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L'imaginaire des images : rats de bibliothèque vus par l’iconographie

ARTICLE

Préambule prosaïque

Bien des recherches ont été consacrées aux bibliothèques et à leurs habitués. Ces enquêtes s’appuient volontiers sur des inventaires et des statistiques de prêts. En raison de leur spécificité, ces sources n’apportent pas de réponses aux questions qui nous intéressent. C’est pourquoi je vous présenterai une source dont nous connaissons mal toute la richesse. Conformément au sujet de Biblia,  les documents iconographiques ne reflètent pas la réalité « objective », mais des représentations types que les artistes se font des livres accumulés et de ceux qui les fréquentent – représentations souvent transmises à un vaste public dont elles conditionnent l’espace imaginaire.

L’Europe occidentale et surtout la France et l’Allemagne m’ont fourni l’essentiel de ma documentation, constituée d’environ deux cents documents [1] . Mon tour d’horizon part du XIVe siècle pour arriver à la fin du XXe. Si les noms les plus prestigieux de l’art sont associés à des évocations de bibliothèques et de leurs utilisateurs, je ne me limiterai pas aux œuvres relevant de genres artistiques classiques. J’ai retenu de même des images empruntées aux genres mineurs, aux arts décoratifs et utilitaires, de la plaque de cheminée et la pendule à personnages aux illustrations de livres, des timbres-poste aux cartes postales. Arrêtons-nous un instant aux genres les plus riches en témoignages :

   1º Le portrait, réalisé sur commande et conforme aux vœux exprimés par le client. Il livre donc avant tout des informations sur le rôle que les élites attribuent à la possession d’une bibliothèque privée [1] .

   2º L’ex-libris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Il reflète lui aussi la conception qu’un propriétaire précis se fait du bon usage de sa bibliothéque. Pour lui, le livre est un objet de collection dont la valeur demeure et auquel il aimerait revenir. [2] Si trois quarts des ex-libris signalent un propriétaire masculin, la moitié en représente des lectrices, mettant ainsi les femmes, dans ces bibliothèques, sur un pied d’égalité avec les hommes. Mais on ne trouve guère d’images d’enfants, même surveillés par leur père. L’accès à la bibliothèque familiale passe donc pour être un privilège d’adultes sachant discerner le bon du mauvais. Pour la plupart, ces adultes sont d’un certain âge – reflet de la conviction qu’accumuler un grand nombre de livres exige des dizaines d’années de tenacité et de patience. En plus, nombre de vignettes affublent le lecteur d’habits inspirés par des modes d’époques révolues : autant d’allusions au fait que la bibliothèque en question se veut un ensemble dont les origines remontent à un passé lointain.

   3º La caricature, dont les débuts remontent à la fin du Moyen Age. [3] Elle dégage mieux que d’autres genres ce qui est typique, en laissant de côté les détails accessoires. Dans la mesure où elle se veut satire de l’amateur d’une bibliothèque, elle témoigne, de façon impitoyable, du ridicule de de son comportement.

Les lecteurs

Commençons par une petite typologie. Les images nous suggèrent que satisfaire au désir d’être à l’aise commence par le choix des vêtements. Pendant des siècles, le chauffage rudimentaire ne remédiait qu’aux très basses températures, mais protégeait mal du froid pendant les longues périodes d’immobilité en bibliothèque. Et celle-ci débordant d’objets inflammables, un bon feu de cheminée y était rigoureusement déconseillé. Aussi n’est-il point étonnant de voir, jusqu’au XVIIe siècle, les lecteurs portant un couvre-chef pour ne pas prendre froid. Quant au corps, ils le tenaient emmitouflé dans des vêtements longs, amples et confortables, l’habit habituel des clercs et des savants, médecins et juristes accoutumés à fréquenter les bibliothèques [3]. D’ordinaire, une doublure d’hermine augmentait la chaleur qu’assurait cette tenue. C’est en fonction des progrès en matière de chauffage, même dans les bibliothèques, qu’il faut voir l’abandon à partir du XVIIe siècle des vêtements traditionnels. Et il faudra attendre la fin du XIXe pour rencontrer une caricature définissant le séjour en bibliothèque par « chaleur et sommeil réparateur à la fois » [4].

Du XVe  au XXe siècle, les lunettes comptent parmi les attributs de ceux qui passent leur temps à s’user les yeux en lisant beaucoup [3, 4] : emblème à la fois d’une culture supérieure et  marque typique du sexe masculin. Autre fait qui mérite d’être signalé : dès le Moyen Age, maint lecteur a ouvert plusieurs volumes à la fois [3] : il vérifie et complète donc les informations de chaque livre en les comparant à d’autres œuvres. Au XVIe siècle on nous présente même une « bibliothèque tournante » qui promet de faciliter cette lecture comparative : dans les cases d’une grande roue sont placés simultanément nombre de livres ouverts [5].

Du Moyen Age à nos jours, bien des documents nous montrent un lecteur ayant sous la main de quoi écrire [6]. Le message est clair : l’utilisateur d’une bibliothèque est le type même du lecteur productif : amassant les trésors enfouis dans les livres, il les refond ensuite en textes de son cru. Presque aussi souvent, on rencontre sur les images un lecteur la tête appuyée sur sa main. Cette attitude, propre à prévenir la fatigue des muscles cervicaux par une lecture prolongée, finira par être la pose typique de la réflexion profonde [4].

Dans l’ensemble la position assise des lecteurs, la plus commode, prédomine nettement. Plongés dans leur lecture, ils n’accordent guère d’attention au monde extérieur. La plupart du temps, ils tournent le dos à la fenêtre, dans la position qui normalement assure le meilleur éclairage. Car jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’utilisateur d’une bibliothèque est censé lire de préférence à la lumière du jour : encore un moyen de diminuer le risque d’incendie qu’auraient représenté des bougies ou candélabres.

Si la position assise prévaut sur les images, lecteurs et lectrices de tout âge y figurent aussi debout – signe de la fascination exercée par le livre qu’ils viennent de retirer des tablettes. Et il n’est pas rare de les voir plongés dans la lecture à un endroit quelque peu dangereux, perchés sur l’escabeau ou  l’échelle servant à atteindre le rayon le plus élevé d’un rayonnage. A en croire caricatures et ex-libris, les lecteurs gourmands se contentent parfois de l’expédient d’une échelle provisoire bien instable, formée de livres empilés [2]. C’est à Carl Spitzweg que nous devons une version captivante de la puissance d’envoûtement que possèdent les trouvailles dans une bibliothèque, même sur un lecteur des plus expérimentés. Un vieillard, monté sur son échelle, est plongé dans la lecture d’un livre qu’il tient à la main droite, alors qu’il tient un autre à la main gauche, un troisième serré sous le bras, un quatrième entre les genoux.

Signalons quelques types sociaux parmi les amateurs des richesses amassées. La part faite à chacun des sexes penche nettement en faveur des hommes, avec trois lecteurs sur quatre. Et les caricaturistes affirment volontiers que les femmes mariées, en milieu bourgeois, ne profitent point de leur bibliothèque. Tandis que l’époux joue le rôle du lecteur passionné, l’épouse boude la lecture et n’a qu’une passion : épousseter les livres et tenir la bibliothèque en bon ordre [7]. Si les caricatures montrent quelques femmes lisant en bibliothèque, c’est le dérèglement de leur relation à la lecture qui se trouve critiqué : la bibliomanie y est représentée comme une maladie de vieilles qui n’ont plus rien de féminin, de bas bleus qui veulent s’arroger le rôle de l’homme [6]. Pour ce qui est des générations, les artistes semblent convaincus que les utilisateurs de bibliothèques, publiques ou privées, sont en majorité d’un âge avancé, et qu’enfants et adolescents s’y hasardent rarement.

Il va de soi que la gamme des classes sociales qui possèdent ou fréquentent une bibliothèque est assez limitée. Je ne mentionnerai que les spécimens prédominants dans ma documentation. Au Moyen Age, on découvre à plusieurs reprises saint Jérôme, le savant traducteur de la Bible, d’autres traducteurs, des érudits anonymes, un maître d’école avec son élève, au XVIe siècle l’alchimiste et l’astronome, reconnaissables à leurs instruments, plus tard quelques aristocrates et une noble dame. A ces types s’ajoutent deux autres. Le premier est celui du poeta doctus. Les portraits de dizaines d’auteurs, surtout des XIXe et XXe siècles, les montrent devant leur bibliothèque. Ce penchant pourrait surprendre puisque l’érudition livresque n’était pas l’idéal auquel poètes et écrivains aspiraient tout au long de cette période. Le « créateur » romantique par exemple, avide de spontanéité, se donnait l’air de priser peu le monde des livres.

Un autre lecteur type qu’on n’attendrait guère est le souverain, le chef d’Etat et de gouvernement. Le savoir théorique des livres ne passait-il pas – selon une idée reçue – pour préjudiciable au prince qui devait tirer son expérience du « livre du monde » ? Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de voir certains leaders politiques poser en « hommes d’action », méprisant les savants, esprits indécis. Pourtant, nombre d’images ont représenté les souverains du Moyen Age en liseurs dans leur bibliothèque servant de « cabinet de travail ». Et l’élite des hommes politiques du dernier demi-siècle tient à passer pour des propriétaires de bibliothèques considérables, qui tireraient les motivations de leurs actes de vastes lectures. C’est ainsi que nous voyons le président de Gaulle [1], ses collègues Heuss et Bourguiba, les chanceliers allemands Adenauer et Schmidt aussi bien qu’un chef asiatique, plantés devant une bibliothèque murale, surtout pour des photos officielles, se nimbant donc, aux yeux des citoyens, d’une aura de grand lecteur. On ne pourrait s’imaginer un meilleur hommage pour la haute considération que procure, par delà les siècles, la fréquentation assidue des livres.

Aspects de la bibliothèque

Voyons l’environnement des lecteurs. Encore au XIXe siècle, l’éclairage de plafonniers était réservé aux grandes bibliothèques et cabinets de lecture. La proximité d’une fenêtre était donc, d’ordinaire, la condition sine qua non  d’une lecture aisée. Certes une trentaine d’images retiennent, depuis le XVIe siècle, la présence d’une porte ou d’une fenêtre. Mais d’ordinaire celles-ci demeurent closes. Parfois on note quelques rares échappées sur le monde extérieur. Mais nous avons vu que le personnage plongé dans la lecture s’y intéresse rarement. Seuls quelques images d’astronomes indiquent qu’on peut jeter un œil sur le ciel et maintenir, pendant la lecture, le contact avec ce dehors. Dans la grande majorité des cas, les artistes ne font point allusion aux ouvertures pratiquées dans les murs de la bibliothèque. Or par leur absence même, celle-ci fait figure d’antre servant d’abri contre un monde hostile, d’espace de silentium et de méditation où le liseur s’isole de la vie quotidienne. Ainsi une jeune fille voit dans la bibliothèque du château un bastion contre ses brutes de cousins ; et un mari caricaturé appelle sa bibliothèque personnelle – installée dans les toilettes – « le seul endroit où ma femme  me fiche la paix ».

Six siècles durant, la présence d’un sablier ou d’une horloge n’ont pas cessé de rappeler au liseur que ses lectures sont inscrites dans le temps. Ce qui, de nos jours, n’annonce plus que l’heure de fermeture d’une bibliothèque publique, renvoyait le chrétien d’antan à la durée si brève de son passage sur terre, à la vanitas de toute érudition livresque et par conséquent à la nécessité de faire de sa lecture une préparation à la mort. Les appareils destinés à marquer heures et minutes soulignent le fait que les moments passés à lire doivent s’insérer dans une gestion globale du temps consacré aux activités de la journée, que ces moments font partie du temps imparti à l’homme, des heures gaspillées ou judicieusement utilisées.

Bien des documents nous montrent que la bibliothèque est caractérisée par un équilibre instable entre deux forces contraires : ordre et désordre. A l’origine le mot bibliothèque ne désignait pas une salle ou un édifice mais, plus modestement, un « coffre, ou lieu de dépôt » pour les livres. Au Moyen Age, la copie manuscrite d’un ouvrage requiérait souvent des années de labeur, et les lecteurs ne disposaient que d’un nombre limité de livres. Ces bibliothèques ne semblent compter que, tout au plus, une trentaine d’ouvrages, entassés les uns sur les autres dans la partie inférieure du pupitre, jetés en vrac sur une table, une planche murale, dans des casiers, ou éparpillés sur le sol : l’ensemble ne nécessitait en rien une disposition régulière. Mais avec l’accroissement numérique progressif des volumes, les choses changeront : l’iconographie retient, de plus en plus, des lecteurs devant des étagères ou des armoires aux nombreux rayons qui couvrent plusieurs murs d’une pièce entière, voire d’une vaste salle, en offrant une collection de centaines ou de milliers de volumes soigneusement classés. On distingue deux systèmes de classement : 1º celui par le format, auquel on semble accorder la préférence  – grands formats en bas, petits formats en haut du rayonnage – arrangement qui évite les grands intervalles entre les tablettes disposées par étages ; 2º surtout au XXe siècle et dans les bibliothèques publiques, le classement par genres ou par matières –  qui permet de repérer facilement les ouvrages sans passer par un catalogue.

Mais cet ordre idéal semble constamment menacé : des volumes mal rangés tombent du rayonnage, sont jetés à terre par des enfants ou par des ouvriers révolutionnaires [8] ; ou bien une personnification de la Mort renverse toute une étagère bourrée de livres sur le liseur impénitent [9]. Les caricaturistes ne cessent d’évoquer d’autres causes du désordre. Ainsi une épouse tance son mari, qui a osé retirer un volume des tablettes soigneusement rangées : « Pourquoi tu tiens toujours à lire ? Quelle pagaille ! » [7]. Une autre épouse prend elle-même des livres dans le meuble de rangement et s’en sert de projectiles qu’elle lance à la tête du mari. Un lecteur enfin, ahuri par le chaos qu’il a devant les yeux, inflige une correction à ses livres par un « garde à vous » désespéré [10].

Le bibliothécaire

C’est un personnage qui, dans les bibliothèques publiques et bibliothèques de prêt, fait quasiment partie de « l’équipement standard ». Depuis un siècle et demi, ces employés comptent parmi les sujets favoris des caricaturistes. Ils souffrent des questions idiotes de clients ignares ou des réclamations de lecteurs déçus soit par leur lecture, soit par l’absence de certaines catégories de livres. Mais parfois ils prennent leur revanche. Ainsi une bibliothécaire, maladroite ou excédée des exigences de l’usager, fait ou laisse tomber un gros volume, du haut de son échelle, sur la tête de l’importun. Et dans une période de fermentation politique, peu avant 1848, un bibliothécaire s’arroge le rôle de censeur : sous un prétexte quelconque, il refuse au demandeur les œuvres de Shakespeare, soupçonné d’être un esprit frondeur, pour recommander à leur place les Idylles de Gessner [11].

Bibliothèques privées

Arrêtons-nous un peu à cette variété de bibliothèques qui ont rarement besoin de bibliothécaires. A en croire l’iconographie, ces bibliothèques favorisent, par leur ambiance individualisée, une lecture plus intense ou plus agréable que ne le font celles ouvertes au public. Au Moyen Age, elles se caractérisent par un pupitre orné de riches sculptures. Aux siècles suivants nous voyons apparaître, de plus en plus, des intérieurs agencés avec goût, de beaux meubles, des tapisseries et tentures, rideaux et draperies, colonnes, tableaux, bustes, statues– autant d’indications sur le style de vie du propriétaire. Des globes terrestres et célestes symbolisent la conquête de la terre, voire d’un univers autrement hors d’atteinte, la découverte fascinante de mondes lointains à laquelle permet d’accéder une vaste science livresque [12].

Par dizaines, les images reflètent une conviction profonde : l’atmosphère idéale pour jouir de sa bibliothèque est celle qui satisfait en l’homme l’être sensuel en créant, par d’agréables impressions sur tous ses sens, un bien-être parfait. C’est ainsi qu’on voit lecteurs et lectrices dans un fauteuil douillet [7, 12], parfois en compagnie d’un chat ou d’un bichon. On en voit qui renforcent l’impact de leur lecture par des boissons rafraîchissantes et stimulantes, qui savourent un morceau de toast ou même un repas complet. On lit en fumant son cigare [13], ou bien au milieu d’odorants décors floraux, ou bien en face d’un paysage agréable. Dans certains cas, on ose même – au risque de provoquer un incendie – bouquiner à la lumière intime d’une bougie. Au milieu de toutes ces commodités réapparaît le memento mori, visualisé par une tête de mort ou un squelette qui se joignent au sablier habituel.

Au Moyen Age, la bibliothèque personnelle passait pour être un cadre propice aux lectures solitaires, réservé à quelques rares privilégiés. Sur les tableaux anglais du XVIIIe siècle au contraire, elle semble se métamorphoser en endroit  de la demeure où les membres de la  polite society  réunissent, dans l’intimité, famille et amis - un  lieu de lecture en société qui tourne à la conversation,.

Depuis un demi-siècle, certaines caricatures  réagissent à la concurrence que les nouveaux médias font à la bibliothèque : elles montrent un téléviseur camouflé derrière des rayonnages ouvrants ou franchement incorporé au meuble autrefois réservé aux livres, et les anciens lecteurs qui succombent, presque sans exception, à la tentation du petit écran [12], de la radio et du tourne-disque.

Auteurs, titres et genres

Bien souvent, l’artiste tient à ce qu’on puisse identifier les titres des ouvrages reproduits par son image, ou du moins les noms de leurs auteurs ou les genres auxquels ils appartiennent [11]. Ainsi distingue-t-on, surtout au cours des deux derniers siècles, plus d’une centaine de noms et de titres consacrés qui, à en croire l’iconographie, seraient dignes d’être accueillis par une bibliothèque. Certains d’entre eux se rencontrent même sur plusieurs documents. Pour ce qui est des genres, c’est le roman qui, à partir du XIXe siècle, vient de loin en tête. Son premier rang ne saurait nous surprendre si les images visaient l’éphémère pâture des masses et non pas des œuvres dignes d’être conservées dans le sanctuaire d’une bibliothèque. Pour ce qui est des genres littéraires nimbés d’érotisme ou des collections pornographiques, on les renvoie volontiers aux bibliothèques privées [14].

Fonctions positives de la lecture en bibliothèque

Le propriétaire d’une bibliothèque proclame être, parmi ses livres, un « amicus inter amicos ». Pour l’érudit et l’écrivain, elle est censée servir de documentation en vue d’ouvrages futurs [6], selon une banderole sur laquelle on lit « Ex variis collige varia / Ex omnibus elige optima ». Pour d’autres, on la présente en havre de paix, en lieu d’évasion hors d’une réalité peu satisfaisante et des problèmes actuels, ou encore en stimulant érotique. Les ex-libris aiment cependant souligner que pour la plupart des fiers possesseurs d’une bibliothèque, détenir ces livres est une chose bien trop sérieuse pour laisser soupçonner que d’en user procure du plaisir. Pour les enfants et les étudiants enfin, la bibliothèque est censée être le moyen parfait d’une excellente « formation de l’esprit et du cœur ».

Dépréciation de la bibliothèque

Souvent elle est montrée sous un jour négatif ou ironique. Dès que s’achève le XVe siècle, une illustration de la Nef des fous de Sébastien Brant indique que de vastes lectures ne garantissent pas la véritable sagesse. Elle signale au mépris le fou qui succombe à la bibliomanie et, au lieu d’étudier la « vraie science », s’attache à une « multitude de livres inutiles » [3]. Au XVIIIe siècle, nous retrouverons le même motif du fou érudit qui, à force de lectures,  croit avoir avalé « toute la science ». On évoque de même des exemples de cette folie empruntés à la littérature : les « femmes savantes » et Don Quichotte, liseur promis à la mort,  que ses fantasmes emportent hors du monde réel, qui scrute ce monde depuis une véritable forteresse constituée d’énormes in-folio.

Vers 1520, une gravure sur bois allemande montre des livres dont sortent les flammes pour incendier toute la bibliothèque, avec un quatrain finissant par le distique « Qui en bon chrétien veut vivre / Doit avoir très peu de livres » [15]. Car ceux-ci, dont on peut désormais si aisément multiplier les exemplaires, s’imposent à l’imaginaire collectif, aux débuts de la Réforme, comme une avalanche risquant d’échapper à tout contrôle, un danger de damnation éternelle. En 1629 un saint Bonaventure, à côté d’une table et d’un rayonnage bien remplis d’ouvrages impressionnants, montre à ses compagnons le Crucifié, seule source de sagesse véritable. Au XVIIIe siècle, un bibliomane est écrasé sous sa bibliothèque renversée par un squelette [10] ; et au XIXe un autre squelette transperce le « bad man » qui vient de prendre de ses tablettes un ouvrage blasphématoire.

Sur un ton badin, les caricatures évoquent un risque moins grave qui guette l’utilisateur des bibliothèques : parfois des volumes isolés tombent des rayonnages et l’assomment inopinément [16]. De même, la satire aborde d’autres déficiences soit des collections, soit de leurs propriétaires et utilisateurs. Ou bien, la bibliothèque ne possède pas les livres recherchés ou bien ceux-ci ne contiennent pas les informations désirées. Une bibliothèque universitaire est tellement encombrée que les étudiants sont assis sous les tables ou dans les rayonnages. Une collection n’est acquise que par devoir ou pour marquer le rang du propriétaire. Il la montre fièrement aux visiteurs mais n’en connaît que les titres des ouvrages ; un autre n’en a lu qu’un seul. Un client d’un certain âge, surveillé par son épouse, s’intéresse plus à la jeune bibliothécaire qu’aux livres. Un ex-libris enfin menace des voleurs potentiels de « mille coups de fouet ».

Perspectives de recherche

J’espère avoir montré que « l’imagerie » de la bibliothèque est une bonne ressource pour en scruter l’imaginaire collectif. Mais ma documentation est loin de se vouloir exhaustive. On devrait donc commencer par inventorier systématiquement tous  les documents que je n’ai pas pris dans mes filets. Il faudrait analyser de plus près les rapports entre les images et les textes qui les accompagnent, puis confronter les matériaux iconographiques à d’autres documents pour mieux faire la part de l’imaginaire et du réel. Il faudrait enfin établir des corrélations entre les typologies que je viens d’esquisser. Voici un seul exemple : à plusieurs reprises, les artistes indiquent un rapport entre l’âge, le sexe, les vêtements du lecteur et la spécificité des lectures en bibliothèque privée. Ainsi ils montrent de jeunes femmes en jupon ou totalement nues, les Mémoires de Casanova en main et entourées de « livres prohibés » ou « galants »  [14] – reflet de fantasmes masculins qui aiment allier la lecture féminine à l’érotisme. Pourtant je me sens trop vieux pour porter tous les fardeaux de recherches à entreprendre. J’en appellerai donc plutôt à votre curiosité de jeunes.

Origines et légendes des illustrations

Fig. 1  - Portrait officiel de Charles de Gaulle (Président de la République 1959-1969).
Fig. 2  - Ex-libris, collection de la Bibliothèque universitaire de Düsseldorf.
Fig. 3  - « Der Büchernarr » [Le Bibliomane] , in S. Brant, Narrenschiff, Basel : Johann Bergmann von Olpe 1497.
Fig. 4  - Draner, Le Charivari 19/11/1891.
Fig. 5  - Jean de Gourmont (vers 1588).
Fig. 6  - Daumier, Les bas bleus  (1844) : « Monsieur, pardon si je vous gêne un peu… Mais vous comprenez qu’écrivant un roman nouveau, je dois consulter une foule d’auteurs anciens !… - (Le Monsieur à part) Des auteurs anciens !… parbleu elle aurait bien du les consulter de leur vivant, car elle a du être leur contemporaine ! »
Fig. 7  - Senioren-Magazin 3, 1985.
Fig. 8  - Olaf Gulbransson, « im Zuge der deutschen Revolution … vom 1. bis 6. März 1915 » [au cours de la révolution allemande… du 1er au 6 mars 1915], Simplicissimus, 8/11/1909.
Fig. 9  - (Johann Karl August Musäus), Freund Heins Erscheinungen in Holbeins Manier [apparition de la Mort, à la manière de Holbein] (estampe de J. R. Schelllenberg), Winterthur 1785.
Fig. 10 - Publik-Forum nº 22, 2/11/1984, p. 38.
Fig. 11 - C. E. Döpler : Abschlägige Antwort [réponse négative], 1846.
Fig. 12 - eh, Rheinische Post 19/10/1996.
Fig. 13 - Krukenberg, Simplicissimus, 13/10/1962.
Fig. 14 - Ex-libris de 1913.
Fig. 15 - Trostspiegelmeister, vers 1520.
Fig. 16 - Börsenblatt des deutschen Buchhandels 2/11/1997.

Notes

  • [1]

    Pour des références plus détaillées, je renvoie à mon livre Imagerie de la lecture, Paris, PUF 1995 et à F. Nies/M. Wodsak, Ikonographisches Repertorium zur Europäischen Lesegeschichte, München, 2000.

Biographie de l'auteur

Fritz NIES

Professeur à l’Université Heinrich-Heine, Düsseldorf. Il est l’auteur, en particulier, de Französiche Literatur in deutscher Sprache. Eine kritische Bilanz (Düsseldorf, Droste, 1986), Ein « unmögliches Fach » : Bilanz und Perspektiven der Romanistik (Tübingen, Narr, 1988), Spiel ohne Grenzen ? Zum deutch-französischen Transfer in den Geistes – und Sozialwissenschaften (Tûbingen, Narr, 2002), Les enjeux scientifiques de la traduction. Échanges franco-allemands en sciences humaines et sociales (Paris, éd. des Sciences de l’Homme, 2004).