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Propagandes et modernismes : comment définir la poésie politique dans l'entre-deux-guerres européen ? Autour d'Aragon, Auden et Brecht

ARTICLE

Dans les années 1930, les pratiques d’engagement des écrivains et la vitalité de l’implication politique des intellectuels déterminent fortement le champ littéraire [1] . Du fait de l’histoire du sujet lyrique et de ses transformations modernistes, le genre poétique est alors un cadre d’expérimentations et de tentatives afin de produire un discours artistique pleinement politique. Des poètes majeurs semblent avoir donné un tour engagé à leur lyrisme, produisant des textes souvent considérés comme mineurs par leur auteur ou exclus du canon scolaire et académique. L’étude étant centrée sur les figures de Bertolt Brecht, Louis Aragon et W. H. Auden, il s’agit de comparer l’évolution de leurs productions, marquées à des degrés différents par l’idéologie marxiste, de 1918 jusqu’à la fin des années 1930. La méthode choisie est double : sociologique, elle se fonde sur l’analyse des contextes biographique et historique de l’écriture ; stylistique, elle consiste à tirer des effets de sens politiques et idéologiques de la lecture précise et en langue originale de ces textes.

Un double contexte détermine ce choix académique : d’abord, celui du renouvellement des études marxistes après la chute du bloc communiste ; d’autre part, un contexte théorique de débat sur le caractère politique de l’art, chez des penseurs comme Jacques Rancière [2] , ou avant lui, Henri Meschonnic [3] . A bien des égards, ces théories entrent en tension avec les thèses majeures de Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art [4] . La « Modernité », au sens baudelairien ou flaubertien du terme, serait le temps de la constitution d’un champ littéraire autonome. Ce questionnement sur l’autonomie de l’art est aujourd’hui approfondi dans les interrogations sur l’idée de littérature [5] . En somme, la théorie semble contredire l’histoire et la sociologie littéraire, comme si l’art politique n’était en somme qu’un concept impossible à trouver en acte, incarné dans une forme.

Prenant en compte ce double héritage, théorique et sociologique, je développerai ici mon analyse autour de la notion d’engagement, qui problématise non seulement le rapport de l’art au politique mais aussi aux pensées de la modernité, en revenant sur sa pertinence pour et par la lecture et l’analyse des textes de mon corpus. Pour ce faire, il faut partir du constat que ces poésies sont foncièrement critiques, au sein de sociétés qui ne les reçoivent qu’avec difficulté. Mais cette définition semble évincer le rapport à l’engagement, posture littéraire impliquant d’autres modalités. On pourra ainsi redéfinir ces textes comme simplement politiques, notion qui problématise leur rapport aux théorisations modernistes.

Trois poètes critiques dans des « sociétés impériales »

A la simple évocation de leur nom, une caractéristique apparaît immédiatement pour réunir Aragon, Auden et Brecht : ils ont pris en charge la critique [6] des sociétés européennes. Ils ont contesté l’organisation sociale et les usages politiques de leurs communautés respectives, aidés en cela par l’aura grandissante de la révolution russe. Nés dans les mêmes années [7] , ils sont contemporains et spectateurs d’une scène historique et médiatique commune : ils sont adolescents ou enfants lorsqu’éclate la Première Guerre Mondiale et participent de près ou de loin aux combats ; ils font leur entrée sur la scène littéraire dans les années 1920 ; ils réagissent aux mêmes événements et perçoivent par le filtre médiatique la révolution russe, la montée des totalitarismes, et la guerre d’Espagne. Leur pratique littéraire doit être non seulement reliée aux événements historiques mais aussi à leurs représentations, des consignes des partis aux discours journalistiques.

Loin d’être les témoins isolés d’un même spectacle, ces trois auteurs s’inscrivent dans un réseau de relations littéraires dans lesquels l’écrivain allemand occupe une place centrale. Brecht voyage à Paris, Aragon et Auden à Berlin. Dans les années 1930, le poète allemand devient un modèle poétique pour Aragon, qui tente de se détacher de la démarche surréaliste. De son côté, W. H. Auden correspond de manière continue avec Brecht et ses exégètes en font souvent un « Brecht anglais » [8] . Si ce réseau est fatalement parcellaire et incomplet, il est néanmoins représentatif de la fonction critique de la poésie dans les trois « sociétés impériales » européennes.

Ce concept de « sociétés impériales », je l’emprunte à l’historien Christophe Charle, qui la développe dans son étude d’histoire comparée La crise des sociétés impériales [9] . Par « sociétés impériales », l’auteur entend les trois pays occidentaux qui dominent l’Europe et le monde du XVIIe siècle à l’entre-deux-guerres : la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Devenus des État-nations plus ou moins tardivement, ils tendent à se constituer en empires au cours du XIXe siècle. Ils légitiment leur structuration nationale de deux manières antagonistes et complémentaires : d’une part à partir du rejet du voisin (ils sont le foyer de nationalismes concurrents) ; d’autre part à partir d’un rayonnement international grâce à la construction d’empires coloniaux (ils mettent en place des colonialismes concurrents). Bien que ces modalités soient très hétérogènes et se réalisent différemment et à des périodes distinctes dans les trois pays, ceux-ci constituent au début du XXe siècle trois modèles culturels concurrents et rayonnants [10] . La suprématie de ces trois sociétés impériales est remise en cause pendant l’entre-deux-guerres et éclate complètement avec la Seconde Guerre Mondiale et les reconfigurations mondiales qu’elle engendre. Au cours de cette période, parmi les critiques qui se développent au sein et à côté de ces sociétés, le communisme a une place particulière, critique à la fois interne et externe de ces trois modèles. Sur le plan artistique, les avant-gardes étant le fer de lance de la critique de la société, elles ont souvent fait cause commune, au moins pour un temps, avec les communismes.

La simple lecture de poèmes d’Aragon, Auden et Brecht permet d’en mesurer la portée radicale et critique. Souvent héritiers d’un romantisme politique, ces textes contestent la validité de l’ordre de ces sociétés impériales. Véritable vecteur de propagande, le poème « Front Rouge », qu’Aragon publie en 1931, évoque dans l’extrait suivant le rêve d’un tourbillon révolutionnaire qui rejouerait celui d’octobre 1917.

Ceux qui attendent les dents serrées
d’exercer enfin leur vengeance
sifflent d’un air qui en dit long
un air un air ur
Ss un air joyeux comme le fer ss
Sr un air brûlant c’est l’es
pérance c’est l’air ssr c’est la chanson
c’est la chanson d’Octobre ax fruits éclatants
Sifflez sifflez sssr sssr la patience
n’aura qu’un temps sssr sssr sssr [11]

Six ans après « Front Rouge », un autre appel à l’usage de la force est le poème Spain, écrit en 1937 par Auden : s’étant engagé dans la guerre d’Espagne aux côtés des républicains, le poète, tel un Tyrtée moderne, y fait appel au courage des combattants, non sans mélancolie.

To-day the inevitable increase in the chances of death;
The conscious acceptance of guilt in the fact of murder;
To-day the expending of powers
On the flat ephemeral pamphlet and the boring meeting. [12]

[Aujourd’hui l’inévitable augmentation des chances de mourir ;
L’acceptation consciente de la culpabilité dans le meurtre ;
Aujourd’hui consacrer ses forces
Au fade pamphlet éphémère et à la réunion ennuyeuse]. [13]

Cette strophe, la vingt-et-unième d’un poème mettant en scène le passé, le présent et le futur de la nation espagnole en enjoignant les camarades à la lutte, évoque la vie quotidienne d’un activiste prêt au meurtre comme à l’exercice de propagande. Quant à Brecht, il met en scène, dans un poème publié dans Chants, Poèmes, Chœurs (Lieder Gedichte Chöre), son premier recueil d’exil, un activiste communiste tombé aux mains des fascistes.

Ein Bericht
Von einem Genossen, der in die Hände der Hitlerischen]
Gefallen ist, berichten die Unseren:

Er wurde im Gefängnis gesehen.
Er sieht mutig und tapfer aus und hat noch
Ganz Schwarzes Haar. [14]

[Un compte rendu
A propos d’un Camarade, qui est tombé aux mains des Hitlériens,]
Les nôtres rapportent

Qu’il a été vu en prison
Il semble courageux et empli de bravoure et tous ses cheveux
Sont encore noirs] [15]

Le texte prend la forme d’un « compte rendu », comme l’indiquent le titre et l’usage des temps : Brecht semble faire référence à un événement réel, tout en brouillant la frontière entre le poème et le document, marquant de ce fait le lien fort entre la circonstance et le poème.

Ces textes critiques, marqués par de fortes modalités exclamatives et injonctives, ont le point commun de mettre en scène le poète en tant qu’activiste, tout du moins chantre de la révolution. Dans le cas de Brecht, il s’agit d’un poème de résistance : face à une coercition étatique, les moyens éditoriaux et les formes littéraires utilisées par l’auteur ont pour objectif de contourner ou d’attaquer le pouvoir. Les trois poèmes ont une fonction de perturbation. Mais peut-on les lire comme des textes engagés ?

Retour sur la notion d’engagement

La démarche implique une redéfinition de la notion d’engagement, que Jean-Paul Sartre, dans Qu’est ce que la littérature ? [16] , estime incompatible avec le genre poétique. Celui-ci est pourtant un lieu de tension majeur entre les pensées de l’autonomie et celles de l’hétéronomie de la pratique littéraire dans l’entre-deux-guerres. Les textes étudiés oscillent entre des propos de propagande et des volontés modernistes ou novatrices. Par la représentation de l’événement historique et de la société contemporaine, ils invitent le lecteur à l’action politique. En se pensant eux-mêmes comme actes politiques, ils tentent de lier la poésie à la révolution.

La notion d’engagement stricto sensu paraît très teintée par la figure sartrienne de l’après-guerre. Le mot allemand « engagement » et le sens spécifiquement littéraire du mot anglais « commitment » apparaissent après 1945, suite aux traductions des écrits de Sartre. Aussi, cette notion que nombres d’analyses répètent à l’envi, devient parfois un cliché de langue. Quelles sont les tensions des écrits des poètes du corpus face à l’engagement ?

Brièvement, l’engagement peut se définir par trois caractéristiques. D’abord, l’engagement suppose un dégagement. Autrement dit, l’artiste qui s’engage irait à contre courant d’une position initiale de l’art : dans l’engagement, l’artiste descend forcément de sa tour d’ivoire. D’autre part, l’engagement entraîne une responsabilité de l’artiste : ses prises de positions sont consignées. Il se doit d’être fidèle à lui-même et ne doit pas se contredire. L’engagement a donc une portée éthique, voire légale. C’est le sens des métaphores de l’embarquement, si sensibles dans les écrits des écrivains qui ont réfléchi au sujet [17] . En s’engageant, on s’embarque dans une galère qu’il est quasi impossible de quitter. L’engagement, parce qu’il est une dramatisation des prises de positions politiques, suppose enfin une certaine qualité de l’artiste engagé. Un anonyme, une voix criant dans la foule, ne peut être susceptible de s’engager. De ce point de vue, la notion d’engagement est liée à celle d’autorité et à celle d’auteur.

Car l’engagement semble avant tout caractériser les hommes. S’engager, c’est parler d’un lieu connu, en son nom propre, dans une énonciation transparente, même s’il s’agit d’énoncer ses propres doutes et ses propres clivages. Benoît Denis, dans Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, souligne le rôle prépondérant de l’existentialisme chrétien dans l’apparition de la notion d’ « engagement » dans l’entre-deux-guerres français [18] . La littérature engagée suppose en effet une transparence entre l’homme et son œuvre, celle-ci devant être l’image écrite des prises de positions éthiques de l’auteur. Si un genre devait correspondre complètement à la notion d’engagement, il pourrait s’agir du discours politique ou judiciaire. La notion devient problématique lorsqu’on s’attache à l’analyse de la fiction, dans le sens le plus large du mot [19] . C’est la phrase « l’art n’est pas la réalité » que les auteurs modernes du XIXe siècle ont crié lors de leur procès. Dans cette tension et cette discontinuité entre la parole de l’auteur et la parole du livre surgissent les manques de la notion d’engagement. Dans le cas du roman, d’autres dénominations ont surgi, très opératoires, comme le « roman à thèse » de Susan R. Suleiman [20] . Ce concept de « roman à thèse » a été récemment remis en cause par l’étude de Sylvie Servoise sur le « roman engagé » après 1945 et à la fin du XXe siècle, dans un mouvement plus général de réélaboration et d’extension du sens de la notion sartrienne d’engagement [21] . Paradoxalement, on parle plus facilement de « poésie engagée » dans les manuels scolaires et dans divers essais qui examinent l’histoire du genre de d’Aubigné à la poésie de la Résistance, Aragon en tête. La dénomination « poésie engagée » postule une sorte de transitivité entre l’auteur et sa poésie : la poésie serait un discours, de circonstance certes, mis en rimes et en rythme. J’aimerais évaluer la part de fiction et de polyphonie du discours poétique et montrer les tensions entre le pacte de transparence suscité par l’engagement et les obscurités de la création poétique.

Une deuxième limite à la notion d’engagement semble être qu’elle est souvent teintée d’admiration chez celui qui l’emploie. L’engagement irait forcément de pair avec une cause juste : on serait face à une conception édifiante de la littérature moderne qui ne dirait pas son nom. Or, les auteurs du corpus, sous l’égide du Parti communiste ou par goût de la facilité rhétorique, ont bien souvent cédé aux sirènes de la propagande. Les poèmes étudiés peuvent appeler au meurtre ou peuvent chanter des refrains de chansons tirés des meilleurs bréviaires communistes. Pire encore, la lecture de poètes nazis montre à quel point leurs thèmes, leurs registres et leurs manières étaient parfois proches de ceux du grand Brecht en exil. Brecht en exil est lu comme un grand poète engagé, héritier de Victor Hugo, mais sa pratique artistique doit être remise en contexte par la lecture des écrits les plus polémiques et violents de l’époque. Presque en même temps, dans « Front Rouge », Louis Aragon appelle au meurtre de Léon Blum et de tous les ours savants de la social-démocratie [22] . Il n’a pas su conquérir une autorité de poète engagé en exil. Il est condamné par la justice. Les discours des deux poètes ont le même thème, mais leur réception est très différente. Plutôt que des textes « engagés », j’étudierai donc plutôt des textes plus largement « politiques », en explicitant cette dénomination, en apparence plus simple, dans une troisième partie.

Poésie politique et autonomie du champ

L’adjectif « politique » est à prendre dans son sens étymologique de « cité » en étudiant comment la poésie représente, conçoit et crée son rapport avec la communauté politique, ou plus largement, avec la société ; comment elle prend en charge le réel, historique ou contemporain, en voulant influer sur son cours. Quand l’adjectif « engagé » s’accole plus facilement à l’homme et à l’auteur, « politique » décrit mieux les partis-pris éthiques et formels des textes. L’enjeu politique semble dès lors triple : il englobe la représentation du politique, la pensée politique et l’action politique. Premièrement, dans les poèmes du corpus, la représentation du politique est héritière de celle de la tradition réaliste du XIXe siècle ou du projet poétique du Spleen de Paris. Le genre (ou l’énonciation) de la chronique est à ce titre primordial, de même que la représentation de l’actualité, recomposée par le discours des médias de masse naissants. La représentation du politique a un autre enjeu majeur : celui de l’écriture historique. Comment représenter l’histoire et quelle historiographie choisir ? Il faut à ce titre, surtout chez Aragon et chez Brecht, interroger la tentation du registre épique. Secondement, ces historiographies n’existeraient pas sans des pensées politiques, les théories et les axiologies imprégnant les textes du corpus. A ce titre, les usages faits du marxisme, mais également la position des trois poètes face aux individualismes et aux nationalismes devront être particulièrement interrogés. Enfin, il faudra penser l’action politique, ici sur le mode de la contestation voire de la résistance à un Etat, qu’il soit parlementaire ou totalitaire. Les trois auteurs utilisent dans ce but des formes que l’on pourrait qualifier d’ « agissantes » ou de « militantes » : la chanson, le tract de propagande, le manifeste, et le pamphlet. Correspondant à ces types de prise de parole, leurs textes ont des modes de publication et de diffusion divers : éditions partielles ou complètes, éditions luxueuses ou clandestines, sous nom d’auteur ou de manière anonyme, tracts, revues confidentielles ou à large diffusion etc. Au bout du processus éditorial, il faudra étudier l’effet pragmatique de la publication de ces textes ainsi que leur réception par les différents publics, des membres des partis au public lettré.

Cette propension à la pensée et à l’action politique entraîne des tensions vis-à-vis des théories de la modernité. A des degrés divers, les trois auteurs refusent la « poésie pure », théorisée en France dans les années 1920 et héritière des symbolismes. Mais leur relation aux théories de la modernité est plus complexe qu’un simple rejet. Du modernisme, ils retiennent la volonté de créer une langue nouvelle, du moins de détruire la langue existante et commune. Ils ont été formés dans les théories modernistes des années 1910 et 1920 : Dada et le Surréalisme pour Aragon, l’expressionisme pour Brecht, et le modernisme éliotien dans le cas d’Auden. De ces nouveaux langages, ils retiennent la capacité critique, et la détournent au profit d’une action politique. Lorsque les discours modernistes se déployaient à côté de la société, indifférents à elle, dans la tradition mallarméenne, les trois auteurs du corpus semblent renvoyer à la société contemporaine l’effet d’étrangeté des créations modernistes, comme pour ébranler la doxa.

Le lien serait assez facile à construire avec le projet des avant-gardes. Mais le fait est que ces trois auteurs ont refusé, à un moment ou à un autre, les avant-gardes. Si cette idée doit être nuancée dans le cas d’Auden, Aragon et Brecht refusèrent en tout cas l’élitisme artistique inhérent à l’idée d’avant-garde. Le poète français ne réussit pas à dépasser cette opposition devenue aporie : la poésie étant le genre par excellence des avant-gardes et des modernismes, comment produire des poèmes politiques qui dépassent le surréalisme ? Dans les années 1930, après qu’il a rejoint le parti communiste et après la parution du recueil de propagande Hourra l’Oural en 1934, Aragon n’écrit plus de poésie, mais des romans, forme plus accessible au plus grand nombre et pour laquelle il va théoriser le réalisme socialiste [23] . Il se contente de traduire Brecht, Alberti et Maïakovski. Brecht parvient quant à lui à écrire des poèmes politiques à côté de sa production théâtrale. L’exil à partir de 1933 l’incite à prendre une position proprement lyrique. Il réussit à écrire une poésie à la fois novatrice et moderne, lisible et agissante. S’il reprend des discours de propagande et des clichés nazis, il les intègre à un dispositif énonciatif complexe, fait de déplacements constants de la voix, afin de faire du lecteur à son tour un acteur critique.

Au terme de ce parcours, j’aimerais souligner d’une part la capacité politique du genre poétique, tout en essayant de la différencier des théories existantes. D’une part, cet aspect politique n’est en aucun cas réductible à la conception sartrienne de l’engagement. D’autre part, j’ai voulu montrer que cette dimension politique ne suppose par forcément une écriture d’avant-garde. Aragon, Auden, et Brecht ont tenté de penser une écriture politique en dehors des principes des avant-gardes, au premier rang desquels figurent la destruction et l’élitisme. Enfin, ce travail a pour but d’interroger certains présupposés tant sur « la poésie engagée », expression tout à la fois rigide et vague, que sur la « pureté » moderne du poème. Il s’agit en somme de tenter de définir un espace littéraire européen.

Notes

  • [1]

    Sur la question de la politisation des intellectuels européens après 1918, voir l’ouvrage dirigé par Gisèle Sapiro, L’espace intellectuel en Europe : de la formation des Etats-nations à la mondialisation, XIXe-XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009.

  • [2]

    Parmi les ouvrages importants dans la théorisation de mon projet, je retiens Jacques Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique, Paris, la Fabrique, 2000 ; Politique de la littérature, Paris, Galilée, Coll. La philosophie en effet, 2007, vol. 1/, 231 p. ; et le collectif La politique des poètes : pourquoi des poètes en temps de détresse ? Paris, A. Michel, Coll. Bibliothèque du Collège international de philosophie, 1992.

  • [3]

    Sur la question du rythme et du caractère politique de la voix, voir Les états de la poétique, Paris, PUF, coll. « Écriture », n° 27, 1985, vol. 1/2 et Critique du rythme : anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982.

  • [4]

    Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, Coll. Libre examen, 1992.

  • [5]

    Voir l’ouvrage de William Marx, L’adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle, Paris, les Éd. de Minuit, coll. « Paradoxe », 2005.

  • [6]

    Ce terme, issu du grec krinein par l’emprunt au latin tardif criticus, conjugue deux sémantismes qui peuvent enrichir l’analyse : d’abord, la crise peut être le moment critique, celui de la décision radicale à prendre ; la critique peut être aussi le moment du jugement et du retour sur certains présupposés, sens mis à l’honneur par la philosophie, de Kant à Marx.

  • [7]

    Aragon naît en 1897, Brecht en 1898 et Auden en 1907.

  • [8]

    Sur la comparaison des deux écrivains allemand et anglais, voir la monographie fondatrice d’Edward Mendelson, Early Auden, Cambridge, (Mass.), Harvard University Press, 1983 et, plus récemment, l’article de Tony Davies, « Strength and clarity : Brecht, Auden and the “true democratic style” », dans le collectif de Ronald Speirs, Brecht’s poetry of political exile, Cambridge University Press, 2000.

  • [9]

    Christophe Charle, La crise des sociétés impériales, Paris, Seuil, 2001.

  • [10]

    Selon Christophe Charle, avant la période contemporaine, les modèles dominants étaient ceux de l’Espagne du Siècle d’Or et de l’Italie de la Renaissance.

  • [11]

    Louis Aragon, Oeuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2007, vol. 1, p. 497.

  • [12]

    Wystan Hugh Auden, The English Auden : poems, essays and dramatic writings, 1927-1939, London, Faber and Faber, 1986, p. 212.

  • [13]

    Les traductions de l’anglais sont de mon fait. A ce jour, la seule anthologie traduite en français et intitulée Poésies choisies (traduite par Jean Lambert, Paris, Gallimard, Coll. Poésie, 2005) ne prend pas en compte les poèmes politiques de W.H. Auden.

  • [14]

    Bertolt Brecht, Die Gedichte, Francfort, Suhrkamp Verlag, 2007, p. 227.

  • [15]

    La traduction de l’allemand est de mon fait.

  • [16]

    Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1993.

  • [17]

    Sur la métaphore de l’embarquement, voir l’article éclairant d’Emmanuel Bouju, « Geste d’engagement et principe d’incertitude » dans l’ouvrage collectif L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Coll. Cahiers du Groupe Phi, 2005.

  • [18]

    Benoît Denis, Littérature et engagement : de Pascal à Sartre, Paris, Seuil, Coll. Points, 2000.

  • [19]

    Chez Mallarmé, dans la préface du Coup de dés, le poème est présenté comme une fiction non narrative : « La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite et continuée. Tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit. » Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 455.

  • [20]

    Susan Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, Presses Universitaires de France, 1983.

  • [21]

    Voir Sylvie Servoise,  Le roman face à l’histoire : la littérature engagée en France et en Italie dans la seconde moitié du XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Coll. Interférences, 2011 ; Emmanuel Bouju éd., L’engagement littéraire, op. cit. et l’ouvrage important de Benoît Denis, Littérature et engagement, op. cit.

  • [22]

    Louis Aragon, Oeuvres poétiques complètes, op. cit., p. 496.

  • [23]

    Sur la question du réalisme socialisme chez Aragon, voir la thèse de Reynald Lahanque, Le réalisme socialiste en France ? 1934 – 1954 (Doctorat d’Etat, Université de Nancy II, 2002).