à la vue des larmes, et qui, en dépit de la diversité des dispositions, des conditions, des caractères, confond dans une même impression les hommes réunis dans un même lieu, spectateurs d’un même fait. Pour de tels effets, il faut que la foule s’assemble : les idées et les sentiments qui passeraient languissamment d’un homme à un autre homme traversent, avec la rapidité de l’éclair, une multitude pressée, et c’est seulement au sein des masses que se déploie cette électricité morale dont le poëte dramatique fait éclater le pouvoir. [6]
Ce passage, comme d’autres dans ce texte de Guizot, semble reprendre des lieux communs répandus sur l’analogie entre le théâtre et l’église : un lieu de rencontre, d’accords tacites ou de confrontations. Mais une telle lecture ferait abstraction du contexte de sa publication. Il y a tout d’abord la controverse bien connue sur Shakespeare dont Guizot ne fait qu’une très brève mention, alors que déjà commencent à se fomenter les prises de position romantiques qui mèneront, moins de dix ans plus tard, à la bataille d’Hernani [7] . Mais ce serait surtout négliger sa référence à tout un segment du discours ambiant de l’époque. En même temps que la France se voit divisée en d’innombrables factions politiques, plus ou moins assorties de divisions de classes, tous les récits de voyage, tous les livres sur l’Angleterre font état de la cohésion, de ce sentiment d’identité et d’unité manifeste, ressenti et décrit par la quasi totalité des visiteurs français, quels que soient leurs propres sentiments envers le Royaume-Uni. C’est le Public spirit, l’esprit public, que beaucoup d’entre ceux qui cherchent à changer radicalement la pensée et la pratique politique en France voient comme l’élément de différence essentiel [8] . L’esprit public, aux yeux des voyageurs français qui en parlent, reflète une cohésion de base, un engagement fondamental en faveur de la nation. Mais cet engagement diffère du « patriotisme » notion trop marquée idéologiquement à ce moment-là. Le public spirit transcende, selon ces voyageurs, les appartenances de classe ou de parti et se rattache au plus près de l’identité nationale, comme ambition collective en faveur d’un bien collectif abstrait. Dans le contexte d’une France qui, dans cette période, se voit éclatée en factions, cet esprit public ne manque pas de paraître enviable.
Guizot commence par une référence indirecte à cet esprit public pour introduire le théâtre de Shakespeare et, de là, pour suggérer une voie, un but. Pour lui, une différence fondamentale dans les trajectoires historiques des deux peuples relève aussi de l’unité ou plutôt de l’alliance : celle entre l’aristocratie et le peuple, forgée contre les empiètements de la couronne – dans les salles de théâtre élisabéthaines – a fait que les révolutions dans ce pays ont été moins nombreuses, moins sanglantes et qu’elles ont abouti à une plus grande stabilité politique [9] . Tels que Guizot choisit de les représenter, Shakespeare et son théâtre auraient contribué à déterminer le parcours de l’histoire de l’Angleterre en donnant lieu et prétexte à une certaine promiscuité, et de là à une communauté de sentiments capable de venir à bout d’autres différences dès lors accessoires. C’est ce qui se lit quelques lignes plus loin :
Tandis que la foule se précipitait dans les théâtres qui s’élevaient de toutes parts, le puritain, dans ses méditations solitaires, s’enflammait d’indignation contre ces pompes de Bélial et cet emploi sacrilège de l’homme, image de D… sur la terre. L’ardeur poétique et l’âpreté religieuse, les querelles littéraires et les controverses théologiques, le goût des fêtes et le fanatisme des austérités, la philosophie, la critique, les sermons, les pamphlets, les épigrammes se produisaient, se rencontraient, se croisaient ; et dans ce conflit naturel et bizarre se formaient la puissance de l’opinion, le sentiment et l’habitude de la liberté […]. [10]
Il suffit de se rappeler la carrière de François Guizot pour comprendre que les réflexions qu’il formule ici sur le théâtre anglais en visent un autre, ailleurs. Cela se lit dans les phrases qui suivent immédiatement ce passage et qui renvoient, sans ambiguïté, au passé récent de la France :
[…] forces brillantes à leur première apparition et imposantes dans leur progrès, dont les prémices appartiennent au gouvernement habile qui sait les employer, mais dont la maturité menace le gouvernement imprudent qui voudra les asservir. L’élan qui a fait la gloire d’un règne peut devenir bientôt la fièvre qui précipite les peuples dans les révolutions. [11]
Avant d’aller plus loin, il convient d’insister sur ce que l’on pourrait appeler l’indirection [12] du rôle que se donne ici la traduction. Parler de la place qu’a occupée le théâtre dans l’histoire politique de l’Angleterre et par extension dans celle de la France contemporaine ; bref, parler politique sous prétexte de présenter la biographie de Shakespeare entre bien dans l’ancienne stratégie du détour politique par le littéraire. À lire cette « traduction » du barde anglais on en vient aisément à se demander à quelles sortes d’attentes elle veut répondre. D’autant plus que, malgré l’accueil chaleureux qui lui est fait par les romantiques (futurs soldats de la bataille d’Hernani), cette traduction s’avère trop « précise » pour être jouable. [13]
Néanmoins, Guizot et ses partisans ne prônent pas la révolution ; bien au contraire, ils cherchent à mettre la France sur la voie d’une évolution politique sereine. Il s’agit de faire ici comme là-bas, en Angleterre, et c’est donc à un nouvel « esprit public » qu’ils voudraient s’en remettre. C’est bien cet esprit nouveau qu’ils se donnent pour tâche de créer et d’installer.
Dès lors, bon nombre de traductions, littéraires d’abord, mais aussi d’autres genres, vont entreprendre de changer la pensée politique en France. Dans un premier temps, surtout sous la première Restauration, ces traductions émaneront de la droite monarchiste presque autant que de la gauche libérale [14] ; chacun trouvera, dans le parcours de la monarchie constitutionnelle anglaise de quoi soutenir sa position. Mais, très vite, ce seront les libéraux qui prendront les devants. Plusieurs d’entre eux partiront d’une conviction fondée sur la trajectoire de l’histoire récente – celle de la France mais confirmée surtout par celle de l’Angleterre – selon laquelle l’Europe se dirige vers une démocratisation plus répandue comme son inéluctable destin [15] . Cette foi les soutiendra tout au long de la Restauration. Ils voudront par exemple voir dans la révolution libérale de Juillet 1830 une version française de la Glorious Revolution de 1688 en Angleterre, révolution qui, en ne versant que peu de sang, aurait selon eux assuré la stabilité de la démocratie constitutionnelle. [16]
Mais ils sont tout aussi conscients que le genre de changement qui assurerait une telle stabilité politique en France implique une évolution des moeurs, un changement du caractère national, à la fois individuel et collectif. Cela aussi se donne à lire autant dans la sélection des textes traduits durant cette période que dans l’immense popularité et la vaste diffusion de récits de voyages en Grande-Bretagne. Sans doute, la présence sur le sol français d’un très grand nombre d’Anglais qui viennent autant en touristes qu’en résidents, dans tous les coins de la France, intrigue les Français. Mais, à parcourir les bibliographies de l’époque, il devient apparent que les Français ne se contentent pas de ces fréquentations aléatoires et, le plus souvent, temporaires. À en juger par la masse, c’est presque une érudition sur la culture, l’économie, l’industrie, le système de gouvernement, bref, sur la vie anglaise dans son intégralité qui intéresse les Français.
On peut s’en faire une idée en parcourant les index et les tables de la Revue britannique [17] . Cette revue fondée en 1825 a su maintenir sa popularité pendant plus de 52 ans, traversant sereinement la fin de la Restauration, la monarchie de Juillet, le Second Empire et le début de la IIIe République. Elle se voulait éclectique et, dès son titre, annonçait une exigence de qualité : Revue britannique ou choix d’articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne. Elle se vantera aussi de compter parmi ses traducteurs/rédacteurs les noms les plus illustres des lettres françaises (Lamartine, Philarète Chasles, etc.). Ses rubriques et chroniques visent à décrire et expliquer l’ensemble de la vie en Grande-Bretagne. La Revue se veut éclectique : elle publie des traductions d’articles scientifiques, philosophiques, politiques, ethnographiques, etc. Mais sous la direction d’Amédée Pichot, elle accordera plus de place à de nombreuses traductions de textes littéraires. À la fin des années 1830, elle se mettra à traduire régulièrement, en feuilletons mensuels, nombre de romans et nouvelles dont, entre autres, ceux de Charles Dickens.
Cette curiosité culturelle à l’égard de l’Angleterre que met en scène la Revue britannique n’en représente toutefois, dans le contexte politique, qu’un fragment. Elle traduit la conviction répandue non seulement d’un besoin de savoir, mais aussi d’un besoin plus pratique : celui d’utiliser ce savoir pour changer le comportement des Français par rapport à leur mode de gouvernement. Cela se lit chaque fois qu’est exprimée la moindre comparaison entre les populations des deux nations. La Revue britannique n’hésitera pas à se donner en exemple : ses rédacteurs proposeront subtilement aux lecteurs abonnés de nouvelles façons de penser les événements ou de confronter les moments difficiles. Ils chercheront à provoquer la réaction publique en choisissant de traduire les articles de la presse britannique les plus pertinents aux grandes questions du jour. Avant tout, la Revue ne manquera jamais de traduire les articles portant sur quelque aspect que ce soit de la France (sa culture, sa littérature, sa politique) telle qu’il est représenté dans la presse anglaise. Dans ces cas-là, elle prendra soin de les encadrer de préfaces et de notes, de présenter leurs auteurs et les positions idéologiques ou philosophiques qui auraient déterminé leur rédaction. Ce faisant, elle tentera d’apaiser les esprits, de mitiger les réactions, de contenir les réflexes violents. Elle se donnera elle-même pour modèle de pondération, de sobriété, voire, pour reprendre un stéréotype, de « flegme ». Dès lors, elle sera lue aussi attentivement en Grande-Bretagne qu’en France et deviendra une sorte de miroir à double image, à perspectives réciproques.
Mais cette revue ne sera pas seule. Dans la multitude d’écrits sur les attitudes anglaises envers la France, les comparaisons n’assumeront pas le même optimisme ou la même volonté de changer les habitudes politiques. De même, ils n’aboutiront pas aux mêmes conclusions. En 1833, le baron Charles de Haussez, dernier ministre de la marine de Charles X, en exil forcé en Angleterre depuis la révolution de Juillet, publie chez Urbain Canel La Grande-Bretagne en mil huit cent trente-trois [18] . Tout monarchiste légitimiste qu’il demeure, il ne peut s’empêcher de remarquer et d’admirer l’engagement du peuple anglais envers son gouvernement constitutionnel. Surtout, il prend sur lui de décrire la centralité de cet esprit public auquel ses adversaires libéraux attachaient tant d’importance :
C’est une chose vraiment merveilleuse que l’esprit public en Angleterre. On ne saurait mieux le comparer qu’à une espèce de ciment qui s’introduit partout pour lier les matériaux dont s’est construit, on ne sait quand, on ne sait comment, l’immense et imposant édifice de la constitution du pays, pour en masquer les hétérogènes défauts, pour en prévenir la destruction. Grâce à lui, rien ne paraît incohérent là où tout est incohérence. [19]
Haussez s’intéresse surtout, dans cet ouvrage, à la politique et à l’économie de la Grande-Bretagne. Mais il ne manque pas de constater combien cela est lié à tous les aspects de l’existence : chez les Anglais comme chez les Français. Aussi, quand il en viendra à comparer les formes d’éducation et le comportement politique des deux peuples, ses comparaisons viseront-elles à tout englober :
En Angleterre, on n’emporte et on ne conserve de l’éducation scolastique rien qui puisse donner en soi une confiance illimitée; rien qui dispense de recourir à l’expérience générale, à ce conseiller sage et impartial qui fait envisager l’intérêt public comme le point de départ et de retour de tous les intérêts individuels. [...] en France, on fait une révolution en trois jours. En Angleterre, on délibère pendant bien des années avant d’entreprendre une réforme; et lorsque l’on se met à l’oeuvre, les esprits sont attiédis, et les résultats ont perdu de leur danger. [20]
Cette perspective reprend, mais comme à contrecoeur, les arguments de nombreux libéraux qui auront précédé d’Haussez en Angleterre, sans y avoir été forcés, comme lui, par les événements de l’histoire. Le fils de Madame de Staël, le jeune baron Auguste, dans ses Lettres sur l’Angleterre de 1822 en aura dit autant sans manquer non plus de relever, parmi nombre d’autres défauts, quelques pratiques corrompues dans la tradition électorale en Angleterre, ce que d’Haussez notera aussi. Il ne s’agit donc pas d’idéaliser le système anglais mais bien d’en extraire, en vue d’une éventuelle adoption, les éléments qui pourraient améliorer celui de la France.
Toutefois, chez de Haussez, les comparaisons buttent systématiquement sur le recours irréfléchi à la violence révolutionnaire en France. Des deux côtés de la Manche, l’instabilité domine quasiment toutes les réflexions sur la vie politique en France pendant toute cette période. La menace permanente de violence hante la France qui continue de porter, comme un stigmate, son passage par la Terreur. De leur côté, les observateurs anglais, quelle que soit leur tendance politique, ne manqueront jamais de relier chaque nouveau sursaut politique à ces antécédents, au point où cette violence accaparera presque toute l’attention et sera identifiée comme le principal ressort de la politique française. À chaque fois, ce sera à travers une comparaison avec l’Angleterre que se verra rejoué ce qui bientôt devient lieu commun, telle une prophétie qui se réalise à force d’être énoncée. De lieu commun, cette violence tant attendue devient stéréotype, pour ne pas dire évidence. Car de tous les côtés, dans toutes les factions, nul ne s’interroge sur la nature de ce discours : on se contente de le reprendre chaque fois que l’on se croit autorisé à le faire par les événements. [21]
La comparaison devient alors incontournable. On la retrouve même sous la plume de Tocqueville, lorsqu’il compare les radicaux anglais à leurs homonymes français. Si ces stéréotypes sont pour nous évidents, il faut se demander comment ils ont pu passer pour des réalités objectives. Ainsi, le radical anglais selon Tocqueville s’apparente à une caricature du gentleman pour qui les révolutions se voient contenues par son fauteuil parlementaire ou encore par celui de son club :
Les chefs du parti radical anglais ont en général une position aisée, la fortune ayant été, jusqu’à présent, le préliminaire obligé de toutes choses. Ils ont presque tous reçu une éducation soignée et, quoique leurs manières diffèrent beaucoup de celles de l’aristocratie, on retrouve en eux le gentleman. Presque tous ont des connaissances en économie politique, ils savent l’histoire de leur pays, les précédents, les formes politiques. Ils raisonnent leurs opinions et ne craignent point la discussion.
Le radical français, quant à lui, se rapproche davantage d’une autre image caricaturale, celle du sans-culotte, image que les périodiques politiques anglais ne manquent jamais de reprendre chaque fois que la France laisse surgir le moindre désordre ou la moindre faille politique :
Le radical français est presque toujours un homme dans la misère, souvent grossier, plus souvent encore présomptueux et profondément ignorant de la science politique, qui ne comprend que l’emploi de la force et ne se paye que de mots vides et de notions superficielles et générales. En résumé, je conçois jusqu’à présent qu’un homme éclairé, de bon sens et de bonnes intentions se fasse radical en Angleterre. Je n’ai jamais connu la réunion de ces trois choses chez le radical français. [22]
Le contraste entre ces images est brutal, mais il se retrouve dans des termes analogues chez bon nombre de commentateurs français, aussi bien chez les libéraux que chez les monarchistes. Il est rendu visible, pour la France, par l’intolérance qu’il suppose, la manière dont les différences s’excluent mutuellement au lieu d’entrer en dialogue. De là l’image d’un peuple qui ne sait atteindre la solidarité que par la violence.
Ces images seront reprises indirectement, au moment de la révolution de 1848, par la Revue britannique. Celle-ci, toujours consciente de s’adresser à un public aussi bien anglais que français, cherche à expliquer ce renouveau de violence politique en tentant d’en neutraliser les aspects qu’elle juge prêter à la caricature. Elle adopte donc un discours à part, une position délibérément pondérée, calmement rationnelle, afin de contraster avec le comportement inattendu de ses compatriotes et de traiter de loin. Pour bien marquer sa distance à l’égard de la tourmente révolutionnaire, elle se posera encore comme un modèle d’ouverture d’esprit. Mais pour la première fois, elle le fera à travers une identification à la terminologie politique anglaise, tout en proclamant hautement son patriotisme :
Obligés par notre cadre et le but éclectique de notre Revue à publier des opinions qui ne sont pas les nôtres, nous aurons souvent encore, sous la république comme sous la monarchie, à protester contre certaines accusations ignorantes ou perfides. Tout whig que nous étions déjà avant la dernière révolution, nous n’avons jamais voulu exclure systématiquement les articles tories. [23]
« Whig » ou « Tory » ? On le voit, l’éditeur de la Revue n’hésite pas à naturaliser le vocabulaire politique anglais pour se donner à son tour en exemple de civilité parlementaire. Cet emprunt se retrouve dans les discours politiques de l’époque. Il ne se limite pas à la terminologie, il assume parfois une histoire, imaginaire en France mais de mise en Grande-Bretagne. Comme si, pour s’attribuer quelque légitimité, les attitudes et pratiques du modèle anglais devaient soutenir les efforts faits par des Français pour s’y conformer. C’est ce que l’on peut lire à travers ce fragment exemplaire d’un discours de Guizot :
La sincérité, l’entière sincérité de la tribune me paraît, aujourd’hui plus que jamais, notre meilleur, je dirais volontiers notre seul moyen d’action. Hier, j’en aurais usé sans la moindre crainte ; malgré la vivacité du débat, il n’était point sorti, à mon avis, des habitudes parlementaires ; tout avait été dit avec une complète liberté, et la chambre avait tout écouté avec une scrupuleuse attention. Aujourd’hui, je l’avoue, j’ai un peu moins de confiance. Je me sens obligé de dire des choses qui peuvent déplaire à quelques personnes. Je suis sûr cependant que je n’ai dessein d’offenser personne, que je respecte toutes les convictions, toutes les intentions. Quoiqu’il en soit, je dirai tout ce que je pense. Si je m’écartais un moment des convenances et de nos usages, je prie la chambre de m’en avertir. [24]
Le choix de termes tels que « habitudes parlementaires » ou « nos usages » peut paraître un peu abusif. Du reste, en 1831, il est encore un peu tôt pour revendiquer une « tradition » parlementaire. Mais l’effort d’ouverture, très explicite ici, semble devoir en tenir lieu et en être le gage. Plus loin, dans le même discours, Guizot fera allusion à « un honorable membre », expression qui identifie bien le modèle. Mais ces emprunts vont de pair avec la teneur du discours : il s’agit d’atténuer la vivacité du débat tout en se donnant en exemple de cette intention (« je n’ai dessein d’offenser personne, […] je respecte toutes les convictions […]. »).
Ce qui importe ici est de donner un modèle : celui de la pratique d’une communauté perçue comme tolérante, où opinions et intérêts contraires savent coexister, tout comme dans le théâtre élisabéthain que décrivait Guizot. Mais cela renvoie aussi à une autre fonction, à une autre forme de traduction et d’interaction avec la source, le ‘texte’ ou plutôt la culture politique de départ. Conscient d’un besoin vital de cohésion sociale, d’esprit public, le discours politique se met à transposer, tout en les adoptant comme naturelles, la terminologie et les notions reconnues comme porteuses d’entente et d’unité. Par là s’opère aussi cet effet à la fois d’émulation et de simulation de l’autre que produit la traduction. Ainsi, pour se guérir de ce malaise, de ce reflet d’une image collective qui met en doute, par avance, toute éventualité de stabilité politique, c’est au langage de l’autre, idéalisé, qu’il convient d’emprunter les remèdes.
Notes
- [1]
Sur les questions d’imitation et de différences constitutionnelles, voir entre autres P. Rosanvallon, Le Modèle politique français, Paris, Seuil, 2004, p. 109-126.
- [2]
Pendant la Restauration, ce terme renvoie surtout à la défense des libertés acquises par la Révolution de 1789. Il prendra un sens plus proche de celui qu’il a aujourd’hui pendant la Monarchie de Juillet. Sur l’histoire du libéralisme, voir Lucien Jaume, Les Origines philosophiques du libéralisme, Paris : Flammarion, 2010 ; sur la Restauration, voir Francis Démier, La France de la Restauration (1814 –1830), Paris, Gallimard, 2012.
- [3]
Une lecture des journaux et périodiques libéraux de cette période confirme aisément ce sentiment d’embarras qui se marque d’autant plus clairement quand les auteurs s’adressent, comme ils savent régulièrement le faire, au-delà des frontières, au public et à la presse étrangère et, surtout, britannique.
- [4]
Œuvres complètes de Shakspeare [sic], Paris, Ladvocat, 1821. L’édition Guizot, comme il l’annoncera, ne fait que reprendre et « corriger » les traductions revues par sa femme Pauline de Meulan et Amédée Pichot, hormis quelques ajouts, à partir de la traduction de Pierre Le Tourneur (1776-1782).
- [5]
Ibid. Ce texte fut publié séparément, la même année sous un autre titre : De Shakspeare et de la poésie dramatique, par le même éditeur.
- [6]
François Guizot, De Shakspeare…, éd. cit. p. 2.
- [7]
On pourra lire, à titre d’exemples, les « Letters from Paris » envoyées par Stendhal, correspondant parisien de la London Literary Gazette. Datées des 23 et 30 mars 1822, ces lettres rendent compte de la traduction de Guizot et marquent très clairement l’attente partagée d’un renouveau du théâtre français sur le modèle Shakespearien.
- [8]
Une description des plus élaborées de « l’esprit public » est à lire dans un texte de Charles de Haussez, personnage insolite de la Restauration, exilé en 1830. Il en sera question plus loin dans cet essai.
- [9]
Voir F. Guizot, Essais sur l’histoire de France : pour servir de complément aux “Observations sur l’histoire de France” de l’abbé de Mably, Paris, Charpentier, 1841 (1824).
- [10]
F. Guizot, De Shakespeare…, éd. cit. p. 14.
- [11]
Ibid, p. 14.
- [12]
Ce terme s’entend ici au sens que lui donnait Northrop Frye : voir son Anatomy of Criticism, Four Essays, Princeton : Princeton University Press, 2000 (1957). Il s’agit, pour différentes fins, d’un « détournement » ou d’une manipulation délibérée du sens propre d’un terme ou d’une notion.
- [13]
Voir plus haut la note sur Stendhal et sa correspondance pour la London Literary Gazette. Voir aussi J. L. Borgerhoff, Le théâtre anglais à Paris sous la Restauration, Paris, Hachette, 1915 et en particulier les pages 29 sq de cet ouvrage sur le Shakespeare de Guizot.
- [14]
Au début de la Restauration, l’aristocratie française tentera de maintenir les contacts qu’elle avait établis pendant l’émigration. Ses liens à la haute aristocratie anglaise et la suprématie notamment économique et militaire de la Grande-Bretagne lui fourniront des arguments (par exemple, en faveur de pouvoirs discrétionnaires pour le trône en France). Quelques monographies et périodiques tenteront, en s’alignant avec la tendance radicale du parti Tory, de trouver soutien dans l’exemple anglais. Mais l’évolution politique en Angleterre – en faveur des Whigs – mettra bientôt fin à ces efforts.
- [15]
Voir F. Guizot, Cours d’histoire moderne : Histoire de la civilisation en Europe, depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la révolution française, Paris, Pichon et Didier, 1828.
- [16]
Voir F. Guizot, parlant des meneurs de la révolution de Juillet dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Paris, Paleo, 2003, tome III, p. 20 : « Nous avions l’esprit plein de la révolution de 1688 en Angleterre, de son succès, du beau et libre gouvernement qu’elle a fondé, de la glorieuse prospérité qu’elle a valu à la nation anglaise. »
- [17]
Fondée en 1825, la Revue britannique s’est, dès le début, annoncée de tendance libérale. Pour l’histoire de cette revue, voir Kathleen Jones La Revue britannique, son histoire et son action littéraire (1825-1840), Paris, Droz, 1939. Cette revue a existé jusqu’en 1921.
- [18]
Charles Lemercier de Longpré, baron de Haussez (1778-1854), La Grande-Bretagne en mil huit cent trente-trois, Paris, Urbain Canel, 1833.
- [19]
Chas. Haussez, op. cit. p. 149-150.
- [20]
Ibid., p. 168-169. Sur ces comparaisons fondées sur la notion d’esprit public chez Haussez, il y aurait beaucoup plus à citer et à discuter dans son texte ; les limites de ce travail n’en laissent pas le loisir.
- [21]
On peut encore citer le baron de Haussez : « Il est dangereux de traiter avec les masses, parce qu’il n’est pas dans leur essence d’avoir une volonté persistante et raisonnée, et qu’elles s’entretiennent dans une continuelle défiance de tout et de tous. […] On a tant d’exemples de l’instabilité de leurs affections, que l’on devrait attacher bien peu de prix à leur suffrage accordé de droit à tout ce qui a un caractère de violence ou de nouveauté. La transition est courte et brusque de la sérénade au charivari, du char de triomphe à l’échafaud. » (Études morales et Politiques, Paris, Librairie D’Amyot, 1844, p. 281).
- [22]
Alexis de Tocqueville Voyages en Angleterre et en Irlande, Paris : Gallimard, 1982 (1835), p. 19-20.
- [23]
Revue britannique, 6e série, vol. 14, mars et avril 1848, p. 380. Je souligne.
- [24]
Discours prononcé par M. Guizot, Député du Calvados, à la chambre des députés dans la discussion de l’adresse au roi (Séance du 11 août 1831). Je souligne.