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Introduction

ARTICLE

L’objectif du 37e Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée qui s’est tenu à l’Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3 du 27 au 29 octobre 2011, était d’interroger les enjeux des études de traduction, dans la perspective initiée par Erich Auerbach après la Seconde Guerre mondiale : « Il est certain que notre patrie philologique est la terre : ce ne peut plus être la nation ». [1]

En France et dans le monde, de nombreux comparatistes inscrivent désormais leur réflexion dans cette « zone » [2] nouvelle d’appréhension du fait littéraire et contribuent ainsi à promouvoir la lecture en « plus d’une langue » [3] . Des chercheurs comme Itamar Even-Zohar en Israël, Michael Cronin en Irlande, Anthony Pym en Espagne, Lawrence Venuti ou Emily Apter aux Etats-Unis, Antoine Berman ou Henri Meschonnic en France, ont mis en évidence les enjeux éthiques, esthétiques et politiques de la traduction dans un espace de réception devenu mondial [4] . Le vaste projet HTLF (Histoire des Traductions en Langue Française [5] ) réunit depuis plusieurs années, sous la direction d'Yves Chevrel et de Jean-Yves Masson, de très nombreux spécialistes d’un incessant travail de métissage des langues. Yves Chevrel a initié parallèlement une importante réflexion sur un objet d’étude dévalué, au cœur pourtant de nombreuses pratiques créatrices et pédagogiques : le texte traduit. [6]

Il ne s’agissait pas ainsi de revenir sur les tensions entre les champs disciplinaires concernés par la traduction, qui ont conduit à la proclamation de la « mort » de la littérature comparée en 2003 [7] (au profit de Translation ou de Postcolonial studies). L’existence de bien d’autres moments de « crise » (dont prend acte par exemple l’ouvrage d’Étiemble paru en 1963, Comparaison n’est pas raison : La crise de la littérature comparée [8] ) incitait plutôt à réfléchir aux conditions d’une incessante et inévitable reconfiguration de l’espace critique.

C’est ce que l’articulation proposée à l’attention des participants entre « traduction et partages » prétendait saisir, à partir d’une interrogation sur la responsabilité, la liberté et le pouvoir de ceux qui, créateurs, traducteurs ou chercheurs spécialistes du « monde écrit », forment une communauté invisible en dialogue à travers l’espace et le temps.

 

Pour souligner l’extrême complexité d’un partage du fait littéraire dans un espace plurilingue, on peut se souvenir d’une séquence du dernier roman russe de Vladimir Nabokov, dont le protagoniste, exilé à Berlin, donne des cours particuliers de langue russe pour subsister. Il se heurte à une sensation d’incompréhension radicale qui lui inspire la mise au point suivante sur sa vie entre les langues :

 

Ce qu’il aurait vraiment dû enseigner, c’était cette chose mystérieuse et raffinée que lui seul – parmi dix mille, cent mille, peut-être même un million d’hommes – savait enseigner : par exemple, comment penser à de multiples niveaux […]. Ou bien : une pitié aiguë – pour la boîte en fer blanc dans un terrain vague […] Ou alors : le sentiment constant que nos jours ici ne sont que de l’argent de poche, de la petite monnaie cliquetant dans l’obscurité, et que la véritable richesse est entreposée quelque part […] Tout ceci et beaucoup plus […] il aurait pu l’enseigner, et l’enseigner très bien, à quiconque le désirait, mais personne ne le désirait – et nul ne le pouvait, mais c’était dommage, il aurait demandé cent marks de l’heure tout comme certains professeurs de musique. Et en même temps, il trouvait amusant de se réfuter lui-même : tout ceci était absurde, les ombres de l’absurdité, des rêves présomptueux. Je ne suis qu’un pauvre jeune Russe qui vend le surplus d’une éducation de fils de bonne famille, tout en griffonnant des vers à ses moments perdus, voilà la totalité de ma petite immortalité. Mais même cette nuance de pensée à multiples facettes, ce jeu de l’esprit avec sa propre substance n’avait pas d’élèves en perspective. [9]

Вот бы и преподавал то таинственнейшее и изысканнейшее, что он, один из десяти тысяч, ста тысяч,быть может даже миллиона людей, мог реподавать : например – многопланность мышления […] Или:пронзительную жалость – к жестянке на пустыре […]. Или еще: постоянное чувство, что наши здешние дни только карманные деньги, гроши, звякающие в темноте, а что где-то есть капитал […] Всему этому и многому еще другому […] он мог учить, и хорошо учить, желающих, но желающих не было -- и не могло быть, а жаль, брал бы за час марок сто, как берут иные профессора музыки. И вместе с тем он находил забавным себя же опровергать: всё это пустяки, тени пустяков, заносчивые мечтания. Я просто бедный молодой россиянин, распродающий излишек барского воспитания, а в свободное время пописывающий стихи, вот и всЈ мое маленькое бессмертие. Но даже этому переливу многогранной мысли, игре мысли с самой собою, некого было учить. [10]

Bien des années plus tard, Nabokov devait publier une traduction anglaise d’un grand  classique russe, l’Evgenij Onegin d’Alexandre Pouchkine, jugée si étrange dans son rapport violent à la langue cible et son amoncellement de notes de bas de page, qu’elle passe encore aujourd’hui pour être destinée à « personne ». [11]

Cette figure de l’élève ou du lecteur qui manque en place paraît emblématique d’une pratique de la littérature entre les langues. Liée à une certaine précarité sur le plan économique (peu de moyens sont alloués aux traducteurs et à la pratique des langues par le pouvoir politique), elle dessine en creux une question rarement posée dans le monde académique : « que pensons-nous devoir transmettre ? ».

Seule une réponse précise à cette question permet de comprendre les enjeux d’une approche critique, fût-elle marginale – et elle l’est presque toujours, entre les langues. De nombreuses interrogations ont surgi, quand nous avons soumis cette question-programme à l’assemblée générale des comparatistes, sur le sens du nous (sa situation dans l’espace, dans l’institution, dans le temps). Elles nous ont confortées d’emblée dans l’idée qu’il était nécessaire d’associer à ce congrès une interrogation, à différentes échelles, sur notre position d’enseignants-chercheurs, sur la place et le lieu d’où nous parlons.

En l’occurrence ce fut Bordeaux : espace de rencontre aléatoire, mais d’où s’est construite la réflexion, à partir d’un tableau du Pérugin vu au Musée des Beaux-Arts (par Alexis Nouss, qui y puise l’inspiration de son étude programmatique : « La traduction : au seuil »), ou d’un hommage à un très singulier comparatiste « par surprise », comme il disait lui-même, Robert Escarpit, non moins ancré dans un paysage ou terroir bordelais. Ses questions récurrentes (« que peut la littérature ? », « que pouvons-nous en faire ? ») s’inscrivent dans une vaste interrogation sur le sens d’une recherche partagée : il fut à la fois président de l’université, créateur d’un IUT de journalisme, et promoteur d’une approche sociologique de la littérature. Qui partage quoi, quand et où ? À défaut de pouvoir fournir une réponse exhaustive, la mise en évidence de moments de création, de foyers de convergences qui reprennent et relancent la recherche, participe d’une inscription revendiquée dans le nouveau paradigme de la traduction.

Si une approche de cette dernière dans la perspective de la littérature comparée semble aujourd'hui nécessaire, c’est d’abord parce qu’elle est le mode d’emploi d’un vaste réseau de pratiques créatrices. Les déplacements engendrés par un mouvement de traduction généralisé (justifiant le recours à une terminologie spatiale ou géographique : « translation zone », « location of culture », « seuil ») valent conjointement pour les écrivains et les chercheurs. Nulle assurance d’être dans l’espace sans lieu de la lecture plurilingue : non seulement les « figures », mais aussi les enracinements, sont à inventer. Sollicitée pour traduire la question du congrès en chinois et en japonais, Muriel Dettrie a jugé la tâche très difficile : « Comment rendre "partages" ? Nous n’avons pas en chinois ou en japonais de mot équivalent ayant la même polysémie qu'en français : alors faut-il privilégier l'idée de division ou celle d'avoir quelque chose en commun (je pencherais plutôt pour la seconde solution) ? [Elle a finalement choisi une expression signifiant « jouir ensemble. »] Et il n’y pas de pluriel en chinois ni en japonais ! Enfin, je ne saurais rendre le "devoir" du titre français car en chinois et plus encore en japonais, il faudrait choisir entre divers types d'obligation ! ». Ces quelques commentaires suffisent à rappeler qu’une traduction introduit directement dans le laboratoire de la lecture : le traducteur choisit en son âme et conscience, parmi toutes les possibilités qui s’offrent à lui, et la part d’irréductible de l’autre langue lui interdit de tout partager. Ainsi, chaque ligne d’un texte traduit est implicitement précédée de la mention : « voici ce que je pense devoir transmettre ». C’est pourquoi il nous a semblé important de réfléchir aux espaces de transmission et de privilégier les questions de mémoire et d’éducation littéraires.

Un lien constant se tisse entre différentes attitudes face à la traduction (de traducteurs, de chercheurs) et l’activité d’enseignement, à une époque où le contexte politique et les réformes engagées voudraient séparer ces deux aspects complémentaires du métier (que l’on pense notamment aux constantes restrictions budgétaires qui obligent, au moment de « recalibrer » l’offre de formation, à se demander ce qui peut être sacrifié et ce que nous voulons transmettre à tout prix).

Différentes pratiques de la traduction ont trouvé une place dans ce congrès : celle des traducteurs professionnels d’aujourd'hui, à qui une large place a été faite, celle des traducteurs d’autrefois (à travers l’étude de leurs traductions et de leurs paratextes), et celle des lecteurs d’œuvres traduites, que nous sommes tous en tant que chercheurs en littérature comparée, mais aussi en tant qu’enseignants qui intégrons de plus en plus souvent un travail sur le texte traduit : les commentaires ou comparaisons de traductions sont aussi une manière de faire entrer les étudiants dans le champ de la réflexion, et de les associer, dans certains cas heureux, à la création d’un patrimoine critique.

 

Issu du congrès de Bordeaux dont il souhaite être à la fois une trace et un prolongement, le présent ouvrage n’en est toutefois pas l’équivalent écrit ni la fidèle transcription. Car en dehors de la richesse propre aux présences, aux voix et aux rencontres dont nous avons tenté de préserver la spontanéité dans les séquences nommées « dialogue », l’événement en lui-même a fait surgir une série de questionnements qui nous ont frappées, précisément, par leur résurgence voire leur caractère obsessionnel. Malgré la nécessité d’une organisation linéaire du volume, dont nous retraçons ci-après les étapes, c’est cette forme de réappropriation de questions et d’enjeux semblables, depuis les différents lieux d’un vaste espace de transmission, que nous avons voulu souligner.

Ainsi, la question des conditions d’émergence d’un discours de la traduction, dont les implications sont presque toujours politiques, traverse un grand nombre de séquences, qu’elles soient ou non explicitement consacrées aux enjeux politiques de la traduction. D’une autre manière est apparue à plusieurs reprises la difficulté de tracer une frontière stable entre différentes notions ou phénomènes – auto-traduction, retraduction, commentaire de traduction, innutrition, hybridation, voire anthropophagie : cette difficulté souligne quant à elle le lien profond qu’entretiennent le texte traduit et la forme de l’essai, leur conscience commune du centre et de la marge, le mouvement qui les habite, reliant sans cesse le fragment à une totalité idéale.

Autre exemple d’une transversalité – plus que d’une successivité – des motifs soulevés par la question « que pensons-nous devoir transmettre ? », la dimension matérielle dont se chargent diverses situations de transmission comme de traduction : de l’image du « seuil » à celle de la « communion », des conditions pratiques de l’enseignement secondaire à celles d’un opéra ou d’une représentation théâtrale, cette matérialité est là, qui donne à voir, à l’œuvre, l’ensemble des acteurs et spectateurs de cet espace de la traduction.

 

L’organisation du volume répond toutefois à une progression générale qui tente de prendre en compte, à chaque étape de son parcours, les deux axes de « traduction » et de « partage » proposés par le titre. La première partie, « La conquête des marges » contribue à la définition d’un espace propre à la traduction qui prend diverses formes : l’école, l’université, le livre. Un deuxième volet, « Pour une histoire politique du partage » explore les conditions historiques, contextuelles et idéologiques qui sous-tendent la démarche de la traduction entre l’époque classique et la période contemporaine. Dans une troisième partie sont réunies des contributions qui montrent comment le traducteur est confronté à la matérialité du langage. Pour finir, un ensemble d’articles interroge les relations entre traduction et création.

La traduction peut apparaître comme l’élargissement du territoire traditionnellement dévolu à la littérature nationale dans un cadre académique et scolaire. L’accès aux littératures étrangères modifie la définition du patrimoine culturel et reconfigure la relation à la culture et à l’identité. Cette ouverture de l’institution académique à l’altérité a été largement initiée par Robert Escarpit auquel un article inaugural rend hommage. L’état des lieux de l’enseignement des littératures étrangères à l’école et à l’université met en évidence les allers-retours d’une politique de l’éducation qui intègre progressivement ces littératures dans le socle patrimonial, en accordant une place aux textes en traduction. Parallèlement, des ateliers pratiques en milieu scolaire ont permis de confronter chacun à l’expérience concrète de la traduction. Ils font le pari que la traduction n’est pas une activité spécialisée, réservée à des techniciens, mais une expérience intellectuelle au service d’une forme particulière de compréhension du texte.

L’idéal d’ouverture à la culture de l’autre par la traduction dont témoignent ces programmes éducatifs repose cependant sur des présupposés humanistes, dont la visée universaliste ne saurait faire oublier les ambiguïtés d’une mondialisation qui confine à l’homogénéisation et fait bon marché de la diversité et la spécificité des cultures. Le rêve goethéen de la Weltliteratur dissimulerait ainsi une idéologie impérialiste sous les atours du partage et de l’échange. Ce regard critique remet en cause le modèle du traducteur comme passeur et l’illusoire transparence d’un transfert sans perte. Il ne s’agit pas là d’un constat d’échec, mais bien plutôt de la proposition d’une subjectivité assumée. Il n’est pas étonnant que ce regard critique apparaisse notamment en contexte postcolonial où se fait jour une résistance à l’échange avec le dominant, le traducteur pouvant même apparaître comme un traître allié avec le colonisateur. L’hétérolinguisme qui caractérise certaines littératures émergentes peut, dans la même perspective, être interprété comme un phénomène d’occupation.

Ces prises de position, qui désamorcent une vision naïvement consensuelle des visées de la traduction, invitent à envisager une histoire politique du partage, à laquelle est consacrée la seconde partie du volume. S’impose alors la nécessité de mettre en évidence l’historicité des traductions, d’en analyser la fonction, l’usage et la pertinence dans un contexte historique et national particulier. Un ensemble d’articles examine ces implicites, depuis les siècles anciens jusqu’à la période contemporaine, de l’histoire de la réception d’Homère jusqu’aux politiques de traduction littéraire dans les années 1930 et 1940. Il permet d’évaluer une évolution historique qui va de la nécessité d’adapter le texte au lectorat à une position radicalement inverse où la volonté de rendre sensible l’étrangeté des langues constitue l’enjeu même de la traduction. L’histoire de la traduction se révèle ainsi indissociable d’une réflexion sur l’interprétation dont on voit alors de manière détaillée qu’elle informe les choix des traducteurs. Ces articles mettent en évidence la nécessité de penser le texte traduit comme tel, c’est-à-dire comme résultat d’un processus et comme lieu d’expression d’une étrangeté. La démarche de traduction se situe sur une ligne de crête, entre prise en compte de l’altérité, désir d’appropriation et d’imitation et tentative pour surmonter les antagonismes nationaux. Ainsi, dans le contexte de l’entre-deux-guerres, la création d’une Europe littéraire peut aussi bien répondre à des projets pacifistes et internationalistes que souscrire aux idéologies réactionnaires, voire fascistes. Si le dialogue entre les langues et le plurilinguisme sont conçus comme des moyens de refonder une Europe pacifiée et unifiée dans une « langue de la traduction » (Hofmannsthal), la traduction peut aussi faire l’objet d’une instrumentalisation à des fins de propagande comme le montrent l’analyse de revues italiennes des années 1930 ou l’examen d’une anthologie de la poésie allemande en traduction française publiée sous l’Occupation.

La troisième partie, « Traduire les voix », aborde la question de la traduction dans une toute autre perspective : elle a pour ambition d’introduire le lecteur dans l’atelier du traducteur et de montrer les possibilités et les difficultés du passage d’une langue à l’autre. On y trouvera notamment une réflexion sur la matérialité du langage : comment rendre sensibles, en traduction, le tissu sonore, l’argot, les accents, les dialectes, les diglossies ou l’interaction de la langue et de la musique ? Tous ces cas-limites constituent un véritable laboratoire où se révèlent les enjeux pratiques de toute démarche de traduction. La poésie apparaît alors comme le cas exemplaire des exigences d’un travail attentif à la matière des mots, à la musicalité et au rythme du texte. Cette partie débouche ainsi sur un autre aspect de la question, celle de la dimension intermédiale de la traduction : de la musicalité de la langue d’origine à la musicalité de l’autre langue. L’adaptation musicale des textes ou le cas des sous-titres à l’opéra invitent ainsi à réfléchir sur les incidences concrètes de ces pratiques inscrites dans la temporalité du langage.

Le traducteur est ainsi un interprète, interprète des mélodies, herméneute des polysémies, il a pour charge de donner corps au texte dans la langue d’accueil. Son rôle n’est pas seulement celui, prétendument neutre, d’un passeur, il partage, pour le texte traduit, la responsabilité de l’auteur et son statut de créateur. La traduction poétique est abordée ici sous l’angle de l’appropriation à travers l’analyse de cas, de la poésie de Leopardi à celle de Walt Whitman en passant par Shakespeare et Vassili Joukovski. Traducteur ou auteur, la distinction est problématique ; l’équivoque culmine chez Joukowski dont l’œuvre, tout entière vouée à la traduction, est pourtant reçue comme œuvre originale. L’appropriation de Proust façonne l’écriture de Pedro Salinas, notamment dans l’usage de motifs récurrents qui traversent aussi bien ses propres textes que sa version espagnole de la Recherche. Le traducteur oriente, informe et modifie la réception d’un texte dans la culture d’accueil, comme le montre l’analyse des retraductions qui invitent à réévaluer et à réinterpréter des auteurs dont la place avait pourtant paru fixée une fois pour toutes. On pourra ainsi vérifier, sur l’exemple de Proust, la coexistence de plusieurs visions concurrentes de l’auteur.

On retrouve ici la définition traditionnelle du traducteur comme médiateur, dont la fonction n’est cependant pas aussi innocente qu’il y paraît au premier abord ; la traduction ne saurait être translation d’une langue à une autre, dans un univers où l’échange constant entre les cultures a porté atteinte à l’intégrité des langues, renvoyant l’idée même d’une langue pure et homogène au simple mythe. Si la modernité est impureté et hétérogénéité des langues, la tâche du traducteur doit être révisée de fond en comble, interdisant de faire fond sur une philosophie naïve de la traduction Comme transfert. Confronté à la complexité du rapport interculturel et interlinguistique, la médiation traductrice est aussi compte rendu de la violence du monde. Quelles sont alors les conditions poétiques, politiques, économiques, qui rendent possibles ou qui limitent l’accès à la culture de l’autre et déterminent les formes du partage et de la transmission ? Cette part créative de la traduction invite à interroger les liens entre traduction, intertexte et création poétique tout comme l’amplification de la brève prophétie de Tirésias chez Homère ouvre la voie à la rêverie poétique sur le second voyage d’Ulysse, odyssée sans doute, mais aussi voyage entre les textes et entre les langues. L’article d’Évanghélia Stead qui clôt ce volume pourrait ainsi être lu comme l’analogon de toute entreprise de traduction. Car le glissement de l’œuvre homérique à la Seconde Odyssée est emblématique de toute œuvre traductrice, frappée de la même secondarité qui marque la tâche du traducteur et le conduit aux lieux nocturnes d’où la littérature tire son origine.

Notes

  • [1]

    « Philologie de la littérature mondiale » (1952), traduction française Diane Meur, Où est la littérature mondiale ?, C. Pradeau et T. Samoyault (dir.), Paris, PU de Vincennes, collection « Essais et savoirs », 2005, p. 32.

  • [2]

    Une « zone de traduction », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Emily Apter, The Translation Zone : A New Comparative Literature, Princeton, Princeton University Press, 2006.

  • [3]

    « Plus d’une langue » est le titre d’un appel lancé par des intellectuels européens en 2008 « pour une politique européenne de la traduction » ; le texte est consultable à l’adresse suivante : http://www.transeuropeennes.eu/fr/articles/325/Appel_Plus_d_une_langue_pour_une_politique_europeenne_de_la_traduction.

  • [4]

    On citera pour mémoire, par ordre chronologique : Henri Meschonnic, Pour la poétique II. Épistémologie de l’écriture. Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973 ; Itamar Even- Zohar, Polysystem Studies, Durham, Duke University Press, 1990 [le premier article sur les « polysystèmes » date de 1978] ; Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984 ; Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility. A History of Translation, London and New York, Routledge, 1995 ; Michael Cronin, Translation and Globalization, London and New York, Routledge, 2003 ; Emily Apter, op.cit.; Anthony Pym, Exploring Translation Theories, London and New York, Routledge, 2010 ; Michael Cronin, Translation in the Digital Age, London and New York, Routledge, 2013.

  • [5]

    L’Histoire des traductions en langue française comportera quatre volumes : « XV-XVIe siècles », dirigé par Véronique Duché ; « XVII-XVIIIe siècles » (1610-1815), dirigé par Annie Cointre et Yen- Maï Tran-Gervat, responsable des échanges réunis dans le « Dialogue 3 » du présent volume ; « XXe siècle » (1914/18-2000), dirigé par Bernard Banoun et Jean-Yves Masson ; premier volume publié : Yves Chevrel, Lieven D’Hulst et Christine Lombez (éd.), Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle. 1815-1914, Paris, Verdier, 2012.

  • [6]

    Voir Yves Chevrel (dir.), Enseigner les oeuvres littéraires en traduction, Actes de la DGESCO, Versailles, SCEREN / CRDP, deux volumes, 2007 et 2008.

  • [7]

    Gayatri Spivak, Death of a Discipline, New York, Columbia University Press, 2003.

  • [8]

    Étiemble, Comparaison n’est pas raison, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1963.

  • [9]

    Le Don, traduction française de Raymond Girard, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1967, p. 186-187.

  • [10]

    Дар, Собрание сочинений В. Набокова, том VI, « Ардис », Анн Арбор, 1988 [en ligne sur http://www.lib.ru/NABOKOW/dar.txt].

  • [11]

    « This a book for nobody », propos de Michael Wood dans sa conférence d’ouverture au colloque « Nabokov et la France », Paris, 30 mai-1er juin 2013.